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jeudi 29 avril 2010

Les absents ont toujours tort


La question de l'absentéisme scolaire agite à nouveau le landerneau. L'idée de supprimer les allocations familiales aux familles dont les enfants font un peu trop souvent l'école buissonnière refait surface, comme un bon vieux serpent de mer. Evidemment, il est plus facile d'agiter des chiffons rouges que de prendre le temps de réfléchir. Essayons pourtant de raisonner tranquillement: pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Pourquoi est-ce un problème? Et que peut-on bien faire pour y remédier?

Pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Cette question de l'absentéisme scolaire a reçu une attention particulière avant tout chez les économistes du développement. L'éducation est en effet la pierre angulaire du développement, et comprendre pourquoi les enfants ne vont pas à l'école alors même que l'enseignement est obligatoire et gratuit est un enjeu majeur pour les politiques éducatives des pays en voie de développement. Esther Duflo (que l'on félicite au passage) explique très bien dans le premier chapitre de son bouquin à la République des Idées les différentes raisons qui peuvent expliquer pourquoi les enfants pauvres désertent les salles de classe dans ces pays: programmes scolaires inadaptés, absentéisme des professeurs, coût d'opportunité du travail des enfants, coûts d'équipement (uniformes ou livres), etc. Dans les pays développés, la plupart de ces facteurs sont évidemment moins déterminants. Et la plus grosse partie du problème se joue sans nul doute au niveau de la relation parents/enfants.

Il y a fondamentalement deux types de raisons qui peuvent expliquer que cette relation parent/enfant ne fonctionne pas de manière optimale en termes de choix d'éducation. Le premier écueil peut provenir du fait que les parents eux-mêmes ne poussent pas les enfants à aller à l'école parce qu'ils ne perçoivent pas correctement les bénéfices du fait d'aller à l'école. Il me semble assez peu probable que ce soit l'explication principale de l'absentéisme scolaire en France, car les parents semblent percevoir assez bien les dangers de voir leurs enfants quitter l'école et traîner dans la rue. Pour autant, ce peut être une partie de l'explication, dans les pays en développement notamment. Mais dans ce cas, la politique adéquate à mettre en place est une politique d'information plutôt que de répression. Jensen a par exemple montré que les bénéfices scolaires sont clairement sous-estimé en République Dominicaine et qu'en fournissant de l'information sur les bénéfices réels, il était possible de réduire l'absentéisme chez les élèves les moins pauvres. (Cf. une fois de plus le bouquin d'E. Duflo qui évalue l'efficacité des différentes manières possibles d'informer les parents sur les bénéfices de scolariser leurs enfants.)

Le deuxième problème, qui à mon sens est le nerf de la guerre, c'est que les parents ne parviennent pas a contrôler correctement les actions de leurs enfants. C'est ce qu'on appelle communément chez les économistes un "problème d'agence" des plus classiques. Les parents ("le principal") veulent mettre leur enfant (l'agent) à l'école. Mais, premièrement, l'agent et le principal ont des objectifs divergents (l'enfant veut aller brûler des voitures parce que c'est plus marrant que d'apprendre les identités remarquables) et deuxièmement, le principal ne peut pas contrôler parfaitement les actions de l'agent (il y a asymétrie d'information, parce que l'enfant peut sécher sans que les parents s'en rendent complètement compte) et donc il y a risque d'aléa moral du point de vue de l'agent, c'est-à-dire que l'enfant va choisir un niveau de présence scolaire inférieur à celui souhaité par les parents. Les parents peuvent exercer un monitoring plus ou moins important pour tâcher de réduire cet aléa moral, mais ce monitoring est coûteux (conflits au sein du foyer, coût d'opportunité du temps passé à être derrière les enfants, etc...). Quelle est donc la meilleure solution pour atténuer ce problème d'agence?

La première solution c'est le paternalisme bien conservateur, c'est-à-dire punir les parents dont on soupçonne le monitoring de n'être pas suffisamment efficace. On peut donc à peu près tout envisager ici, et je m'étonne presque de ne pas encore avoir vu dans le programme de l'UMP des propositions telles que déchoir de leur nationalité française ces pourritures de parents polygames dont les enfants désertent les cours de recré, ou encore châtrer les pères de famille dont les enfants sèchent l'école... De manière un peu moins radicale, on peut aussi envisager de sucrer les allocations familiales aux parents dont les enfants sont trop souvent absents. L'idée de base, c'est que du fait du coût de monitoring, le niveau de contrôle choisi par les parents est socialement sous-optimal, du coup il faut forcer les parents à être plus dur avec les enfants, et pour ce faire on créé une amende qui génére une incitation pour le principal à choisir un niveau de monitoring plus élevé. Dans le monde de l'entreprise (ou un problème similaire d'agence existe entre les actionnaires (le principal) et les dirigeants (l'agent)), l'équivalent d'un tel schéma serait d'imposer une amende aux actionnaires qui n'exercent pas leur droit de vote afin de les obliger à monitorer plus directement les actions du principal. C'est pas idiot en soi. Mais dans le cas de l'absentéisme scolaire, il est peu probable que ce soit efficace. D'abord parce que ce type de mesure n'est vraiment efficace que lorsque le niveau de contrôle choisi par le principal (les parents, les actionnaires) est vraiment très inférieur au niveau optimal. C'est sans doute le cas pour les petits actionnaires, car le coût d'aller voter est bien supérieur aux bénéfices qu'une voix parmi des milliers risque d'apporter en termes de contrôle sur la politique des dirigeants. C'est je pense beaucoup moins vrai dans le cas des familles, car pour les parents, le coût de l'absentéisme scolaire est vraiment très visible, immédiat et plutôt correctement perçu par les parents. Ensuite parce que ce type de mesure n'est efficace que lorsque les problèmes de contrôle (les asymétries d'informations) sont faibles. (En gros, pour ceux que cela intéresse, ce type de mesure est optimal lorsqu'il n'y a aucun problème d'information et que donc le "rotten-kid theorem" de Becker s'applique). Par ailleurs, du point de vue de la justice sociale, ca me paraît très sous-optimal d'instituer une forme de double-peine de la sorte. S'il peut être utile de créer des incitations à augmenter le niveau de monitoring, il me semble que faire entièrement porter à ces familles (souvent pauvres) le coût de ce monitoring additionnel (et je pense que ces coûts sont potentiellement très importants, en termes de conflits au sein du foyer, etc.) est clairement moins équitable que d'instaurer une subvention aux parents qui monitorent efficacement leurs enfants.

Le deuxième type de solution, c'est de viser non plus le principal, mais l'agent, et de créer des incitations pour que les objectifs de l'agent se rapprochent de ceux du principal. Typiquement, c'est le fameux programme de la cagnotte scolaire, où l'on donne de l'argent aux enfants en fonction de leur assiduité. Ainsi les bénéfices pour l'enfant d'aller à l'école augmentent, et les objectifs des parents et des enfants convergent désormais. Ce n'est pas absurde, mais franchement comme politique publique, en termes de rapport coût/bénéfice, c'est super couteux. En effet, si 'on veut que ce types d'incitations soient efficaces, -sachant que la plupart de ces enfants perçoivent le bénéfice d'être à l'école comme quasi-nul-, les montants financiers qu'il faut verser aux enfants doivent être à la hauteur de leur outside option (le coût d'opportunité de rester à l'école, c'est-à-dire, grosso modo ce que je peux gagner dans la rue en dealant du shit). Clairement, ce ne sont pas des petits montants en jeu. Et cela pose également de vrais problèmes d'équité, puisqu'il faudrait verser logiquement ce type de primes à tous les enfants scolarisés, même ceux dont l'absentéisme est déjà minimal en l'absence d'incitations financières.

La troisième solution, à mon sens la plus efficace en termes de rapport coût/bénéfices, c'est de prendre le problème à la racine et d'agir sur les asymétries d'information en cherchant à améliorer les outils de monitoring pour en réduire les coûts et ainsi minimiser le problème d'agence. Concrètement, c'est permettre aux parents de contrôler heure par heure l'assiduité des enfants en envoyant par exemple des SMS aux parents quand les enfants ne sont pas a l'école. Il y a beaucoup à apprendre de ce point de vue des nombreuses expériences menées dans des pays comme le Brésil avec le programme Bolsa-Escola, où les municipalités ont la liberté de jouer sur les paramètres du programme fédéral. Une fois de plus, il me semble que laisser de la liberté aux collectivités locales pour expérimenter et évaluer différentes façons d'améliorer les outils de monitoring des parents est la solution pour faire émerger les meilleures pratiques. Mais évidemment, c'est politiquement moins rassembleur que de châtrer les parents polygames...

_Camille_

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jeudi 26 novembre 2009

Pourquoi paie-t-on nos impôts?


Pour financer leurs actions, les pouvoirs publics doivent lever des ressources auprès de leurs administrés: ce sont les impôts. Mais vouloir prélever un certain niveau de ressources ne suffit pas, encore faut-il que les gens paient! L'histoire des impôts est pleine d'anecdotes qui démontrent l'inventivité sans limite de l'espèce humaine en matière d'évasion fiscale. Comme disait Keynes, éviter de payer des impôts est la seule activité intellectuelle gratifiante. De l'autre côté, les pouvoirs publics n'ont pas fait preuve de moins d'inventivité pour trouver des techniques de prélèvements (plus ou moins violentes) susceptibles de limiter l'évasion fiscale. Un fait central domine pourtant l'histoire de ce petit jeu du chat et de la souris : il y a cent ans, la part des impôts dans la richesse nationale était inférieure à 10% dans tous les pays. Aujourd'hui, elle est de l'ordre de 35% dans les pays de l'OCDE, et même de 45% en France, de 50% en Suède. Pourquoi l'Etat est-il aujourd'hui capable de prélever une part 4 fois plus importante de la richesse nationale qu'il y a cent ans?

La première explication, c'est évidemment que la demande de biens publics a considérablement augmenté. C'est la fameuse loi de Wagner, qui postule que l'élasticité revenu de la demande de biens publics est supérieure à 1: lorsque mon revenu augmente de 10%, ma demande de biens publics augmente de plus de 10%. Au cours du siècle passé, la demande sociale vis-à-vis de l'intervention publique s'est considérablement élargie, et il nous paraît désormais normal de voir l'Etat intervenir dans des domaines aussi divers que la santé ou la régulation des jeux d'argent. Ce que la loi de Wagner passe sous silence toutefois, c'est la manière dont l'on finance cette demande accrue de biens publics sans se heurter au problème classique de free riding (passager clandestin en français: c'est l'idée que, un bien public étant utilisable par tout le monde (on parle de bien non exclusif), personne n'a intérêt à payer pour le financer, et qu'au contraire tout le monde va agir en passager clandestin, c'est-à-dire attendre que les autres paient). Ce que la loi de Wagner n'explique pas non plus c'est pourquoi, alors que les revenus ont continué de croître dans les pays riches au cours des 20 dernières années, la part des prélèvements dans la richesse nationale s'est, elle, globalement arrêtée de croître (cf. graphique 1).

La seconde explication régulièrement avancée, nous la devons à Baumol, qui s'intéresse non pas à la demande, mais à l'offre de biens publics. L'idée est que la productivité augmente plus vite dans le secteur privé que dans le secteur public, car les activités du secteur public sont plus tournées vers les services, et par nature moins intensives en capital et plus intensives en travail. Le résultat est donc que la part des dépenses publiques dans la richesse nationale augmente nécessairement au cours du temps. Sur l'évolution comparée de la productivité dans le secteur public et privé, j'avoue ne pas être familier de la littérature empirique sur le sujet, mais je doute que les hypothèses de Baumol aient jamais réussies à être solidement étayées. Par ailleurs, le même problème se pose pour expliquer pourquoi les gains de productivité très importants dans les pays de l'OCDE dans les années 50 à 75 ne se sont pas traduits par une augmentation encore plus brutale de la part des dépenses publiques dans le PIB.


D'autres explications insistent plus spécifiquement sur la dimension historique du problème. Peacock and Wiseman (1961) défendent une théorie fondée sur des "effets de cliquets": les prélèvements publics font face à des chocs historiques (guerres, etc.), après lesquels ils ne retrouvent jamais leur niveau antérieur, car les chocs affectent durablement les normes sociales concernant le niveau désirable de prélèvements publics. Lorsque l'on regarde le graphique 1, cette théorie paraît assez séduisante, en particulier pour le cas de la Grande Bretagne, où le niveau de prélèvement a augmenté deux fois, par paliers, à la suite de chacune des deux guerres mondiales. Mais comment expliquer, si l'on croit à cette théorie, que la part des prélèvements soit restée si stable (et si faible) tout au long du 19ème siècle, alors que les guerres et autres révolutions susceptibles de créer des chocs temporaires sur la dépense publique n'ont pas été moins nombreuses. Et comment expliquer que la Suède, dont l'implication dans chacune des guerres mondiales a été bien plus faible que celle de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, a pourtant connu une croissance soutenue de la part des prélèvements dans le PIB semblable à celle de ces deux pays? Mentionnons enfin les théories du type économie politique, à la Acemoglu & Robinson, qui insistent sur l'importance des équilibres politiques et de la part dévolue aux classes moyennes et populaires dans la Constitution pour expliquer la part croissante des politiques redistributives.

Aussi intéressantes soient-elles, ce que ces théories passent sous silence, fondamentalement, c'est qu'il existe d'importantes contraintes qui pèsent sur la capacité qu'ont les pouvoirs publics à observer et prélever les ressources des individus. Et il y a un monde entre vouloir prélever des ressources, et être effectivement capable de les prélever: des Bagaudes du Bas-Empire, aux Jacqueries de l'Ancien Régime, les exemples de gouvernement se heurtant à des révoltes fiscales ne manquent pas. Et à lire la très intéressante Histoire de l'impôt de Gabriel Ardant, on a l'impression que le ressort de l'histoire fiscale n'est rien d'autre que cela: des gouvernements qui butent sans arrêt sur l'impossibilité de prélever des ressources plus abondantes, qui se heurtent de façon récurrente aux limites de leur capacité de contrainte fiscale.

Or que nous disent les économistes sur ce petit jeu-là. Le modèle standard, que l'on doit à Allingham et Sandmo (1971) se fonde sur l'idée simple que les individus sont rationnels, et détiennent de l'information, qui n'est pas directement observable par les pouvoirs publics, sur le niveau réel de leurs ressources. En contrepartie, les pouvoirs publics ont une capacité de contrainte: ils peuvent contrôler les individus et les forcer à payer une amende en cas de fraude. Ce que nous dit ce modèle simple, c'est que les individus ont intérêt à tricher jusqu'à ce que le bénéfice marginal de la fraude soit égal au bénéfice marginal de ne pas tricher. Et le bénéfice marginal de la fraude est 1 euro supplémentaire en cas d'absence d'audit, et 1 euro moins l'amende en cas d'audit. Donc tout dépend évidemment de l'importance de l'amende et de la probabilité d'être découvert, comme dans les modèles Beckeriens de criminalité.

Ce petit modèle permet-il d'expliquer pourquoi les pouvoirs publics sont aujourd'hui capables de prélever une part de la richesse nationale quatre fois plus importante qu'il y a cent ans? Pas franchement! Car pour cela, il faudrait que les taux de contrôle fiscal aient augmenté drastiquement. Or c'est plutôt l'inverse qui s'est produit: il semble que le coût administratif de prélèvement des impôts en pourcentage du montant prélevé ait plutôt baissé depuis le siècle dernier. Slemrod, dans une revue de littérature faisait justement remarquer que si l'on prenait le modèle d'Allingham et Sandmo à la lettre, étant donné les taux d'audits, le taux actuel de fraude fiscale est absurdement faible dans les pays développés! Quant aux amendes, il ne semble pas qu'elles aient considérablement augmenté non plus. Pour parvenir à réconcilier la théorie avec les faits, il faudrait donc ajouter des aspects non-standards dans la manière dont les individus se comportent vis-à-vis de l'administration fiscale, de type altruisme (les individus font naturellement preuve de respect vis-à-vis des injonctions de l'administration fiscale), erreurs de perception sur la probabilité d'être contrôlés, etc. Ces aspects non-standards sont sans doute tout à fait importants et réels. Ils peinent toutefois à expliquer la révolution fiscale du vingtième siècle. Car on comprend mal pourquoi les individus seraient aujourd'hui quatre fois plus enclins à respecter les demandes de leur administration fiscale qu'il y a cent ans.

Et si la solution était en fait beaucoup plus simple? C'est ce que suggèrent deux papiers récents signés Emmanuel Saez et le gang de Danois (Henrik Kleven et Claus Kreiner). Leur réponse: le salariat. Au cours du premier vingtième siècle, la part de la population salariée a explosé dans tous les pays développés. Or que permet le salariat? D'observer le revenu des individus, qui est désormais stipulé dans un contrat de travail. Le premier des deux papiers généralise cette idée simple. Un petit modèle théorique montre que la naissance des entreprises modernes, avec de nombreux salariés et poursuivant des tâches de production complexes nécessitant de garder des comptes de toutes leurs opérations, limite de manière importante les possibilités de fraude fiscale collusive au sein de l'entreprise. Cela ne veut pas dire que toute fraude fiscale disparaît. Mais qu'elle est largement limitée par rapport au cas du paysan qui peut simplement cacher son grain chez le voisin. Avec le salariat naît aussi la possibilité de double-déclaration des salaires: les administrations fiscales peuvent contrôler les déclarations des individus au travers des informations qui leur sont transmises directement par les entreprises. Plus besoin donc de faire donner la troupe pour aller lever la capitation! Avec le salariat naît un outil d'observation et de contrôle des ressources absolument redoutable pour le pouvoir fiscal. Le second papier, qui se fonde sur une expérience contrôlée auprès de l'administration fiscale danoise démontre justement que la fraude fiscale est très limitée, pour les revenus soumis à double déclaration comme les salaires, et ce en dépit de taux d'audits faibles, tandis que les revenus déclarés individuellement (comme les revenus d'activité non-salariées) révèlent des taux de fraude beaucoup plus importants. Evidemment, cela ne veut pas dire que la fraude disparaît, même parmi les salariés. Certains salariés peuvent toujours s'engager dans des stratégies d'évasion fiscale complexes, mais leurs coûts sont nécessairement beaucoup plus élevés.

La naissance de l'entreprise moderne et la généralisation du salariat ont donc été de puissants outils de la transformation du pouvoir fiscal au cours du 20ème siècle. Lorsque 80% de la population exerce une activité dont les revenus sont facilement observables par la puissance publique, la question du prélèvement fiscal change fondamentalement de nature, et c'est ce qui permet la naissance de l'Etat moderne tel que nous le connaissons. On notera d'ailleurs que les salaires ne sont pas nécessairement la seule base fiscale dont l'observation est facilitée par le développement de la comptabilité moderne au sein des entreprises: les ventes peuvent être également mieux observées et l'ingéniosité de la Taxe sur le Valeur Ajoutée est justement d'avoir créé un système implicite de double déclaration (par l'entreprise vendeuse qui paie la taxe et par l'acheteur qui déduit de la TVA de ses consommations intermédiaires) qui a considérablement réduit les opportunités d'évasion fiscale. C'est ce qui explique pourquoi la majeure partie des recettes fiscales des Etats modernes provient désormais de ces deux types de taxes (impôts sur les revenus et taxe sur la valeur ajoutée).
_Camille_

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mardi 28 avril 2009

La médaille d'or de la gentillesse


Une très bonne nouvelle est venue vendredi de l’American Economic Association : la John Bates Clark Medal a été décernée à Emmanuel Saez. Cette médaille, aussi prestigieuse que le Prix Nobel, et un peu comme la médaille Fields en mathématiques, récompense une fois tous les 2 ans, le meilleur économiste de moins de 40 ans, ayant contribué de manière décisive par ses travaux à l’avancée du savoir dans le domaine de l’économie. Ecopublix félicite évidemment très chaleureusement l’impétrant. A travers lui, c’est aussi une belle reconnaissance faite aux innovations décisives opérées dans le domaine de l’économie publique depuis une dizaine d’années. Comme Emmanuel n’est par ailleurs pas complètement inconnu à la plupart des membres d’Ecopublix, il nous est apparu qu’un post un petit peu plus personnel serait bienvenu. Pour ceux qui voudraient se contenter d’un aperçu de ses travaux, vous pouvez trouver sur le site de l’AEA une bio bien ficelée.

Commençons bien sûr par l’essentiel : ses travaux. Emmanuel Saez est essentiellement connu du grand public pour son importante contribution à l’analyse de l’évolution des inégalités aux Etats-Unis et dans le monde dans le très long terme, qui a donné lieu à un certain nombre de publications avec son compère Thomas Piketty qui était son prof au MIT pour la petite histoire. (Vous trouverez tous ces papiers sur la page de Saez). Ces travaux, reposant sur l’utilisation de statistiques inédites de l’administration fiscale et de la sécurité sociale, ont permis de mettre en lumière des aspects de l’évolution de la structure des revenus qui sont désormais passés dans le savoir commun, mais qui étaient avant ces travaux, largement incompris. En particulier, Piketty & Saez ont montré que les inégalités de revenus se sont considérablement accrues aux Etats-Unis depuis le début des années 80 ; que ceci est dû à la croissance extrêmement rapide des revenus d’une petite fraction de ménages (1%) dans le haut de la distribution des revenus, et que ces revenus sont essentiellement des revenus d’activité. En outre, ils ont documenté la forte baisse de la progressivité du système fiscal américain depuis une trentaine d’année, et de manière plus iconoclaste encore, Emmanuel Saez (avec W. Kopczuk) a montré que la mobilité des individus au sein de la pyramide des revenus aux Etats-Unis avait été incroyablement stable au cours du 20ème siècle et sensiblement plus faible que ce que l’on avait l’habitude de penser, écornant au passage le stéréotype des Etats-Unis « Land of Opportunity ». L’ensemble de ces contributions a considérablement alimenté le débat public aux Etats-Unis, notamment durant la campagne présidentielle et il va sans dire que ce sont des études d’une importance capitale pour notre compréhension de l’économie et des inégalités. Pour autant, ce ne sont sans doute pas ces travaux qui lui ont valu sa médaille.

Si Emmanuel Saez s’est vu distingué par la communauté scientifique avec cette Bates Clark Medal, c’est surtout parce qu’il a fait sensiblement bouger la frontière de l’économie publique dans au moins deux importantes directions.

Tout d’abord, il a contribué de manière substantielle à penser l’articulation entre les résultats théoriques et les résultats positifs tirés de l’évaluation empirique des effets des politiques publiques. Pour arriver à faire ce pont, il faut tout d’abord maîtriser parfaitement les deux bouts de la chaîne. Et il faut bien reconnaître qu’il possède ce talent de jongler entre l’écriture de papiers de qualité dans le domaine théorique (sur la taxation optimale des revenus de l’épargne, sur la taxation optimale des conjoints, sur les incitations fiscales à la fourniture de biens publics, sur le salaire minimum …) et des études empiriques sophistiquées du point de vue de ce que les économètres appellent l’identification, c’est-à-dire la manière d’isoler et de faire apparaître le lien de causalité existant entre deux variables. Ces papiers sur l’effet de la taxation des dividendes sur la distribution des dividendes (avec R. Chetty), ou encore sur l’incidence des cotisations sociales à partir d’une réforme en Grèce (à venir) n’ont rien à envier aux meilleurs travaux d’Angrist ou de Card.

Mais ce qui intéresse Saez, c’est vraiment le lien entre ces deux mondes de la théorie et de l’empirique, car sa vision de l’économie publique est fermement ancrée dans l’idée que les économistes doivent être capables de produire des recommandations utiles et pratiques de politiques à mettre en œuvre. Pour comprendre cela, partons d’un des domaines dans lesquels les travaux de Saez ont eu le plus de portée : la taxation des revenus. La question de la taxation des revenus pour le gouvernement, c’est un choix complexe impliquant un niveau de taxe à lever, et un barème (un ensemble de taux applicables à différents niveaux de revenus). La manière dont sont fixés les différents taux du barème agit sur les comportements des individus. Intuitivement, plus les taux sont élevés, plus le revenu net qu’un individu tire de son travail diminue, réduisant l’offre de travail. Mais dans le même temps, le gouvernement a un objectif redistributif. Il veut redistribuer des plus riches vers les moins riches, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement souhaite fixer des taux croissants en fonction du revenu. Comment fixer alors le barème pour tenir compte de ces différents objectifs? Si le modèle de Mirrlees (1971) offrait déjà les bases du raisonnement permettant de penser cet arbitrage, la dérivation du barème optimal posait de nombreux problèmes. Et là arrive Emmanuel Saez (à l’époque il termine tout juste son PhD au MIT), qui montre à la fois une manière simple de dériver le barème et identifie les paramètres décisifs pour simuler proprement ledit barème.
Cette série de papiers (là, et là)est importante pour l’économie publique non seulement pour ses résultats (l’idée notamment que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu est à l’optimum croissant jusqu’à un niveau très elévé de rémunération compte tenu de la forme de la distribution des revenus même avec une élasticité relativement forte de l’offre de travail), mais surtout importante du point de vue de la méthode : elle montre comment faire marcher la théorie sur ses deux pieds, c’est-à-dire produire des modèles qui s’appuient sur des paramètres qui sont proprement identifiables empiriquement, et que l’on peut ensuite réinjecter dans le modèle pour générer des recommandations utiles.

La deuxième direction importante dans laquelle Emmanuel Saez a engagé l’économie publique est celle de l’incorporation des leçons de la « behavioral economics ». C’est un domaine bien sûr dans lequel il n’est pas seul (des économistes comme Bernheim, Gruber ou Diamond sont aussi très sensibles à ce genre de problématiques). Mais c’est une percée majeure pour l’économie publique qui y renouvelle profondément sa boîte à outils. Concrètement, la « behavioral economics » s’intéresse à tous les comportements économiques non-standard ou non conformes à la représentation économique habituelle des préférences et des choix. Ces comportements incluent l’incohérence temporelle (avoir des préférences qui changent au cours du temps), les erreurs, la myopie (le fait d’accorder une attention trop importante au présent comme dans le cas d’actualisation quasi-hyperbolique), l’addiction, etc. Ces comportements sont traditionnellement ignorés de modèles classiques d’économie publique. Ce que montrent les travaux de Saez c’est que ces comportements non standard jouent de manière cruciale sur les politiques publiques optimales à mettre en place. Un exemple simple : si les programmes d’impôt négatif visant à favoriser l’offre de travail des personnes à bas-revenus sont peu efficaces, c’est sans doute aussi et avant tout du fait de la très mauvaise information véhiculée par les pouvoirs publics sur la forme des incitations procurées par ces barèmes complexes. Avec R. Chetty, ils ont ainsi mené une expérience contrôlée chez un grand « tax preparer » américain (une entreprise spécialisée dans l’aide à la préparation des déclarations d’impôts) : le groupe de traitement reçoit une information précise expliquant le fonctionnement de l’EITC (la prime pour l’emploi à l’américaine) tandis que le groupe de contrôle ne reçoit aucun complément d’information. Le résultat : les personnes ayant reçu le complément d’information sont plus nombreuses à optimiser leur comportement de manière à maximiser leur EITC l’année suivante. Cela peut paraître trivial aux yeux de beaucoup, mais cela change fondamentalement l’approche des politiques publiques : un programme d’information peut avoir des effets bien plus efficaces que l’accroissement des sommes versées pour l’impôt négatif.

Mais ce qui fait vraiment d’Emmanuel Saez un chercheur pas comme les autres, ce que rappelait Steve Levitt pas plus tard qu’hier, c’est qu’en dépit d’être un esprit brillant, Emmanuel Saez est un trésor d’humilité et de gentillesse. Il a accepté la lourde tâche de siéger au comité de thèse de quelques membres d’Ecopublix, a même soutenu la publication de leurs premiers papiers en tant qu’éditeur du Journal of Public Economics. A d’autres, il a pris le temps d’apprendre les rudiments du surf, étant lui-même, petit basque immigré en Californie, un surfeur émérite qui passe tous ses vendredis à Santa Cruz. La petite histoire veut que vendredi dernier, alors que le Chairman du département d’économie de Berkeley courait dans tous les couloirs en criant de joie pour annoncer la nouvelle, Emmanuel, sans se douter de rien, était, bienheureux, sur sa planche en train de regarder la vague de Pleasure Point…

_Camille_

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mardi 21 avril 2009

Taxer les riches ? Oui...mais pourquoi ?


Petit mot pour ceux qui n’auraient pas suivi, sur le site de The Economist, la semaine dernière, ce débat intéressant autour de T. Piketty et C. Edwards, sur la proposition d’augmenter les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu en Europe à 80% au-dessus d’un million d’euros. Le public de la Tax Academy a voté, et la proposition l’a emporté à peu de choses près. Très bien, et ensuite …?


On pourrait bien sûr en profiter pour lancer un jeu pour étudiants en licence d’Economie Publique du type : qu’est-ce que ce vote nous apprend sur la distribution des revenus au sein du lectorat de The Economist ? Ou encore prendre le temps de détailler et de mieux expliquer l’ensemble des arguments avancés sur le forum par les uns et les autres tout au long de la semaine, tant cette question nous paraît importante et traitée avec beaucoup de désinvolture dans le débat public français actuellement.

La contribution de W. Kopczuk offre toutefois une bonne première synthèse des différents arguments présents dans la littérature actuelle dite de taxation optimale. Cette littérature, qui s’est développée depuis une trentaine d’années suite à la contribution décisive de Mirrlees, prix Nobel d’Economie, a l’avantage et la beauté d’offrir une vision intégrée des problèmes de taxation en modélisant explicitement l’arbitrage entre équité et efficacité. D’un côté on spécifie une fonction de choix social, qui permet de donner plus ou moins de poids dans la décision aux différents individus selon leur niveau de revenu, et de l’autre on modélise les décisions des individus de travailler plus ou moins selon le niveau d’imposition.

Ce cadre théorique, qui peut paraître trivial à première vue, est un petit bijou en vérité car il est l’un des premiers à avoir permis de synthétiser les contributions essentielles de tout un tas de champs de la recherche en public finance, dont, entre autres, l’analyse du bien-être, l’économie normative, la littérature sur les asymétries d’information (car le gouvernement ne peut jamais observer quel est votre niveau de productivité, auquel cas il serait optimal pour lui de taxer directement en le niveau de productivité de chacun…). A partir de ce modèle se sont également développés un grand nombre de travaux empiriques permettant de calibrer le type d’impôt sur le revenu optimal en fonction des réactions réelles des individus aux variations de l’impôt sur le revenu. C’est entre autre cette littérature que Kopczuk résume dans son intervention. Il y explique notamment que, si du côté redistribution, le débat est avant tout une question de niveau de préférence pour la redistribution, du côté efficacité, les évidences empiriques sont extrêmement partagées sur la perte sèche (i.e. la perte de ressources totales pour l’ensemble de la communauté, et ceci indépendamment de la manière dont cette perte est répartie entre les individus) liée à la taxation des hauts revenus, du fait de la superposition de trois réponses différentes : une réponse liée à la mobilité, l’évasion fiscale et/ou l’optimisation fiscale, une réponse liée à des transferts de ressources dans le temps ou entre différentes bases d’imposition, et une réponse sur les comportements d’offre de travail.

Aussi intéressante que soit cette littérature, il me semble que dans le débat qui nous occupe, (faut-il, oui ou non taxer les riches à 80% au-dessus d’un certain niveau de revenu, niveau suffisamment élevé pour ne servir que de plafond de verre), les leçons des travaux de taxation optimale sont insuffisantes. Et ce pour une raison simple : toute cette littérature ne peut pas penser que la fixation initiale des rémunérations puisse être inefficace. L’arbitrage fondamental en taxation optimale est uniquement entre redistribution et incitations au travail, sous l’hypothèse centrale que la fixation des salaires sur le marché du travail est au niveau de la productivité marginale. Ce qui veut dire que taxer les patrons est un choix entre réduire les inégalités ou augmenter l’offre de travail des patrons. Que cet arbitrage existe, nul ne le nie. Mais tel que je le conçois, et tel que je crois comprendre le type d’idées que Piketty a en tête en formulant sa proposition, l’idée est plus profonde. L’argument, c’est que c’est bien la fixation des rémunérations des patrons qui n’est pas optimale.

Une fois de plus, ce n’est pas une idée neuve. Une vaste littérature, centrée sur les problèmes de corporate governance, a tenté d’expliquer et de mesurer en quoi la rémunération des PDG pouvait s’éloigner de leur productivité marginale. C’est une littérature passionnante, et j’espère avoir l’occasion d’y revenir très bientôt. Mais c’est aussi une littérature sans résultat fortement consensuel pour le moment. Non que la plupart des économistes contestent que les salaires des PDG puissent être différents de leur productivité marginale, mais plutôt du fait que les mécanismes par lesquels se fixent ces rémunérations reste très débattus. Or on peut regretter que le débat de The Economist n’ait pas plus été présenté en ces termes, car cela aurait permis de mieux en comprendre les enjeux.

En effet, lorsque Piketty avance l’idée de taxer à 80% les salaires au-dessus d’1 million d’euros, ce qu’il a en tête c’est que cela réduise l’inefficacité dans la fixation des revenus primaires, en rapprochant la rémunération des patrons de leur productivité marginale et en ramenant le comportement du patron vers son comportement optimal c’est-à-dire celui de maximisation de la valeur de la firme. Mais prenons un modèle simplissime d’inefficacité dans la fixation des rémunérations : les actionnaires n’exercent aucun contrôle effectif sur le PDG, qui peut fixer librement sa rémunération, en puisant sans coût dans les ressources de la firme. Dans cet exemple simple, la taxation n’a pas de raison de réduire intrinsèquement l’inefficacité, sauf à supposer que les coûts pour le PDG de puiser dans les ressources n’est pas de second ordre. A contrario, la fixation de règles plus strictes de contrôle par les actionnaires des modes de fixation de rémunération pourrait évidemment jouer à la racine de l’inefficacité. La difficulté, c’est qu’il existe très peu de travaux empiriques démontrant l’efficacité de telle ou telle piste de réforme des règles de gouvernance, en particulier du fait de la difficulté d’identifier proprement l’effet causal de telle ou telle règle particulière. C’est un sujet extrêmement complexe, et sur lequel je risque de m’ étendre dans quelques posts à venir.

Donc taxer peut paraître une bonne solution de court terme, en l’absence d’évidence plus précise. Mais on souhaiterait quand même montrer en quoi l’impôt est un instrument plus adéquat que les autres, et en particulier plus efficace que la fixation de règles intelligentes pour améliorer la qualité plus que moyenne de la gouvernance d’entreprise en France.. En tous les cas, on peut simplement regretter que ce type de questions n’ait pas vraiment été débattue.
_Camille_

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lundi 19 janvier 2009

L'art de la relance


Le débat économique chez nos amis américains prend un peu des tournures de gigantesque concours Lépine depuis que le president-elect B. H. Obama a fait appel à toutes les bonnes volontés pour définir son plan de relance budgétaire. Cela a un petit côté démocratie participative qui n’est pas déplaisant. Le NY Times s’est donc lancé dans la bataille, en proposant à un panel d’économistes renommés de donner leurs meilleures recettes : burritos à l’Earned Income Tax Credit et carpaccio d’assurance sociale, tout y passe.

Plus sérieusement, ces contributions, même assez générales dans leur niveau de détail, sont extrêmement intéressantes car elles dévoilent les importantes avancées et les limites de la recherche en économie publique. En effet, une fois que tout le monde s’est bien accordé sur l’idée qu’un stimulus budgétaire (fiscal stimulus en anglais, qui ne veut pas dire que tout passe nécessairement par des réductions d’impôt, attention) était indispensable, et maintenant que les estimations sur son ampleur sont plus ou moins fixées, reste à faire la tambouille. Sur les grands principes de cette tambouille, on notera que tout le monde s’accorde. C’est essentiellement ce qu’Antoine avait déjà bien exposé : il faut que le stimulus soit timely, targeted, & temporary, c’est-à-dire arrive au bon moment (i.e. le plus vite possible désormais !), soit bien ciblé (sur les ménages les plus contraints et ayant la plus forte propension à dépenser dans le très court terme), et temporaire.

Ensuite, et c’est le cœur du sujet, se pose la question des outils : quels sont les moyens de faire passer ce stimulus le plus vite possible, sur les bons ménages, et sans distordre de manière permanente la structure des dépenses publiques.
Or c’est sans doute dans l’analyse précise des effets de toute la mécanique des transferts que l’économie publique empirique a le plus progressé ces 15 dernières années, grâce à la révolution permise conjointement par la mise à disposition de fichiers de données micro sur les bénéficiaires de tous les programmes de transferts, et la croissance exponentielle de la vitesse des processeurs pour traiter et analyser ces fichiers. Une des grandes leçons de ces 15 années de littérature empirique sur les transferts est que la mécanique administrative est déterminante, qu’une même structure de transferts nets peut avoir des effets tout à fait différents selon la gestion pratique de sa mise en œuvre. Comme toujours, le diable est dans le détail. Un exemple classique : l’impôt négatif. Au milieu des années 90, tous les pays se sont rendus compte que la structure de leur système de transferts exhibaient de très forts taux marginaux d’imposition effectifs sur les ménages à bas revenus reprenant un emploi (du fait de la perte des allocations plafonnées ou soumises à condition d’inactivité comme le RMI en France par exemple). Ces forts taux marginaux ayant un effet très désincitatif sur l’offre de travail des ménages pauvres, l’idée est venue, dans tous les pays développés, de lisser la transition vers la reprise du travail par un système de crédit d’impôt. Aux Etats-Unis l’EITC, en Grande-Bretagne le WFTC, en France la Prime pour l’Emploi. Or que nous disent toutes les études d’économie publique empirique sur ces systèmes : que les détails pratiques sont tout à fait décisifs pour l’efficacité de ces crédits d’impôt. Il peut tout aussi bien s’agir de la manière dont l’information sur le fonctionnement de ces systèmes est transmise aux bénéficiaires potentiels (comme le montre ce papier de Chetty et Saez ou celui de Saez sur les incitations à l’épargne-retraite), des restrictions sur la population éligible (les femmes seules ave enfants ayant en général une élasticité de l’offre de travail plus importante que les hommes seuls par exemple), que du mode de versement (comme le démontrent les tragiques limites de la Prime pour l’Emploi versée avec un an de retard du fait du prélèvement différé de l’impôt sur le revenu en France)…In fine donc, l’administratif compte. Et c’est pourquoi la tambouille, le ficelage concret d’un plan de relance, loin d’être une question subalterne, une vague affaire de technos, est cruciale lorsque l’on se prépare à dépenser 500 milliards de dollars.

Et lorsque on opère dans l’urgence, et qu’il est donc difficile de créer des nouveaux outils, les facteurs institutionnels comptent plus que jamais pour définir la meilleure réponse dans le très court terme, tous les pays ne disposant pas du même ensemble de transferts sur lequel jouer. Typiquement, un allègement immédiat de l’Income Tax aux Etats-Unis sera beaucoup plus efficace qu’en France dans la mesure où l’impôt est prélevé à la source : les contribuables américains vont toucher le chèque tout de suite, là où un ménage français ne toucherait la réduction d’impôt qu’en septembre 2010. A contrario, les Etats-Unis ne disposent pas d’un système de TVA comme en France ou en Grande-Bretagne, qui peut être un excellent outil de stimulation dans le court terme.

Autre élément institutionnel important pour la définition d’un plan de relance, qui ressort bien de la discussion sur le site du NY Times, concerne l’étendue du fiscal federalism, c’est-à-dire de la décentralisation des finances publiques. Aux Etats-Unis, la part des dépenses publiques à la charge des Etats par opposition à celle de l’Etat Fédéral est très importante. Or un des effets de la crise financière est d’avoir rendu très difficile le financement par la dette des Etats, là où l’Etat fédéral, lui, jouit d’une sorte d’aura magique, tout le monde s’étant réfugié vers les Treasury Bonds américains qui financent la dette publique fédérale. La conséquence, rappelée par P. Krugman, c’est que là où l’Etat fédéral dépense 500 milliards en plan de relance, la plupart des Etats s’embarquent dans des plans d’austérité qui viennent contrecarrer les effets de la dépense fédérale. Il y a donc aux Etats-Unis des aspects stratégiques très intéressants dans la répartition de la dépense publique qui expliquent qu’une grande partie du plan de relance fédérale doive se concrétiser en subventions aux différents Etats, là où la France elle est beaucoup plus libre de gérer son plan de relance à un niveau très centralisé.

On notera également la place de choix dans la plupart des contributions dédiée au renforcement de l’assurance sociale, assurance chômage et assurance santé. De fait, l’assurance sociale est un énorme stabilisateur automatique dans les pays européens, qui n’est jamais explicitement comptabilisée dans le chiffrage des plans de relance, mais qui fonctionne pourtant comme tel. Aux Etats-Unis la modestie de l’assurance sociale pour de nombreux ménages à bas revenus renforce la spirale récessioniste et explique l’attention particulière dédiée à l’élargissement de la couverture dans la plupart des idées de plan de relance : c’est une dépense utile dans le court terme et dans le long terme.

Pour terminer, on notera bien sûr le bon vieux débat Yankee entre government spending vs tax cuts. Il est intéressant toutefois de voir que les ressorts de cette antienne du débat public US « Plus d’Etat/Moins d’Etat » peuvent offrir des nuances assez subtiles, comme cette vision gentiment Néo-Jacksonienne défendue par des économistes comme Glaeser par exemple.
_Camille_

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mercredi 26 novembre 2008

Dream team, le retour !


Le President-elect Obama, (celui là même qui va casser la baraque de Kaboul a Bamako), a commencé à nommer son staff économique. Et, bonne surprise, il a décidé de s’entourer d’une dream-team dont on avait plus vu la couleur à Washington depuis longtemps, l’équipe économique en place s’apparentant à un vrai Ministere Who? Who?.

Parmi les nominations, certaines étaient attendues et commentées depuis quelques semaines, comme celle de Larry Summers au poste de top economic advisor (Head of the National Econmic Council). D’autres en revanche étaient moins prévisibles, et en particulier celle de Christina Romer comme chairman of the Council of Economic Advisors (CEA) a déclenché un peu l’euphorie au département d’économie de Berkeley.

Christina Romer et son mari David, qui sont un couple à la scène comme à la ville, ont déjà conseillé le candidat Obama durant la campagne. Mais il est certain que dans le milieu, tout le monde attendait la nomination au poste de chairman of the CEA du jeune et talentueux économiste de la Chicago Business School, Austan Goolsbee, qui a été le premier conseiller économique d’Obama et un soutien sans faille depuis 2 ans. [C'est le même Goolsbee que l'équipe de l'IFS de notre ami Antoine a cru pouvoir s'offrir il y a quelques mois de cela, sans trop de succès]. Il semblerait, d’après la fama publica, qu’Obama ait cherché désespérément à féminiser son équipe afin de rendre la photo de groupe sur le perron de la Maison-Blanche un peu moins débordante de testostérone. Quoi qu’il en soit, la nomination de Christina Romer n’est certainement pas un choix de complaisance : elle fait véritablement partie d’une ambition remarquable de la part du nouveau président de s’entourer de la clique de cerveaux la plus pointue du monde, qui n’est pas sans rappeler les premiers moments des présidences de Roosevelt ou de Reagan.

Voici donc quelques trucs à savoir sur la nouvelle maîtresse des orientations de politiques économiques de la plus grande puissance mondiale. C’est une super pointure dans le domaine académique, elle a un parcours exemplaire et une culture économique et historique vraiment impressionnante. Ses travaux, avec son mari, portent essentiellement sur les politiques budgétaires et monétaires, la Grande Dépression et les cycles économiques. C’est une personnalité peu marquée politiquement, et peu suspecte de vouloir uniquement coller au bon plaisir du Prince. Son dernier papier empirique sur les effets des politiques de relance budgétaires sur la croissance est en effet loin d’être euphorisant pour la nouvelle administration : les hausses d’impôt ont en effet d’après les époux Romer un impact macroéconomique assez néfaste indépendamment des conditions du cycle économique. Ce qui ne veut bien évidemment pas dire qu’une relance ultra-musclée n’est pas souhaitable à l’heure actuelle, lorsque l’on est en phase de récession.

La question qui reste pendante néanmoins est celle de la cohabitation entre Romer et Summers, Larry Summers étant une forte tête et réputé assez macho (il a dû quitter le poste de Président de l’université d’Harvard suite à un scandale autour de certaines déclarations qu’ils auraient faites sur les aptitudes respectives en sciences des garçons et des filles). Selon la plupart des commentateurs qui connaissent bien les deux personnalités, comme Mankiw ou Brad de Long, il ne devrait pas y avoir de gros problème, les deux se connaissant bien et Romer étant une vraie « consensus builder ». Et quoi qu’il en soit, la structure même du National Economic Council, fondé par Clinton en 1993 et donc dirigée par Summers, en fait un organe exécutif beaucoup plus puissant qui devrait lui donner un ascendant sur le Council of Economic Advisors, qui est plus une sorte de chambre de cerveaux en fusion destinés à conseiller le président de manière moins formelle.

Il faut également saluer la nomination par le nouveau président de Peter Orszag au poste de director of the White House Office of Management and Budget (sorte de super ministère du budget et de l'organisation des dépenses publiques), qui, à 47 ans, est déjà un vétéran des batailles budgétaires et de Timothy Geithner, président de la Reserve fédérale de New York, au poste de secrétaire au Trésor (le vrai ministre des Finances). Ces deux personnalités sont expérimentées et prouvent de la part d'Obama une volonté d'envisager le problème de la relance économique dans toutes ses dimensions. On voit donc se profiler à l'horizon un gros stimulus fiscal avec dans le même temps une très musclée rationalisation de la dépense publique.

Il n’en reste pas moins remarquable de voir autant de gros cerveaux autour du Président, et l’on ne peut s’empêcher de constater que le niveau moyen du conseil de politique économique du futur président est à des années-lumières de ce que l’on peut voir actuellement en France. Non seulement Romer ou Summers en connaissent plus sur l’économie qu’Henri Gaino, mais plus encore, il est frappant de voir à quel point le conseil économique du Président est organisé, encadré et formalisé. Comme le soulignait Brad de Long, de telles structures permettent de faire émerger des consensus sur la politique économique à suivre, laissant beaucoup moins de place et d’influence pour les lobbysites et les spin-doctors, ce qui ne peut que profiter à la qualité de la politique économique mise en place.
_Camille_

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jeudi 20 novembre 2008

Inégalités II: la boîte à outils du petit économiste


En tant que problème d’économie publique, les inégalités représentent avant tout une question « positive », celle de leur mesure. Avant de pouvoir tenir des discours de justice sociale, il faut pouvoir établir des constats « positifs », simples, sur la distribution des revenus, des patrimoines, des salaires, des performances scolaires ou de tout autre variable d’intérêt pour la collectivité et les politiques publiques. Et établir ces constats est en soi un exercice souvent difficile, qui donne lieu à bien des incompréhensions. Car l’inégalité, en soi, est partout. Partout, dans chaque phénomène, il y a de la dispersion, de la variance. Pour pouvoir passer intelligemment de cette dispersion à des discours sur la répartition et à des recommandations de politique publique, il faut comprendre la nature de ces « inégalités». Il ne nous semble donc pas inutile d’exposer la boîte à outils minimale requise pour comprendre et analyser l’évolution des inégalités, en nous focalisant ici pour commencer sur les inégalités de revenus.

I/ Revenus, préférences et le paysan de l’île de Ré

La première question à se poser est toujours celle de la définition de l’objet qu’on entend mesurer, ou dont on entend analyser la distribution entre les ménages. Or le revenu est par nature un élément ambivalent aux yeux des économistes, car il est fondamentalement envisagé comme le résultat d’un choix, la manifestation des préférences des individus entre travail et loisir. Le modèle microéconomique de base représente en effet le revenu comme la rémunération tirée par un individu sur le marché du travail des heures qu’il choisit de travailler plutôt que de rester à la maison jouer au poker online. Un faible revenu peut donc signaler tout bêtement une préférence importante pour le loisir. Dans la pratique, il suffirait de regarder le revenu divisé par le nombre d’heures de travail (le salaire horaire par exemple) pour contrôler cet effet. Malheureusement, cette information est rarement disponible pour l’administration fiscale, et c’est d’ailleurs sur ce constat que se fonde la plus grande partie de la littérature sur la taxation optimale des revenus depuis la contribution décisive de Mirrlees.

Plus généralement, la réalisation des revenus résulte non pas d’un seul, mais de toute une série d’arbitrages qui impliquent directement les préférences des individus, et qui de ce fait, posent problème à l’économiste, qui a comme chacun sait, le plus grand mal à se dépatouiller des préférences.

Prenons un exemple concret : le fameux « paysan de l’île de Ré ». Ce brave homme cultive des patates, dont il tire un revenu très modeste sur un terrain qu’il possède sur l’île de Ré. La valeur de son terrain s’apprécie très fortement, et le voilà qui doit désormais payer l’ISF. Le gouvernement trouve injuste qu’une personne aux si faibles revenus doive payer l’ISF, et invente donc le bouclier fiscal. Pour autant, cette personne a-t-elle vraiment de si faibles revenus, et pourquoi ? De facto, notre paysan fait le choix de ne pas vendre son terrain pour continuer à cultiver ces patates, mais il pourrait tout aussi bien vendre son terrain, et toucher des revenus très conséquents de son patrimoine placé ensuite de manière efficace. Le paysan de l’ile de Ré a donc des revenus réalisés faibles, mais des revenus potentiels élevés, qui pourraient tout à fait justifier une taxe redistributive. S’il a des revenus faibles, c’est qu’il préfère ne pas vendre son terrain.

Et c’est là le noeud du problème de redistribution pour les pouvoirs publics : comment mettre en place des transferts sociaux à partir de l’observation des seuls revenus réalisés ? Cela revient en effet à taxer implicitement des comportements sur la seule base de différences de préférences. En octroyant le bouclier fiscal, les pouvoirs publics redistribuent-il vraiment vers des ménages à bas niveau de vie, ou ne redistribuent-il pas plutôt vers des ménages ayant une préférence marquée pour les parties de croquet avec Lionel et Sylviane ?

Pour contourner cette épineuse question, l’économie publique s’appuie souvent sur la notion de « total income », ou « Haig-Simons » income, qui tente d’appréhender directement la contrainte budgétaire des individus qui détermine l’espace de leur choix. Cette contrainte budgétaire c’est en effet la consommation totale potentielle d’un individu, c’est-à-dire ce qu’il a consommé effectivement plus les variations de son patrimoine au cours de la période considérée. Si elle est théoriquement astucieuse, cette définition du revenu est difficile à mettre en œuvre dans la pratique du fait de l’absence de mesures adéquates de la consommation réalisée par les individus. Mais elle offre toutefois une bonne base pour envisager la redistribution optimale. Sur la base du « revenu total » à la Haig-Simons, le paysan de l’île de Ré fait partie des hauts revenus : il est donc justifiable de le taxer indépendamment de toute considération sur le caractère socialement bon ou néfaste de son attachement maladif à son bout de rocher !

II/ Appréhender la distribution des transferts : des revenus bruts au niveau de vie

Si l’on évacue ce problème fondamental des préférences, la mesure des revenus réalisés n’en reste pas moins compliquée. En effet, les revenus sont composés de différentes strates. Pour faire simple, on peut résumer la formation des revenus des ménages, un peu sur le modèle de la comptabilité nationale, comme le résultat de plusieurs étapes :
  • d’abord les revenus primaires, qui sont la rémunération que les facteurs de production (travail, capital) tirent avant tout transfert ou taxation. Les anglo-saxons appellent communément ces revenus primaires « market incomes », car ils résultent de la confrontation de l’offre et de la demande de travail, de l’offre et de la demande de capital. Ceci ne revient pas pour autant à dire que les facteurs institutionnels n’influent pas sur ces revenus : bien au contraire, l’existence d’un salaire minimum, ou de régulations des marchés (du travail, de l’épargne, etc) peuvent directement affecter la répartition de ces revenus primaires. Toutefois, la distribution des revenus primaires nous donne des indications importantes sur ce qui se passe avant impôts et transferts, que l’on considère comme les deux opérations à vocation directement redistributives des pouvoirs publics. Notons que le revenu primaire du travail, selon cette approche, est pour la France le salaire super-brut, c’est-à-dire incluant les cotisations sociales employeurs et salariés. Ceci provient du fait que l’incidence fiscale de ces cotisations est sur les salaires, non sur les profits.

  • Ensuite viennent les revenus nets, c’est-à-dire, net de cotisations et taxes, et lorsque l’on ajoute les transferts directs (allocations familiales, prime pour l’emploi, etc.) et indirects, on obtient les revenus disponibles. Attention, en toute logique, il faut prendre en compte pour le calcul de ce revenu disponible tous les transferts individualisables et non individualisables de l’Etat. C’est-à-dire tout ce qui dans la dépense publique financée par les prélèvements obligatoires revient aux ménages sous forme de transfert : éducation, dépense de santé prise en charge par la sécurité sociale, dépenses de l’Etat pour la sécurité nationale (armée, police), etc. La liste est longue… Ces dépenses assurées par les pouvoirs publics sont autant de dépenses que l’individu ne paie pas directement. Ce sont donc, dans sa contrainte budgétaire, des formes de revenus implicites. Ces dépenses des administrations publiques à destination des ménages sont par nature très difficiles à évaluer. Pour autant, la comptabilité nationale tente de chiffrer au niveau de l’ensemble de la population française ces dépenses. En 2007, les "transferts sociaux en nature" représentaient par exemple plus de 311 milliards d'euros, soit presque 20% du PIB. On obtient ainsi le revenu disponible moyen pour l’ensemble des ménages. Mais les choses se compliquent lorsque l’on essaie de s’intéresser à la distribution de ces dépenses entre les ménages, ce qui est pourtant indispensable pour obtenir une idée de la distribution du revenu disponible. Prenons un exemple simple : la dépense publique d’éducation supérieure. En France, l’éducation supérieure est gratuite. L’Etat transfère donc implicitement du revenu vers les ménages dont les enfants poursuivent des études supérieures. A priori, il suffirait donc de comptabiliser pour tous les ménages déclarant avoir un enfant dans le supérieur un transfert équivalent à la dépense moyenne par étudiant dans le supérieur. Mais il faudrait faire cela pour toutes les dépenses de l’Etat, et donc avoir une idée sur qui consomme toutes ces dépenses publiques, et comment. Par exemple, qui a recours aux services policiers, aux services de justice, et de quelle manière ? Bien malin qui peut répondre à ces questions. C’est pourquoi, la plupart du temps, l’analyse du revenu disponible s’en tient à la prise en compte des seuls transferts directs. N’oublions donc jamais que ceci ne tient que très imparfaitement des très gros effets redistributifs potentiels de la dépense publique dans son ensemble. Avec une dépense moyenne par enfant de 9370 euros en 2006 , un ménage touche bien plus de transfert de l’Etat du fait de la dépense d’éducation supérieure que s’il touchait la prime pour l’emploi, ou des allocations familiales moyennes.

  • Enfin, une dernière dimension importante à prendre en compte dans la formation des revenus est la taille du ménage. Pour des raisons que nous avons déjà largement explicitées ici, le fait de vivre à plusieurs génère des économies d’échelle qui sont importantes pour déterminer le niveau de vie, qui se définit comme le revenu disponible divisé par le nombre d’unités de consommation dans le ménage. La manière dont les échelles d’équivalence quantifient ces unités de consommation peut faire varier de manière importante la distribution du niveau de vie, en particulier du fait que le nombre d’individus dans le ménage peut varier entre les ménages en fonction de leur revenu disponible.
III/ Quelles données utiliser ?

Une fois ces belles définitions posées, vient le problème des données. Les données sur les revenus sont nombreuses mais hétérogènes, et ne collent souvent pas aux cadres théoriques dans lesquels on voudrait bien les faire rentrer. Il y a d’abord les données d’enquête auprès des ménages dans lesquelles le revenu est déclaré directement par l’enquêté de manière souvent assez imprécise. Les données fiscales retracent avec beaucoup plus de précision les revenus des ménages qui sont soumis à l’impôt, mais excluent les revenus et transferts exonérés d’impôt sur le revenu et sont de plus collectées par foyer fiscal et non au niveau du ménage (un couple non marié compte pour 2 foyers fiscaux par exemple), ce qui rend difficile le calcul du niveau de vie réel des individus.

Les meilleures sources sont donc celles qui combinent données d’enquête sur les ménages et données fiscales : mais elles sont difficiles à construire et difficile d'accès. Ajoutons pour terminer qu’il n’est pas inutile de prêter une attention particulière aux données ad hoc, type classement des grandes fortunes, ou des 100 sportifs les mieux payés. En effet, les hauts revenus sont souvent difficilement appréhendables et ces sources hétéroclites sont des outils intéressants à combiner avec d’autres sources plus conventionnelles. C’est par exemple ce type de données qu’utilisent avec beaucoup d’intelligence Kaplan et Rauh pour essayer d’évaluer la part des différents secteurs dans l’explosion des inégalités de revenus aux Etats-Unis. Leur conclusion est que les salaires des secteurs bancaires et financiers (« Wall Street ») sont sans doute plus importants que ceux des grands patrons d’entreprises de « Main Street » (les secteurs traditionnels) dans l’envolée des hauts revenus aux Etats-Unis. Un constat que semblaient d’ailleurs partager Roine et Waldenström qui tentent de mettre en évidence une corrélation forte entre niveau de développement financier et part des hauts revenus dans le revenu total au cours du vingtième siècle. Nous reviendrons sur tout cela…
_Camille_

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mercredi 12 mars 2008

Les inégalités (1) : pourquoi s'en préoccuper ?


Nos petits gaulois n’aiment pas beaucoup l’idée d’être inégaux : face à la potion magique, c’est une cuillère pour chacun. Au village, on a certes des statuts différents, mais chacun a le même rang face aux maudits romains. Du coup, la concorde règne et la paix civile, l’harmonie gauloise ne sont guère troublées que par quelques altercations concernant la fraîcheur du poisson. Chez les romains, c’est tout le contraire : du centurion au général, c’est tout un système d’ordre et de classement, fonction de la richesse, qui prévaut, avec les conséquences que l’on sait, chienlit, et inefficacité chronique dans la bataille face à l’irréductible village gaulois. Et si le faible niveau d’inégalité était l’une des clés de la réussite du petit village gaulois ? Et si le fait de ne pas être trop différent avait des effets positifs sur la vie en communauté ?

On le voit, l’importance de la question des inégalités pour la gestion de la chose publique gauloise est sans doute loin de se limiter à une simple question de répartition « juste ». Voici un petit aperçu thématique des raisons pour lesquelles nos druides, nos clercs et nos chefs gaulois ont tout intérêt à se préoccuper des inégalités de revenus.

I/ Les inégalités et les marchés.

Pour comprendre pourquoi certains ont plus de sesterces que leurs voisins, il faut d’abord savoir d’où viennent lesdits sesterces. Comment donc se forment les revenus de nos amis gaulois ? Sur des « marchés » pardi ! C’est sur le marché du travail que se forme le salaire, sur le marché du dolmen que se fixe la rémunération du marchand de dolmen, sur le marché de la chaumière que se fixent les « loyers » (revenus des propriétaires de chaumières), etc. Le libre fonctionnement de ces marchés, nous apprend l’économiste, garantit que dans la plupart des cas un équilibre s’instaure, et que cet équilibre est également un optimum, c’est-à-dire que chacun touche un revenu égal à ce qu’il produit (à la marge pour être exact). Le salarié par exemple touche un salaire équivalent à ce que son travail produit. « Le libre fonctionnement des marchés tu assureras, équilibre et optimum tu atteindras» : c’est l’économie dans son fondement, c’est « la main invisible », version saxonne de la potion magique pour le fonctionnement de la vie en communauté !

Pourquoi donc, se préoccuper des inégalités, alors ? Si certains ont plus de sesterces que les autres, c’est qu’ils sont plus productifs ou qu’ils ont plus de dolmens ou de chaumières ! Le marché assure la distribution optimale des revenus : merci, au revoir, circulez, y’a plus rien à voir.

Il faut pourtant bien ajouter que le fait que le marché assure la distribution optimale des revenus est doublement conditionnel : conditionnel aux dotations initiales (les dolmens et l’intelligence que m’ont transmise mes parents, pour aller vite) et conditionnel au fonctionnement réellement concurrentiel des marchés (personne ne doit fausser le jeu, ni par exemple extraire une rente du fait d’une position dominante sur le marché des dolmens, etc.). Du coup, cela laisse doublement la place à l’intervention druidique, pardon, publique :

1/ pour redistribuer les cartes à chaque génération : c’est le principe fondamental de la taxation des successions, par exemple. La justification est pour l’instant uniquement une question de justice sociale, à savoir : « tout le monde doit avoir peu ou prou les mêmes chances au départ ».

2/pour assurer le libre fonctionnement des marchés de sorte que la formation des rémunérations soit effectivement optimale. Ceci nous invite à réfléchir par exemple sur les problématiques suivantes : quelles sont les mécanismes à l’œuvre derrière l’explosion des salaires dans les métiers de la finance/questure ? Comment expliquer l’explosion des rémunérations des top-managers (à moustaches) depuis une vingtaine d’année ? Ce sont des questions complexes, dont les enjeux sont importants : s’il s’avère que l’explosion des salaires des top-managers est le résultat d’un pouvoir de contrôle des managers sur la détermination de leur propre rémunération, alors il y a de la place pour l’intervention publique. Si au contraire, cette explosion peut s’expliquer par des mécanismes de marché, (des mécanismes de type « superstars » par exemple ), alors, la question de l’intervention publique se pose de manière très différente. Nous reviendrons spécifiquement sur ces questions à l’étape (4) de cette odyssée.

Mais imaginons désormais que le fonctionnement des marchés soit parfait ! Et qu’à chaque génération, tout le monde reparte de zéro, à armes égales. Le problème public des inégalités de revenus est-il réglé pour autant ?

Non, car la distribution des sesterces - même optimale du point de vue des marchés sur lesquels se forment les revenus- a un impact sur la manière dont les ptits gaulois investissent, votent, se nourrissent, se soignent, étudient, se logent, migrent hors de leur commune ou de leur pays, etc. Et ces actions individuelles, directement influencées par le niveau et la forme de la distribution des revenus, ont une importance cruciale pour la communauté. On peut, pour simplifier, classer leurs effets selon deux axes : les effets directs sur la croissance et l’activité économique, et les effets sur le « bien-être » plus généralement.

II/ Les inégalités et la croissance

Au début d’un article célèbre, Lucas, qui n’entraînait pas encore Laure Manaudou (ah non, c’est pas lui…), comparait la situation de la Corée du Sud et celle des Philippines au début des années 1960 : même niveau de PIB par tête, même population, même taux d’urbanisation, mêmes taux de scolarisation dans le primaire et le secondaire. Pourquoi alors la Corée du Sud a-t-elle connu un développement remarquable là où les Philippines ont stagné ? Réponse en image :


Les Philippines avaient (et ont toujours) un niveau d’inégalité de revenus très supérieur à celui de la Corée du Sud. Ceci n'est bien sûr qu'un exemple, qui n'a pas valeur de démonstration. Néanmoins il permet de soulever une question qui a beaucoup animé le débat dans la littérature économique. Alors que la courbe de Kuznets avait focalisé l'analyse sur un lien allant de la croissance vers les inégalités (pour mémoire, une courbe en U inversé), ne devrait-on pas aussi se préoccuper de la causalité en sens inverse, à savoir que c'est le niveau des inégalités qui a un impact sur les performances économiques? La réponse est "Oui!", dans la mesure où la forme de la distribution des revenus influe sur tout un ensemble de décisions qui engagent la croissance d’un pays. La littérature sur cette question est désormais pléthorique. On peut en faire une petite revue thématique.

a/ Inégalités, épargne, accumulation

Tout d’abord, dans un monde où les riches épargnent plus que les pauvres en proportion de leur revenu, le fait que les inégalités de revenus soient plus importantes en haut de la distribution des revenus (les riches sont très riches) influe sur l’épargne totale, à revenu par tête équivalent. Du coup, qui dit épargne supérieure, dit investissement plus important, et donc croissance plus forte. C’est l’idée de base des modèles qu’on appelle « Kaldoriens ». Dans ce cas les inégalités pourraient apparaître plutôt favorables à la croissance, et ce d’autant plus que la richesse « ruisselle » (trickle-down effects) du haut vers le bas de la distribution des revenus, en permettant de financer les projets les plus efficaces des individus situés dans le bas de la distribution des revenus.

b/ Contraintes de crédit

Toutefois, les individus les plus pauvres n’ont pas toujours la possibilité de financer librement leurs projets efficaces. Le plus souvent, ils ont besoin d’emprunter, et s’il existe d’importantes imperfections sur le marché du crédit (nécessité d’un collatéral très élevé par exemple), alors des inégalités importantes peuvent entraîner un déficit d’investissement, en capital, ou en capital humain : une large part de la population n’a plus en effet la possibilité de financer les études du fiston, ou la nouvelle boulangerie du tonton. Les inégalités deviennent alors plutôt néfastes à la croissance.

c/ Inégalités et incitations

Le niveau des inégalités a également un impact sur les incitations des individus à travailler, ou à investir, et en particulier à investir dans la poursuite des études. En effet, si 12 ans d’études supérieures procurent un salaire seulement 2 fois supérieur au salaire d’un bachelier pour un investissement 10 fois supérieur en temps, en argent, ou en efforts, alors l’incitation à poursuivre ses études dans le supérieur diminue fortement. Le fait que les hiérarchies salariales soient plus ou moins compressées a alors un impact important sur les stratégies éducatives des individus, et donc in fine sur l’accumulation de capital humain, la productivité et la croissance.

d/ Inégalités, successions et performances

Les inégalités peuvent également avoir un impact sur les performances économiques par le biais des successions : en effet, si l’on pense que la distribution des talents comporte une part d'aléa à chaque génération, alors la corrélation entre le talent des parents et celui de leurs enfants n’est pas de 100%. Dans cette situation, il se peut que les héritiers soient moins performants que leurs parents (appelons cela une hypothèse de travail) et qu’il soit donc sous-optimal, économiquement, de transmettre des patrimoines de père en fils. Quand les héritages sont peu taxés, et qu’une grande partie de la richesse se transmet au sein des familles, une plus grande inégalité de richesse peut donc être socialement très inefficace. Il est évidemment difficile de tester ce type de prédiction très générale. C’est pourquoi le débat empirique s’est plutôt focalisé sur un type particulier de transmissions familiales de patrimoine : la transmission des entreprises. Le résultat le plus probant est sans nul doute celui de l’étude de Perez-Gonzales et al., qui montre de manière très convaincante que, toute chose égale par ailleurs, les firmes transmises au sein de la famille réussissent moins bien que les firmes qui ne sont pas transmises à un héritier familial.

Le principe héréditaire peut donc jouer un rôle fortement inefficace en présence de fortes inégalités dans la répartition des patrimoines. Comme disait Keynes : « Nothing will cause a social institution to decay with more certainty than its attachment to the hereditary principle ». Cynique, il allait jusqu’à regretter que le Blitz allemand n’ait pas anéanti les grands patrons textiles du Lancashire dont les pratiques lignagères expliquaient selon lui le déclin économique de ce fleuron historique de la Couronne britannique.

e/ Economie politique

Un dernier argument souvent évoqué est un argument «d'économie politique» : les inégalités de revenus influent sur les comportements de vote, et donc sur les politiques de redistribution. Dans ce type d’analyse, tout tient au comportement de l’électeur médian : imaginons qu’on puisse classer les individus selon leur goût pour la redistribution, et que ce classement soit totalement corrélé à la distribution des revenus (plus je suis pauvre, plus mon goût pour la redistribution est fort). On peut alors définir un électeur médian : c’est l’électeur qui dispose du revenu médian (50% des individus gagnent plus que lui, et 50% des individus gagnent moins que lui). Son goût pour la redistribution est aussi le goût médian : 50% des individus désireraient plus de redistribution, 50% désireraient moins de redistribution. Dans ce cadre, pour emporter une élection, un parti doit s’assurer de disposer de la majorité des suffrages (50%). Donc la stratégie politique optimale pour un parti est d’offrir le niveau de redistribution désiré par l’électeur médian. Le niveau de redistribution pratiqué sera donc fonction du niveau de revenu médian, donc fonction du niveau des inégalités : plus les inégalités augmentent, et plus la redistribution est importante.

Lorsque l'on combine l'ensemble de ces approches, on se rend compte que l’impact des inégalités sur la croissance transite par de multiples canaux et que l’effet final est somme toute assez ambigu. Accroître la redistribution vers les plus pauvres peut à la fois réduire les incitations à s’éduquer, en compressant la hiérarchie des revenus, mais peut aussi desserrer les contraintes de crédit des plus pauvres, et donc favoriser l’investissement.

S’il apparaît clair que les inégalités ont un impact sur la croissance, l’effet agrégé reste donc une question fondamentalement empirique. Et sur le plan empirique,
aucun consensus n'a pendant longtemps émergé, permettant de dégager un lien très clair, ou de mettre en avant le canal prioritaire par lequel transiterait la relation inégalités/croissance. Déception? Non, car, à l'exposé des différentes facettes de cette littérature, il apparaît clairement qu'on parle en fait à chaque fois d'aspects différents de la distribution des revenus: dans un cas la pauvreté, dans l'autre la forme du haut de la distribution des revenus, dans d'autres cas encore la dispersion autour de la médiane, etc.

Or, les analyses empiriques, faute de données suffisamment propres, négligent souvent de bien distinguer chacune de ces dimensions de la distribution des revenus. Il est pourtant important de bien les prendre en compte: comme nous l’avons vu, les inégalités en haut de la distribution n’ont a priori pas du tout les mêmes effets que les inégalités en bas de la distribution des revenus. Il est donc impératif de se doter des bons outils de mesure pour prendre en compte chacune de ces dimensions des inégalités afin de proposer des politiques publiques appropriées. Nous reviendrons sur la question des outils de mesure des inégalités dans l’épisode II. Mais on voit bien, en tous état de cause, que la question des inégalités de revenus est centrale pour les performances économiques et qu’elle mérite donc le plus grand intérêt des pouvoirs publics.

III/ Inégalités et externalités sociales négatives

En plus de nuire aux bonnes performances économiques de la patrie, les inégalités de revenus ont des effets sur un certain nombre de comportements qui produisent au niveau agrégé de fortes « externalités » sociales.

Le premier de ces comportements à très forte externalité négative, c’est la criminalité. « Classes laborieuses, classes dangereuses » : dans l’imaginaire bourgeois du XIXe siècle, pauvreté rime avec délinquance. Il n’en va pas franchement différemment aujourd’hui. Et dans les faits, la pauvreté est encore très fortement corrélée aux taux de criminalité. Peut-on interpréter, à la Gary Becker, cette corrélation dans un cadre économique ? Il n’est pas aberrant de penser en effet que la pauvreté réduit fortement le coût d’opportunité des comportements déviants. Et donc, toute chose égale par ailleurs, que la pauvreté risque d’augmente la probabilité de commettre un délit ou un crime. Pour autant, les liens causaux sont difficiles à démêler. La pauvreté monétaire est souvent associée à quantité d’autres facteurs qui influent sur la probabilité de commettre des délits et des crimes : faible niveau d’éducation, faibles perspectives de mobilité sociale, conditions de logement dégradées, etc., si bien qu’il peut paraître spécieux d’isoler les effets propres de tel ou tel facteurs. Pour autant, il est important de savoir s’il existe une relation de causalité entre inégalité et criminalité, et si oui, de connaître son sens. Ne serait-ce que pour savoir quels types de politiques sont efficaces pour lutter contre la criminalité : est-il idéaliste de miser sur une politique de réduction des inégalités pour réduire la prévalence des crimes et délits dans les quartiers « chauds » ou vaut-il mieux miser sur une répression bien musclée ?

Un certain nombre de travaux ont apporté des résultats probants et consolident l’idée que l’inégalité des revenus a bien un effet négatif sur les taux de crimes et délits enregistrés. Il semble en particulier que ce qui se passe dans le bas de la distribution des salaires non-qualifiés est décisif pour comprendre les fortes différences de taux de criminalité observés.

Une autre relation intéressante pour les politiques publiques est celle entre inégalité de revenus et santé. La forme de la distribution des revenus est en effet susceptible d’influencer les comportements à risque (fumette, boisson, et abus de plats en sauce,…) et la manière de s’assurer contre ces risques. Du coup, les sociétés inégalitaires sont souvent des sociétés où les indicateurs de développement sanitaires sont mauvais.

On peut ainsi multiplier les exemples d’externalités sociales négatives liées aux inégalités de revenu. Ainsi la présence de fortes inégalités dans la distribution des revenus favorise les conflits, conflits sociaux, conflits de redistribution. Plus généralement, une distribution des revenus fortement inégalitaire tend à diminuer les comportements coopératifs, l’altruisme, la volonté de participer dans des actions à caractère communautaire, etc.

IV/ Conclusion : les bonnes et les mauvaises raisons de s’occuper des inégalités…

Au final, l’inégalité peut donc avoir un effet négatif important sur la croissance, sur le bien-être, sur le bonheur des individus sans pour autant que les individus valorisent nécessairement la justice sociale, mais pour la simple et bonne raison que les inégalités de revenus produisent de fortes externalités négatives. Ce qu’il est important de retenir c’est que toutes ces externalités évoquées plus hauts justifient toutes que les pouvoirs publics se préoccupent du niveau et de la forme des inégalités, ainsi que des politiques à mettre en œuvre pour limiter leur explosion. Et ces externalités, par leur caractère observable, pratique, concret, nous invitent à une vision beaucoup plus empirique et pragmatique du problème. En changeant de perspective sur les inégalités, l’économie publique permet de libérer le raisonnement de l’ergotage tautologique sur ce qui est juste ou pas. Pour les politiques publiques, c’est une manière de les sortir de l’ornière normative, ou du débat stérile sur l’arbitrage efficacité/équité. On ne peut s’empêcher de ressentir comme un retard français dans ce type d’analyses positives des effets des inégalités de revenus : le débat public dans les pays anglo-saxons est aujourd’hui largement familier de ce type de problématiques, alors qu’elles ont du mal à passer pour acquises et évidentes en France (cf. débats récents sur la mise en place du RSA, qui vise à confondre lutte contre la pauvreté, et redistribution optimale). C’est pourquoi il me semble légitime de diffuser et de faire comprendre la boîte à outils de l’économie publique sur ces questions. Et c’est ce que nous allons continuer de faire dans les post à suivre…
_Camille_

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mardi 11 mars 2008

Une nouvelle saga sur les inégalités


En dépit de la profusion de sites et d’analyses, il est assez difficile de trouver du bon matériel, simple et robuste, pour se clarifier les idées sur la question des inégalités. Dans le débat public, la question est le plus souvent abordée sous l’angle de la morale, du normatif ou de la philosophie politique, et assez peu sous l’angle véritablement économique. C’est d’autant plus étrange que la bonne littérature économique est surabondante sur ces questions. Il n’est donc peut-être pas inutile de présenter la boîte à outils qu’offre l’économie pour comprendre, analyser et mesurer les inégalités.

Evidemment, j’aborderai le thème des inégalités selon le tropisme Ecopublix, en soulignant l’importance de cette question pour l’économie publique, et l’action des politiques publiques en particulier. Je me concentrerai en revanche sur la question des inégalités de revenus (éventuellement de richesse). Notre petit voyage devrait compter 6 escales :

(1) Pourquoi un économiste devrait-il se préoccuper des inégalités ? Est-ce que cela a une importance après tout, du strict point de vue économique, et indépendamment de toute considération normative ?

Ensuite, (2) comment peut-on mesurer les inégalités ? En quoi les différentes mesures sont-elles nécessaires, complémentaires, contradictoires… ? Que nous apprennent-elles ?

L’épisode (3) effectuera un retour essentiellement descriptif sur les évolutions récentes en matière d’inégalités de revenus dans les pays de l’OCDE.

On abordera ensuite (4) les controverses récentes concernant l’explosion des hauts revenus.

On se posera enfin la question du rôle de la fiscalité et plus généralement des politiques publiques de redistribution (5).

L’apothéose (6) ouvrira la discussion sur l’économie publique des inégalités dans un cadre non plus national, mais globalisé : l’inégalité intra-nationale est-elle un concept pertinent du point de vue de l’économie publique dans un monde ouvert ?

Et plutôt que de commencer ce voyage par d’arides prolégomènes (« qu’est-ce que l’inégalité ? », « Inégalité ou injustice ? », « Les trois mille mesures des inégalités»), je voudrais d’abord vous montrer en quoi le sujet est pertinent, actuel et pleins de défis pour un économiste qui s’intéresse aux politiques publiques. La question des inégalités ne se cantonne ni à des problèmes de mesures, ni à des considérations d’économie normative. Pour l’économie des politiques publiques, les inégalités ne se résument pas à un « pour ou contre les inégalités », ni au sempiternel « équité vs efficacité » de toute dissertation de second cycle. Il y a en fait un large éventail de raisons qui justifient que les politiques publiques se préoccupent des inégalités de revenus, et ces raisons dépassent de loin la simple question de la « justice » sociale.
_Camille_

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vendredi 7 mars 2008

Faut-il moins taxer le travail des femmes ?


Les inégalités salariales entre hommes et femmes et le débat sur la taxation des couples ayant déjà été abordés par Ecopublix, les bases sont posées pour discuter d’une question plus provocatrice, à savoir la taxation différentielle selon le sexe. La proposition de taxer moins le travail des femmes a en effet alimenté récemment le débat économique, à la suite à un article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, fortement contesté par Gilles Saint-Paul sur Vox Populi (voir ici, ici, et là) et repris par Etienne Wasmer. Cette proposition est d’autant plus d’actualité qu’elle fait partie du programme du parti conservateur espagnol Partido Popular pour les prochaines élections législatives. Voici un résumé et une discussion des arguments en présence.

I/ La proposition initiale

L’idée d’une taxation différenciée du travail des hommes et des femmes repose sur la constatation empirique que l’offre de travail des femmes, en particulier celles qui sont en couple, est plus élastique que celle des hommes (c’est-à-dire qu’une femme réduira plus fortement son offre de travail à la suite d'une baisse de 10% de son salaire qu’un homme). Si l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées a eu tendance à baisser ces trente dernières années, elle reste significativement plus élevée que celle des hommes. Les estimations actuelles de l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées par rapport à celle des hommes varient d’un ratio de 1 à 4 pour les Etats-Unis (Blau et Khan 2007), qui pratiquent la taxation jointe des couples (le second apporteur de revenu étant plus taxé que le premier, comme expliqué ici), à un ratio 1 à 2 pour un pays comme la Suède (Gelber 2008), où la taxation est individuelle (et non par couple) et où la participation des femmes au marché du travail est particulièrement forte.

Partant du constat que l’offre de travail des femmes est plus élastique que celle des hommes, si on applique le principe de finance publique, déjà exposé dans un précédent post, qui consiste à taxer plus fortement les biens inélastiques (car leur demande est peu sensible au prix) et moins fortement les biens élastiques, alors le travail des femmes devrait être moins taxé que celui des hommes. Plus précisément, si le gouvernement prend ses décisions en fonction d’un objectif « utilitariste », c’est-à-dire en maximisant la somme des utilités des individus, alors il apparaît qu’il est plus efficace de taxer moins les femmes et plus les hommes pour récolter un niveau donné de recettes fiscales. L’essentiel du débat porte sur la question de l’origine de la différence d’élasticité d’offre de travail selon le sexe. Si cette différence est liée à des caractéristiques non manipulables, alors le principe d’égalité de traitement des individus conduit à contester une telle proposition.

II/ La critique

C’est précisément au nom du principe d’égalité de traitement des individus que s’articule la critique de la taxation différenciée selon le sexe. En effet, le résultat précédent est établi en supposant que l’objectif du gouvernement a une forme bien particulière, qui ne prend pas en compte le principe constitutionnel de base d’égalité de traitement des individus. La fonction de bien-être social utilitariste ne considère pas le bien-être de chaque individu pris séparément, mais la somme totale du bien-être au sein de la Société. Selon le même raisonnement « utilitariste », s’il était avéré que les blondes ont une offre de travail plus élastique que les brunes, alors il faudrait taxer plus les brunes que les blondes !

Au nom du principe d’égalité de traitement des individus, on peut donc s’opposer à une maximisation du bien-être social qui conduirait à discriminer les individus sur la base de leurs caractéristiques innées. Cependant, la taxation différenciée selon le sexe vise à rétablir l’égalité des opportunités, ce que l’égalité en droit ne suffit pas toujours à assurer. En effet, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail ne sont certainement pas innées, mais résultent du mode d’organisation de nos sociétés.

III/ Mais d’où vient la différence d’élasticité d’offre de travail des hommes et des femmes ?

Sans refaire l’histoire de la « domination masculine », la plus forte élasticité des femmes sur le marché du travail semble être fortement liée à la division traditionnelle des tâches au sein du couple, l’homme partant chasser travailler, et la femme s’occupant surtout des enfants. D’ailleurs, l’offre de travail des femmes célibataires est proche de celle des hommes et c’est l'offre de travail des femmes mariées qui est beaucoup plus élastique. Dans l’article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail résultent d’une négociation sur le partage des tâches ménagères au sein du couple où le pouvoir de négociation du mari est le plus fort.

Alesina et al. font plus que proposer de taxer davantage l’offre de travail la moins élastique : ils explicitent les causes de cette inélasticité. Ils considèrent que les membres d’un couple se partagent les tâches ménagères et que l’homme a un pouvoir de négociation plus élevé, pour des raisons culturelles ou historiques. À salaire égal, un homme va donc avoir plus de temps libre qu’une femme et les auteurs considèrent que cela lui permet de s’impliquer plus fortement dans son travail. Si, par exemple, l’homme ne va chercher les enfants à la sortie de l’école qu’un soir par semaine, il va être plus flexible dans son emploi du temps. On peut également considérer qu’un homme qui ne fait jamais le ménage aura plus d’énergie disponible pour son travail que sa femme, fatiguée de nettoyer. Bref, l’homme tirera plus d’avantages de son travail que sa femme ne pourra le faire. Alesina et al. résument cette propriété en disant que la femme ne travaille « que » pour son salaire, tandis que l’homme parvient à en tirer d’autres bénéfices (un travail plus intéressant, plus de considération au bureau, etc.). La différence entre l’élasticité de l’offre de travail des hommes et celle des femmes émane du déséquilibre caractérisant le pouvoir de négociation au sein du ménage. Puisque les hommes tirent des bénéfices non-matériels de leur travail, ils réagissent peu à un changement de salaire. Les femmes, dont la seule récompense au travail est le salaire, réagissent au contraire fortement à un changement de rémunération.

Que se passe-t-il lorsque la taxe sur le salaire masculin augmente ? Trois effets peuvent être identifiés :

1/ L’homme y perd car il touche moins d’argent à la fin du mois. Pour compenser cette perte, il va tenter de négocier moins de tâches ménagères à la maison. C’est l’effet « avec ce qu’il m’arrive déjà avec les taxes, si en plus je dois faire la vaisselle, ça ne va plus aller entre nous ».
2/ L’homme touche moins d’argent et sent bien qu’il ne peut plus commander sa femme comme avant. Il va accepter plus de tâches ménagères car son pouvoir de négociation faiblit. Cet effet (et le suivant) est à la base du résultat de la taxation sexuée, en ce qu’elle affecte les rapports de force au sein du ménage. C’est l’effet « déjà que je ramène moins d’argent, laisse-moi faire la vaisselle ».
3/ La femme y perd aussi car son homme ramène moins d’argent à la maison, or cet argent lui profitait aussi en partie car certains biens sont consommés en commun (les factures, la télévision, le réfrigérateur, etc.). Elle demande donc à être compensée pour cette perte en acceptant moins de tâches ménagères. C’est l’effet « tu ramènes moins d’argent alors si tu crois qu’en plus je vais faire la vaisselle, tu te mets le Paic Citron dans l’œil ».

Alesina et al. montrent que le deuxième effet est dominant et donc que des taxes plus élevées sur l’homme rétablissent la balance dans l’allocation des tâches ménagères. La taxation différenciée selon le sexe incite donc non seulement les femmes à participer davantage sur le marché du travail, mais elle conduit aussi à une modification du partage des tâches quotidiennes au sein du couple, au profit d'une répartition plus équitable.

On comprend maintenant qu’il faut faire la distinction entre la politique proposée et celle mentionnée plus haut dans l’exemple blondes/brunes. Si les blondes avaient une offre de travail plus élastique que les brunes, cela proviendrait de leurs préférences et en aucun cas il ne serait question de moins les taxer. Elles seraient libres de gérer leur offre de travail comme bon leur semble et une taxation basée sur la couleur des cheveux irait bien à l’encontre du principe d’égalité. Mais Alesina et al. fondent leur proposition sur le différentiel de pouvoir de négociation contre lequel les femmes ne peuvent pas agir. Elles subissent un héritage culturel, historique, sociologique qui n’a rien à voir avec leurs choix. La critique de Gilles Saint-Paul repose plus sur une distinction blondes/brunes que hommes/femmes et en ce sens elle est réductrice, puisqu’elle ne s’attaque pas au cœur du problème.

IV/ Taxation différenciée et pratiques des politiques familiales

Cette taxation différenciée s’inscrit donc dans le cadre des politiques visant à rétablir l’égalité d’opportunité des hommes et des femmes sur le marché du travail, en agissant à la racine de l’organisation sociale. Son principal avantage est de ne pas considérer les élasticités du travail des hommes et des femmes comme des données, mais au contraire comme le produit d’une négociation, d’une histoire. Il s'agit donc pour ces politiques d'intervenir au cœur du réacteur familial. Ce type de politique fiscale porte donc une vision moderne de la lutte contre les inégalités, dans la mesure où l’on s’intéresse aux conditions de formation de ces inégalités. Il est donc vraiment stupéfiant d'assister, au nom du principe d'« égalité » de traitement, à une telle levée de bouclier face à des mesures du type de celles proposées par Alesina et al., alors qu’un grand nombre de politiques sexuées sont déjà tout à fait « inégales » dans leur principe et ne déclenchent pas autant de polémiques. Pis, on ignore généralement que ces politiques sexuées tendent souvent à accroître les inégalités au sein du couple, en renforçant les mécanismes à l’œuvre dans la négociation inégale au sein des couples. Un exemple : les trimestres gratuits accordés aux seules femmes dans le calcul des retraites du régime général pour le simple fait d’avoir eu des enfants. C’est évidemment une mesure qui déroge au principe de l’égalité de traitement. Or on oublie souvent que de telles mesures de politique familiale, qui visent à compenser les femmes pour des carrières plus courtes parce qu'elles ont eu des enfants, ont réduit le pouvoir de négociation des femmes au sein du couples, en rendant plus attractif dans la négociation familiale le fait que ce soit la femme plutôt que l’homme qui s’occupe des enfants ! L’effet incitatif est donc désastreux car la mesure créé les conditions de l’inégalité des carrières qu’elle prétend combattre.

En réalité, les mérites de la taxation sexuée devraient être évalués en comparant son efficacité avec celle des politiques qui visent à favoriser le travail des femmes, comme l’aide à la garde d’enfants, le congé parental, ou encore les politiques de discrimination positive, et ce au regard d’un double objectif : aider les carrières des femmes d’une part, mais aussi entraîner une plus grande implication des hommes dans les tâches quotidiennes d’autre part. Plutôt que de ruer dans les brancards au nom du principe d’égalité, ce pour quoi milite ce genre de propositions de taxation différenciée, il faudrait plutôt mener une analyse empirique sérieuse de l’élasticité réelle des comportements d’offre de travail et de production domestique des hommes et des femmes par rapport au niveau de taxation. On pourrait ainsi comparer cette proposition à d’autres mesures de politique familiale comme la construction de crèches ou les aides à la garde d’enfant à domicile, qui jouent également sur le cœur du réacteur des inégalités, à savoir la négociation familiale sur les tâches domestiques.

Pour finir, il convient quand même de rappeler que si la taxation différenciée n’est peut-être pas la meilleure des solutions au problème, il est en revanche certain que le système français actuel, qui taxe plus à la marge le deuxième apporteur de ressources (et donc en général les femmes) que le premier est sous-optimal. Avant d’envisager une taxation sexuée, dont l’implémentation pose d’ailleurs d’importantes difficultés (liées en particulier à la différence d’élasticité des femmes célibataires et des femmes mariées), le fait d’avoir une taxation individuelle serait sans doute un premier pas vers l’efficacité.
_Camille_ _Emmanuel_ _Gabrielle_

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