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jeudi 26 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? La priorité est ailleurs (3/3)


Le précédent post a montré que les coûts de distribution et des coûts sociaux associés à l’ouverture des commerces du dimanche pourraient sérieusement limiter les bénéfices économiques de cette réforme. Mais ils le principal obstacle est ailleurs et trouve son origine dans le défaut de concurrence qui caractérise le commerce de détail en France. Dans un contexte peu concurrentiel, on peut craindre en effet que l'avantage économique que les consommateurs pourraient trouver à faire davantage leurs courses dans les grandes surfaces soit réduit à néant : les marges réalisées par les enseignes de la grande distribution n’étant pas menacées par l’émergence de nouveaux concurrents, le surcroît de demande suscité par l’ouverture dominicale des commerces risque d’être absorbé par une hausse des prix supérieure à l’augmentation des coûts de distribution. Elargir les possibilités d’ouverture dominicale des commerces sans résoudre ce problème de concurrence, ce n’est pas un peu mettre la charrue avant les bœufs ?

Un manque de concurrence au nom de la protection du petit commerce

Le défaut de concurrence dans le secteur du commerce de détail en France trouve son origine dans une série de dispositions légales adoptées depuis le milieu des années 1970 dont on trouvera une bonne analyse économique dans cet article signé Allain et Chambolle. Ces lois imposent aux acteurs du secteur deux types de règles étroitement liées : des règles de comportement (relations entre fournisseurs et distributeurs) et des règles de structure (contrôle des concentrations et régulation des implantations commerciales).

1/ La loi Galland : votée en 1996 pour modifier l’ordonnance de 1986 qui posa les jalons du droit de la concurrence en France, cette loi réglemente les relations entre les distributeurs et les fournisseurs dans le but de protéger ces derniers ainsi que les petits commerçants. Au moment du vote de la loi, l’objectif clairement affiché était de rétablir la « loyauté et l’équilibre des relations commerciales » face à la puissance d’achat croissante des enseignes de la grande distribution. Les petits commerçants reprochaient aux grandes surfaces de pratiquer des « prix prédateurs » en vendant certains produits à des prix excessivement bas afin d’éliminer du marché les distributeurs indépendants. Les fournisseurs se plaignaient quant à eux de la concurrence intense que se livraient les distributeurs et qui les conduisait à pratiquer des prix très bas, voire à revendre certains produits à perte (notamment pour les produits dits « d’appel »), ce qui pouvait nuire à l’image de marque de certains produit tout en désorganisant la chaîne d’approvisionnement. Pour répondre à ces préoccupations, la loi Galland a mis en place deux garde-fous : la transparence tarifaire et une définition plus stricte de l’interdiction de la vente à perte. La transparence tarifaire impose aux fournisseurs d’appliquer les mêmes conditions générales de vente à tous les distributeurs (qu’ils soient gros ou petits). Avant la loi, les fournisseurs consentaient généralement des ristournes aux gros distributeurs, ce qui permettait à ces derniers d’alléger leur facture au moment de l’achat et de vendre ces produits moins cher que dans le petit commerce. Pour combattre cette pratique, la loi Galland a interdit aux grandes surfaces de répercuter dans le prix de vente aux consommateurs les ristournes et les rémunérations de prestation commerciales qu’elles reçoivent de leurs fournisseurs (les fameuses « marges arrières »). Dans le nouveau système, les petits commerçants comme les grandes surfaces achètent leurs produits auprès des fournisseurs au même prix, qui correspond au seuil de revente à perte. Les uns comme les autres vendent ces produits en magasin pour un prix public plus élevé et l’écart entre le prix public de vente et le prix d’achat définit la « marge avant » qu’empochent les distributeurs. En plus de cette « marge avant », les gros distributeurs empochent une « marge arrière » car ils reçoivent après coup de leurs fournisseurs des ristournes pour rémunérer leurs prestations commerciales (positionnement du produit sur les rayons, prospectus, etc.), ce qui réduit le prix effectif d’achat par rapport au prix d’achat facturé. Mais ces « marges arrières » ne peuvent être prises en compte dans le calcul du seuil de revente à perte, si bien que le prix public de vente ne peut dépasser le prix d’achat initialement facturé. La décomposition (simplifiée) du prix de vente d’un produit vendu en grande surface qui découle de ce système peut être schématisée ainsi :


2/ La loi Royer : votée en 1973, cette loi de défense du petit commerce oblige les projets de création de commerces de plus de 1000 m² dans une commune de moins de 40000 habitants et de plus 1500 m² au-delà, à demander une autorisation spéciale auprès d’une Commission départementale d'urbanisme commercial pour s'implanter ou s'agrandir, avant même de déposer un permis de construire. Les représentants du petit commerce étant largement représentés dans ces commissions, la loi Royer a eu pour effet de restreindre considérablement l’implantation des hypermarchés et, du coup, à réduire la concurrence dans le secteur de la grande distribution.

3/ La loi Raffarin : votée en 1996 sous l’égide du « phénix du Poitou », cette loi a rendu plus contraignant encore le régime d’autorisation des implantations commerciales, en abaissant à 300 m² le seuil à partir duquel les Commissions départementales doivent être saisies. Destinée principalement à freiner l’implantation en France des magasins de « Hard discount » venus d’Allemagne, la loi Raffarin a eut pour effet de renforcer les barrières à l’entrée pour les moyennes et grandes surfaces, tout en créant une convergence d’intérêt entre les petits commerçants et les grandes chaînes de distribution françaises, trop heureux d’être ainsi mis à l’abri de la concurrence étrangère sur le territoire français.

… aux conséquences économiques particulièrement néfastes

Les conséquences économiques négatives de ces lois de protection du petit commerce ont été abondamment documentées.

Les effets pervers de la réglementation des relations entre fournisseurs et distributeurs par la loi Galland sont apparus peu après sa mise en application. On a effectivement constaté que loin de renforcer la position fournisseurs et des petits commerçants par rapport aux grands distributeurs, le durcissement de l’interdiction de la revente à perte a plutôt eu tendance à renforcer la dépendance économique des premiers et d’exposer les seconds à des formes nouvelles de concurrence, face auxquelles ils étaient mal armés.

L’alignement des conditions de facturation a conduit les gros distributeurs à axer toute leur stratégie de négociation sur les marges arrières, puisque ces dernières sont « garanties » (le prix de vente ne pouvant descendre en dessous du prix facturé par le fournisseur) alors que la marge avant est plus incertaine dans la mesure où elle dépend du prix public de vente qui varie lui-même avec la demande des consommateurs. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Galland, les marges arrières n’ont cessé d’augmenter au point d’atteindre en moyenne près de 35% du prix d’achat des produits, ce qui représente un cas unique en Europe. Dans un contexte de forte concentration des enseignes de la grande distribution (le secteur étant dominé par sept grands groupes), le rapport de force s’est clairement déplacé en faveur des gros distributeurs, qui n’ont pas eu trop de mal à imposer à leurs fournisseurs de leur consentir des rétro-commissions de plus en plus importantes pour des services parfois fictifs. En outre, les fournisseurs ont dû faire face au développement des marques de distributeurs (par exemple, la Marque Repère des centres Leclerc). Ces dernières ont été lancées par les grandes enseignes de distribution afin de contourner les contraintes imposées par la loi Galland : le prix d’achat des produits « maison » étant fixé directement par les distributeurs, les marques de distributeurs sont devenues des armes de dissuasion efficaces contre les fournisseurs peu coopératifs.

Le commerce de proximité n’a pas été davantage protégé par la loi. En effet, l’interdiction de la revente à perte était assortie d’une exception destinée initialement à profiter aux petits commerçants indépendants : le « droit d’alignement » permettait aux magasins alimentaires de moins de 300 mètres carrés et non alimentaires de moins de 1000 mètres carrés de vendre un produit à perte pour s’aligner sur les tarifs d’un concurrent direct (en général une grande surface) situé dans une même zone de chalandise. Le problème est que pour bénéficier du même avantage, les gros distributeurs se sont mis à ouvrir en centre ville de nombreux magasins occupant une surface inférieure à cette limite mais bénéficiant d’une forte puissance d’achat grâce aux centrales d’achat auxquelles ils sont affiliés. Le résultat de cette nouvelle forme de concurrence est que la loi s’est finalement retournée contre ceux qu’elle était censée protéger.

Non seulement la loi Galland n’a pas permis de rééquilibrer les relations entre fournisseurs et distributeurs, pas plus qu'entre petits et gros distributeurs, mais elle a également eu des conséquences inflationnistes particulièrement dommageables pour le pouvoir d’achat des consommateurs. En imposant un prix minimum de revente, cette loi a nivelé les prix pratiqués en France tout en empêchant au mécanisme de concurrence par les prix de venir modérer les marges réalisées par les distributeurs. Immédiatement après l’entrée en vigueur de la loi, un grand nombre de biens jusqu’alors vendus à perte pour attirer les clients dans un point de vente ont vu leur prix augmenter brutalement. Par ailleurs, l’interdiction de la revente à perte a facilité l’adoption de pratiques non-concurrentielles par un certain nombre de fournisseurs, notamment sous la forme des « prix de revente imposés ». Alors que cette pratique est normalement prohibée par le droit de la concurrence, elle a été abondamment utilisée par les fournisseurs soucieux de protéger l'image de leur marque en facturant leurs produits à des prix excessivement élevés. Parce qu’ils n’ont pas le droit de vendre à perte, les distributeurs sont tenus de respecter ce prix minimum imposé mais exigent d’être compensés par de juteuses marges arrières. Au final, tout le monde s’y retrouve… sauf le consommateur !

Les règles qui gouvernent les relations entre fournisseurs et distributeurs n’auraient pas eu de tels effets pervers si le secteur de la grande distribution fonctionnait de manière réellement concurrentielle. Or tel n’est pas le cas, à la fois parce que la régulation exercée par les autorités de contrôle de la concurrence est insuffisante et parce que la réglementation des implantations commerciales érige de puissantes barrières à l’entrée qui ne permettent pas de combattre efficacement les rentes de situation acquises par certaines enseignes de la grande distribution.

Le Conseil de la concurrence est en France l’autorité chargée d’analyser et de réguler le fonctionnement de la concurrence sur les marchés. Elle est compétente notamment pour émettre des avis sur les opérations de concentrations entre entreprises françaises, sauf si les entreprises en question réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaire dans d’autres pays de l’Union européenne. Dans ce cas, c’est la Commission européenne qui compétente, mais elle peut choisir de renvoyer l’opération aux autorités nationales. Le problème est qu’en pratique, le Conseil de la concurrence ne s’est pas montré très déterminé à freiner le mouvement de concentration de la grande distribution : la totalité des opérations de concentration entre distributeurs français ont été jusqu’ici acceptées, en particulier la fusion Carrefour-Promodès en 1999 (magasins Carrefour, Champion, Dia, Ed, Shopi, 8 à 8, etc.). Or cette approche est loin d’être partagée par les autorités en charge de la politique de la concurrence dans d’autres pays : aux États-Unis, en particulier, les autorités anti-trust empêchent régulièrement certaines opérations de concentration dans le secteur de la distribution. La Commission européenne, pourtant perçue comme relativement conciliante en matière d’opérations de concentration dans la distribution, a également refusé un certain nombre de projets de fusion en raison de la position dominante qu’ils auraient conférés à la nouvelle entité.

Plus encore que l’insuffisance du contrôle exercé par les autorités de concurrence, le principal obstacle à l’émergence d’une véritable concurrence dans le secteur de la grande distribution est aujourd’hui représenté par la réglementation des implantations commerciales. En imposant de fortes restrictions à la création de nouvelles grandes surfaces, les lois Royer et Raffarin ont considérablement limité la pression concurrentielle sur les prix et freiné le développement de d’emploi dans le commerce de détail.

L’article de référence sur le sujet est celui que Marianne Bertrand et Francis Kramarz ont consacré à la loi Royer en 2002. Dans cette étude, les auteurs comparent l’évolution de l’emploi et des prix d’un département à l’autre en fonction du taux d’autorisation des surfaces de ventes. Les taux d’autorisation étant susceptibles d’être corrélés à un grand nombre de caractéristiques influençant à la fois l’emploi et les prix, Bertrand et Kramarz utilisent la couleur politique du département comme source de variation exogène des autorisations d’implantation : les élus de la droite et du centre étant plus favorables aux petits commerçants que les élus de gauche, ils bloquent plus souvent les autorisations. Les estimations des auteurs indiquent que sans la loi Royer, le nombre de grandes surfaces aurait pu être supérieur de 30% à celui constaté au moment de l’étude. Ils évaluent par ailleurs à 3% le déficit d’emplois dans le commerce alimentaire qui est directement imputable à cette loi.

L’impact conjugué des lois Galland et Raffarin a quant à lui fait l’objet d’une analyse approfondie par Philippe Askenazy et Katia Weinfeld. Le graphique suivant, tiré de leur étude, indique l’évolution des créations, extensions et transferts nets des grandes surfaces alimentaires (supérieures à 400 m2) entre 1993 et 2006 :


L’impact de la réforme Raffarin de 1996 est clairement perceptible sur ce graphique : la croissance de tous les formats de vente s’est ralentie à partir de 1996 et la croissance annuelle du nombre de mètres carrés par habitants, qui était encore de 3,5% au début des années 1990, est tombée à près de 1% à partir de 1997. Les auteurs montrent qu’en limitant drastiquement la concurrence par l’offre et en protégeant les marges arrières des enseignes de la grande distribution, les lois Galland et Raffarin ont eu pour effet de limiter la pression concurrentielle sur les prix et de gonfler les profits réalisés par les entreprises du secteur sans pour autant parvenir à enrayer la disparition du petit commerce : entre 1996 et 2002, le taux de marge économique du grand commerce alimentaire a augmenté de 12 points et les auteurs évaluent à près de 50 000 le nombre d’emplois qui n’ont pas été créés du fait de ces lois. Les conclusions de l’étude n’ont visiblement pas plu au ministère des PME qui s’est fendu d’une note de lecture au ton pour le moins agressif, à laquelle Askenazy et Weinfeld ont apporté des réponses détaillées dans ce document.

Comment intensifier la concurrence dans le secteur de la distribution ?

L’analyse qui précède suggère que les dividendes de la réforme du travail dominical pourraient être en grande partie atteints, sans ses coûts sociaux, par le simple torpillage des lois Royer, Galland et Raffarin. De ce point de vue, le chapitre 5 du rapport Attali contenait un certain nombre de propositions intéressantes, malheureusement mises au placard avec leurs consœurs.

Une première série de réformes pourraient être engagées pour instaurer le principe de liberté tarifaire dans la distribution et le commerce de détail, en interdisant les interdictions de « revente à perte » qui existent aujourd’hui. Ces réformes devraient permettre de faire baisser significativement les prix à la consommation, à condition d’être encadrée par le Conseil de la concurrence pour éviter que certaines firmes en position dominantes ne pratiquent des prix prédateurs dans le seul but d’exclure des concurrents indésirables. La loi Chatel de 2007 a représenté un premier pas dans cette direction, mais reste très insuffisante : en effet, bien que les marges arrières soient désormais incluses dans le calcul du seuil de revente à perte, cette loi n’instaure pas à proprement parler de liberté tarifaire dans les négociations commerciales puisqu’elle maintient le principe de l’interdiction de la revente à perte.

L’instauration de la liberté tarifaire ne pourra entraîner une baisse significative des prix que si elle s’accompagne d’une levée des barrières à l’entrée dans le secteur du commerce de détail, afin de faciliter l'entrée de nouveaux acteurs au niveau local. Pour y parvenir, il n’y a guère d’autre solution que d’abroger les lois Royer et Raffarin en supprimant les procédures d’autorisation qui sont actuellement gérées par les Commissions départementales d’équipement commercial et en conditionnant désormais l’ouverture de nouvelles grandes surfaces à la seule obtention d’un permis de construire. Pour limiter les risques de concentration qu’une telle déréglementation pourrait provoquer, il est nécessaire que le Conseil de la concurrence puisse exercer son contrôle dès lors que le rachat d’un magasin par son concurrent entraînerait un risque d’abus de position dominante.

La fusion de l’autorisation d’implantation commerciale avec le permis de construire aurait pour avantage de ne soumettre les implantations commerciales à des critères d’urbanisme et d’aménagement du territoire plutôt qu’à un objectif de protection du petit commerce. Cette approche permettrait ainsi de faciliter les nouvelles implantations sans pour autant négliger leur impact écologique et « esthétique », afin de répondre à la crainte exprimée par certains d’un enlaidissement des centres-villes par les grandes surfaces. En Belgique, l’adoption d’une réforme de ce type en 2005 à permis d’augmenter significativement les autorisations d’ouvertures commerciales sans pour autant provoquer de catastrophe urbanistique.

Conclusion

Du fait du manque de concurrence qui caractérise le secteur de la grande distribution en France, les bénéfices économiques d’une extension de l’ouverture dominicale des commerces ont peu de chances d’être massifs. On peut craindre en effet que le report vers les grandes surfaces des achats auparavant effectués dans les petits commerces se traduise surtout par une augmentation des prix pratiqués dans la grande distribution, limitant ainsi l’impact positif de la réforme sur l’emploi et le pouvoir d’achat.

Le projet de réforme actuellement en discussion a donc un côté finalement assez contreproductif : en concentrant l’attention sur une mesure qui ligue contre elle une foule de mécontents (petits commerçants, syndicats de salariés, autorités ecclésiastiques) alors que ses bénéfices économiques ne paraissent pas immenses, ce projet retarde encore un peu plus l’abolition des lois malthusiennes qui gênent le développement du commerce de détail en France et restreignent artificiellement la concurrence dans la grande distribution.

C’est pas tous les jours dimanche…
_Julien_

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mercredi 18 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? Côté face (2/3)


Le précédent post consacré aux conséquences économiques de l’extension des possibilités d’ouverture dominicale des commerces a montré qu’une telle réforme pourrait bien avoir pour effet de stimuler la consommation des ménages. Cet effet positif vient non seulement du fait qu’une journée supplémentaire pour faire les courses pourrait inciter à effectuer plus d’achats, mais également du fait que ces achats seraient davantage réalisés en grande surface, où les prix sont plus faibles que dans le petit commerce. Le bénéfice principal de la réforme vient donc des gains de productivité que permettrait la substitution économiquement efficace d’une partie de la consommation des ménages. Le problème est que cette analyse ne prend pas en compte ce qui se passe du côté de l’offre et néglige les coûts sociaux, voire sociétaux, qu’une telle mesure pourrait entraîner. La prise en compte de ces facteurs jette-t-elle un doute sur l’intérêt économique de la réforme ?

Une augmentation probable des coûts de distribution

Commençons par nous intéresser aux effets probables de la réforme sur l’offre commerciale. L’impact global de l’extension de l’ouverture des commerces le dimanche dépend de manière cruciale de la manière dont les acteurs du secteur du commerce de détail vont réagir à l’accroissement de la demande qui a été décrit dans le précédent post.

La réforme incitera d’autant plus les consommateurs à réorienter leur consommation des petits commerces vers la grande distribution que les prix pratiqués par celle-ci resteront bas. Or, comme l’explique Philippe Askenazy dans cette tribune parue dans le Monde, il fait peu de doute que l’ouverture dominicale des commerces tendra à augmenter les coûts de distribution. Il y a deux raisons à cela. La première est qu’en étant ouverts plus longtemps pendant la semaine, les commerces de la grande distribution verront probablement le nombre de consommateurs présents par heure d’ouverture diminuer, ce qui tendra à augmenter les coûts par unité vendue (ne serait-ce qu’en raison du surcroît de consommation énergétique induit par des horaires d’ouvertures plus longs). Mais c’est surtout la forte compensation salariale qui accompagne le travail dominical qui risque d’alourdir considérablement les coûts de distribution, le projet en cours de discussion prévoyant qu’un salarié acceptant de travailler le dimanche sera payé le double du salaire touché les autres jours de la semaine. Or qui dit coûts marginaux de distribution plus importants dit prix de vente plus élevés, ce qui réduiit mécaniquement les bénéfices économiques de la réforme.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les études empiriques qui ont cherché à évaluer l’impact économique de la déréglementation des horaires d’ouverture dans le commerce de détail ne trouvent pas en général d’effets très forts sur l’activité économique (cf. Skuterud, 2004 ; Goos, 2004 ; Burda & Weil, 2005). La plupart de ces travaux exploitent les réformes qui ont conduit depuis la fin des années 1960 un certain nombre d’États américains et de Provinces canadiennes à relâcher les restrictions pesant sur l’ouverture dominicale des commerces de la grande distribution (Blue laws). En comparant l’évolution de l’emploi et des prix pratiqués dans le commerce de détail avant et après l’abolition des Blue laws, ces différentes études concluent en général à une faible augmentation du nombre de commerces (de l’ordre de 1 à 2%) et à une augmentation de l’emploi dans le secteur de la grande distribution assez limitée, puisque comprise entre 2 et 5% à moyen terme. Les règles gouvernant l’implantation des grandes surfaces aux Etats-Unis et au Canada étant beaucoup moins restrictives qu’en France, l’impact relativement limité de la suppression des Blue laws semble pouvoir être attribué pour l’essentiel à l’augmentation des coûts de distribution associés au commerce dominical : la plupart des études citées trouvent en effet qu’à la suite de ces réformes, les prix de vente pratiqués dans la grande distribution ont augmenté de 2 à 5%.

Ainsi, l’augmentation des coûts de distribution constitue un obstacle qui risque de fortement atténuer les bénéfices économiques associés à l’ouverture dominicale des commerces. Le problème est que même si ces bénéfices restent positifs, la réforme n’est justifiée que si ses coûts ne sont pas trop élevés. Or ces derniers ne sont pas a priori négligeables

Des coûts sociaux ?

Le coût social le plus souvent mis en avant concerne les salariés qui se retrouveront contraints de travailler le dimanche pour assurer le fonctionnement des commerces sans l’avoir réellement choisi. Le gouvernement, par la voix de Xavier Bertrand, assure qu’en plus de la compensation salariale prévue dans le projet de loi, il y aura un « droit » au refus du travail dominical. On peut se montrer sceptique quant à l’efficacité des « verrous » décrits par l’ex-ministre du Travail : dès la signature du contrat de travail, le salarié pourra refuser de travailler le dimanche et un employeur qui refuserait une embauche parce qu'un salarié ne veut pas travailler le dimanche serait « immédiatement » sanctionné. S’il est permis de douter de l’efficacité de ce type de clauses légales, c’est parce qu’un employeur aura toujours la possibilité de faire valoir d’autres motifs que le refus du travail dominical pour justifier la non-embauche d’un candidat et qu’on voit mal un individu postulant à ce type d’emploi se priver du petit avantage que lui donnerait l’acceptation du travail le dimanche. Il paraît évident qu’un tel équilibre conduirait à dégrader sérieusement la situation de tous ceux qui, parce qu’ils souhaitent préserver une vie sociale et une vie de famille, persisteraient à refuser de travail le dimanche.

Des coûts « sociétaux » ?

Au coût social lié à la nature potentiellement « contrainte » du travail dominical, on pourrait ajouter que les restrictions imposées au travail dominical représentent une externalité positive à laquelle on ne peut renoncer sans coût. En France, le repos dominical a été instauré en 1906 à l’issue d’une lutte intense menée par à la fois par le clergé catholique, soucieux de faire respecter le jour du Seigneur, et par un certain nombre de réformateurs sociaux comptant notamment dans leurs rangs des défenseurs de la famille traditionnelle ainsi que des adeptes des mouvements hygiénistes. Si les motifs mis en avant à l’époque par les promoteurs de la loi sur le repos hebdomadaire paraissent aujourd’hui irrémédiablement datés, le concept d’externalité lui fournit en revanche une justification moderne. Une possible rationalisation de l’interdiction du travail le dimanche (discutée par Burda et Weil dans ce papier) est qu’à côté de leur loisir individuel, les membres d’une société valorisent le loisir « collectif », autrement dit la possibilité de partager une partie de leur temps libre avec d’autres individus. La pratique associative ou religieuse, les sports collectifs, les concerts, constituent autant d’exemples d’activités qui sont rendus possibles par la synchronisation du temps consacré au loisir. Or de telles externalités soulèvent des problèmes de coordination et justifient une intervention publique pour éviter que la désynchronisation des horaires et des jours de travail n’empêche les individus de bénéficier du loisir collectif. Dans une telle perspective, la législation interdisant le travail dominical constitue une manière relativement simple de préserver cette externalité en faisant du dimanche un jour dédié au loisir collectif.

Il faut toutefois noter que si le choix du dimanche plutôt qu’un jour de la semaine pour le repos hebdomadaire (justifié historiquement par des motifs d’ordre religieux) ne pose pas en soi de problème, le fait que la coordination du loisir collectif se concentre sur un seul jour de la semaine engendre un certain nombre d’externalités négatives qu’on aurait tort de négliger et qui prennent des formes aussi diverses que les files d’attente devant les expositions, les hôtels qui affichent complet ou encore les embouteillages des retours de weekend. En toute rigueur, ces externalités négatives doivent être retranchées du bénéfice social qu’on associe traditionnellement au repos dominical.

Dans ce contexte, il paraît difficile d’évaluer précisément les coûts sociaux nets de la déréglementation partielle du travail dominical. Etant donné la fraction relativement modeste de la population qui serait amenée à travailler le dimanche à la suite de la réforme, on est tenté de considérer que ces coûts seraient faibles et confinés à une petite partie de la société. Pourtant, une étude récente de Gruber et Hungerman suggère que les conséquences sociales de la déréglementation de l’ouverture dominicale des commerces ne sont peut-être pas aussi indolores que cela. Leur article démontre qu’aux Etats-Unis, la suppression des Blue laws entre le début des années 1960 et la fin des années 1990 a eu des effets pour le moins inattendus : en utilisant le fait que les différents États américains ont aboli ces lois à différentes dates, ils montrent que la possibilité de faire ses courses le dimanche est directement responsable de la baisse de la fréquentation des églises (de l’ordre de 5%) et de la diminution des contributions financières des fidèles (environ 25%). De manière encore plus surprenante, l’étude de Gruber et Hungerman révèle que la suppression des Blue laws a eu pour effet d’augmenter la consommation de drogues et d’alcool de 5 à 15% parmi les individus appartenant aux communautés dont la fréquentation religieuse a le plus baissé. Bien que le contexte culturel et religieux américain soit trop spécifique pour que cette étude puise donner une idée de l’importance des coûts sociaux associés à l’ouverture dominicale des commerces en France, elle suggère néanmoins que ces coûts ne sont ni aisément prévisibles, ni a priori négligeables.

La prise en compte des coûts de distribution et des coûts sociaux associés à l’ouverture des commerces du dimanche conduit à relativiser l’intérêt économique d’une telle réforme, mais pas nécessairement à conclure qu’elle est inutile. Le problème est que dans le contexte spécifiquement français, il existe un obstacle bien plus important que les deux précédents et, pour tout dire, rédhibitoire : le manque de concurrence dans le secteur de la grande distribution. L’existence de fortes barrières à l’entrée dans le secteur du commerce de détail risque de rendre la réforme du travail dominical non seulement inefficace, mais également contre-productive, en éloignant le débat de la véritable priorité : intensifier la concurrence dans la grande distribution.

Suite et fin au prochain post.
_Julien_

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vendredi 13 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? Côté pile (1/3)


La proposition de loi sur l’extension du travail dominical, qui figurait parmi les mesures phares du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy, est devenue au fil des semaines et des mois un véritable chemin de croix pour ses principaux promoteurs, Xavier Betrand et Luc Chatel. Portée par une coalition d’opposants qui va des syndicats de salariés aux représentants des petits commerçants en passant par les autorités ecclésiastiques, la fronde contre l’ouverture des commerces le dimanche a progressivement gagné les rangs de la majorité, justifiant le report de l’examen des articles et du vote à la rentrée 2009 avant leur ajournement sine die. L’hostilité croissante que suscite l’extension du travail dominical repose sur l’idée que l’intérêt économique d’une telle réforme est faible au regard de ses coûts sociaux, voire sociétaux. Est-ce si sûr ? Sans prétendre apporter de réponses tranchées à une question complexe, le raisonnement économique et l’analyse des expériences étrangères en matière de réglementation des heures d’ouvertures des commerces peuvent éclairer utilement les enjeux de ce débat.

La réglementation actuelle

En France, le Code du travail interdit d’occuper un même salarié plus de six jours par semaine. Le repos hebdomadaire accordé aux salariés doit avoir une durée d’au moins 24 heures consécutives et être donné le dimanche. Le Code du travail prévoit néanmoins un certain nombre de dérogations. Les commerces qui n’emploient pas de salariés (ce qui correspond en pratique aux petits commerces de proximité tenus par des indépendants) peuvent ouvrir le dimanche sauf s’il existe un arrêté préfectoral stipulant que les établissements d’une branche particulière doivent fermer ce jour-là. Par ailleurs, le commerce alimentaire de détail (supermarchés) et certains secteurs du commerce non-alimentaire (fleurs, meubles, presse, etc.) bénéficient d’une dérogation de droit le dimanche matin jusqu’à midi. Enfin, des dérogations peuvent être accordées ponctuellement au commerce de détail par le maire (dans la limite de 5 jours par an) ou par le préfet (notamment dans les communes touristiques ou thermales). En pratique, seule une petite partie des commerces qui ont la possibilité d’ouvrir le dimanche le font.

D’après les chiffres mentionnés par ce rapport du Crédoc, le commerce de détail emploie en France près de 1,8 millions de personnes, dont 300 000 commerçants indépendants qui ont réglementairement le droit d’ouvrir le dimanche. Au total, près de 13% des individus employés dans le commerce de détail travaillent habituellement le dimanche et 24 % occasionnellement.

Un projet de loi en peau de chagrin

Dans sa version maximaliste, la déréglementation de l’ouverture dominicale du commerce de détail consisterait à autoriser l’ensemble des établissements appartenant au secteur du commerce alimentaire et non-alimentaire à ouvrir le dimanche. En pratique, cette disposition concernerait essentiellement les hypermarchés (qui, à la différence des supermarchés, ne sont pas aujourd’hui autorisés à ouvrir le dimanche matin) et aux enseignes de la distribution non-alimentaire (bricolage, habillement, culture et multimédia, etc.)

En réalité, il semble qu’on s’achemine vers une version beaucoup plus restrictive de la réforme que celle initialement envisagée. Aux dernières nouvelles, le dispositif retenu se limiterait à augmenter le nombre de zones touristiques bénéficiant de dérogations (à Paris, cela concernerait essentiellement les Champs-Elysées et les grands boulevards) et à autoriser l’ouverture dominicale dans les agglomérations frontalières de plus d’un million d’habitants confrontées à la concurrence commerciale transfrontalière (seule Lille est dans ce cas). Enfin, les maires auraient la possibilité d’autoriser les commerces à ouvrir dix dimanches par an au lieu de cinq actuellement.

On est donc très loin d’une « généralisation » du travail dominical et si le projet qui est finalement adopté reste dans les limites du scenario minimal aujourd’hui proposé, son impact économique ne pourrait être qu’infime. Il reste que la question de l’intérêt économique d’une déréglementation de l’ouverture des commerces le dimanche est posée et mérite d’être examinée tant du point de vue théorique qu’à la lumière des expériences étrangères en la matière.

En théorie : un impact positif sur la demande…

Les principaux bénéfices qu’on peut attendre d’une extension des possibilités d’ouverture dominicale des commerces dépendent pour l’essentiel des réactions de la demande, c'est-à-dire des consommateurs.

Quel peut être l’effet d’une telle mesure sur la consommation des ménages ? A priori, on aurait tendance à répondre : aucun, si on pense qu’à revenu donné, les consommateurs se contenteront de répartir différemment le temps qu’ils consacrent aux courses pendant la semaine sans pour autant consommer davantage. Dans cette situation, l’extension de l’ouverture dominicale des commerces se traduirait simplement par une augmentation des dépenses réalisées le dimanche au détriment des autres jours de la semaine. Ce paradoxe, décrit par l’économiste allemand Wolfgang Stüzel au début des années 1950, postule l’idée que la valeur ajoutée générée par le commerce de détail est indépendante de la durée totale d’ouverture des magasins.

Ce raisonnement néglige en réalité deux mécanismes par lesquels une dérèglementation de l’ouverture dominicale des commerces est susceptible d’accroître la quantité totale de biens consommés.

D’une part, il est possible que les restrictions pesant sur les horaires d’ouverture des magasins empêchent un certain nombre d’achats d’être effectués : on songe évidemment aux touristes qui effectuent un séjour en France et qui achèteront ailleurs ce qu’ils n’ont pas pu acheter le dimanche, ainsi qu’aux nationaux qui vont faire leurs courses de l’autre côté de la frontière s’ils habitent à proximité d’un pays où l’ouverture des commerce est autorisée le dimanche. Ces deux catégories de consommateurs semblent d’ailleurs représenter le cœur de cible du projet actuel. De manière plus surprenante, un certain nombre d’études empiriques (par exemple cet article sur données néerlandaises) suggèrent que l’extension des horaires d’ouverture des magasins pourrait inciter les individus à consacrer une partie plus importante de leur temps à faire leurs courses et à consommer davantage, ce qui va à l’encontre du paradoxe de Stüzel évoqué plus haut. Ce phénomène peut s’interpréter comme le résultat d’un effet de « temps disponible » : l’ouverture des commerces le dimanche pourrait stimuler la consommation des biens qui nécessitent un minimum de prospection (vêtements, hi-fi, livres, etc.) et pour l’achat desquels on manque parfois de temps le samedi parce qu’on doit en plus faire ses courses au supermarché : si je pouvais profiter de mon dimanche pour me balader tout en essayant plusieurs paires de chaussures dans différentes boutiques, peut-être aurais-je tendance à en changer plus souvent, sans attendre d’y être contraint par l’état pitoyable de la paire que je porte aux pieds…

En plus de la demande générée par le surcroît de consommation touristique ou frontalière ainsi que par la plus forte exposition des consommateurs, l’ouverture dominicale des commerces pourrait stimuler l’activité économique par le biais d’un autre mécanisme, plus complexe et moins souvent mis en avant. Parce qu’elle concernerait prioritairement les grandes enseignes de distribution, la réforme devrait favoriser une substitution des achats réalisés par les consommateurs des petits commerces de proximité vers les grandes surfaces. Ce phénomène de substitution peut être illustré au moyen d’un modèle très simple, tiré de cet article de Morrisson et Newman. Dans ce modèle, on suppose qu’un consommateur peut acheter le même bien dans deux types de magasins : les petits commerces, indexés par la lettre e (comme épiceries) et les grandes surfaces, indexées par la lettre g. Le coût total C associé à la consommation d’une quantité Q de biens dans le commerce de type i (i=g,e) peut être considéré comme la somme de deux coûts : un coût direct, égal à la valeur des achats réalisés dans le magasin (soit Pi.Q où Pi désigne le prix unitaire dans le magasin de type i) et un coût indirect fixe (noté Fi), qui est une fonction notamment de la distance au magasin, mais également de ses horaires d’ouverture. On suppose que parce que les coûts de distribution des grands magasins sont plus faibles que ceux des petits magasins, leurs prix unitaires sont également plus faibles (soit Pg ≤ Pe) ; en revanche, on fait l’hypothèse que le coût fixe supporté par le consommateur qui fait ses courses dans une grande surface est plus élevé que lorsqu’il va chez un petit commerçant, si bien que Fg ≥ Fe. Pour une même quantité Q de biens achetés, un consommateur paiera donc un coût total Ce=Pe.Q + Fe s’il choisit de faire ses courses dans le petit commerce et Cg=Pg.Q + Fg s’il choisit une grande surface.

Sur le graphique suivant, chaque courbe représente le coût total associé aux achats dans le petit commerce (courbe orange) et en grande surface (courbe bleue), en fonction de la quantité achetée (en abscisse) :


La quantité Q* correspond à la taille totale du panier telle que le consommateur est indifférent entre les deux types de magasins. Pour les petits achats (Q ≤ Q*), il préfèrera faire ses courses à l’épicerie du coin alors que pour les gros achats (Q≥Q*), il optera pour la grande surface.

Quel serait dans ce modèle très simple l’impact d’une extension de l’ouverture des grandes surfaces le dimanche ? La réforme aurait pour effet de réduire le coût fixe supporté par les consommateurs effectuant leurs courses en grande surface, ce qui se traduirait sur le graphique par une translation de la courbe bleue vers le bas. La courbe orange, correspondant au coût des achats dans le petit commerce, resterait quant à elle inchangée. L’effet de la réforme sur la répartition des achats est alors indiqué sur le graphique suivant :


Dans cette nouvelle configuration, la taille totale du panier de biens Q** qui laisse le consommateur indifférent entre les deux types de magasins est clairement inférieure à celle qui prévalait avant l’extension des horaires d’ouverture des grandes surfaces (Q** ≤ Q*). Après la réforme et à condition que les prix restent inchangés (un point qui sera abordé dans le prochain post), on doit donc observer que davantage d’achats sont effectués en grande surface et moins dans le petit commerce.

Fort bien, me direz-vous. Mais quelle est l’intérêt de cette réallocation des achats des petits commerces vers les grandes surfaces, du point de vue du bénéfice économique de l’ouverture dominicale des commerces ? La réponse est simple : en moyenne, les biens achetés par le consommateur lui coûteront moins cher, puisqu’une partie plus importante de sa consommation sera réalisée en grande surface. Or qui dit prix plus bas dit demande plus élevée. C’est là le bénéfice principal de la réforme : en permettant au consommateur de réaliser une plus grande partie de ses achats dans des magasins moins chers, l’ouverture des commerces le dimanche tend à stimuler la demande globale indépendamment du rôle joué par les touristes ou les frontaliers.

A ce stade de l’analyse, quel jugement peut-on porter sur les bénéfices économiques de la réforme ? Du point de vue des consommateurs, ils sont incontestables : en faisant davantage leurs courses dans les grandes surfaces et moins dans les petits commerces (effet de substitution), ils gagneraient du pouvoir d’achat susceptible d’être dépensé dans les deux types de commerces (effet de revenu). Un exemple simple permet d’en comprendre la raison : supposons que je dispose d’un budget de 100 euros à dépenser chaque semaine en achats alimentaires. Lorsque seuls les petits commerces sont autorisés à ouvrir le dimanche, je dépense en moyenne 60 euros en grande surface et 40 euros chez l’épicier du coin. Supposons maintenant que l’ouverture des grandes surfaces le dimanche me conduise à acheter le même panier de bien en dépensant 70 euros en grande surface et 20 euros chez l’épicier (effet de substitution). Il me reste alors 10 euros à dépenser comme bon me semble dans l’un ou l’autre commerce, ou bien encore pour effectuer d’autres dépenses (effet de revenu).

… et sur l’emploi

Les effets de l’extension du commerce dominical sur l’emploi méritent qu’on s’y arrête un instant. A priori, l’analyse suggère que l’impact d’une telle réforme est ambigu : l’effet de substitution tend à favoriser les créations d’emploi dans la grande distribution mais risque d’entraîner des destructions d’emploi dans le petit commerce. Un argument souvent mis en avant par les opposants à la réforme est que l’effet global sur l’emploi risque d’être négatif, dans la mesure où le petit commerce est plus intensif en main-d’œuvre que la grande distribution, si bien que les destructions d’emploi dans le premier secteur seront plus nombreuses que les créations d’emploi dans le second. Ce type de discussion s’appuie généralement sur un certain nombre d’études (notamment celle-ci) qui démontrent qu’à court terme, le développement de grandes surfaces du type Walmart aux États-Unis a pu détruire des emplois dans le secteur du commerce détail.

Cet argument est néanmoins fallacieux, car il repose sur une vision partielle de l’impact économique des implantations de grandes surfaces. Certes, celles-ci peuvent détruire localement et à court terme des emplois dans le commerce de détail, mais il serait absurde d’en conclure que ce qui est vrai à l’échelle micro-locale vaut à l’échelle globale, comme le rappelait utilement Paul Krugman dans cette chronique. Les « anti » grandes surfaces négligent en effet une dimension importante du phénomène de « cannibalisme » des grandes surfaces qu’ils cherchent à dénoncer : ce phénomène est économiquement efficace car il améliore la productivité globale de l’économie en substituant à des unités peu productives (les petits commerces) des entités plus productives (la grande distribution). La substitution des achats en direction de la grande distribution libère du pouvoir d’achat qui stimule l’activité économique globale (le fameux effet de revenu décrit précédemment), et donc à moyen terme les créations d’emploi tant dans le commerce de détail que dans les autres secteurs de l’économie. La comparaison de la structure des emplois des pays développés, étudiée par Thomas Piketty dans ce document, tend d’ailleurs à indiquer qu’en réalité, le commerce de détail est d’autant plus intensif en main-d’œuvre que le pouvoir d’achat des consommateurs est élevé, dans la mesure où ces derniers tendent à acheter davantage de biens sophistiqués (électroménager, informatique, biens culturels) qui nécessitent un personnel plus nombreux, ne serait-ce que pour conseillers les clients. Dans ces conditions, défendre le petit commerce au nom de l’emploi, c’est un peu comme considérer que l’invention de la charrue fut une régression économique parce qu’elle a réduit le nombre de travailleurs nécessaires pour produire une quantité donnée de blé, sans voir qu’en permettant une réallocation efficace de la main-d’œuvre vers des activités plus productives, elle constitua un progrès difficile à contester. Peu de gens souscriraient à cet argument s’il était présenté de cette manière. Pourtant, l’idée que les gains de productivité nuisent à l’emploi constitue l’une des erreurs de raisonnement les plus répandues et les plus régulièrement combattues par les économistes.

On pourrait conclure de ce qui précède qu’en réorientant la demande vers des circuits de distributions plus efficaces, l’extension de l’ouverture des commerces le dimanche constitue une mesure à l’impact économique globalement positif. Il faut cependant noter qu’en ne considérant que la partie « demande » du marché, on a supposé implicitement que les prix payés par les consommateurs dans les petits et les grands commerces resteraient inchangés par la réforme. Or, l’examen du côté « offre » du marché montre qu’il y a de fortes chances que les bénéfices économiques d’une telle réforme soient plus faibles qu’initialement espérés, d’autant que celle-ci comporte un certain nombre de coûts sociaux qu’on aurait tort de négliger.

Suite au prochain post.
_Julien_

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mardi 28 octobre 2008

Beauty, money and experiments


Disclaimer : Ce post n'a pas de lien direct avec les expériences récentes de DSK à Washington... L'objet de ce post est d'étudier s'il existe une discrimination sur le marché du travail qui serait due à la beauté, en présentant quelques apports de l'économie expérimentale (la pédagogie par l´expérience est à la mode, Econoclaste dixit). Un article de Hamermesh et Biddle (1) a en effet établi une corrélation entre beauté et salaire sur données Nord-américaines : les salariés considérés comme plus beaux dans que la moyenne gagnent environ 5% de plus alors que ceux qui sont considérés comme moins beaux que la moyenne reçoivent entre 7 et 9% de moins. Une autre étude sur données anglo-saxonnes (2) a aussi montré que les hommes plus grands avaient des salaires plus élevés. La mise en évidence de ces corrélations ne permet cependant pas de conclure à l'existence d´une discrimination esthétique. Il se pourrait en effet que les personnes les plus belles soient aussi les plus productives et que les différences de salaire reflètent des différences de productivité. Le problème est que cette hypothèse est impossible à tester dans la réalité, car il est difficile d'observer la productivité intrinsèque des individus. Mais l'économie expérimentale nous permet de tester précisément certaines hypothèses sur le lien entre beauté et monnaie, et le résultat est quelque peu surprenant.

Reprenons d'abord l'analyse de la corrélation entre beauté et salaire. Deux hypothèses s'affrontent. Soit les personnes belles sont aussi plus productives, et le différentiel salarial peut s´expliquer par un modèle classique d´offre et demande sur le marché du travail. Soit la beauté n´est pas du tout corrélée avec la productivité et le différentiel salarial est affaire de discrimination de la part des employeurs. Ceux-ci peuvent en effet préférer s´entourer tops models et être prêts à les payer plus cher pour cela (on parle alors de « taste based discrimination »). Ils peuvent encore croire que les tops models sont en moyenne plus productifs que les autres et les payer plus (on parle alors de « statistical discrimination »).

Pour montrer l'existence d´une discrimination, il faudrait pouvoir montrer que beauté et productivité ne sont pas corrélées. Or deux types d´arguments peuvent être avancés pour expliquer l'existence d´une telle corrélation.

Le différentiel de productivité peut tout d´abord être dû à la préférence des consommateurs pour les top models. Ainsi, un groupe d´économistes a réalisé une expérience (3) où différentes personnes étaient recrutées pour faire du porte à porte et demander de l´argent pour une cause charitable. Les résultats de l´étude montrent que les hommes donnent en moyenne beaucoup plus d´argent si c´est une jolie femme qui frappe à leur porte (la Croix-Rouge a d´ailleurs bien compris le mécanisme …). On peut noter au passage que les femmes ne varient pas leurs dons en fonction de la beauté de l´homme qui frappe à leur porte.

Si les consommateurs sont influencés par l´apparence physique des employés, on devrait donc effectivement observer un premium salarial pour la beauté, mais celui-ci devrait varier en fonction du type d´emploi. En effet, les personnes les plus belles devraient s´auto sélectionner dans les postes où les contacts avec la clientèle (ou avec les autres employés) sont importants et où elles sont donc plus productives.
Hamermesh et Biddle montrent que les personnes les plus belles ont en effet tendance à choisir des professions où l´apparence est importante, mais que cet effet d´auto sélection ne suffit pas à expliquer le différentiel de salaire entre les « princesses » et les « crapauds ». En effet, ce différentiel persiste même lorsque l´on contrôle pour l´effet de composition lié au type d´emploi occupé: pour chaque type de travail donné, la beauté permet toujours de gagner un peu plus.

Cependant, le premium pour la beauté peut aussi provenir de caractéristiques liées avec la beauté, non mesurées dans les enquêtes et donc non observées par les économètres mais qui seraient détectées par l´employeur lors de l´entretien d´embauche et qui auraient un impact positif sur la productivité. On peut en particulier penser au fait que la beauté est une caractéristique particulièrement importante dans la cour de l´école pendant l´enfance et l´adolescence et que les plus beaux du lycée ont acquis de l´assurance et des compétences « sociales » qui leur permettent ensuite de réussir mieux sur le marché du travail. L´étude de Persico et al. sur le lien entre taille et salaire (citée plus haut) suggère d´ailleurs que de tels mécanismes sont à l´œuvre. Les auteurs montrent en effet que c´est la taille à l´âge de 16 ans et non la taille adulte qui a un impact sur le salaire : avoir été parmi les plus petits de sa classe au lycée confère un salaire plus faible, même si on a grandi par la suite. Les auteurs suggèrent que la taille au lycée a un fort impact sur l´acquisition de compétences « sociales » : les plus petits au lycée participent en effet moins souvent aux clubs et activités sportives extrascolaires, et cette variable semble expliquer une partie du différentiel salarial lié à la taille. Les auteurs concluent que les employeurs ne discriminent pas directement sur la taille, mais que cette caractéristique physique observable est bel et bien corrélée à des caractéristiques valorisées sur le marché du travail, ce qui peut expliquer une grande partie des différentiels de salaire observés.

Mais en fait, l´étude précédente ne fait que reporter le problème sur les caractéristiques inobservables, et elle ne permet toujours pas de trancher sur l´existence d´une discrimination : en effet, on ne sait toujours pas si les caractéristiques inobservables ont un effet sur la productivité. On pourrait très bien imaginer qu´un employeur préfère embaucher ceux qui ont un tempérament de « winner » plutôt que des « losers », mais que la confiance en soi ne soit pas du tout corrélée avec la productivité.

Comme il est difficile de mesurer la productivité avec des données d´enquête, Markus Mobius et Tanya Rosenblat (4) ont eu l´idée de mener une expérience en reproduisant autant que possible les conditions du marché du travail, mais en contrôlant à la fois la productivité des « employés », leur beauté, ainsi que les caractéristiques connues par « l´employeur » au moment de fixer le salaire. Lors de l´expérience, les personnes qui jouent le rôle des employés doivent résoudre des jeux logiques très simples en un temps limité. Une première session test permet de déterminer leur productivité (le nombre de jeux résolus) et on leur demande aussi d´évaluer leur productivité pour la session suivante (ce qui donne une mesure de la confiance en soi des individus). Les personnes qui jouent le rôle de l´employeur doivent fixer le salaire de cinq employés, connaissant leur CV et leur productivité pendant la période test. En plus de ces informations, les employeurs sont répartis en cinq catégories : un groupe de contrôle, un groupe qui a des photos des futurs employés, un groupe qui réalise un entretien téléphonique avec les employés mais sans les voir, un quatrième qui a droit à la photo et à l´entretien téléphonique et un dernier qui réalise l´équivalent d´un vrai entretien d´embauche. Les résultats montrent d´une part que les personnes les plus belles ne sont pas plus productives que les autres pour résoudre des jeux logiques, mais qu´elles ont beaucoup plus confiance en elles (elles pensent qu´elles sont capables de résoudre plus de jeux que les autres). Ils montrent d´autre part que lorsque les employeurs ne voient ni n´entendent les personnes embauchées, ils n´attribuent pas un salaire élevé aux CV des plus beaux, mais que le biais envers la beauté réapparait dès que les employeurs ont l´occasion de voir ou d´entendre les futurs employés. Le fait que les employeurs sont prêts à payer plus les personnes belles après les avoir entendu parler et alors même qu'ils n'ont aucune information sur leurs caractéristiques physiques est un résultat surprenant. Il montre que les personnes belles transmettent des signaux qui font croire aux employeurs qu´elles sont plus productives que les autres personnes et que ces signaux ne passent pas uniquement par l´apparence physique. Une partie de l´effet tient à une plus grande confiance en soi des personnes plus avantagées par la nature, mais l'effet « beauté » persiste même après avoir pris en compte le niveau de confiance en soi. Finalement, dans cette expérience, le biais en faveur de la beauté ne vient clairement pas d´une plus grande productivité, mais il tient autant aux caractéristiques physiques qu´à des caractéristiques orales liées à la beauté mais inobservables !

Ces résultats montrent que les mécanismes de discrimination en fonction de la beauté existent, mais qu´ils sont relativement sophistiqués et qu´ils passent probablement en partie par des actes inconscients de la part des employés comme des employeurs. Ils suggèrent que certaines croyances et comportements se forment pendant l´enfance et l´adolescence (les sociologues diraient pendant la période de socialisation), qu´il sont en partie intériorisés par les personnes, et qu´ils influencent ensuite les comportements sur le marché du travail. Il est probable qu´il en soit de même pour les autres types de discrimination (en fonction du sexe, de la couleur de peau…Voir ce papier de Jeffrey Grogger pour une étude sur le différentiel de salaire en fonction de « l´identité raciale» de la voix). Cela rend la lutte contre la discrimination encore plus nécessaire mais aussi montre la nécessité de s´y prendre très tôt, bien avant l´entrée sur le marché du travail.

Notes :

(1) Hamermesh & Biddle, "Beauty and the Labor Market," American Economic Review, American Economic Association, vol. 84(5), 1994.

(2) Persico, Postlewaite and Silverman, “The Effect of Adolescent Experience on Labor Market Outcomes: The Case of Height”, Journal of Political Economy, 2004, vol. 112 (5).

(3) Landry, Lange, List, Price and Rupp, “Towards an understanding of the Economics of Charity: Evidence From a Field Experiment”, Quarterly Journal of Economics, MIT Press, vol. 121(2).

(4) Mobius & Rosenblat, “Why Beauty Matters”, American Economic Review, 2006, vol 96(1) .
_Gabrielle_

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jeudi 24 janvier 2008

« Travailler plus pour gagner plus » ?


Une des mesures phare de la politique de l’emploi de l'année 2007 est la fameuse loi TEPA, en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat. Cette loi a fait l'objet de nombreuses analyses, portant essentiellement sur son impact sur la demande de travail des entreprises et sur les comportements d'optimisation fiscale qu'elle risque de provoquer. Les effets de la défiscalisation des heures supplémentaires sur l'offre de travail des salariés ont a quant à eux été relativement négligés. Or on a de bonnes raisons de penser que l'impact de la loi TEPA sur le volume d'heures travaillées sera faible et que son principal effet sera d'organiser un transfert de revenu des classes moyennes vers les classes aisées.

I/ Quelles sont les principales mesures de la loi TEPA ?

L'article 1 de la loi contient une disposition fiscale dont l'objectif déclaré est de permettre aux salariés d'augmenter leur pouvoir d'achat par l'allongement de leur temps de travail et d'inciter les entreprises à permettre ces allongements de temps de travail.

Pour encourager les salariés à faire plus d'heures (donc augmenter leur offre de travail), les revenus tirés des heures supplémentaires sont exonérés de l'impôt sur le revenu et de l'ensemble des charges salariales (chômage, assurance maladie, retraite de base et complémentaire, CSG et CRDS) : autrement dit, la rémunération des heures supplémentaires a été augmentée.

Pour inciter les entreprises à accorder plus d'heures supplémentaires (donc augmenter leur demande de travail), des réductions forfaitaires des cotisations patronales sont accordés : 0,50 € par heure supplémentaire pour les entreprises de plus de 20 salariés et 1,50 € par heure supplémentaire pour les entreprises de moins de 20 salariés. Pour ces dernières entreprises cependant, il faut noter que la diminution des charges patronales est compensée par une augmentation de la majoration du salaire des heures supplémentaires, celle-ci passant de 10 % à 25 %. Ainsi, le gain pour les petites entreprises n'existe que pour des salaires très proches du Smic, s'annule un peu avant 1,5 Smic et devient négatif au-delà.

II/ Les effets sur la demande de travail

La loi TEPA a suscité un grand nombre de commentaires, y compris avant qu'elle soit réellement discutée au parlement. Le plus souvent, les débats ont porté sur la question de savoir si les employés ont réellement la possibilité de choisir combien d'heures supplémentaires ils souhaitent effectuer. Cela dépend bien évidemment du pouvoir de négociation du salarié qui varie selon le type d'emploi, mais surtout de l'incitation qu'ont les employeurs à demander à leurs salariés de faire plus d'heures supplémentaires. Sur ce dernier point, l'impact de loi TEPA est susceptible de varier sensiblement selon le type d'entreprise considéré : comme indiqué plus haut, la loi rend la fiscalité des heures supplémentaires plus avantageuse pour les grandes entreprises, mais pas pour les petites lorsqu'elles versent des salaires supérieurs à 1,5 Smic. Par conséquent, l'effet de la défiscalisation des heures supplémentaires sur la demande de travail va surtout concerner les grandes entreprises.

On peut craindre par ailleurs qu'une grande partie de l'augmentation des heures supplémentaires déclarées ne corresponde pas à une augmentation réelle de l'activité économique. La défiscalisation des heures supplémentaires comporte en effet un risque sérieux de favoriser des comportements d'optimisation fiscale, puisque les entreprises auront intérêt à faire passer en heures supplémentaires des heures auparavant effectuées dans le régime normal, afin de bénéficier d'une fiscalité avantageuse sans pour autant changer quoi que ce soit à la durée effective du travail.

II/ Les effets sur l'offre de travail

Intéressons-nous maintenant aux effets probables de la défiscalisation des heures supplémentaires sur l'offre de travail, c'est-à-dire sur le nombre d'heures de travail que souhaitent effectuer les salariés.

Taux marginal versus taux moyen

En théorie, l’impact de la fiscalité sur l’offre de travail est assez complexe, voire ambigu. La taxation des revenus du travail a en effet deux effets qui vont dans des sens opposés :
1/ L'effet du taux marginal : comme l'a expliqué Manix, le taux marginal correspond au taux de prélèvement applicable au dernier euro gagné. Une diminution du taux marginal a plutôt tendance à encourager l'augmentation de l'offre de travail, car le supplément de travail réalisé par le salarié est mieux rémunéré. « Travailler plus » vaut plus le coup.
2/ L'effet du taux moyen : le taux moyen correspond au taux de prélèvement applicable sur l'ensemble des euros gagnés. L'effet d'une diminution du taux moyen est opposé à celui d'une augmentation du taux marginal : en augmentant les revenus après impôt du salarié, une diminution du taux moyen de prélèvement incite à travailler moins car plus on gagne d'argent, plus on préfère consacrer du temps au loisir.

A priori, l'effet de la loi TEPA sur l'offre de travail devrait donc être ambigu : d'un côté, en diminuant le taux marginal de prélèvement sur les revenus du travail, la loi devrait inciter les salariés à travailler plus ; mais d'un autre côté, en diminuant le taux moyen de prélèvement, elle devrait les inciter à travailler moins.

En réalité, comme indiqué dans le post que j'avais consacré à l'impôt sur le revenu, le cas de la France est assez particulier : le système d’imposition du revenu français présente des taux marginaux assez élevés, du fait des barèmes, mais des taux moyens très faibles du fait des très nombreuses déductions fiscales, réductions et crédits d’impôt. Surtout, l'effet de la loi TEPA sur le taux moyen de prélèvement sera faible, puisque par définition, la défiscalisation des heures supplémentaires ne concernera qu'une fraction relativement faible du total des heures travaillées (heures normales et heures supplémentaires) par un salarié . Dans ces conditions, l'effet de la loi TEPA transitera surtout par la baisse du taux marginal de prélèvement sur les salaires.

Qui seront les gagnants et les perdans de la réforme ?

La défiscalisation des heures supplémentaires pourrait donc apparaître comme une réforme idyllique, puisqu'elle incitera les salariés a faire plus d'heures supplémentaires en réduisant le taux marginal de prélèvement, sans les désincter à travailler puisqu'elle aura très peu d'effet sur le taux moyen. Cependant, il convient de savoir si cette augmentation sera importante ou faible. En effet, si elle est faible, la mesure n'aura qu'un effet négligeable sur la production totale (le PIB) et aura un coût positif sur la collectivité (le supplément de recettes générés par un volume d'heures travaillées plus important n'étant pas suffisant pour compenser les pertes de recettes engendrées par les exonérations fiscales). Si tel est le cas, la loi TEPA consistera essentiellement en un transfert des agents qui ne font pas d'heures supplémentaires (et qui paieront d'autres prélèvements obligatoires pour équilibrer le budget national) vers ceux qui en font : les « gagnants » de la réforme se trouveront du côté des salariés qui vont faire beaucoup d'heures supplémentaires en plus, les « perdants » du côté de ceux qui ne vont pas en faire plus. Une vrai question d'équité se poserait alors.

Ce point a été relevé par les économistes Patrick Artus, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans le rapport qu'ils ont rédigé pour le Conseil d'Analyse Economique en août dernier, intitulé Temps de travail, revenu et emploi. Ils montrent que la défiscalisation des heures supplémentaires aura des effets contrastés sur le pouvoir d'achat des salariés : d'un côté, les salariés qui font déjà des heures supplémentaires devraient en faire plus, ce qui va augmenter leur pouvoir d'achat ; mais d'un autre côté, la réforme risque de diminuer le pouvoir d'achat des salariés qui ne font pas aujourd'hui d'heures supplémentaires, ainsi que celui des inactifs et des chômeurs, puisque la défiscalisation aura nécessairement pour effet de une diminuer les recettes publiques, qui devront être compensées par la hausse d'autres formes de prélèvements obligatoires.

Pour déterminer quels seront parmi les salariés les « gagnants » et les « perdants » de la réforme, on peut s'appuyer sur un petit schéma de l'équilibre du marché du travail. Le graphique suivant montre comment le nombre d'heures supplémentaires varie en fonction de la réactivité des salariés à la rémunération des heures supplémentaires :


Les courbes noires représentent la demande de travail payés en heures supplémentaires des entreprises en fonction du salaire qu'elles ont à payer. La courbe noire en traits pleins correspond à la situation initiale (avant la défiscalisation). Lorsque qu'on défiscalise les heures supplémentaires, le coût des heures supplémentaires pour l'employeur diminue : par conséquent, la demande de travail rémunéré en heures supplémentaires va s'accroître (la courbe en traits pleins se déplace vers la courbe en pointillés), c'est-à-dire que les entreprises vont augmenter le nombre d'heures supplémentaires qu'elles demandent à leurs salariés. L'effet de cet accroissement de la demande de travail sur le nombre d'heures supplémentaires réalisées va dépendre de la pente de la courbe d'offre de travail de salariés : si l'offre de travail des salariés est très sensible au salaire (courbe bleue), l'augmentation du nombre d'heures supplémentaires (H2) sera forte ; inversement, si la réactivité des salariés est faible (courbe rouge), l'augmentation du nombre d'heures supplémentaires (H1) sera faible. Les « gagnants » de la réforme sont ceux qui vont augmenter le plus leur volume d'heures supplémentaire : ils sont représentés par la courbe bleue. les « perdants » sont ceux qui vont augmenter le moins leur volume d'heures supplémentaires : ils sont représentés par la courbe rouge.

Qui sont les salariés correspondant à l'un et l'autre cas ? Il existe un relatif un consensus sur ce point parmi les économistes. Dans cet article, Jonathan Gruber et Emmanuel Saez résument résument les principaux résultats des différentes études empiriques menées sur le sujet : la principale conclusion est que les classes moyennes sont surtout sensibles aux taux moyens et peu aux taux marginaux, alors les salariés les plus riches réagissent plus fortement aux incitations liées aux taux marginaux d’imposition. Par ailleurs, il semblerait les femmes répondent globalement bien plus que les hommes aux incitations.

La défiscalisation des heures supplémentaires ne devrait donc avoir pratiquement aucun impact sur le volume d'heures supplémentaires réalisées par les salariés des classes moyennes, c'est-à-dire la très grande majorité, et augmenter la demande d'heures supplémentaires du très haut de la distribution des salaires. Les gagnants à la réforme sont donc à chercher du côté des salariés les mieux payés, les perdants du côté des moins bien payés. On poura toujours rétorquer que la loi pourrait quand même avoir un impact positif sur la demande de travail non qualifié si on suppose qu’il existe une complémentarité entre travail très qualifié et travail moins qualifié (si une entreprise fait travailler davantage ses ingénieurs, elle aura besoin de faire travailler davantage ses ouvriers) ; s'il existe, cet effet demeurera néanmoins faible.

L'effet « anti-redistributif » de la défiscalisation des heures supplémentaires ne s'arrête pas là : dans la mesure où les cotisations retraite existent jusqu'à un plafond assez élevé de salaire et que les hauts salaires sont ceux qui devraient le plus réagir à la loi, cette exonération des heures supplémentaires, qui touche en particulier les cotisations sociales, revient en partie à une subvention publique des retraites des plus riches.

L'effet sur l'offre de travail des femmes

Les arguments passés en revue jusqu'à présent semblent indiquer que la loi TEPA aura surtout pour effet d'organiser une redistribution « à l’envers », au détriment des classes moyennes et en faveur des salariés les mieux payés, pour un bénéfice relativement faible en termes d'activité économique. On pourrait néanmoins défendre la mesure en se concentrant sur le cas des femmes : la théorie économique suggère en effet qu'une telle exonération pourrait avoir un impact positif et significatif sur leur offre de travail.

En réalité, on constate empiriquement que les incitations fiscales jouent surtout sur la décision des femmes de participer ou non au marché du travail ou sur leur décision de travailler à temps plein ou à temps partiel, mais pas tellement sur le nombre d'heures travaillées. Or la défiscalisation des heures supplémentaires ne modifiera pas l'arbitrage entre travail et inactivité, pas plus qu'elle ne modifiera l'arbitrage entre temps partiel et temps plein. On peut donc penser que cette loi n’est n'aura pas particulièrement d'impact sur l'offre de travail des femmes.

Au total, l'analyse économique suggère que la loi TEPA n'a rien de la potion magique dont certains semblent rêver et que le « travailler plus » des uns risque surtout de se traduire par le « gagner moins » des autres.
_Clement_

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mardi 11 décembre 2007

Les Gaulois sont-ils plus productifs que les autres ?


Cocorico ! Dans un accès de gallophilie remarqué par Olivier Bouba-Olga (mais contesté par quelques rabat-joie), Paul Krugman s’appuyait il y a quelques mois sur l’exemple gaulois pour pourfendre le mythe d’une Europe moins productive que les Etats-Unis. Pour étayer sa thèse, l’économiste américain rappelait que la productivité du travail en France (égale à la production divisée par le nombre d’heures travaillées) était supérieure à celle de nos voisins d’outre-Atlantique et réfutait l’argument selon lequel cet écart serait la conséquence d’un taux de chômage plus élevé et d’une durée du travail moyenne plus faible dans notre pays. Oncle Sam-le-glandu aurait-il donc du souci à se faire face à l’irrésistible ascension de Vercingétorix-le-productif ? On aimerait tellement le croire… mais soyons prudents... car avant de fourbir nos armes, d’avaler une bonne rasade de potion magique et d’entonner fièrement l’hymne de la victoire, on serait bien avisé d’aller faire un petit tour du côté des chiffres. On ne sait jamais quelles surprises ces coquins-là peuvent nous réserver…

I/ Une productivité apparente du travail à faire pâlir ?

A première vue, la comparaison de la productivité horaire du travail en Gaule avec celle des autres pays de l’OCDE est plutôt flatteuse, puisque notre ardeur légendaire nous place au sommet de la hiérarchie des pays les plus productifs :


Ce graphique fait apparaître que notre productivité horaire, supérieure de 13% à celle des Etats-Unis (qui servent de point de comparaison), n’était dépassée en 2002 que par celle des valeureux Norvégiens (125) et se situait très au-dessus de celle des perfides Bretons (78). Certes, mais en confrontant ainsi les niveaux de productivité entre pays, ne commet-on pas un abus de langage ? Compare-t-on réellement des choses comparables ?

II/ Oui, mais… la légende d’Ocedeus

Une légende tirée de notre tradition nationale permet d’en douter.

En des temps reculés, quelque part dans la forêt d’Ocedeus, une assemblée de druides gaulois décida de lancer un grand concours : le village « le plus productif de Gaule » se verrait récompensé par la remise du fameux bouclier de Brennus. Au terme de longues péripéties (que je vous épargnerai par charité), deux villages parvinrent en finale : à ma gauche, Malthusianus, où la coutume locale interdisaient aux habitants incapables de produire plus d’un menhir par an de travailler, ce qui revenait à exclure les jeunes et les anciens des carrières du village (leur productivité individuelle étant justement égale à un menhir par an) ; à ma droite, Darwinianus, où toute la population, conduite d’une main de fer par l’impitoyable Stakhanovix, était contrainte aux travaux forcés, du berceau jusqu’à la tombe. Chacun de ces villages était peuplé de 100 habitants. A l’issue d’une année de dur labeur, le village de Darwinianus parvint à faire sortir 400 menhirs de ses carrières, dont 100 produits à la sueur de leur front par les 50 jeunes et vieux du village (qui représentaient la moitié des habitants). De son côté, le village de Malthusianus amena 250 menhirs à l’assemblée des druides, en signalant au jury qu’ils avaient été produits par les seuls membres du village autorisés à travailler (soit 50 individus en tout). A l’issue d’une longue délibération, les druides décidèrent d’attribuer le bouclier de Brénus aux Malthusiens, en justifiant ainsi leur décision : « la productivité du travail des Malthusiens s’élevant à 250/50 = 5 menhir/travailleur contre 400/100 = 4 menhir/travailleur pour les Darwiniens, l’assemblée des druides déclare Malthusianus village le plus productif de Gaule ! ».

Criant à l’injustice, les économistes darwiniens contestèrent le verdict des druides, en faisant valoir que pris individuellement, les Darwiniens étaient tous plus productifs que les Malthusiens : la productivité des jeunes et vieux de Darwinianus s’élevait en effet à 2 menhirs/travailleur (100/50) contre une productivité potentielle de 1 menhir/habitant chez les jeunes et vieux de Malthusianus ; la productivité des individus d’âge mur atteignait quant à elle 6 menhir/habitant (300/50) chez les Darwiniens contre 5 menhirs/habitant (250/50) chez les Malthusiens. A l’appui de leur réclamation, les Darwiniens demandèrent à leurs meilleurs économètres de produire le tableau suivant, afin de faire apparaître clairement que leur productivité structurelle était supérieure à celle de leurs adversaires malthusiens, quand bien même leur productivité apparente était inférieure :


Ce louable effort n’eut pas l’effet escompté : instruits par le barde Attalix de l’incompétence des économistes darwiniens et n’étant eux-mêmes guère versés dans l’occultisme économétrique, les druides gaulois traitèrent cette requête avec le plus grand mépris et confirmèrent leur décision souveraine. Il n’en fallut pas plus pour mettre le feu aux poudres et déclencher une interminable guerre civile…

Cette petite fable montre les limites d’une comparaison naïve de la productivité apparente du travail entre différents pays. Qu’un pays ait une productivité apparente du travail plus élevée qu’un autre ne signifie nullement qu’un individu pris au hasard dans ce pays soit plus productif en moyenne qu’un individu pris au hasard dans un autre pays : techniquement, la moyenne d’une distribution tronquée est différente de la moyenne de l’ensemble de la distribution. Dans l’exemple qui précède, les Darwiniens sont réellement plus productifs que les Malthusiens pris globalement ; la raison pour laquelle la productivité des seconds apparaît supérieure à celle des premiers est que la fraction la moins productive des Malthusiens ne travaille pas, ce qui tend à « gonfler » artificiellement leurs statistiques.

Or, que nous apprennent les statistiques gauloises à ce sujet ? Eh bien, qu’il y a de bonnes raisons de penser que certaines caractéristiques de notre marché du travail pourraient expliquer une légère surévaluation de nos performances productives…

Ces caractéristiques sont au nombre de deux, ainsi qu’on peut le voir sur le tableau suivant :


1/ Ce que ces statistiques font d’abord apparaître, c’est que notre taux d’emploi (égal à la population en emploi rapportée à la population totale) se situe en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE : en 2002, seuls 62,2% des Français âgés de 15 à 64 ans occupaient un emploi, contre 71,9% aux Etats-Unis, 72,7% au Royaume-Uni et 65,1% en moyenne pour les pays membre de l’OCDE. Cet écart de taux d’emploi est particulièrement accusé pour deux catégories de la population : les jeunes âgés de 15 à 24 ans d’une part (taux d’emploi de 24,1% contre 43,7% dans les pays de l’OCDE) et les seniors âgés de 55 à 64 ans (39,3% contre 49,4%). Plusieurs facteurs expliquent cette situation relativement atypique :
  • une durée d’études plus longue en moyenne, qui retarde l’entrée sur le marché du travail d’une grande partie des jeunes ;
  • un taux de chômage relativement élevé, particulièrement pour les 20-25 ans ;
  • enfin, un certain nombre de dispositifs légaux qui ont eu pour effet de diminuer drastiquement le taux d’emploi des seniors : abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, politiques d’incitation aux départs anticipés (dispenses de recherche d’emploi, préretraites, contribution « Delalande », etc.) ;
Certes, me direz-vous, mais en quoi cela influence-t-il notre productivité ? La réponse est simple : à l’image du village gaulois de Mathusianus, il est probable que la productivité des jeunes et des seniors qui ne sont pas en emploi soit plus faible que celle des adultes en emploi : les jeunes, parce qu’ils n’ont pas acquis l’expérience professionnelle de leurs aînés ; les seniors, en raison du phénomène de tassement de la productivité individuelle observée après 55 ans et surtout parce que ceux d’entre eux qui sont sortis de la population active, outre qu’ils étaient sans doute initialement moins productifs que ceux qui y sont restés, ont vraisemblablement subi une dégradation importante de leur capital humain en n’étant plus sur le marché du travail. Le fait que le taux de chômage des jeunes et des plus de 55 ans soit sensiblement plus élevé que la moyenne semble d’ailleurs plaider en faveur de cette hypothèse. Dans ces conditions, que se passerait-il si on augmentait le taux d’emploi de ces deux catégories de la population ? Selon toute probabilité, on assisterait à un abaissement relatif de la productivité horaire du travail, en vertu du même mécanisme que celui qui expliquait que la productivité apparente des Darwiniens était plus faible que celle des Malthusiens, quand bien même leur productivité structurelle était plus élevée.

2/ L’autre caractéristique du marché du travail français qui peut biaiser à la hausse la productivité apparente du travail est notre faible durée du travail : en 2002, la durée annuelle du travail en France était égale à 1437 heures/an contre 1739 heures/an en moyenne dans les pays de l’OCDE, en raison principalement d’une durée légale du travail plus faible qu’ailleurs (35 heures oblige). Or il ne paraît pas absurde de penser que les rendements de la durée du travail sont globalement décroissants : autrement dit, plus on travaille longtemps, et moins on est efficace. Cette idée était d’ailleurs au cœur de l’argumentation en faveur du passage aux 35 heures, la réduction du temps de travail devant permettre non seulement de réduire l’ « effet fatigue » des salariés, mais également d’accroître la durée d’utilisation des équipements afin d’optimiser la chaîne de production. Il est donc probable que si la durée du travail des français était portée au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE, la productivité horaire diminuerait sensiblement.

III/ Ouf… l’honneur est sauf, par Belenos !

Les deux remarques qui précèdent devraient nous inciter à considérer avec circonspection les comparaisons de productivité apparente du travail entre pays. Au minimum, il faudrait pouvoir corriger ces comparaisons des effets structurels liés aux différentiels de taux d’emploi et de durée du travail.

C’est à cet exercice que ce sont livrés deux économistes gaulois : dans cet article paru dans la Revue économique de l’OCDE, Renaud Bourlès et Gilbert Cette proposent une estimation des niveaux de productivité structurels de 25 pays de l’OCDE sur la période 1992-2002. Malgré les limites de l’approche adoptée (petit nombre d’observations, hypothèses simplificatrices), les auteurs se sont efforcés d’estimer le niveau de productivité horaire « structurelle » qui serait observée dans les différents pays si la durée du travail et le taux d’emploi (pour chaque catégorie d’âge) étaient les mêmes qu’aux Etats-Unis, pris comme pays de référence.

Le tableau suivant reproduit les résultats de leurs estimations :


Plusieurs enseignements peuvent être tirés de la lecture de ces résultats :
1/ Pour tous les pays, le niveau relatif (aux Etats-Unis) de la productivité horaire « structurelle » du travail est inférieur à celui de la productivité horaire « observée ». Cette différence provient du fait que la plupart des pays présentent une durée du travail et un taux d’emploi plus faible que celui des Etats-Unis.
2/ Comme on pouvait s’y attendre, la productivité structurelle relative de la France diminue sensiblement par rapport à sa productivité observée : par rapport aux Etats-Unis, elle perd 15 points, en passant de 113 à 98 (ce qui signifie que notre productivité structurelle est égale à 98% de celle des Américains). Les calculs des auteurs indiquent que les deux tiers de cette diminution sont imputables à l’écart de durée du travail, le tiers restant provenant du différentiel de taux d’emploi entre les deux pays.
3/ Néanmoins, malgré cette correction, la France continue de faire plutôt bonne figure par rapport à ses voisins européens : elle n’est dépassée que par l’Irlande et la Norvège et sa productivité structurelle reste sensiblement supérieure à celle des Anglais (77), même si l’écart de productivité entre les deux pays se réduit de 30% environ.

Au total, si l’étude de Bourlès et Cette devrait inciter plus d’un commentateur à mettre de l’eau dans sa cervoise et à ne pas conclure trop rapidement à la supériorité productive du peuple gaulois, elle montre que nos performances ne sont pas humiliantes non plus, en tout cas pas autant que certains voudraient le faire croire.

IV/ Et alors ?

Que conclure de tout cela ?

1/ D’abord, que les comparaisons naïves des productivités horaires du travail sont tout sauf un bon indicateur de la productivité réelle d’un pays.

2/ Ensuite, que ces chiffres doivent au minimum être corrigés des effets structurels liés aux écarts de durée du travail et de taux d’emploi des pays considérés.

3/ Enfin et surtout, qu’il faut s’interroger sur le sens de ces écarts. La faiblesse de notre taux d’emploi et de notre volume d’heures de travail est-elle le signe d’un dysfonctionnement du marché du travail français ou bien l’expression d’un choix de société ayant contribué à améliorer le bien-être global ? Derrière cette question en apparence anodine se situe un débat particulièrement difficile à trancher, surtout en ce qui concerne la réduction du temps de travail : d’un côté, l’adoption des 35 heures peut être vue comme une politique malthusienne qui a tari artificiellement la production de richesses en France ; mais d’un autre côté, si les 35 heures n’ont fait que traduire légalement une plus forte préférence des Français pour le loisir, leur suppression serait synonyme de perte de bien-être, notamment si les individus n’ont pas la faculté de choisir librement leur temps de travail et sont contraints de travailler plus qu’ils ne le souhaiteraient (c’est d’ailleurs l’un des arguments avancé par Krugman dans sa défense du modèle français). Pour approfondir cette question, je renvoie le lecteur aux riches échanges qu’Emmanuel de Ceteris Paribus et Alexandre d’Econoclaste avaient eu il y a trois ans sur la durée du travail, en cinq actes (I, II, III, IV et V) résumés ici pour les flemmards. Et qu’on ne vienne pas nous dire après ça que les blogueurs gaulois ne sont pas productifs, par Toutatis !
_Julien_

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vendredi 23 novembre 2007

Des grèves partout, sauf dans les statistiques ?


En cette période de grèves, un certain nombre d'articles de journaux, de blogs et même d'émissions télévisées ont tenté de remettre en perspective les journées que nous vivons en comparant le nombre de journées non travaillées en France à la fois dans le temps et dans l'espace. Et là, quelle surprise ! D'une part, les conflits du travail seraient moins nombreux en France qu'ailleurs en Europe et d'autre part, les Français auraient de moins en moins recours à la grève. Nous autres Gaulois serions moins grévistes que nos voisins et de plus en plus gagnés par la « zen attitude » ? Ça par exemple ! ça vaut bien une rasade de potion magique !

Hélas, cher lecteur ! Nous avons le regret de t'annoncer que ce paradoxe est un peu trop beau pour être vrai et qu'une petite plongée dans le monde merveilleux des statistiques des conflits du travail te convaincra aisément de son inanité...

Bien qu'initialement séduits par les attaques lancées contre le « mythe d'une France gréviste », nous avons rapidement été intrigués par certaines incohérences contenues dans l'article de François Doutriaux : ce dernier nous explique qu'il y avait environ 1,2 million de journées non travaillées en 2005 pour l'ensemble des salariés français (année très pauvre en grèves par ailleurs) ce qui, en divisant ce chiffre par la population salariée (environ 22 millions d'individus) nous donne un chiffre de 0,05 journée « grevée » par salarié et par an ; or quelques lignes plus loin, le même soutient qu'en France, le nombre de journées grevées par salarié par an ne dépasse pas... 0,03, soit un chiffre bien inférieur à la moyenne européenne (qui se situe autour de 0,04). Pour en avoir le coeur net, nous nous sommes livrés pour vous à une petite généalogie des statistiques utilisées. Autant le dire tout de suite : vous ne serez pas déçus du voyage !

CHAPITRE I : Où l'on découvre que tout le monde puise à la même source

Les chiffres cités par les blogs et les journaux renvoient tous à une seule et même source : cet article de Ian Eschstruth intitulé « La France, pays des grèves ? » et publié sur le site d'Acrimed (on notera au passage que l'intro de l'article de François Doutriaux en reprend l'incipit presque mot pour mot...), cette contribution étant elle-même la synthèse d'un mémoire devoir de M1 de sociologie rédigé par Eschstruth, disponible ici et publié là.

Le papier n'exploite pas directement de bases de données sur les grèves mais cite des travaux de recherche qui eux-mêmes renvoient à d'autres études statistiques : les sources de Erschtrut sont donc des sources secondaires et non pas des sources primaires. En allant consulter les articles cités, nous avons finalement pu mettre la main sur la seule et unique source primaire des chiffres donnés sur la France, à savoir les statistiques portant sur les conflits du travail produites par la Dares, le service d'études statistique du ministère du Travail. La généalogie des sources utilisées dans les articles sur lesquels s'appuie le travail de Ian Eschstruth est résumée dans le tableau suivant :


CHAPITRE II : Où l'on s'aperçoit qu'en se limitant à cette source très lacunaire, on risque de prendre des vessies pour des lanternes

Si nous vous disions que les chiffres utilisés dans les études précitées ne comprennent que les journées de grèves (très imparfaitement) comptabilisées par les inspecteurs du travail (dont ce n'est pas le métier), qu'ils ne prennent en compte ni les grèves dans la fonction publique (sic), ni dans le secteur agricole, ni à France Telecom, vous nous traiteriez sans doute d'aimables plaisantins ! Vous auriez tort, car la réalité est pire encore : c'est un peu comme si on cherchait à quantifier les échanges commerciaux dans le monde en oubliant d'inclure la Chine et les pays de l'OCDE...

Le tableau qui suit indique la manière dont est calculée la statistique qui fait tant parler d'elle en ce moment : 37 journées individuelles non travaillées (JINT) (1) en moyenne pour 1000 salariés en France au cours de la période 1998-2004, ce qui nous placerait par ordre décroissant de conflictualité en 11e position parmi les pays de l'Union européenne, loin derrière le Danemark ou l'Espagne (respectivement 218 et 166 JINT pour 1000 salariés). Cocorico !


Le lecteur familier des chiffres de l'emploi aura constaté avec effroi que le nombre total de journées de grèves est ici divisé par 15 millions de salariés alors que le nombre total de salariés en France est de 22 millions. Où sont donc passés les 7 millions de salariés qui manquent ? Et surtout, qui sont-ils ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est l'intégralité du secteur public hors transports qui est passée aux oubliettes, alors qu'on on a de sérieuses raisons de penser que le recours à la grève y est plus fréquent que dans le reste de l'économie (on y reviendra plus loin). Le chiffre utilisé par Eschstruth et consorts ne couvre donc que le secteur privé, ce qui est un comble lorsqu'on sait que les jours de grèves comptabilisés dans les pays avec laquelle la France est comparée incluent tous le secteur public, à l'exception du Portugal et de la Slovénie (voir ici pour plus de détails). Cette remarque s'applique à l'ensemble certains des graphiques présentés dans son article (en particulier celui qu'utilise Doutriaux). En statistique, on appelle cela un biais de sélection.

Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises ! Car il faut savoir que les données collectées par la Dares ne couvrent que la moitié environ du nombre réel de jours de grèves dans le secteur privé. Les économistes du ministère du Travail reconnaissent eux-mêmes que la nature administrative des données utilisées est responsable de cette forte sous-estimation, de la même manière que les chiffres du chômage fournis par l'Unedic sous-estiment systématiquement le nombre réel de chômeurs (au sens du BIT).

Consciente de ce problème, la Dares a récemment cherché à comparer les données administratives dont elle dispose avec les chiffres d'une enquête statistique beaucoup plus fiable : l'enquête REPONSE, qui porte sur les relations professionnelles dans les entreprises de plus de 20 salariés. Ce travail, réalisé par Delphine Brochard au mois de novembre 2003, montre que l'ampleur de la sous-évaluation des conflits du travail est considérable : en effet, sur près de 1000 établissements déclarés comme « conflictuels » (c’est-à-dire comme ayant connu au moins un arrêt de travail dans l'année) par le représentant de la direction interrogé dans le cadre de l’enquête REPONSE réalisée en 1994, 84% n’ont fait l’objet d’aucune fiche de début et de fin de conflit au cours de la période considérée. Pour la seule année 1992, le nombre de journées non travaillées estimé par l’enquête est égal à plus du double de celui livré par les chiffres officiels (1160295 contre 490500). La conclusion de l'étude est sans appel : « ce résultat permet de conclure que le nombre des arrêts de travail pour fait de grève est très largement minoré par les statistiques officielles et conséquemment l’indicateur principal que nourrit le dispositif administratif, à savoir le nombre de journées individuelles non travaillées ».

CHAPITRE III : Où l'on s'efforce de construire des données plus fiables

A partir de là, il n'y a guère d'autre option que de mettre les mains dans le cambouis statistique afin d'essayer d'y voir plus clair et de quantifier de la manière la moins imprécise possible le nombre annuel de jours non travaillés en France et son évolution dans le temps. Pour cela, nous avons mobilisé deux séries de sources statistiques :

1/ Bien qu'incomplètes (comme on l'a expliqué plus haut), les données collectées par le ministère du Travail permettent de reconstituer l'évolution du nombre de grèves dans le secteur privé et dans les entreprises nationalisées (hormis la Poste et France Télécom), sur l'ensemble de la période 1982-2005. Les statistiques sur les conflits du travail au niveau national et régional sont publiées chaque mois dans le Bulletin Mensuel de Statistiques du Travail édité par la Dares et dont nous avons consulté les exemplaires parus depuis le milieu des années 1980. Ces recueils statistiques distinguent les « conflits localisés », résultant de mots d’ordre propres à l’entreprise ou à l’établissement et les « conflits généralisés » qui peuvent affecter plusieurs établissements au niveau national, régional ou local, dans un ou plusieurs secteurs d’activités. Cette dernière catégorie, qui n'a jamais concerné qu'un nombre assez limité de conflits, a presque totalement disparu depuis la fin des années 1990. Il est à noter que les conflits à la SNCF, à la RATP, à Air France ou chez Renault sont inclus dans les statistiques du ministère du Travail, avec un trou en 1996 (les grèves à la RATP et à Air France n'ayant pas été comptabilisées cette année-là, pour une raison qui demeure obscure).

2/ Les statistiques sur les grèves dans la fonction publique d'Etat sont quant à elles publiées depuis 1982 par la Direction Générale de l'Administration et de la Fonction publique (DGAFP). Ces données comportent deux séries de lacunes : la première est l'absence d'informations concernant la fonction publique territoriale et hospitalière, qui représente la moitié environ des effectifs de la fonction publique ; la seconde lacune concerne les grèves des personnels de France Telecom et de la Poste : à l'occasion du changement de statut qui a affecté ces deux entreprises publiques au milieu des années 1990, les grèves de leurs personnels ont cessé d'être comptabilisées depuis 1996 pour France Telecom et entre 1996 et 1997 pour la Poste.

Muni de ces donnés, et en gardant à l'esprit les diverses lacunes que nous avons mentionnées, on peut tenter de répondre aux deux questions qui agitent en ce moment la presse et la blogosphère gauloises : 1/ Y a-t-il plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs ? 2/ Y a-t-il de moins en moins de grèves en France ?

CHAPITRE IV : Où l'on tente de répondre à quelques questions

1/ Y a-t-il plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs ?

On se souvient que dans la comparaison effectuée par Ian Eschstruth du nombre de journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés en Europe au cours de la période 1998-2004, les données sur la France ne couvraient que le secteur privé alors que les grèves dans le secteur public étaient comptabilisées pour la quasi totalité des autres pays.

Que se passe-t-il si l'on ajoute aux chiffres du secteur les grèves dans la fonction publique d'Etat ? La réponse est donnée dans le graphique suivant, qui rectifie le nombre de JINT pour 1000 salariés de la France et exclut les pays dont les grèves du secteur public ne sont pas comptabilisées (Portugal et Slovénie) :


Par Toutatis ! Cette simple correction suffit à faire remonter notre pays de la 11e à la 3e position dans l'échelle des conflits du travail : avec 99 JINT en moyenne pour 1000 salariés au cours de la période 1998-2004, la France est classée troisième, derrière l'Espagne et juste au-dessus de l'Italie. Et encore, ce chiffre reste fortement sous-évalué puisque, outre la non comptabilisation des grèves à France Telecom et dans la fonction publique territoriale et hospitalière, la sous-estimation structurelle du nombre de jours de grèves dans les données administratives n'est pas prise en compte. En supposant que la moitié des grèves dans le privé ne sont pas comptabilisées dans les statistiques du ministère du Travail et en ignorant les autres sources de biais, le nombre de JINT pour 1000 salariés en France serait alors de l'ordre de 137 (2).

Quelle est la portée de ce résultat ? Certains feront observer à juste titre qu'en l'absence de données standardisées à l'échelle européenne sur les conflits du travail, la validité de ce genre de comparaisons est très contestable. Au minimum, l'hétérogénéité des définitions et l'inégale qualité des sources statistiques nationales mobilisables sur le sujet devrait inciter à la plus extrême prudence en la matière. Et ils auront raison ! Le petit exercice auquel nous venons de nous livrer ne visait pas tant à déterminer avec précision la place occupée par la France dans l'échelle de la conflictualité au travail, qu'à montrer que l'utilisation de ce genre de comparaisons internationales à l'appui de la thèse selon laquelle il y aurait plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs est pour le moins douteuse.

Si les données ne nous permettent pas de dire grand chose sur la manière dont le nombre de grèves varie dans l'espace, elles apportent néanmoins des éléments de réponse intéressants à la question de l'évolution du nombre de journées non travaillées au cours des 20 dernières années.

2/ Y a-t-il de moins en moins de grèves en France ?

En utilisant les données que nous avons collectées sur le nombre de grèves dans le secteur privé et dans la fonction publique d'Etat, on peut retracer l'évolution du nombre total de journées individuelles non travaillées en France entre 1984 et 2005 :


Plusieurs enseignements peuvent être tirés de la lecture de ce graphique :
1/ D'abord, on constate que l'évolution du nombre total de JINT est très irrégulière et se caractérise par la présence de pics très marqués en 1989 (grève générale du ministère des Finances), en 1995 (contre les réformes Juppé) et en 2003 (contre la loi Fillon). On notera que ces pics sont beaucoup plus marqués que sur les séries longues téléchargeables sur le site de la Dares et que tout le monde utilise sans remarquer qu'elles sont inexploitables en l'état : en effet, ces séries longues n'intègrent ni les grèves dans la fonction publique d'Etat, ni les conflits généralisés (qui sont pourtant responsables d'une partie importante du pic de 1995) ; surtout, elles ne comptabilisent pas les grèves dans les transports à partir de 1996.
2/ On remarque ensuite que la fonction publique d'Etat compte pour une part très importante du total du nombre de journées individuelles non travaillées (50% en moyenne sur l'ensemble de la période). En oubliant de l'inclure dans les calculs, on se condamne à une mauvaise interprétation des évolutions d'ensemble des conflits du travail.
3/ Enfin, le principal enseignement de ce graphique est que contrairement à ce qu'affirment certains, on ne constate aucune baisse tendancielle du nombre de journées de grève en France au cours des 20 dernières années. A tout prendre, la courbe a plutôt un profil en « U » qu'un profil décroissant.

Certes, que le nombre de journées de grève n'ait pas diminué n'implique pas nécessairement qu'il en soit de même pour le taux de grève (c'est à dire le nombre total de journées de grèves rapportées au nombre de salariés), la seule statistique qui nous intéresse vraiment. En effet, dans la mesure où le nombre de salariés a augmenté en France entre 1982 et 2005, le nombre de journées de grève pour 1000 salariés peut très bien avoir diminué même si le nombre absolu de journées non travaillées est resté stable. En utilisant les données sur l'évolution du nombre de salariés dans les transports, le secteur privé et la fonction publique d'Etat (3), nous avons reconstitué l'évolution du nombre de journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés de 1982 à 2005 :


Ce graphique permet de constater qu'en dépit de l'accroissement du nombre de salariés entre 1982 et 2005, le taux de grève n'a pas spécialement décru pendant la même période.

Cette relative stabilité du taux de grève masque-t-elle des évolutions divergentes dans le secteur des transports, dans le secteur privé (hors transports) et dans la fonction publique d'Etat ? Pour répondre à cette question, nous avons calculé l'évolution du nombre de journées individuelles non travaillées dans ces trois secteurs entre 1984 et 2005.

Dans la fonction publique :



Dans le secteur privé hors transports :



Dans les transports :


Ce qui frappe d'abord à la lecture de ces graphiques, c'est l'importance de l'écart entre le taux de grève dans la fonction publique et le taux de grève dans le privé : de 1984 à 2005, on compte en moyenne 385 journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés dans la fonction publique d'Etat, contre seulement 54 dans le secteur privé, ce qui signifie que le recours à la grève est 7 fois plus important chez les fonctionnaires que chez les salariés du privé au cours de cette période ! Le recours à la grève dans les transports n'est quant à lui que 2,6 fois plus important que dans le secteur privé.

Enfin, ces graphiques indiquent que la relative stabilité du taux global de grève est le résultat de deux dynamiques opposées : une augmentation tendancielle du taux de grève dans les transports et la fonction publique d'Etat, contrebalancée par une légère diminution du taux de grève dans le secteur privé hors transports. Ainsi, s'il est inexact de dire qu'on fait de moins en moins grève en France, il semble bien qu'on fasse de moins en moins grève dans le secteur privé. L'interprétation d'une telle évolution n'est toutefois pas aisée : nous y reviendrons dans un prochain post.

Bon, il est tard et les métros sont bondés. Il y a des jours où on se prend à rêver que les statistiques ne soient pas le seul endroit où les grèves disparaissent d'un coup de baguette magique...

Add. : Ian Eschstruth nous a écrit pour nous signaler la publication d'un rectificatif sur le site d'Acrimed.


NOTES

(1) Les Journées individuelles non travaillées (JINT) correspondent à l'ensemble du temps de travail non effectué par les salariés impliqués dans des grèves. Exprimé en jours, cet indicateur est établi à partir du recensement des arrêts de travail effectué par l'Inspection du travail.
(2) Pour corriger les chiffres de la faible couverture des statistiques collectées par les inspecteurs du travail, nous avons utilisé les estimations réalisées par Delphine Brochard de la manière suivante : chaque année, nous avons multiplié par deux le nombre de jours non travaillés dans le privé et les transports tels que mesurés par l’Inspection du Travail et les services du Ministère de l’Equipement.
(3) Pour calculer les taux de grève d’une catégorie donnée de salariés, nous avons divisé le nombre de journées « grevées » au sein de cette catégorie par les effectifs de cette même catégorie. Un exemple : en 2005, dans le secteur de la fonction publique d’Etat y compris la Poste, on a compté 1337036 journées individuelles non travaillées ; les effectifs de la fonction publique d’Etat et de la Poste étaient alors de 2 780 000 salariés, si bien le taux de grève pour cette catégorie est de 481 journées individuelles non travaillées (JINT) pour 1000 salariés. Pour obtenir les effectifs de ces catégories, nous nous sommes servi des séries longues du site de l’INSEE sur l’emploi salarié ainsi que de cet article de Philippe Raynaud.
_Julien_ _Laurent_

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