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mercredi 8 décembre 2010

La bourse ou la vie : la rationalité des marchés au service de la loi


Depuis la crise des subprimes, on a beaucoup entendu parler de l’irrationalité des marchés et des conséquences néfastes de celle-ci sur l’économie. Ce post se propose de se faire un peu l’avocat du diable en montrant comment, grâce au fait que les marchés ne sont généralement pas irrationnels, on peut les utiliser afin d’avoir une activité parfaitement bénéfique, à savoir détecter et mesurer des activités illégales. En effet, le cours des actions n’est pas uniquement dû au comportement de spéculateurs fous coupés de toute réalité économique, mais reflètent également pour partie ce que les actionnaires croient savoir des profits futurs de l’entreprise dont ils échangent les actions. Le cours des actions est donc affecté par le constant réajustement de ces anticipations aux nouvelles pouvant influencer ces profits futurs. Dès lors, le cours des actions, ainsi que son évolution, constitue une source d’information sur la manière dont les actionnaires pensent que les profits évolueront en fonction des évènements qui susceptibles d'affecter la vie de l’entreprise. Les cours boursiers peuvent donc être utilisés pour chercher à comprendre ce qui fait, d’après les actionnaires, la valeur de ces entreprises, et, pourquoi pas, en débusquer les activités illégales, telles que la corruption ou la vente d’arme à des pays sous embargo de l’ONU. Nous verrons donc tout d’abord pourquoi il tout à fait plausible que la réaction instantanée du cours de l’action d’une entreprise à un évènement révèle une information valable sur l’influence de celui-ci sur les profits à venir, avant de voir comment utiliser cette intuition pour détecter les activités illégales des entreprises. Ce post s’inspire d’un cours d’Eliana La Ferrara, spécialiste de ces sujets (disponible ici).

I. La méthode des event studies.

La littérature consacrée à ces questions utilise une méthode baptisée event studies (« étude d’évènements ») qui fut d’abord développée en finance à la fin des années 1960 pour comprendre, comme son nom l’indique, l’impact d’événements divers (fusions, chocs macroéconomiques…) sur le cours boursier des entreprises et donc, peut-être, sur les profits futurs de ces dernières. Comme évoqué en introduction, cette méthode suppose une certaine rationalité des marchés, avec l’idée que le cours boursier répond instantanément aux évènements en fonction de leur impact sur l’évolution anticipée des profits des entreprises. Face à une fusion, par exemple, les détenteurs d’actions qui pensent que celle-ci est mauvaise pour les profits de l’entreprise vont chercher à vendre leurs actions, tandis que ceux qui pensent la fusion est une bonne opportunité pour l’entreprise chercheront à en acheter. Il en résulte que le prix de l’action augmentera ou diminuera en fonction du poids de chaque type d’anticipation et, au final, si le prix augmente (diminue), on pourra dire que le « marché » évalue la fusion comme un évènement positif (négatif) pour l’entreprise. Au passage, une petite précision sémantique : quand je parle d’évènements, il faut comprendre évènements imprévus, car si ceux-ci étaient prévus/prévisibles, alors le cours des actions ne serait pas affecté par leur réalisation, puisqu’ils auraient déjà été incorporé dans le cours.

Mais le « marché » est composé d’une multitude d’acheteurs et de vendeurs, tous très différents. Pourquoi la somme de leurs actions souvent contradictoires peut-elle apporter une quelconque information ? En effet, les actionnaires tentent, avec l’information dont ils disposent, d’ajuster au mieux leur portefeuille d’action. Mais tous les actionnaires ne sont pas égaux : on imagine bien que le petit actionnaire a autre chose à faire que de passer sa vie à étudier en détail les activités des chacune des entreprises dont il détient des actions. On peut donc supposer que l’information dont disposent les petits actionnaires ne va guère plus loin que ce qui est disponible dans la presse économique, et que face à un évènement relativement ambigu pour son entreprise, il ne sache pas vraiment comment réagir. Il n’en va pas de même pour les gros actionnaires, souvent présents dans les instances dirigeantes des entreprises, et qui jouent beaucoup plus gros : ils ont une incitation très forte à avoir des informations précises sur les activités de leur entreprise et sont en position d’obtenir plus aisément cette information. Dès lors, la réaction du cours des actions d’une entreprise à un évènement est également influencée par l’information privée que détiennent les gros actionnaires, mieux à même d’interpréter l’impact d'un évènement que l’actionnaire moyen. On peut donc utiliser la variation des cours de l’action pour essayer de déceler cette information privée, souvent secrète, si l’on est à même d’identifier des types d’évènements permettant de la révéler par le biais de leur influence sur le cours des actions de l’entreprise.

L’un des exemples les plus fameux de la répercussion d’un évènement sur le cours boursier d’une entreprise due à la connaissance spécifique de ses actionnaires est l’explosion de la navette Challenger en 1986 (étudié par Maloney et Mulherin en 2003,) : alors qu’il a fallu plusieurs semaines à la commission d’enquête pour débusquer la pièce défectueuse, à peine une heure après l’explosion, et alors que le cours de toutes les entreprises liées à Challenger a diminué, une seule entreprise voit le cours de son action continuer à s’effondrer : Morton-Thiokol, l'entreprise justement responsable de la construction de l’élément défectueux (le fameux « O-ring »)…



II. Les event studies appliquées à la mesure des activités illégales.

Des chercheurs ont alors eu l’idée d’appliquer ce genre de méthodes à des évènements permettant de distinguer les entreprises ayant des activités illégales, et d’évaluer ainsi la part de profit qu'elles tirent de ces activités.

L’étude pionnière dans ce domaine est celle de Ray Fisman sur la corruption en Indonésie sous Suharto. Dans cet article, Fisman cherche à mettre en évidence l’importance des connections politiques à Suharto dans le profit des entreprises. Classant les entreprises cotées sur la bourse indonésienne en fonction de leur proximité avec le clan Suharto, il utilise comme « évènements » les 6 principales alertes de santé qu’a connues Suharto à la fin de son règne, et qui chacune annonçait le rapprochement de cette fin de règne. On constate alors que les entreprises les plus liées au clan Suharto voient leur cours brusquement chuter le jour de ces alertes (voir Figure 2), signe que le profit de ces entreprises n’est pas lié à leur technologie, mais à leur aptitude à obtenir des marchés par le biais de petits arrangements avec la famille Suharto. A l’aide de cette méthode, il estime que si la bourse dans son ensemble perd 1 % à la suite de ces rumeurs, chaque niveau de connexion au clan Suharto ajoute encore 0,28 point de pourcentage à cette perte (i.e. dans une situation où le marché juge l’état de santé de Suharto tellement grave que la valeur boursière dans son ensemble diminue de 1% en raison des craintes pour l’ensemble de l’économie Indonésienne, les entreprises très liées à Suharto –indice de dépendance à Suharto de 4 – perdront elles 2,02 %). Le pourcentage peut paraitre faible, mais il faut garder en tête qu’il ne s’agit là de l’impact de la variation dans la probabilité du décès de Suharto, et non pas de l’impact du décès lui-même, dont on peut penser qu’il serait bien plus grand. On notera au passage que Fisman a également appliqué cette technique aux entreprises liées à Dick Cheney, l’ex Vice-président des Etats-Unis, largement soupçonné d’avoir favorisé ses anciens employeurs dans l’obtention de contrats en Irak, mais n’a rien trouvé de probant, ce qui suggère que malgré les soupçons pesant sur lui, Dick Cheney n’a eu que peu d’influence sur l’allocation des contrats d’armement à une entreprise plutôt qu’à une autre. D’autres encore ont montré à quel point il était profitable d’être liés au Nazis dans l’Allemagne hitlérienne.

Della Vigna et La Ferrara ont recours au même type de méthode pour détecter le commerce illégal d’armes Pour ce faire, ils ont recours, tout comme Fisman, à des évènements imprévisibles survenus à l'occasion de conflits armés pour d’évaluer l’impact de ceux-ci sur les cours des entreprises de vente d'armes. L’idée est simple : les pays sous embargo de l’ONU ne doivent en théorie pas pouvoir acheter d’armes à l’étranger. Il en résulte que si un évènement imprévisible vient augmenter la durée probable du conflit, cela réduira le cours boursier des vendeurs d’armes qui respectent l’embargo (et n’auront donc pas accès à ce marché pour plus longtemps que prévu) et augmentera les cours des entreprises passant outre l’embargo (qui peuvent extraire plus de profit plus longtemps du pays sous embargo). Pour détecter ces évènements, les chercheurs utilisent la base de données Lexis Nexis Academic, qui a numérisé une très grande partie de la presse depuis les années 80, pour identifier et coder les évènements imprévisibles à même d’allonger ou de raccourcir la durée des conflits donnant lieu à embargo. Ils procèdent alors à deux types d’analyses. Tout d’abord, ils séparent les firmes situées dans des pays à faible corruption de celles situées dans les pays corrompus, l’idée étant que violer l’embargo est beaucoup moins coûteux pour les secondes que pour les premières. Ils constatent alors qu’en effet, ce sont les firmes situées dans les pays les plus corrompus qui voient leurs cours grimper quand la durée du conflit semble devoir s’allonger, et vice versa (voir figure 3). Puis ils utilisent cette même méthode pour distinguer précisément quelle entreprise semble bénéficier de ces évènements, et donc suspecte de violer l’embargo.



III. Conclusion.

Loin d’être systématiquement néfastes et irrationnels, les marchés boursiers répondent très souvent à une logique économique. Dès lors, les cours des actions et leur évolution sont pour partie déterminés par ce que l’on appelle les « fondamentaux », à savoir les profits futurs anticipés des entreprises, et non uniquement par une spéculation que l’on présente souvent comme aveugle et coupée de la réalité. Le cours des actions offre donc une source d’information sur ce que pensent les propriétaires, les actionnaires, sur l’évolution de leur entreprise, et notamment, permet de débusquer l’information privée que détiennent ceux-ci sur les activités parfois illégales de leur entreprise. Intelligemment utilisée, cette caractéristique offre des possibilités insoupçonnées, notamment pour qui partirait du postulat que les marchés boursiers pour par définition irrationnels, passant alors à côté d’un outil puissant de compréhension de la vie économique.
_Guilhem_

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lundi 22 mars 2010

Ethnicité : spin off


Le premier post sur l’ethnicité et la fourniture du bien public nous avait laissé la désagréable impression que la seule issue permettant une fourniture de biens publics de qualité était la formation de « ghettos ethniques » dans lesquels chacun s’entendrait sur le type de bien public à fournir, serait prêt à participer à son financement, collaborerait efficacement avec les autres membres de son ethnie et surveillerait attentivement que chacun en fasse bien de même.
Ce post va s’attaquer à cette impression de deux manières.



Tout d’abord, plutôt que de la dénoncer sur des critères éthiques, nous allons, en bons économistes, voir si l’on peut effectivement atteindre un optimum social stable en redécoupant les frontières des pays selon des critères d’homogénéité ethnique.
Une fois cet exercice terminé, nous verrons également que notre impression que la solution ne saurait résider que dans une forme d’apartheid tient à une hypothèse très forte (et très fausse) sur l’ethnicité, à savoir qu’un individu ne peut se définir que par une et une seule identité ethnique au cours de sa vie.


I. La taille des Nations.

La question de la détermination de la taille optimale des pays, telle qu’analysée par Alberto Alesina et Enrico Spolaore dans leur ouvrage The Size of Nations (dont on peut trouver une partie des arguments résumés dans cet article ), nous offre un cadre analytique permettant de savoir si, oui ou non, on peut parvenir à un optimum social stable en redécoupant les pays selon des critères d’homogénéité ethnique. En effet, ces auteurs cherchent à comprendre la détermination de la taille des pays, dans un contexte d’arbitrage entre des économies d’échelles (plus le pays est grand, plus le coût par tête de la fourniture de bien public est faible) et d’hétérogénéité des préférences (plus le pays est grand, plus ses habitants diffèrent en termes de préférences sur le bien public). Définissant le nombre optimal de pays comme celui qui permet de maximiser la somme des utilités des habitants du monde, ils cherchent alors à savoir si celui-ci est effectivement réalisable.

Dans le modèle qu’ils proposent, volontairement simplifié, la distance géographique entre les individus est proportionnelle à leurs différences en termes de préférences sur le bien public à fournir. En posant que les groupes ethniques sont répartis sur des zones géographiques spécifiques, on peut donc reprendre leur problématique en l’appliquant à des groupes ethniques qui auraient des préférences différentes sur les biens publics à fournir.

Le nombre optimal de pays va être fonction décroissante du coût du bien public et croissante de la perte d’utilité que représente pour un individu le fait que ce bien est relativement éloigné de ses préférences (c'est-à-dire, ici, géographiquement éloigné). Ainsi, si l’on représente le monde comme une ligne et que le nombre de pays optimal est de 5, on peut représenter le monde comme sur le graphique ci-dessous. Dans le 3e pays, le bien public, est fourni exactement au centre (de même que dans chacun des autres pays). Il en résulte que les individus, ou groupes ethniques, situés près de la frontière seront très peu satisfaits car, alors qu’ils contribuent au financement de ce bien, ils n’en obtiennent qu’une faible utilité, car il ne correspond pas au bien public qu’ils désirent. Dès lors, les habitants de chaque pays résidant près des frontières auront intérêt à faire sécession et à créer leur propre pays, qui leur fournirait un bien public plus proche de leurs attentes. Partant d’une situation optimale, on constate alors que le nombre de pays n’est pas stable, et que, dans un cadre où la sécession peut se faire relativement aisément, le nombre de pays sera supérieur à celui désirable socialement.




En d’autres termes, laisser les individus décider de la taille de leur pays en fonction de leurs préférences entraine un nombre socialement sous optimal de pays. Dans notre contexte, cela signifie qu’un monde de ghettos ethniques, dans lesquels les populations sont très homogènes du point de vue de leurs préférences est un monde inefficace, car ne prenant pas bien en compte le fait qu’appartenir à un pays plus grand, et donc plus hétérogène ethniquement, permet de réduire la facture du bien public.


II. Un portefeuille d’identités ethniques ?

Définir les frontières des pays ou des juridictions sur des critères ethniques ne semble donc pas être optimal, alors même que nous avions complètement négligé le coût que peut représenter un tel découpage (les relations entre l’Inde et le Pakistan ou entre Israéliens et Palestiniens semblent pourtant indiquer que ce coût est loin d’être négligeable). Cependant, il ne faut pas nécessairement en conclure que nous sommes condamnés à une sous provision de biens publics due à la cohabitation de trop de groupes ethniques différents.
En effet, nous avons jusqu’à présent supposé que l’ethnicité des individus était clairement définie, identifiable et inaltérable. C’est en réalité loin d’être le cas. Les théories constructivistes ont en effet largement démontré à quel point l’identité ethnique peut être fluctuante. Ce type d’approche montre en effet que loin d’être quelque chose de fixé, l’identité ethnique d’un individu est le fruit d’une construction sociale, et qu’elle est donc sujette à évolution et manipulation.
La définition du concept d’ethnicité fait débat, car, comme l’écrit Max Weber, « le concept général d’ethnie […] est un fourre tout ». Kanchan Chandra dans un survey sur la définition du concept, propose de comprendre l’identité ethnique comme « un sous ensemble de catégories d’identité auxquelles l’éligibilité est déterminée par des attributs liés à l’origine (« descent based attributes ») » Dans cette définition, sont donc définies comme ethniques des identités telles que la couleur de la peau ou la région d’origine, que le sens commun ne considère généralement pas comme des ethnies, alors qu’elles le sont dans la littérature sur l’ethnicité.

Si l’on en croit Daniel Posner , les théories constructivistes enrichissent la question de l’ethnicité de deux manières. Tout d’abord, loin d’être définis par une seule identité ethnique, les individus, en possèdent en réalité plusieurs, susceptibles d’être mobilisées à des moments spécifiques dépendant du contexte économique et social (un individu peut choisir de s’identifier d’abord à son clan, à sa région, à sa langue, à sa couleur de peau, à son pays…).
Ensuite, à supposer que le type d’identité ethnique à laquelle on s’identifie soit fixé, la frontière entre chaque « ethnie » est souvent floue, rendant possible le passage d’une ethnie à l’autre. Même dans le cas extrême de la couleur de peau, pour lequel l’appartenance ethnique est directement visible, et donc difficilement manipulable, la différence de couleur n’est en réalité pas discrète mais continue, rendant possible des changements d’ethnie à la marge.
Ce type de manipulation d’identité ethnique a peu été étudié empiriquement, car nécessitant d’avoir des données d’identité ethnique prises en différentes périodes. On peut néanmoins citer l’exemple historique de la mobilisation des associations de caste dans l’Inde du début du XXe siècle (étudiés notamment par Nicholas Dirks ou Susan Bayly), qui cherchaient à améliorer le statut de leur caste, en passant notamment par une modification du nom de celle-ci pour adopter des noms tels que « Brahmane » ou « Rajput », plus prestigieux. Les données de recensement de l’époque sont en ce sens éloquentes, soulignant les tentatives des différents groupes de castes pour manipuler leurs noms face aux autorités du recensement. Ainsi, la caste des Kanets de l’actuel Himachal Pradesh (qui appartenait à l’époque à la Province du Punjab) a obtenu, au recensement de 1921, le droit de se déclarer comme Rajput, entrainant une modification massive de la population de ces deux groupes dans le recensement, comme on peut l’observer sur le graphique.




Cependant, ce type de manipulation reste relativement rare car difficile à mettre en œuvre, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Il n’est donc pas celui qui nous intéresse en priorité ici, le cas de figure le plus fréquent n’étant pas celui d’un changement d’ethnie (par exemple, changer de clan), mais plutôt celui où l’identité ethnique « pertinente » (en anglais « salient », je n’ai pas trouvé de traduction moins moche) change.

De nombreux travaux ont en effet montré à quel point l’identité ethnique « pertinente » répond au contexte économique et social. Les travaux de Daniel Posner sur la Zambie sont particulièrement marquants sur la question.
Dans cet article en particulier, il utilise le fait que la frontière entre la Zambie et le Malawi, décidée arbitrairement au moment des indépendances, ne coïncide pas avec la répartition géographique des groupes ethniques, et en coupe donc certains en deux. Il s’intéresse ainsi aux relations entre les Chewas et les Tumbukas, deux groupes répartis d’un coté et de l’autre de la frontière. L’arbitraire dans le tracé de la frontière implique que le fait de se trouver d’un coté ou de l’autre de celle-ci est uniquement du au hasard. Dès lors, on peut supposer qu’un Chewa du Malawi a des caractéristiques très similaires à celles d’un Chewa de Zambie, et de même pour les Tumbukas. Il en résulte que les différences culturelles entre Chewas et Tumbukas sont les mêmes de part et d’autre de la frontière, et que toute différence dans les rapports entre ces deux groupes peut être attribuée au fait d’appartenir à un pays différent, avec ce que cela implique en terme de différences institutionnelles, plutôt qu’à des différences culturelles fondamentales entre ces groupes spécifiques à un pays.

Or, on constate de manière relativement surprenante que si au Malawi ces deux groupes ethniques tendent à être des adversaires sur le plan politique, avec des partis spécifiques, et des votes très marqués par l’appartenance à l’une ou l’autre de ces communautés, ils sont au contraire alliés en Zambie, avec un parti politique commun, et le sentiment d’appartenir à une même communauté, celle de la région. Ce sentiment se trouve illustré de manière flagrante dans les résultats d’une enquête menée par Posner, et reproduite dans le graphe ci-après.




Pour rendre compte de cet état de fait, l’argument de Daniel Posner est que la taille relative de chacun de ces groupes par rapport à la population du pays dans son ensemble est très différente de part et d’autre de la frontière : alors qu’au Malawi, chacun représente une large part de la population, ils sont tous les deux très minoritaires en Zambie. Dès lors, un politicien désireux de remporter des élections en ayant recours à une identification ethnique des électeurs n’aura pas la même stratégie d’un coté ou de l’autre de la frontière : le politicien Zambien aura tout intérêt à chercher à mobiliser ses électeurs sur les bases de leur identité régionale, afin de s’assurer une base suffisamment large pour espérer gagner les élections, tandis qu’un politicien Malawite, lui, cherchera à mobiliser les électeurs sur leur identité communautaire.

Il apparait donc que l’écart culturel existant entre différents groupes ethniques n’est pas en soit clivant : il ne le devient que parce qu’il est stratégiquement construit en réponse à un contexte donné. D’autres études abondent dans le sens d’une identification stratégique à l’ethnie, qui n’est d’ailleurs pas systématiquement due aux calculs des hommes politiques, mais peut être également le fruit de stratégies individuelles, comme dans le cas de la recherche d’un emploi.


III. Heal the world, make it a better place.

L’identité ethnique étant largement construite, et donc susceptible d’être manipulée, notre problème de fourniture de biens publics dans un environnement multi ethnique n’apparait plus totalement insoluble, puisque pouvant potentiellement être surmonté par la redéfinition des lignes de clivages entre groupes ethniques. Il en résulte une large responsabilité des hommes politiques, qui, s’ils veulent véritablement tenter de résoudre cette situation sous optimale, doivent résister à la tentation électoraliste de mobiliser les électeurs sur des identités clivantes, pour tenter au contraire de lisser celles-ci afin qu’elles ne viennent pas polluer le débat politique. Autant dire qu’il n’y a pas de raison d’être très optimiste, les incitations des hommes politiques allant clairement à l’encontre d’une évolution bisounours des rapports entre groupes ethniques. Il ne reste plus qu’à gagner souvent des coupes du monde de rugby, de foot, ou les JO...
_Guilhem_

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mercredi 27 janvier 2010

Ethnicité et bien public 1/2


Oui, le sujet est ouvert de manière claire : demandez à n’importe quel économiste qui, selon lui, doit orchestrer la fourniture des biens publics, et « l’Etat » sera la réponse sans équivoque que vous obtiendrez. En effet, le financement de ce type de biens, tels les routes ou les trottoirs, qui ont notamment la particularité d’être ouverts à tous, est souvent problématique. Car, si tout le monde y a accès, sans condition de participation au financement, alors risquent de surgir des phénomènes de « passager clandestin » : chacun ayant intérêt à utiliser le bien, mais personne n’ayant de raison de le financer, plus personne ne finance le bien, qui au final, n’est donc pas produit. C’est pourquoi la théorie économique standard préconise une intervention publique afin de pallier à ce type de comportements, et ainsi d’éviter la sous production de biens publics. Nous allons voir cependant dans ce post que cette réponse n’est parfois pas suffisante, notamment dans le cas de communautés ou pays divisés par des tensions ethniques.


La question de la fourniture de biens publics est un objet de recherche central en économique publique. En particulier, on assiste depuis une dizaine d’années au développement d’une littérature s’intéressant au problème de l’impact de la composition et des tensions ethniques au sein des communautés sur l’accès aux biens publics.
Je négligerai ici volontairement la question de la définition de l’ethnie (que je compte traiter dans un post ultérieur), pour me concentrer d’abord simplement sur le constat du rôle de la composition ethnique dans l’accès aux biens publics et l’analyse des mécanismes potentiellement à l’œuvre. Ce post (et plus encore, le prochain de la série) pioche largement dans le récent ouvrage de Habyarimana, Humphreys, Posner et Weinstein « Coethnicity, diversity and the dilemmas of collective actions » (2009), et en est une forme de compte rendu de lecture.

I. Le rôle négatif de la diversité ethnique dans la fourniture de biens publics.

Le constat de la corrélation négative entre ce que l’on appelle la « fractionalisation ethnique » (qui mesure la probabilité que deux personnes tirées au sort dans la population soient de groupes ethniques différents) et le moindre accès aux biens publics est partagé par un nombre important de travaux empiriques, portant pourtant sur des contextes souvent très différents, et avec des définitions très différentes de l’ethnicité. Si ces travaux ne présentent souvent que des corrélations (et ne sauraient donc être interprétés causalement), ils prennent le soin de contrôler pour un ensemble de variables telles que les inégalités de revenu ou les situations économiques, géographiques et démographiques des régions étudiées, et donnent donc tout de même un certain degré d’assurance quant au fait qu’ils comparent des régions « toutes choses égales par ailleurs ».
Parmi les travaux pionniers de cette littérature, Alesina et al. montrent que la fractionalisation ethnique semble jouer un rôle négatif sur le financement des écoles publiques, routes, égouts et collecte des ordures des villes américaines. Leur argument est que lorsque les groupes ethniques présentent des préférences différentes pour différents types de biens publics, alors le financement de ceux-ci devient problématique : ne pouvant s’entendre sur un bien public « moyen » satisfaisant les deux groupes à la fois, chaque groupe préfère renoncer à financer le bien, et augmenter sa consommation privée (pour fixer les idées : si les Noirs préfèrent peindre les écoles en noir et les Blancs en blanc, personne ne voudra d’une école peinte en gris, et chaque groupe achètera sa propre peinture pour peindre sa maison, mais l’école n’aura par contre pas de ravalement de façade). Ils montrent alors qu’effectivement, dans les agglomérations américaines, on constate un moindre financement des biens publics lorsque la fractionalisation ethnique est élevée.

Miguel et Gugerty, très loin des Etats-Unis, travaillent sur des villages Kenyans, et constatent eux aussi que la diversité ethnique conduit à une réduction du financement des écoles par les communautés locales. Au Kenya, en effet, si le gouvernement paye les salaires des enseignants, le financement du matériel scolaire (de la craie aux locaux) est assuré par les contributions des communautés locales. Une action collective menée par les habitants des villages est donc nécessaire pour contribuer au bon fonctionnement de ces écoles. Conscients de la difficulté à considérer la composition ethnique d’une ville ou d’une région comme exogène (on peut en effet imaginer qu’en réalité, les résultats obtenus dans les travaux d’Alesina et al., par exemple, ne sont pas dus à la fractionalisation ethnique, mais à une autre variable qui serait corrélée à la composition ethnique des villes), ils utilisent de manière astucieuse l’histoire de la conquête coloniale du Kenya, qui a déterminé la répartition géographique des groupes ethniques, ainsi que nous allons le voir. En effet, jusqu’à l’affirmation de l’autorité coloniale Britannique sur la partie du Kenya qu’ils étudient, en 1894, les différents groupes ethniques étaient très souvent en conflit, entrainant une grande mobilité de la population, au gré des aléas des combats. L’arrivée de la puissante armée coloniale imposa l’arrêt de ces hostilités, et avec elles, celle des migrations, et ce d’autant plus que furent délimitées des « African Land Units », qui allouaient administrativement des terres aux différents groupes ethniques, et par là, empêchaient tout conflit de survenir de nouveau. Les migrations ayant été également relativement faibles après l’indépendance, il en résulte que la composition ethnique des localités a été fixée de manière quasi aléatoire par la composition ethnique de celles-ci au moment de l’arrivée des Britanniques. Utilisant cette forme d’expérience naturelle, ils retrouvent le résultat classique des études n’ayant pas à leur disposition ce type d’événement historique : les écoles (et les puits) sont moins financés dans les localités à plus forte fractionalisation ethnique. Cette relation, qui est dans leur étude une relation de causalité, est expliquée selon eux par le fait que les groupes ethniques homogènes peuvent plus facilement sanctionner les individus jouant au « passager clandestin ». Les auteurs défendent en effet l’idée qu’à l’intérieur d’un même groupe ethnique, les personnes se connaissent mieux, font partie des mêmes réseaux, et sont donc plus à même d’identifier et de punir un membre qui ne jouerait pas le jeu, tandis qu’une telle possibilité serait moins évidente entre membres de groupes ethniques différents.

II. Quelle théorie pour le lien entre action collective et ethnicité ?


Mais si ces deux études concordent dans leurs résultats empiriques, les justifications théoriques qu’elles fournissent sont par contre très différentes (des gouts hétérogènes dans un cas, des possibilités de sanctions moindres dans un autre). Et c’est là l’une des faiblesses de cette littérature : si l’on constate un large consensus quant à la régularité empirique du lien entre composition ethnique et biens publics, sa compréhension théorique fait par contre débat.
De nombreux arguments ont été avancés pour expliquer le rôle joué par l’ethnicité dans la plus ou moins grande réussite de l’action collective. On peut en effet penser, comme Alesina et al., que les membres d’un même groupe ethnique auront tendance à avoir les mêmes préférences quant au type de bien public à obtenir. Dans ce cas, une plus grande homogénéité ethnique entraine une plus grande facilité à l’obtention de ce bien. Mais ce n’est pas le seul mécanisme passant par les préférences. On peut tout aussi bien penser que les membres d’une ethnie ont plus tendance à prêter attention aux bien être les uns des autres, auquel cas, les problèmes de passagers clandestins ne se posent pas dans le cas d’un groupe homogène (puisque chaque individu obtient un gain d’utilité à améliorer la situation des autres membres du groupe) et surgissent uniquement avec l’hétérogénéité ethnique. D’autres auteurs, comme Miguel et Gugerty, on l’a vu, mettent en avant la plus grande facilité de sanction à l’intérieur d’un groupe ethnique.

Les théories ne manquent donc pas, la difficulté étant d’en évaluer leur pertinence respective, dans la mesure où elles ont la même prédiction empirique. Habyarimana et al. les classent en 3 grandes catégories : celle des préférences, qui regroupe les théories défendant l’idée que l’ethnie affecte les préférences des individus, celles des technologies, théories pour lesquelles l’ethnie affecte les outils à disposition pour mener à bien l’action collective, et enfin celles des sélection de stratégie, qui défendent l’idée que l’identité ethnique affecte le choix des stratégies poursuivies par les individus lors d’une interaction. Ces différents mécanismes sont résumés dans le tableau présenté en illustration (et directement traduit de l’ouvrage).



La contribution de l’ouvrage est justement dans sa tentative de tester chacun de ces types de théories. Pour ce faire, les auteurs ont recours aux méthodes de l’économie expérimentale, afin de créer en laboratoire les conditions leur permettant de tester chacune de ces mécanismes.
Ce type d’approche soulève généralement des objections quant au caractère généralisable des résultats obtenus. Pour tenir compte de cette forte limitation, les auteurs ont choisi de situer leur expérimentation dans des quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda, et dans lesquels les questions de fractionalisation ethnique et d’accès aux biens publics se posent avec acuité. Ensuite, le recrutement des personnes participant à l’expérience a été fait de manière aléatoire, afin de recruter une population représentative de ces quartiers.
Ce faisant, la généralisation de leurs résultats à un contexte autre que celui des quartiers qu’ils étudient n’est pas assurée, mais, contrairement à une large part des travaux d’économie expérimentale, on est néanmoins relativement confiant dans le fait qu’ils sont effectivement valables pour ceux-ci, et non uniquement pour les personnes ayant participé à l’expérimentation elle-même. En d’autres termes, par cette approche, les auteurs parviennent à un niveau de qualité de résultat très proche de celui des « expériences contrôlées » (dont Antoine a parlé à plusieurs reprises ) : une très forte « validité interne » (on est tout à fait convaincu des résultats obtenus) mais une faible « validité externe » (on n’est absolument pas certain que les résultats obtenus auraient été les mêmes dans un autre contexte).

Je vous présenterai ces expériences et leurs résultats dans le second post de cette série. Auparavant néanmoins, vous aurez droit à un spin off sur l'ethnicité, qui nous permettra d'aborder la question des politiques à mettre en œuvre pour tenter de résoudre ce problème de coordination de l'action collective entre groupes ethniques. Nous pourrons constater en particulier que la recherche d'une hypothétique "homogénéité" ethnique n'est certainement pas la solution.

edit le 29/01/2010: suite au commentaire de Pierre, correction de "Kampala, un district urbain pauvre d’Ouganda" par "dans les quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda"
_Guilhem_

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mardi 13 octobre 2009

Prix Nobel et Sebastien


C'est avec une joie sans pareille qu'Ecopublix se joint à l'ensemble du monde de la recherche en économie pour chanter les louanges de ces deux chercheurs récemment distingués par un prix des plus prestigieux. Comme le titre de ce post ne l'indique pas, je veux bien entendu parler de Julien et Camille, lauréats du Prix de thèse de l'AFSE pour le premier, et d'une mention à ce prix, pour le second.

La vidéo de l'annonce du prix est visible ici.

Et rendez vous dans 6 mois pour un autre post de 2 lignes...
_Guilhem_

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jeudi 18 décembre 2008

Bonnes résolutions et Chaire (de poule)


La fin de l’année approche. Et cette fois, c’est vraiment la crise absolue. Le monde se tord d’angoisse. Dans la rue, ce ne sont que regards paniqués et conversations déprimées. Et il y a de quoi !

Car la question, la seule, la vraie, celle qui est sur toutes les lèvres, celle que tout le monde se pose, reste encore sans réponse :

Quelle bonne résolution adopter pour l’année prochaine ? 800x600 ? Arrêter de fumer ? Ah non, ça, ça a déjà raté cette année.

Heureusement, Ecopublix est là pour vous sortir de cette détresse : à partir du 8 Janvier, Esther Duflo, titulaire de la nouvelle Chaire « Savoirs contre pauvreté » proposera une série de leçons au Collège de France, au cours desquelles elle présentera les travaux basés sur la méthode empirique qui a révolutionné l’économie du développement depuis une dizaine d’années : l’approche expérimentale. Esther Duflo étant une spécialiste de cette méthode, nous ne pouvons que vous recommander chaudement d’aller assister à ces leçons, afin d’apprécier (ou non) l’intérêt de cette méthode dont l’utilisation fait débat au sein des sciences économiques.
En voila une bonne idée de résolution pour 2009 !

Toutes les infos sont là.

Et hop, plus de problème, que des (bonnes) résolutions.
_Guilhem_

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jeudi 4 décembre 2008

Etat général de la presse et de la démocratie


La France, que Freedom House classe 20e sur 25 pays Européens (ou 35e Mondial pour Reporter sans Frontière, soit exactement entre le Mali et l’Afrique du Sud) fait figure de mauvais élève parmi les pays développés du point de vue de la liberté de la presse. Cette dernière, du Premier Amendement à la Constitution Américaine à la Constitution Russe de 1993, est inscrite dans les institutions de la plupart des pays se déclarant démocratiques : reconnaître la nécessité d’une presse libre et indépendante pour le fonctionnement d’une démocratie est devenu un lieu commun. Les débats qui agitent les médias Français ainsi que les projets de réformes pourraient donc être l’occasion de se réjouir d’une orientation de notre presse vers une plus grande indépendance. Mais tant la réforme en cours du financement de l'audiovisuel public, que la mise en place des Etats Généraux de la presse ou que la récente actualité soulèvent en fait plus l'inquiétude quant à l’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs publics que l'enthousiasme.

Comment fonctionne précisément le lien entre presse libre et bon fonctionnement démocratique ? C'est la question que se pose une récente littérature économique. Celle-ci insiste sur le rôle de la presse comme garante de l’information disponible pour les votants afin de les guider dans leurs choix électoraux : une presse libre et indépendante est nécessaire pour inciter les élus à adopter un comportement proche des intérêts des électeurs, informés par les médias. L'absence de liberté ou d'indépendance de la presse peut donc avoir des répercussions très fortes sur les habitants d'un pays dans lequel les élus n'auraient que pas ou peu de compte à rendre pour leurs actions, ignorées du public.
Nous allons donc passer en revue ces modèles, les confronter à la réalité empirique tant dans les pays en voie de développement que dans les pays développés, où nous constaterons l’importance tout à fait fondamentale d’une presse libre pour une démocratie saine. Enfin, nous constaterons que l’ensemble des réformes actuellement en débat en France ’inscrivent de manière étonnamment claire dans un schéma dans lequel, loin de garantir l’indépendance de la presse, les pouvoirs publics seraient en train de se construire une plus grande facilité de contrôle sur l’information...

I/ Démocratie, liberté de la presse et famine

D'un point de vue théorique, la manière dont est pensé le rôle des médias en démocratie par les économistes est celle d’un problème d’agence : les électeurs ne sont qu’imparfaitement informés des actions de leurs élus. Si les élus sont opportunistes et sont au service de leur propre intérêt plutôt que de celui des électeurs, le rapport entre électeurs et élu est celui d’un principal (les électeurs) avec un agent (l’élu) puisque la problématique des électeurs va être de contrôler les décisions des élus dans une situation dans laquelle ils n'observent qu'imparfaitement celles ci. Dans ce type de relation, Besley, Burgess et Prat soulignent l’importance des médias qui, dans la mesure où ils fournissent des informations fiables, vont contribuer au contrôle de l’action des élus par les électeurs.

Amartya Sen fut l’un des premiers économistes à mettre en avant les mécanismes par lesquels la presse joue un rôle essentiel dans le fonctionnement d’une démocratie. Avec Jean Dreze, ils vont prendre l’exemple de l’Inde pour souligner la part jouée par le couple démocratie-presse libre dans la disparition des famines dans ce pays depuis l'Indépendance (famines pourtant récurrentes durant la période coloniale).

En effet, en situation de compétition électorale, un élu n’intervenant pas rapidement pour lutter contre des situations de famine ne sera très certainement pas réélu lors de la prochaine élection, pour peu que son incapacité à lutter contre la famine soit rendue publique par les médias. Ainsi, la combinaison d’un système démocratique et de la diffusion de l’information par une presse libre constitue une incitation clé pour les dirigeants à mettre rapidement en œuvre les politiques nécessaires à l’évitement des famines : en l’absence de l’une ou de l’autre de ces composantes, il n’y a pas d’incitation à agir pour l’élu. En effet, sans compétition électorale (le cas d’une dictature par exemple), « l’élu » n’a pas de risque de voir sa position menacée lors de la prochaine élection, et n’a donc pas d’intérêt particulier à agir en direction des populations menacées par la famine (et ce, même si l’ensemble de la population est informée de cette situation par la presse). De même, s'il y a compétition électorale, mais pas de presse libre, l’inaction des élus ne sera connue que de la population directement affectée par la famine. Si celle-ci ne représente qu’une petite part des électeurs, elle n’aura pas un poids suffisant pour empêcher le dirigeant incompétent d’être réélu à la prochaine élection, et celui-ci ne sera donc pas incité à faire en sorte de mettre cette population à l’abri de la famine.

Si par contre, l'ensemble du pays est informé de l'incapacité des dirigeants à résoudre une famine très localisée, les électeurs le prendront en compte à la prochaine élection, refusant d'élire un candidat dont ils se doutent qu'il ne saura pas agir efficacement si un nouveau risque de famine (qui pourrait cette fois les concerner) devait survenir.

C’est donc bien la combinaison de ces deux facteurs : une démocratie vivante, caractérisée par une forte compétition électorale, et une presse libre, qui est centrale dans l’adoption par les élus des mesures nécessaires à l’évitement des famines. Pour Dreze et Sen, qui comparent le cas de l’Inde à celui de la Chine, c’est notamment en raison de l’absence de ces deux facteurs que la Chine a connu entre 1958 et 1961 l’une des plus grandes famines de l’histoire, alors que sa voisine Indienne traversait la deuxième moitié du XXe siècle sans aucun épisode de famine.

Tim Besley et Robin Burgess ont formalisé ces intuitions et les ont testées sur données Indiennes. Ils étudient les districts Indiens de 1952 à 1992 pour voir si la réaction des autorités à des catastrophes naturelles pouvant entraîner des situations de famine dépendait ou non de la plus ou moins grande circulation de médias dans chacun de ces districts. Ils montrent alors que face à ces situations de risque de famine, la réaction des autorités va dépendre largement de la présence de médias dans le district : plus la circulation des médias est importante dans un district, plus la réaction des autorités à un risque de famine va être forte. En particulier, ils soulignent que la circulation de médias écrits dans la langue locale (donc des medias traitant a priori d’informations plus régionales, plus susceptibles d’accorder une grande place à des risques de famines très localisés géographiquement) a plus d’impact que celle de médias écrits en Hindi ou en Anglais (langues de la presse nationale) sur l’intervention des autorités. De même, ils mettent en avant l’importance de la compétition électorale dans la qualité de l’intervention publique dans la lutte contre les risques de famine, en ligne avec les intuitions de Dreze et Sen.

Démocratie et presse libre semblent donc bien être des éléments essentiels pour la « bonne gouvernance » des pays en voie de développement. Et si les questions de famine sont des préoccupations propres aux PVD, celle de la « bonne gouvernance » ne leur est par contre pas exclusive, et nous allons voir comment la question de la liberté de la presse est aussi au cœur du contrôle de l’action des élus des pays développés.

II/ Indépendance de la presse et démocratie

En effet, le contrôle de l’action des élus est loin d’être un problème spécifique aux pays en voie de développement. Par contre, et contrairement à beaucoup de pays en voie de développement, la plupart d’entre eux disposent d’institutions démocratiques et d’une presse libre. La question va donc se poser différemment pour eux, puisqu’il faudra alors savoir dans quelles conditions une presse officiellement libre va être effectivement indépendante du pouvoir. En d'autre termes, et pour revenir à l'article de Besley, Burgess et Prat, que se passe t'il si les informations fournies par les médias ne sont pas nécessairement fiables, si elles peuvent être affectées, contrôlées, capturées, par les élus ?

C'est la question que se posent Besley et Prat qui proposent un modèle dans lequel les médias peuvent se faire « capturer » par les élus. Dans leur modèle, les medias ont deux types d'incitations : celle d'obtenir une grande audience, afin d'obtenir un revenu des ventes et de la publicité. L'audience sera d'autant plus forte que la qualité de l'information procurée par le média est bonne (1) . Mais les médias peuvent aussi être « capturés » par les politiques qui, cherchant à contrôler les informations qu'ils diffusent, vont faire en sorte d'offrir des contreparties aux médias ne diffusant pas d'informations négatives sur leur compte (mesures illégales, menaces par exemple, mais aussi et surtout, des mesures légales visant à favoriser les propriétaires des médias en contrepartie de leur partialité dans le traitement de l'information).
Ils montrent alors que la probabilité que les medias soient « capturés » par les politiques va dépendre:
  • de la concentration de l'industrie des médias (plus celle ci est concentrée, plus elle sera facile à capturer, car il y aura moins de médias avec lesquels passer des marchés),
  • des revenus liés à l'audience (plus ceux ci sont élevés, plus les médias seront difficiles à capturer),
  • et des coûts de transaction entre les politiques et les médias (plus ceux ci sont faibles, plus les médias sont faciles à capturer).
Ils insistent tout particulièrement sur ce dernier point, en soulignant que ces coûts de transaction vont largement dépendre de la manière dont les médias sont gérés : les médias appartenant à l'Etat, dont les dirigeants sont directement nommés par le gouvernement ont le plus de chance de présenter des coûts de transaction faible. De même, si les médias sont détenus par des familles, les coûts de transaction peuvent être relativement faibles, le gouvernement faisant en sorte de passer des lois avantageant les membres de ces familles à la tête des groupes de presse. Enfin, si les médias appartiennent à des grands groupes industriels aux intérêts économiques variés, les coûts de transaction seront faibles encore une fois, le gouvernement pouvant faire passer des lois avantageant certains intérêts économiques du groupe. Les coûts de transaction seront par contre d'autant plus élevés que l'actionnariat des groupes de presse sera dispersé, ou si ces groupes sont détenus par des non résidents (moins susceptibles d’être affectés par des lois passées dans un pays où ils n’habitent pas).

La vérification empirique de ce modèle n'est toutefois pas extrêmement convaincante. Les auteurs montrent qu'il existe une corrélation entre le type de propriété des groupes de média et les niveaux de corruption des politiques : plus les médias sont détenus par l'Etat, plus on observe que les politiques sont corrompus. Rudiger Ahrend trouve lui aussi un lien entre liberté de la presse et niveau de corruption. Ces études ne montrent cependant que des corrélations, et ne peuvent établir de rapport de causalité entre presse indépendante et qualité de la « gouvernance ».

Une autre étude, historique celle là, menée par Gentzkow, Glaeser et Goldin porte sur l'évolution de l'indépendance de la presse aux Etats Unis : alors qu'aux alentours de 1870, la presse était avant tout partisane, revendiquant son affiliation à un parti, la croissance de l'industrie des médias et de la concurrence entre eux a entraîné le développement d'une presse indépendante (la part de journaux se déclarant indépendants est passée de 11% en 1870 à 62% en 1920, selon les auteurs).
On peut constater sur le graphe 1 l'augmentation massive de la circulation des journaux sur la période :


Etudiant le traitement médiatique de deux scandales politiques, celui du Crédit Mobilier au début des années 1870 et celui du « Teapot Dome » dans les années 20, ils montrent que la couverture de ceux ci est biaisée dans les journaux partisans (quel que soit le scandale) mais est relativement objective dans les journaux indépendants, la différence entre les deux périodes étant alors que le nombre et la diffusion des journaux indépendants était beaucoup plus importante dans les années 20, offrant donc à la population dans son ensemble une couverture bien plus objective des événements. Les auteurs proposent plusieurs mesures du biais dans le traitement de l'information. L'une d'entre elle est l'utilisation récurrente des termes « diffamation » (slander) et « honnête » (honest) qui biaisent l'information dans un sens ou dans un autre sans apporter d'élément factuel. Ils montrent alors que le recours à ce type de terme (déflaté par le mot neutre « Janvier », pour tenir compte de l'évolution de la taille des journaux) va décroître avec le développement de la presse indépendante.


Les auteurs suggèrent alors que ce développement d'une presse indépendante n'est peut être pas sans lien avec la diminution massive de la corruption observée à la même époque aux Etats Unis, sans toutefois réussir à démontrer le lien de causalité.

La difficulté de la démonstration du lien causal entre indépendance de la presse et qualité de la politique provient du fait que ces deux variables sont déterminées conjointement : les endroits dans lesquels la presse n’est pas indépendante peuvent l’être parce que les politiques corrompus font en sorte que celle-ci le soit, et vice versa. Il est donc délicat de déterminer si c’est bien l'absence d' indépendance de la presse qui fait le mauvais politicien, ou le mauvais politicien qui fait l'absence d' indépendance de la presse. Snyder et Strömberg proposent une manière originale de résoudre ce problème en utilisant le découpage des circonscriptions américaines. Ils montrent en effet que le découpage des circonscriptions ne correspond généralement pas au découpage des marchés des médias locaux, ce qui rend la couverture de l’actualité de politique locale difficile pour les médias : si les lecteurs d’un journal, par exemple, sont tous concentrés dans une seule circonscription, alors l’actualité politique de cette circonscription les intéressera, et sera traitée par le journal. Si par contre, les lecteurs du journal sont répartis sur plusieurs circonscriptions, la couverture d’un évènement politique d’une circonscription n’intéressera que peu les lecteurs des autres circonscriptions. Il s’en suit que la couverture des événements politiques locaux sera d’autant plus complète que les marchés des média locaux correspondent aux frontières des circonscriptions électorales (circonscription et marché des média sont alors dits « congruents »). Snyder et Strömberg montrent alors que les élus de régions où marché des médias et circonscription sont très « congruents » sont plus actifs (et obtiennent plus de fonds pour leur circonscription) que ceux dont la circonscription est moins « congruente » d’avec le marché des médias locaux.

Dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, il apparaît donc clairement que la presse joue un rôle causal dans le comportement des élus et la qualité des politiques mises en œuvre.

III/ Et la France dans tout ça ?

On a donc pu constater que la contribution d'une presse libre au bien être des citoyens d'une démocratie pouvait être tout à fait essentielle, en particulier dans les pays en voie de développement, pour lesquels il peut s'agir d'une question vitale, alors même que le pays peut avoir des institutions parfaitement démocratiques par ailleurs.

Loin de se limiter à ces pays, le besoin d'une presse libre pour le contrôle de l'action des élus est aussi nécessaire dans les pays riches, où l'on voit clairement que la couverture médiatique (ainsi que sa qualité) affectent le comportement des élus.

L'article théorique de Besley et Prat nous permet en particulier de saisir les mécanismes par lesquels un gouvernement pourrait essayer de capturer l'information fournie par les médias.

Il peut être en effet particulier instructif pour l'interprétation de l'actualité Française de lire ce modèle d'une autre manière, en se posant la question de savoir comment un gouvernement qui voudrait contrôler au mieux la presse devrait agir. Ce modèle nous enseigne alors que ce gouvernement aurait intérêt à faire en sorte de diminuer les ressources publicitaires de la presse, de nommer directement les PDG des groupes de media publics, de favoriser la concentration de l'industrie, ou bien de favoriser par voie légale les intérêts des groupes de média (même si, dans cet exemple, l’intérêt du groupe en question n’est en fait pas aussi évident que ça) contre un traitement plus favorable de l'information.

Les lecteurs imaginatifs se diront peut être que les modèles économiques peuvent parfois décrire de manière étonnamment précise une réalité empirique particulière...
Il est en effet rare d’observer un modèle théorique décrire de manière aussi adéquate une réalité empirique. Si l’on comprend l’intérêt des élus à contrôler la presse (en particulier si, non content d’affaiblir le contrôle des électeurs sur leurs élus, elle affecte en plus leur comportement au moment des élections), cette capture (potentielle) des médias représente une menace pour la qualité de nos institutions. Dès lors, on comprend la vive hostilité que suscitent les différentes réformes en cours. Signe d’une démocratie vivante, on espère simplement que ces débats, permis par une information de qualité, seront encore possibles à l’avenir, si ces mesures devaient être adoptées: comme l'a illustré la difficulté à vérifier empiriquement le lien de causalité entre indépendance de la presse et qualité de la gouvernance, la dégradation de l'indépendance de la presse crée les conditions d'apparition d'un cercle vicieux mauvaise gouvernance-dépendance de la presse au pouvoir difficile à briser une fois en place...


(1) Cette hypothèse peut être discutable. Néanmoins, toutes choses égales par ailleurs, on peut supposer qu’un auditeur/lecteur préférera une information de plus grande qualité. En particulier, dans le cas qui nous intéresse, elle souligne le fait que le média qui publiera un « scoop » sur la malhonnêteté d’un dirigeant gagnera des parts d’audience importante, au moins de manière ponctuelle, ce qui est tout à fait réaliste. Un élu voulant contrôler la presse devra donc passer un marché avec tous les médias, car celui avec lequel il n’aura pas passé de marché aura d’autant plus intérêt à publier le « scoop » que les autres ne le font pas.
_Guilhem_

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lundi 3 novembre 2008

Identité et élections: Obama au bas mot ou les appâts de la pale Palin ?


De la primaire Démocrate, au choix de vice Présidence Républicain, la campagne électorale Américaine a mis en avant l’importance de l’identité de groupe du candidat. Le soutien des femmes à Hillary Clinton lors de la primaire, celui des Noirs à Barack Obama contre Mac Cain (ainsi que la méfiance des Blancs), ou encore le choix de Sarah Palin pour séduire les femmes, soulignent le rôle que joue l’appartenance à un groupe, à une minorité, dans la décision de vote : les électeurs ont tendance à voter pour le candidat appartenant à leur propre groupe (ethnique ou de genre, en l’occurrence). Un tel comportement, s’il peut comporter une part d’irrationalité (je vote pour le candidat qui me ressemble sans pour autant être proche de lui d’un point de vue politique), semble surtout mettre en évidence le fait que l’on vote pour le candidat appartenant à un groupe, parce que l’on suppose qu’il a des préférences proches de celles de ce groupe, et qu’il les mettra donc en œuvre une fois élu. En d’autres termes, je vote pour le candidat de mon groupe, parce que j’ai plus confiance dans le fait qu’il mette en œuvre la politique que je désire qu’un autre. J’accorde donc une importance centrale à l’identité du candidat dans ma décision de vote. Aussi évident qu’il semble être, ce comportement a longtemps posé problème aux économistes qui ne pouvaient en rendre compte dans leurs modèles. Nous allons donc passer en revue les différents modèles d’économie politique, avant de nous poser la question de savoir si véritablement, l’identité des élus à un impact sur la politique qu’ils conduisent une fois élus, afin de savoir, si oui ou non, il est rationnel de défendre un candidat appartenant à un groupe plutôt qu’à un autre.

I/ Electeur médian ou citoyen candidat ?

Les modèles d’économie politique fondateurs d’Hotelling (1929) et de Downs (1957) (présenté plus en détail par Emmanuel dans un post précédent) posent que les candidats à une élection vont adapter leurs propositions de manières à capter la majorité des votes. Les préférences des électeurs sont supposées uniformément réparties sur l’échiquier politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Pour être élu, le candidat a besoin d’obtenir 50% +1 voix. Il doit donc proposer un programme qui ne soit ni trop à gauche, ni trop à droite : pour être élu, il doit proposer le programme qui satisfait l’électeur positionné exactement au centre de l’échiquier politique, et qui fera basculer la majorité en sa faveur. Ce sont donc les préférences de l’électeur médian qui déterminent les programmes des électeurs, puisque seule son opinion est en fait décisive, ce ne sont pas les convictions politiques du candidat qui déterminent le vote des électeurs, ce sont les préférences politiques de l’électeur médian qui déterminent la politique des candidats. Ainsi, si ce modèle permet une mise en perspective de bien des comportements électoraux, comme l’illustre l’analyse d’Olivier Bouba Olga de l’élection présidentielle Française de 2007, il ne permet pas de rendre compte de cette tendance des électeurs à voter pour le candidat appartenant à leur groupe : si le candidat s’adapte aux préférences de l’électorat, son identité propre n’a aucun rôle à jouer, qu’il soit Noir ou Blanc, homme ou femme, il proposera nécessairement le programme ayant la préférence de l’électeur médian. Il n’y a donc aucune raison rationnelle de voter pour un candidat d’un groupe plutôt qu’un autre.

Cependant, l’une des hypothèses principales de ce type de modèle est que les promesses électorales des candidats sont crédibles : pour être élu, il ne suffit pas d’affirmer que l’on va mettre en œuvre la politique préférée par l’électeur médian, il faut aussi que les électeurs pensent qu’une fois élu, le candidat la mettra effectivement en œuvre. Mais, comme « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent », l’électeur prendra bien soin de n’écouter que les promesses qu’il pense que le candidat tiendra une fois élu. En d’autres termes, il y a des limites à l’adaptation de promesses de campagne du candidat aux préférences de l’électeur médian : passé un certain point, ses promesses sont tout simplement trop loin des préférences connues du candidat, et ne sont plus crédibles.

Les modèles dits du « citoyen candidat » (Osborne et Slivinski, 1996 ; Besley et Coates, 1997) tiennent compte des préférences personnelles des candidats, et donc de la crédibilité de leurs promesses respectives. Dans ce type de modèle, un candidat a une préférence pour un type de politique, et ne peut s’engager qu’à mettre en œuvre celle-ci, toute autre promesse n’étant pas crédible (puisque n’ayant pas sa préférence). Contrairement aux modèles d’électeur médian, le candidat est ici un citoyen, et en ce sens, il accorde de l’importance à la politique qui sera menée. Son but n’est alors plus seulement d’être élu quelles que soit les compromissions qu’il doive consentir afin de parvenir à rassembler une majorité, mais d’être élu afin de mettre en œuvre la politique qui a sa préférence. L’identité du candidat prend alors toute son importance, puisque les électeurs voteront alors pour le candidat ayant les préférences politiques les plus proches des leurs, quelles que soit les promesses de campagnes non crédibles des autres candidats. Les électeurs ayant conscience d’être engagés par les promesses faites par les candidats, ils n’écoutent que celles qui sont crédibles.

Nous avons donc deux types de théories, qui, comme le dit Emmanuel, "prédisent que les électeurs influencent les politiques mises en place" pour les premières, et "que les électeurs ne font que choisir des politiques prédéterminées" pour les secondes. Je vous renvoie à son post pour le test empirique de chacun de ces modèles.

Cependant, seuls les modèles de "citoyen candidat" permettent d’expliquer le comportement de vote identitaire : si l’on assiste à un soutien des Noirs pour un candidat Noir ou des femmes pour un candidat femme, c’est peut être qu’en moyenne, les préférences des Noirs ou les préférences des femmes sont différentes de celles de l’ensemble de la population, et ces groupes auront donc une tendance à voter pour le candidat dont ils savent que les préférences se rapprochent le plus des leurs.

II/ Identité du candidat et politique mise en oeuvre

En pratique cependant, constate t’on réellement un infléchissement des politiques mises en œuvre en fonction de l’identité de l’élu ? Cette question empirique fait l’objet de nombreuses études, en Inde en particulier, où le système de discrimination positive en faveur des femmes et des « scheduled castes » (castes intouchables) offre de nombreuses possibilité de tester l’impact causal de l’identité du dirigeant élu sur les politiques implémentées dans sa juridiction durant son mandat.

Chattopadhyay et Duflo, vont ainsi étudier les Panchayat, système de conseils d’élus dont le rôle est d’administrer les biens publics au niveau du village (Gram Panchayat), du bloc ( Panchayat Samiti) et du district (Zilla Parishad). A la tête des ses conseils sont élus des Pradhan. Depuis 1992, une politique de discrimination positive réserve un tiers des sièges et un tiers des positions de Pradhan aux femmes, tandis qu’une part est aussi réservées aux «scheduled castes» en fonction de leur part dans la population.

La particularité de ce système est que les sièges alloués aux femmes ou aux «scheduled castes» le sont de manière aléatoire, permettant d’attribuer les différences de choix d'investissement entre Panchayat à la politique menée, et non à des différences intrinsèques entre ceux-ci (en particulier, si l’implémentation de la politique de discrimination positive n’était pas aléatoire, on pourrait s’attendre à ce que les Panchayat élisant une femme à leur tête aient des caractéristiques systématiquement différentes de ceux élisant un homme).
C’est cette configuration particulière qui permet de tester l’impact sur la politique de l’identité du dirigeant : est ce qu’avoir une femme ou un membre des «scheduled castes» Pradhan implique une politique différente pour le Panchayat ?
Mettant à profit cette spécificité, Chattopadhyay et Duflo identifient d’abord les préférences des hommes et celles de femmes, en recensant les requêtes adressées par les uns et les autres à l’occasion des réunions des Panchayat, et mettent en évidence que les femmes ont des préoccupations différentes de celles des hommes, proches de leurs occupations traditionnelles (par exemple, les femmes sont plus préoccupées par les questions d’eau potable, dont elles ont la charge, que les hommes, qui eux s’intéresseront plus à la qualité des routes, dont ils ont besoin pour aller travailler hors du village).
Ils montrent alors que dans les Panchayats soumis à la politique de discrimination positive, les politiques menées par les Panchayat dirigés par une femme vont avoir plus tendance à mettre en œuvre une politique répondant aux préoccupations des femmes que les Panchayat dirigés par un homme. Irma Clots Figueras montre elle aussi (avec une méthodologie moins convaincante néanmoins) l’impact de l’élection d’une femme comme député sur la politique mise en œuvre dans sa juridiction.


Rohini Pande utilise une autre spécificité, plus complexe, du système de discrimination positive Indien pour tester l’impact de l’identité des élus sur la politique mise en œuvre. Elle s’intéresse aux « scheduled castes », pour lesquels des sièges sont réservés au Parlement de chaque Etat Indien depuis 1950. Le nombre de sièges réservés à ces castes est fonction de leur part dans la population de l’Etat. Ce nombre varie donc en fonction de l’estimation de cette part, qui est réalisée tous les 10 ans, à l’occasion du recensement. Chaque recensement entraîne donc une modification du nombre de sièges soumis à discrimination positive. Mais si cette variation est discrète (on change une fois tous les 10 ans, du jour au lendemain), la variation de la population des «scheduled castes» est par contre continue sur ces 10 ans. Le poids des «scheduled castes» en tant qu’électeurs va donc varier de manière continue au cours de ces 10 ans, tandis que leurs sièges réservés par la politique de discrimination positive ne varie elle que tous les 10 ans. Cette spécificité va lui permettre de distinguer l’effet sur la politique de l’Etat d’un poids électoral plus important du groupe des « scheduled castes » de l’effet propre de la discrimination positive. Elle montre alors qu’en effet, avec l’augmentation des sièges réservés aux «scheduled castes», les politiques de redistribution en leur faveur tendent à augmenter.

III/ Conclusion

L’identité du candidat apparaît donc comme déterminant fortement le type de politique choisi par le candidat une fois élu : les candidats mettent en œuvre les politiques pour lesquelles ils ont une préférence, et ne se lancent à la chasse à l’électeur médian que dans la mesure où ils restent crédibles.
Que faut il en conclure ? Qu’il est parfaitement rationnel de voter pour le candidat de ma couleur de peau ou de mon sexe, parce que lui seul saura défendre mes idées ? Certainement pas. Ce que l’on constate, c’est que les candidats s’occupent des questions qui les préoccupent. Dès lors, si, en moyenne, une femme a tendance à se préoccuper plus des questions d’accès à l’eau potable qu’un homme, il est probable qu’en moyenne, le candidat femme ait aussi tendance à s’intéresser plus à cette question, auquel cas, j’aurais intérêt, si je suis une femme, à voter pour elle. Mais ce n’est pas le fait d’être une femme en soi qui est important, c’est le fait d’avoir une préférence pour l’accès à l’eau potable qui compte.
Si des minorités ont en moyenne des préférences systématiquement différentes de celles de la population, il est donc logique de les voir en moyenne apporter leur soutien à un individu dont elles pensent qu’il partage ces préférences. Ces résultats semblent aussi montrer l’importance de la discrimination positive, dans les situations où les minorités n’ont pas voix au chapitre, puisque leur représentant sera à même d’implémenter des politiques allant dans leur sens, comme l’illustre le cas Indien.



(1) Hotelling, “Stability in Competition,” Economic Journal, vol.39, pp. 41–57, 1929.
(2) Osborne and Slivinski, “A Model of Political Competition with Citizen-Candidates”, Quaterly Journal of Economics, vol. 111, No.1, pp.65-96, 1996.
(3) Besley and Coate, “An Economic Model of Representative Democracy”, Quaterly Journal of Economics, vol. 112, No.1, pp. 85-114, 1997.
(4) La partie en italique de la phrase a été rajoutée suite au commentaire de Jean Philippe.
_Guilhem_

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mardi 14 octobre 2008

Migrations 1/40


Des émeutes anti Belges et Italiens de la France de la fin du XIXe siècle aux récentes violences xénophobes sud africaines, les questions de l’immigration et de la xénophobie sont souvent liées à la peur de perdre son emploi : l’arrivée d’une main d’oeuvre immigrée sur le marché ne travail ne va-t-elle pas mettre les locaux au chômage ou bien pousser les salaires vers le bas ? Les économistes se sont donc tout naturellement intéressés à cette question typiquement économique (blogs éco y compris). Et c’est pour Ecopublix l’occasion d’ouvrir une nouvelle saga. Pour commencer, nous vous proposons comme mise en bouche une perspective statistique de l’évolution des migrations au cours du siècle passé, graphiques à l'appui.

A partir des années 1960, la question des migrations a pris de plus en plus d’importance : avec la « globalisation », la mobilité internationale des biens et des personnes a atteint des sommets. C’est du moins la perception qu’en ont les pays développés, car si la population d’immigrés dans le monde est passée de 75 millions en 1965 à près de 191 millions en 2005 selon les chiffres de l’ONU, ces chiffres doivent être mis en rapport avec l’augmentation de la population mondiale. En termes relatifs en effet, la part des immigrés représente 2,5% de la population mondiale en 1960 contre 3% en 2005. Cette augmentation est donc loin d’être aussi massive que ce que l’on a généralement en tête, et ce, d’autant plus que, pour l’essentiel, cette augmentation est due à l’éclatement de l’URSS, qui a transformé tout à coup des migrants internes en migrants internationaux (puisque un Russe voyageant dans un pays de l’URSS est devenu du jour au lendemain un migrant international). Jusqu’à l’éclatement de l’URSS en effet, la part des immigrés était plutôt sur le déclin avec 2,2% de la population mondiale en 1970 et 1980. Surtout, jeter un œil sur l’évolution des migrations sur une période plus longue permet de souligner la faiblesse de ces chiffres : la part de la population immigrée est estimée à 10% de la population mondiale en 1913, soit une proportion d’immigrés dans le monde plus de 3 fois plus importante que celle que nous connaissons aujourd’hui.

Comment alors expliquer l’importance que revêt l’immigration dans le débat politique, dans les pays développés notamment ? Hatton et Williamson mettent en avant deux explications. La première est que si le stock de migrants est faible par rapport à celui du début du XXe siècle, sa répartition dans l’espace s’est profondément modifiée, les pays riches ayant connu une augmentation de la part de migrants dans leur population, celle-ci passant de 3,1% en 1965 à 4,5% en 1990. Plus encore, si l’on ne s’intéresse qu’à l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Australie, ce taux passe de 4,9% à 7,6%. On constate ainsi sur le graphe qu’à partir de 1995, le nombre de migrants dans les pays développés hors ex-URSS dépasse pour la première fois le nombre de migrants dans les régions peu développées. On comprend dès lors que si, en moyenne, la part des migrants a largement baissé au cours du XXe siècle, et est restée stable au cours de la seconde moitié de ce siècle, les destinations des migrations ont par contre beaucoup changé, pour se diriger vers un groupe de pays bien plus restreint qu’auparavant, pays pour lesquels l’immigration devient une question importante.


Une seconde explication que ces auteurs avancent quant au décalage entre la perception de l’importance de l’immigration et l’immigration effective est celle de la pression à la migration. En effet, une des différences majeures avec les migrations massives du XIXe siècle est qu’aujourd’hui, les migrants font face à tout un arsenal législatif visant à les décourager. Ainsi, si les niveaux de migration sont relativement faibles, les candidats à la migration vers les pays développés sont eux de plus en plus nombreux, ainsi que l’illustre le développement de l’immigration clandestine : selon Hatton et Williamson, près de 300 000 immigrants clandestins entrent chaque année aux Etats-Unis, et entre 400 000 et 500 000 passent les frontières des pays de l’Europe de l’Ouest (de 10 à 15% du stock de migrants des pays de l’OCDE serait constitué d’immigrés clandestins). Ce n’est donc peut être pas tant les migrations en elles-mêmes qui font tant parler, que les pressions à la migration : si le stock de migrants est aujourd’hui bien inférieur à celui qu’il était il y a un siècle de cela, c’est avant tout du à la mise en place de barrières aux migrations, et non pas à une diminution du nombre de candidats à la migration.

Les migrations internationales sont donc passées en l'espace d'un siècle d'une situation de liberté quasi totale à une réglementation très stricte. Causes de bien des fantasmes, elles sont devenues de véritables sujets de politique publique, dont nous aborderons dans de prochains posts les tenants et aboutissants.
_Guilhem_

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