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lundi 22 novembre 2010

Savez-vous compter?


La crise financière des subprimes a conduit de nombreux commentateurs à blâmer la complexité des nouveaux produits financiers, dont l'intime fonctionnement échappe à la majorité des banquiers et des investisseurs. Ceux-ci les ont utilisés tant qu'ils généraient des profits mais se sont trouvés bien démunis lorsque la débâcle financière de l'automne 2008 les a obligés à démêler l'enchevêtrement de produits ultrasophistiqués dans lequel ils s'étaient fourvoyés. Si le commun des mortels n'a certes pas à manipuler ces obscurs outils, il reste que, comme tout trader, il est hautement probable qu'il ait à prendre des décisions financières d'épargne, de crédit, d'emprunt, à un moment ou à un autre de sa vie. Si le banquier chevronné ne comprend pas toujours les produits dans lesquels il investit, qu'en est-il du petit épargnant et de son livret?

I/ Un peu de théorie

Avant de tester vos connaissances en finance, commençons par un petit détour par la théorie économique de l'épargne et du crédit. L'économie explique l'épargne des individus par le désir de consommer à chaque période de la vie. Il est rationnel d'épargner aujourd'hui si dans quelques années on souhaite consommer au-delà de son revenu disponible alors. A l'inverse, un individu souhaitant consommer aujourd'hui plus que son revenu ne le lui permet, s'endettera puis remboursera dans le futur. Pour comprendre ces décisions d'épargne, le cadre théorique classique fait l'hypothèse que chaque individu considère l'ensemble de sa vie, estime combien il souhaitera consommer lors de chaque période, évalue ses revenus futurs, les taux d'intérêts pour épargner et emprunter qui prévaudront à chaque période, l'inflation, son espérance de vie, bref tout ce qui influencera sa consommation présente et future, puis décide d'un profil de consommation/épargne. Par exemple, il choisira de s'endetter jeune pour payer ses études, son premier logement, puis accumulera de l'épargne, qu'il utilisera enfin à sa retraite lorsque ses revenus seront plus bas mais qu'il souhaitera garder une consommation proche de celle qu'il avait lors de sa vie active. Ses décision sont optimales de son point de vue et il ne peut que porter un regard satisfait sur sa consommation à chaque âge de la vie, étant données ses contraintes de revenu. En d'autres termes, il fait au mieux et il y réussit parfaitement bien. Si de nombreux raffinements permettent d'obtenir des modèles plus réalistes où les individus ont du mal à planifier et ne prennent pas nécessairement des décisions optimales, il reste que chacun suppose de la part des individus une parfaite compréhension du problème qui se pose.
Des économistes, peut-être sceptiques quant à cette hypothèse, ont cherché à évaluer les connaissances financières de base des individus. En effet, si une majorité de personnes ne comprend pas la signification d'un taux d'intérêt, il semble encore plus douteux de supposer qu'elles sont capables de résoudre des problèmes complexes dont le taux d'intérêt n'est qu'une variable. Au-delà de la curiosité scientifique, cette question, a, comme nous le verrons, des implications importantes en politique publique.


II/ De la pratique

Annamaria Lusardi est une des spécialistes de ce domaine de recherche. Dans un article de 2006, co-écrit avec Olivia Mitchell, elle présente les résultats d'un sondage où trois questions simples ont été posées à des Américains âgés de plus de 50 ans. Ces individus ont donc déjà été confrontés à des décisions financières, surtout aux Etats-Unis où la retraite par capitalisation impose de réfléchir à ces problèmes. Les questions sont les suivantes:

1/ Supposez que vous avez $100 sur votre compte d'épargne, et que le taux d'intérêt est de 2% par an. Après 5 ans, combien, à votre avis, y aura-t-il d'argent sur ce compte, si vous l'avez laissé fructifier: plus de $102, exactement $102, moins de $102.

2/ Imaginez que le taux d'intérêt sur votre compte d'épargne est de 1% par an et que l'inflation est de 2% par an. Après 1 an, serez-vous capable de consommer plus, autant, ou moins qu'aujourd'hui avec l'argent sur votre compte?

3/ Pensez-vous que la proposition suivante est vraie ou fausse? "Achetez des actions d'une seule entreprise est généralement moins risqué qu'investir dans un fonds commun de placement?"

Tentez de répondre à ces questions, les réponses sont en bas du post. Les deux premières questions indiquent si les personnes interrogées comprennent deux principes de base pour toute décision d'épargne, le taux d'intérêt et l'inflation. La dernière évalue si elles connaissent la diversification des risques, élément crucial de la prise de décision en finance. Ces questions sont simples et très éloignées de la complexité liée à une décision d'épargner ou de s'endetter. Lusardi et Mitchell observent que 67% des personnes interrogées répondent correctement à la première question. 75% réussissent à identifier la bonne réponse à la deuxième, et 52% à la troisième. Cependant, seuls 56% répondent correctement aux deux premières, et 34% aux trois questions. Ces pourcentages sont assez faibles si on se souvient que ces personnes ont dû prendre des décisions financières autrement plus complexes au cours de leurs vies. Par ailleurs, le sondage trouvait que seulement 31% des personnes avaient essayé de planifier leur retraite, et que seulement 19% avaient réussi. De plus, les personnes avec plus de réponses correctes aux trois questions étaient aussi celles qui épargnaient pour leur retraite.

Dans un autre article, en collaboration avec Peter Tufano, Lusardi étudie la question de l'endettement des individus, plutôt que leur capacité à épargner pour leur retraite. En effet, de nombreuses personnes s'endettent lourdement, bien au-delà de leurs capacités à rembourser. Le surendettement en France est en forte croissance, et de nombreux ménages sont en situation financière délicate. Les organismes de crédits sont souvent critiqués pour proposer des prêts qui poussent à l'endettement. Cependant, si les ménages comprenaient le fonctionnement de ces prêts, et étaient capables d'en estimer les conséquences sur leurs finances, on peut estimer que beaucoup de situations de surendettement seraient évitées.

Lusardi et Tufano tentent donc d'estimer si le fonctionnement des crédits est bien compris par la population. Pour cela, ils posent de nouveau trois questions simples:

1/ Supposez que vous devez $1000 sur votre carte de crédit et que le taux d'intérêt est de 20% par an. Si vous ne remboursez pas d'argent, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle doublé: 2 ans, moins de 5 ans, de 5 à 10 ans, plus de 10 ans, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

2/ Vous avez une dette de $3000 sur votre carte de crédit. Vous remboursez chaque mois $30. Si le taux d'intérêt est de 1% par mois, et que vous ne dépensez pas plus d'argent avec votre carte, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle disparu: moins de 5 ans, entre 5 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, jamais, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

3/ Vous achetez quelque chose qui coûte $1000. Vous avez deux options pour le payer: a) payer 12 remboursements de $100 chaque mois; b) emprunter au taux annuel de 20% et rembourser $1200 dans un an. Laquelle des deux options est la plus avantageuse?

La première question révèle si la personne est capable de faire un calcul impliquant un taux d'intérêt; la deuxième, si la personne comprend la différence entre intérêts et dette; la troisième, un peu plus compliquée, si la personne comprend la valeur temporelle de l'argent.
Les réponses sont encore à la fin du texte. 36% des personnes répondent correctement à la question 1, 35% à la question 2, 7% à la question 3. Etant donnée la prépondérance des achats à crédits, ces résultats sont quelque peu préoccupants. Les résultats montrent aussi que certains groupes (les personnes âgées, les femmes, les minorités, les bas-revenus) réussissent moins bien ce court test. De plus, la plupart des personnes surévaluent leur capacité à répondre correctement. Enfin, il existe une forte corrélation entre le score au test et la manière dont les personnes gèrent leurs dettes. Ceux qui utilisent des crédits coûteux sont aussi ceux qui ne répondent pas correctement au test, et qui avouent avoir des difficultés à payer leurs dettes. Il semble donc que les connaissances évaluées par le test sont utiles pour bien gérer ses finances.

III/ Que faire?

Annamaria Lusardi a lancé la Financial Literacy Initiative pour promouvoir l’éducation sur les question financières. George W. Bush, suite à la débâcle des subprimes avait créé un Conseil spécial sur le sujet. Operation HOPE, une ONG américaine, offre des cours sur le sujet. La plupart des pays de l’Union Européenne ont leurs propres programmes. En France, Finances et pédagogie propose des formations sur le thème de l’argent dans la vie.

Si le lien entre maîtrise financière et capacité à planifier, épargner et s’endetter sans excès, a été fait à plusieurs reprises, peu d’évaluations rigoureuses de ces programmes existent, et les résultats sont mitigés (lire ici une revue de littérature). L’hebdomadaire The Economist, dans un article consacré au sujet en 2008, citait le célèbre économiste Richard Thaler, spécialiste des comportements irrationnels en finance, pour qui l’éducation financière ne représente pas une solution. Il avouait lui-même avoir des difficultés à connaître les bonnes décisions à prendre, preuve que l’éducation ne suffisait pas. Il suggère que l‘Etat devrait s’assurer que ces décisions sont simples, et offrir des options par défaut. Celles-ci permettent aux individus de ne pas faire de choix sans se retrouver dans des situations délicates. Elles offrent un filet de sécurité à chacun. Le système de retraite suédois contient un exemple de ces options par défaut: chaque citoyen doit choisir un fond de pension où investir une partie de ses cotisations retraite. Si aucun choix n’est fait, il existe un fond par défaut, d’ailleurs choisi par une écrasante majorité des actifs, si bien que chacun est assuré de bien placer son argent en prévision de sa retraite.

En conclusion, il est clairement établi que les faibles connaissances des principes les plus élémentaires de la finance sont un handicap pour prendre les bonnes décisions de crédit, d’épargne et de retraite. Des solutions pour le corriger commencent à émerger dans la littérature économique. Plusieurs articles suggèrent que des incitations à épargner, ainsi que l’information délivrée au travers de séminaires, ont des effets sur les décisions des individus. Il est donc possible de créer des programmes comblant leurs lacunes financières, en fournissant les bonnes incitations et l’information pour comprendre l’importance des décisions financières. La difficulté consiste alors à choisir soigneusement les détails de tels programmes. Il apparaît en effet que la manière de présenter ces incitations influence significativement leur succès. De même, il est important de ne pas chercher à inculquer des connaissances de base un tant soit peu trop complexes. Ce récent article montre qu’un cours dispensant des règles toutes faites à de petits entrepreneurs plutôt que des rudiments de comptabilité a plus de chances d’être suivi d’effets sur leur comptabilité.

Les réponses:
Premier ensemble de questions: 1/ plus de $102, 2/ moins, 3/ fausse
Deuxième ensemble: 1/ moins de 5 ans, 2/ jamais, 3/ b
_Emmanuel_

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jeudi 29 avril 2010

Les absents ont toujours tort


La question de l'absentéisme scolaire agite à nouveau le landerneau. L'idée de supprimer les allocations familiales aux familles dont les enfants font un peu trop souvent l'école buissonnière refait surface, comme un bon vieux serpent de mer. Evidemment, il est plus facile d'agiter des chiffons rouges que de prendre le temps de réfléchir. Essayons pourtant de raisonner tranquillement: pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Pourquoi est-ce un problème? Et que peut-on bien faire pour y remédier?

Pourquoi certains enfants ne vont-ils pas à l'école? Cette question de l'absentéisme scolaire a reçu une attention particulière avant tout chez les économistes du développement. L'éducation est en effet la pierre angulaire du développement, et comprendre pourquoi les enfants ne vont pas à l'école alors même que l'enseignement est obligatoire et gratuit est un enjeu majeur pour les politiques éducatives des pays en voie de développement. Esther Duflo (que l'on félicite au passage) explique très bien dans le premier chapitre de son bouquin à la République des Idées les différentes raisons qui peuvent expliquer pourquoi les enfants pauvres désertent les salles de classe dans ces pays: programmes scolaires inadaptés, absentéisme des professeurs, coût d'opportunité du travail des enfants, coûts d'équipement (uniformes ou livres), etc. Dans les pays développés, la plupart de ces facteurs sont évidemment moins déterminants. Et la plus grosse partie du problème se joue sans nul doute au niveau de la relation parents/enfants.

Il y a fondamentalement deux types de raisons qui peuvent expliquer que cette relation parent/enfant ne fonctionne pas de manière optimale en termes de choix d'éducation. Le premier écueil peut provenir du fait que les parents eux-mêmes ne poussent pas les enfants à aller à l'école parce qu'ils ne perçoivent pas correctement les bénéfices du fait d'aller à l'école. Il me semble assez peu probable que ce soit l'explication principale de l'absentéisme scolaire en France, car les parents semblent percevoir assez bien les dangers de voir leurs enfants quitter l'école et traîner dans la rue. Pour autant, ce peut être une partie de l'explication, dans les pays en développement notamment. Mais dans ce cas, la politique adéquate à mettre en place est une politique d'information plutôt que de répression. Jensen a par exemple montré que les bénéfices scolaires sont clairement sous-estimé en République Dominicaine et qu'en fournissant de l'information sur les bénéfices réels, il était possible de réduire l'absentéisme chez les élèves les moins pauvres. (Cf. une fois de plus le bouquin d'E. Duflo qui évalue l'efficacité des différentes manières possibles d'informer les parents sur les bénéfices de scolariser leurs enfants.)

Le deuxième problème, qui à mon sens est le nerf de la guerre, c'est que les parents ne parviennent pas a contrôler correctement les actions de leurs enfants. C'est ce qu'on appelle communément chez les économistes un "problème d'agence" des plus classiques. Les parents ("le principal") veulent mettre leur enfant (l'agent) à l'école. Mais, premièrement, l'agent et le principal ont des objectifs divergents (l'enfant veut aller brûler des voitures parce que c'est plus marrant que d'apprendre les identités remarquables) et deuxièmement, le principal ne peut pas contrôler parfaitement les actions de l'agent (il y a asymétrie d'information, parce que l'enfant peut sécher sans que les parents s'en rendent complètement compte) et donc il y a risque d'aléa moral du point de vue de l'agent, c'est-à-dire que l'enfant va choisir un niveau de présence scolaire inférieur à celui souhaité par les parents. Les parents peuvent exercer un monitoring plus ou moins important pour tâcher de réduire cet aléa moral, mais ce monitoring est coûteux (conflits au sein du foyer, coût d'opportunité du temps passé à être derrière les enfants, etc...). Quelle est donc la meilleure solution pour atténuer ce problème d'agence?

La première solution c'est le paternalisme bien conservateur, c'est-à-dire punir les parents dont on soupçonne le monitoring de n'être pas suffisamment efficace. On peut donc à peu près tout envisager ici, et je m'étonne presque de ne pas encore avoir vu dans le programme de l'UMP des propositions telles que déchoir de leur nationalité française ces pourritures de parents polygames dont les enfants désertent les cours de recré, ou encore châtrer les pères de famille dont les enfants sèchent l'école... De manière un peu moins radicale, on peut aussi envisager de sucrer les allocations familiales aux parents dont les enfants sont trop souvent absents. L'idée de base, c'est que du fait du coût de monitoring, le niveau de contrôle choisi par les parents est socialement sous-optimal, du coup il faut forcer les parents à être plus dur avec les enfants, et pour ce faire on créé une amende qui génére une incitation pour le principal à choisir un niveau de monitoring plus élevé. Dans le monde de l'entreprise (ou un problème similaire d'agence existe entre les actionnaires (le principal) et les dirigeants (l'agent)), l'équivalent d'un tel schéma serait d'imposer une amende aux actionnaires qui n'exercent pas leur droit de vote afin de les obliger à monitorer plus directement les actions du principal. C'est pas idiot en soi. Mais dans le cas de l'absentéisme scolaire, il est peu probable que ce soit efficace. D'abord parce que ce type de mesure n'est vraiment efficace que lorsque le niveau de contrôle choisi par le principal (les parents, les actionnaires) est vraiment très inférieur au niveau optimal. C'est sans doute le cas pour les petits actionnaires, car le coût d'aller voter est bien supérieur aux bénéfices qu'une voix parmi des milliers risque d'apporter en termes de contrôle sur la politique des dirigeants. C'est je pense beaucoup moins vrai dans le cas des familles, car pour les parents, le coût de l'absentéisme scolaire est vraiment très visible, immédiat et plutôt correctement perçu par les parents. Ensuite parce que ce type de mesure n'est efficace que lorsque les problèmes de contrôle (les asymétries d'informations) sont faibles. (En gros, pour ceux que cela intéresse, ce type de mesure est optimal lorsqu'il n'y a aucun problème d'information et que donc le "rotten-kid theorem" de Becker s'applique). Par ailleurs, du point de vue de la justice sociale, ca me paraît très sous-optimal d'instituer une forme de double-peine de la sorte. S'il peut être utile de créer des incitations à augmenter le niveau de monitoring, il me semble que faire entièrement porter à ces familles (souvent pauvres) le coût de ce monitoring additionnel (et je pense que ces coûts sont potentiellement très importants, en termes de conflits au sein du foyer, etc.) est clairement moins équitable que d'instaurer une subvention aux parents qui monitorent efficacement leurs enfants.

Le deuxième type de solution, c'est de viser non plus le principal, mais l'agent, et de créer des incitations pour que les objectifs de l'agent se rapprochent de ceux du principal. Typiquement, c'est le fameux programme de la cagnotte scolaire, où l'on donne de l'argent aux enfants en fonction de leur assiduité. Ainsi les bénéfices pour l'enfant d'aller à l'école augmentent, et les objectifs des parents et des enfants convergent désormais. Ce n'est pas absurde, mais franchement comme politique publique, en termes de rapport coût/bénéfice, c'est super couteux. En effet, si 'on veut que ce types d'incitations soient efficaces, -sachant que la plupart de ces enfants perçoivent le bénéfice d'être à l'école comme quasi-nul-, les montants financiers qu'il faut verser aux enfants doivent être à la hauteur de leur outside option (le coût d'opportunité de rester à l'école, c'est-à-dire, grosso modo ce que je peux gagner dans la rue en dealant du shit). Clairement, ce ne sont pas des petits montants en jeu. Et cela pose également de vrais problèmes d'équité, puisqu'il faudrait verser logiquement ce type de primes à tous les enfants scolarisés, même ceux dont l'absentéisme est déjà minimal en l'absence d'incitations financières.

La troisième solution, à mon sens la plus efficace en termes de rapport coût/bénéfices, c'est de prendre le problème à la racine et d'agir sur les asymétries d'information en cherchant à améliorer les outils de monitoring pour en réduire les coûts et ainsi minimiser le problème d'agence. Concrètement, c'est permettre aux parents de contrôler heure par heure l'assiduité des enfants en envoyant par exemple des SMS aux parents quand les enfants ne sont pas a l'école. Il y a beaucoup à apprendre de ce point de vue des nombreuses expériences menées dans des pays comme le Brésil avec le programme Bolsa-Escola, où les municipalités ont la liberté de jouer sur les paramètres du programme fédéral. Une fois de plus, il me semble que laisser de la liberté aux collectivités locales pour expérimenter et évaluer différentes façons d'améliorer les outils de monitoring des parents est la solution pour faire émerger les meilleures pratiques. Mais évidemment, c'est politiquement moins rassembleur que de châtrer les parents polygames...

_Camille_

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vendredi 3 octobre 2008

Ecole maternelle et finances publiques


La tempête financière actuelle a vite enterré (à côté d’un vieux mammouth) la controverse sur l'école maternelle lancée par une petite phrase de Xavier Darcos. Au delà de la polémique sur les termes employés pour qualifier le rôle des enseignants des écoles maternelles, la question de l'efficacité de la scolarisation précoce des enfants mérite, il est vrai, d'être posée. La petite section de maternelle se substitue en effet à d'autres modes de garde, tous en partie subventionnés par l'Etat, et une analyse de l'efficacité des dépenses de l'Etat dans ce domaine est en effet une vraie question pour les finances publiques. De plus, la remise en question de la maternelle est aussi en partie celle d'un modèle qui favorise la socialisation précoce des enfants et le retour des mères sur le marché du travail. L'analyse de l'efficacité de cette politique de scolarisation doit donc prendre en compte non seulement son coût, mais aussi sa qualité et son effet sur les enfants et leurs parents.

Le coût de la maternelle doit d'abord être comparé aux coûts engendrés par les autres types de mode de garde. Il existe en effet en France une grande diversité des modes de gardes des enfants en bas âge, même si l'accès à certains est fortement rationné : assistante maternelle, garde à domicile, garde partagée, EAJE (établissement d'accueils de jeunes enfants, c'est-à-dire les crèches et structures similaires), ainsi que la garde par un proche ou parent. A cela s'ajoute la possibilité d'une scolarisation précoce des enfants, qui est une particularité du système français. En effet, si l'instruction est obligatoire à partir de 6 ans, les parents peuvent scolariser leur enfant à l'école maternelle à partir de 3 ans, voire 2 ans si l'école veut bien les accueillir. Or, la Cour des Comptes met bien en évidence dans son dernier rapport le faible coût de la maternelle par rapport aux autres modes de gardes auxquels devraient avoir recours les parents s'ils ne pouvaient envoyer leurs bouts de choux à l'école : une année de maternelle coûtait 4570 euros par enfant en 2006 contre 13368 en EAJE, soit près de trois fois plus cher! On peut calculer que les autres modes de gardes sont tous plus coûteux que l'école, d'environ 2 fois plus cher pour une assistante maternelle à près de 5 fois plus pour une garde à domicile. Enfin, le coût de garde des enfants par un de ses parents est lui aussi non négligeable, puisque la politique familiale française subventionne les parents qui s'arrêtent de travailler pour élever leur enfant, jusqu'à un maximum de 530 euros par mois pendant trois ans, sans compter le coût d'opportunité de retirer du marché du travail ces personnes pendant plusieurs années.

Les premières analyses économiques sur les gardes d'enfants s'intéressaient d'ailleurs essentiellement à l'impact de ces dispositifs sur l'offre de travail des femmes. Mesurer l'impact des subventions à la garde d'enfant sur l'offre de travail des femmes est cependant compliqué, car le choix du mode de garde et les décisions de participation des femmes sur le marché du travail ne sont en général pas indépendants. Dans une étude récente, Dominique Goux et Eric Maurin ont utilisé des variations exogènes de l'accès en maternelle pour estimer l'impact sur l'offre de travail des femmes. Plus précisément, ils ont exploité le fait que les possibilités de scolarisation d'un enfant dès deux ans dépendent en France du mois de naissance (il faut avoir au moins deux ans dans l'année d'entrée à l'école) : les enfants nés en décembre d'une année sont donc souvent scolarisés un an avant ceux qui sont nés quelques jours après, en janvier de l'année suivante. En utilisant cette variation de l'accès à l'école maternelle, les deux chercheurs mettent en évidence un effet positif de la scolarisation à deux ans sur la reprise d'activité des femmes seules, en particulier dans les régions où l'accès à d'autres types de mode de garde est limité. En revanche la scolarisation des enfants n'affecte pas l'offre de travail des femmes en couple. L'effet global de la scolarisation en maternelle sur l'offre de travail des femmes reste donc modeste, même s'il est important pour les femmes seules qui ont souvent moins de ressources pour faire garder leur enfant par des proches parents.

Finalement, la question de l'efficacité des modes de garde dépend en grande partie de la qualité du service rendu : a-t-on intérêt à socialiser très tôt les enfants, dans des structures d'accueil collectives? Si de nombreuses activités d'éveil sont proposées a l'école maternelle (en dehors de la sieste…), il n'est pas forcement évident que la vie en collectivité soit bénéfique pour les touts petits.

Les analyses économiques menées sur différents pays ne donnent d'ailleurs pas toutes les mêmes résultats. Si les premières études économiques sur le sujet, qui évaluaient l'impact de programmes expérimentaux en direction d'enfants défavorisés aux Etats-Unis concluaient à un effet positif d'une socialisation précoce, une récente étude sur données canadiennes a contesté l'effet bénéfique des modes de garde collectifs. Michael Baker, Jonathan Gruber et Kevin Milligan ont en effet étudié une politique de généralisation des subventions à la garde d'enfants, qui s'est accompagnée par une extension des structures d'accueil collectives pour les enfants de 0 à 4 ans, mise en place au Québec dans les années 90 mais pas dans les autres provinces canadiennes. Les trois chercheurs mettent en évidence que dans les années qui ont suivi la mise en place de cette politique, les petits québécois ont montré plus de signes d'inattention et d'agressivité que les autres petits canadiens, ainsi qu'une moins bonne santé. Cependant, ces résultats ne permettent pas de tirer un bilan définitif sur les modes de garde collectifs, car les chercheurs n'ont en effet mesuré que les effets à court terme de cette politique, mais pas à long terme. Or il est possible que les premières années de socialisation soient dures à vivre, que ce soit à deux ans ou plus tard. Toute la question est de savoir si socialiser trop tôt a un effet négatif en lui-même. Pour cela, il faut regarder les effets à long terme de la scolarisation précoce. De plus, il faut souligner que les modes de garde développés aux Québec étaient différents de l'école maternelle.

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur l'impact à long terme des années passées en maternelle. L'étude de Dominique Goux et Eric Maurin sur données françaises a évalué l'impact de la scolarisation à deux ans sur les performances scolaires ultérieures des enfants. Leur technique d'estimation repose sur le fait que la possibilité de scolariser son enfant à deux ans dépend non seulement du mois de naissance, mais aussi du nombre de places disponibles dans les écoles, qui varie beaucoup de région en région. Le pourcentage d'enfants scolarisés à deux ans est toujours élevé pour ceux qui sont nés au début de l'année, mais il baisse fortement pour les enfants nés pendant l'été dans les régions qui ont peu de places, alors qu'il reste encore élevé dans les autres régions et ne baisse que pour les enfants nés à la fin de l'année. Si la scolarisation à deux ans avait un effet négatif, on devrait donc observer une baisse des performances des enfants nés pendant l'été dans les régions à fort taux de scolarisation précoce par rapport aux autres régions, qui devrait se résorber pour les enfants de la fin de l'année. Or l'analyse ne montre aucune divergence significative des résultats scolaires au primaire ou au collège (mesurés respectivement par les tests en CE2 et par la proportion de redoublants à 15 ans) en fonction des régions. D'autres études, en particulier celles de Samuel Berlinski, Sebastian Galiani, Marco Manacorda et Paul Gertler sur l'Uruguay et l'Argentine trouvent aussi des effets bénéfiques à plus long terme des politiques de scolarisation massive en maternelle. Non seulement les enfants qui ont été scolarisés plus tôt ont de meilleurs résultats aux tests passés à l'école, mais ils ont tendance à plus participer et être plus attentifs en classe.

Finalement, que conclure de ces études? D'abord que l'école maternelle semble faire au moins aussi bien que les autres types de modes de garde pour les petits de 2 et 3 ans : scolariser les enfants à l'école maternelle dès deux ou trois ans ne semble pas nuire à leur développement ultérieur. En revanche, on ne sait finalement pas grand-chose de l'effet des différents modes de gardes pour les bébés (entre 0 et 2 ans), alors que l'effort public en la metière est important et qu'il a été récemment fortement augmenté avec la mise en place de la Prestation d'Accueil du Jeune Enfant (voir le rapport de la Cour des Comptes). Avant de se prononcer sur l'efficacité de l'école maternelle, une étude comparative des différents modes de garde serait bien nécessaire.

Crédit photo : Julie70
_Gabrielle_

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lundi 10 décembre 2007

Jean Tirole sur l'autonomie des universités


A lire : cette tribune dans le Monde, signée Jean Tirole. Ici à Ecopublix, on applaudit des deux mains.
_Ecopublix_

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mardi 20 novembre 2007

Max Weber revisited


Un article récent venu de chez nos cousins Germains nous offre un intéressant retour sur la thèse centrale de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Une énième critique d’un grand classique déjà surabondamment commenté ? Pas tout à fait : l’intérêt de la démarche des auteurs tient au fait qu’ils testent empiriquement, sur des données d’époque, les mécanismes avancés par Weber dans cet ouvrage.

Armés d’impressionnantes données collectées par l’administration prussienne a la fin du XIXe siècle, Sascha Becker et Ludger Woessmann, chercheurs au Center for Economic Studies de Munich, reviennent sur la nature du lien entre protestantisme et prospérité économique esquissé par Weber : là où Weber attribue cette plus grande prospérité à un ethos protestant libérant l’accumulation des richesses par le travail en faisant de la réussite économique un signe d’élection divine, les auteurs trouvent dans les données de quoi soutenir une autre explication, qui se fonde sur une accumulation de capital humain plus importante chez les protestants. Celle-ci s’expliquerait par un élément-clé de la Reforme luthérienne : afin que chacun puisse lire les Evangiles, traduits en langue allemande, Luther recommande explicitement, en 1520, que l’ensemble des villes se dotent d’écoles élémentaires. Si la motivation de cette alphabétisation est uniquement religieuse, ses effets, eux, débordent sur la sphère économique – à concurrence de la proportion de protestants dans la localité. Les auteurs montrent sur la base de données chiffrées que c’est bien cette alphabétisation plus importante et plus précoce chez les protestants qui est à l’origine de leur plus grande prospérité économique, telle qu’observée par Weber à la fin du XIXe siècle.

L’écriture de l’ouvrage elle-même est née d’une constatation empirique : dans la Prusse du XIXe siècle, Weber observe que les protestants (qui représentaient environ deux tiers de la population en 1871, contre un tiers de catholiques) semblent jouir d’une plus grande prospérité économique. Le premier intérêt du travail de Becker et Woessmann est donc de fournir des éléments factuels sur cette relation. En effet, ce lien ne va pas de soi : la littérature qui s’est depuis intéressée à la relation entre protestantisme et prospérité économique peine à établir de manière convaincante l’existence d’un lien univoque. Il y a toutes les raisons de douter de bon nombre de ces études, qui pour la plupart se contentent de simples comparaisons entre pays : les différences de religion se mêlent alors a un certain nombre de spécificités nationales, si bien qu'il est difficile d'identifier ce qui provient de la religion en elle même et ce qui provient d'autres caractéristiques variant de pays à pays et pouvant être corrélées à la religion (institutions, géographie, etc.). Les auteurs disposent ici de données de recensement définies au niveau des « cantons » prussiens (Kreise) et qui indiquent l’affiliation religieuse, le niveau d’éducation et de nombreuses autres variables démographiques et économiques - données d'une qualité particulièrement impressionnante pour l’époque… En se concentrant sur les données issues du recensement à l’intérieur d’un même pays, les auteurs confirment ainsi l’observation de Weber : a la fin du XIXe siècle, une plus forte proportion de Protestants dans un canton est synonyme de revenus plus élevés, et d’un développement plus avancé du secteur manufacturier. Mais si les données confirment le fait que le protestantisme est associé à une plus grande prospérité économique, elles montrent que les cantons à forte majorité de protestants bénéficient également d’une alphabétisation significativement plus élevée.

Le second et principal intérêt de cette étude est donc de proposer une explication alternative à celle de Weber quant à la raison pour laquelle le protestantisme est, à la fin du XIXe siècle, synonyme de plus grande prospérité économique. La Réforme implique, pour des raisons purement religieuses à l’origine, une augmentation de l’alphabétisation. Les figures 2 et 4 issues de l’article et reproduites ci-dessous illustrent graphiquement cette relation.

D'abord, la répartition géographique du protestantisme en Prusse à la fin du XIXe :


Ensuite, la répartition du niveau d'alphabétisation à la même époque :


La figure 3 montre quant elle le revenu moyen individuel par canton, indicateur de prospérité économique utilisé par les auteurs (au même titre que la part du secteur manufacturier dans l’économie, non reporté ici, qui mesure de manière indirecte le degré de développement du capitalisme moderne) :


La question statistique centrale est de déterminer à quel point ces différences de niveau d’éducation induites par la Réforme sont à même d’expliquer les différences de prospérité économique entre cantons. Les résultats de leurs estimations utilisant des données administratives sur l’affiliation religieuse, l’instruction et la situation économique à la fin du XIXe siècle, indiquent que les différences de niveau d’éducation entre protestants et catholiques expliquent l’intégralité des différences économiques (1). Une fois le niveau d’éducation pris en compte, l’affiliation religieuse n’a donc statistiquement plus aucun effet propre. Pour le dire autrement, ce n’est ainsi pas le fait d’être protestant en soi qui explique ces meilleurs résultats économiques, mais le fait qu’être protestant en Prusse à la fin du XIXe siècle va de pair, en moyenne, avec le fait d’avoir bénéficie d’un niveau d’éducation supérieur…

NOTE :

(1) L'hypothèse faite ici est que la Réforme survient dans un lieu donné de manière indépendante des conditions économiques et du niveau d’éducation. Si à l’inverse la probabilité de devenir protestant, qui à son tour conditionne le niveau d’alphabétisation, dépend d’une manière ou d’une autre de variables économiques locales, alors les estimations évoquées ci-dessus sont biaisées. Les auteurs traitent ce problème explicitement en utilisant le fait que la Réforme se diffuse en cercles concentriques autour de Wittenberg, la ville de Saxe-Anhalt ou Luther affiche ses 95 thèses contre les indulgences en 1517 – la distance à Wittenberg est alors utilisée comme un instrument. Il faut noter par ailleurs que les citoyens allemands n’avaient alors pas la liberté de culte – ce sont les princes qui choisissaient la religion de leurs sujets, selon le principe « Cujus regio, ejus religio ».
_Mathieu_

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jeudi 4 octobre 2007

Size matters : le ministre et la taille des classes


Xavier Darcos prononçait le 29 août son premier discours de rentrée en tant que ministre de l'Education nationale. Exercice assez convenu, où il importe d'imposer son style et d'annoncer les priorités de l'année, tout en n'en disant pas trop, mais en disant quelque chose quand même. Périlleux, donc, surtout en cette année postélectorale, le candidat Sarkozy n'ayant pas été avare de vues tranchées sur les questions de politique éducative.

Si l'on s'attend légitimement à ce que l'exercice soit parfaitement maîtrisé, c'est évidemment là où il l'est un peu moins qu'il se révèle intéressant. Ainsi lorsque le ministre, évoquant les conséquences pour certains établissements de l'augmentation du nombre de dérogations à la carte scolaire, précise (c'est moi qui souligne) :

« Comme je l'avais annoncé, les établissements qui perdent des élèves conservent cette année les moyens dont ils disposaient précédemment. J'ai demandé aux chefs d'établissement de consacrer ces moyens non pas à la réduction du nombre d'élèves par classe, dont on sait qu'elle est sans effet sur les résultats des élèves, mais à l'amélioration de leur projet d'établissement et au renforcement des actions pédagogiques en direction des élèves. Moins nombreux, mieux encadrés, les élèves de ces établissements devraient ainsi renouer avec la réussite scolaire et rendre à leur établissement son attractivité perdue. »

On peut s'amuser de la contradiction : la réduction du nombre d'élèves par classe est sans effet sur les résultats, mais moins nombreux, ils réussiront mieux. En fait, loin d'être fortuit, le caractère paradoxal de cette phrase vient de ce que ce retrouvent juxtaposés deux niveaux de discours, qui suggèrent des conclusions opposées : un « bon sens » qui pousse chacun, y compris le ministre, à penser que l'on réussit mieux à 15 par classe qu'à 40, et les résultats de nombreuses recherches tendant à appuyer l'idée d’une absence d'effet de la taille des classes sur la réussite scolaire. L'intuition contre la science? C'est un peu plus compliqué que cela, évidemment. Car l’impact de la taille des classes – et des ressources financières en général – est précisément un des domaines où de nouvelles méthodes empiriques sont récemment venues apporter des résultats convaincants, qui viennent assez largement contredire le scepticisme ambiant quant a l’efficacité de politiques ciblées de réduction de la taille des classes que semble reprendre a son compte le ministre dans la première partie de sa phrase. Le fond du sujet a fréquemment été évoqué dans un passé récent, y compris lors de la récente campagne présidentielle. Pour autant – et en s’excusant auprès des lecteurs familiers de ces problématiques – ce genre d’interventions montre qu’il ne semble pas inutile d'y revenir.

Taille des classes et réussite scolaire, le retour

Quelques jours auparavant, dans un chat accordé au journal Le Monde, le ministre se trouvait invité à répondre à la question suivante : « Avez-vous conscience que l'effectif d'une classe est un des facteurs qui conditionnent la motivation des élèves et des enseignants ? ». Réponse du ministre : « Ce que je sais, c'est qu'il y a une corrélation entre le nombre d'élève et le travail en classe, mais que ce n'est pas le seul critère de réussite ». La question est bien entendu de savoir si derrière cette corrélation se cache une causalité. Car s'il existe effectivement une corrélation entre les résultats scolaires des élèves et la taille de leur classe, le fait est qu'elle va dans le sens inverse de ce que pourrait suggérer l’intuition : les élèves qui sont scolarisés dans les classes les plus chargées sont ceux qui ont les meilleurs résultats. D'où la grande difficulté à évaluer rigoureusement l'impact de la taille de la classe fréquentée sur les résultats scolaires.

Le fait de fréquenter une classe peu chargée est ainsi très corrélé avec les caractéristiques des élèves. Pour le dire autrement, les élèves des grandes classes ne sont, en moyenne, pas les mêmes que ceux des petites classes, et ils ont en moyenne des caractéristiques plus favorables à la réussite scolaire. Ainsi en troisième, seuls 39% des élèves scolarisés dans les « petites » classes (23 élèves ou moins) sont d'origine sociale favorisée, contre près de 58% de ceux qui fréquentent des classes chargées (28 élèves ou plus). Ces différences, considérables, ont bien entendu une traduction directe en terme de niveau scolaire : ces mêmes élèves des petites classes de troisième avaient en moyenne obtenu un score de 65 points (sur 100) aux évaluations passées en début de sixième, contre un score de 73,5 points pour les élèves des grandes classes.

La comparaison directe des résultats des élèves des petites et des grandes classes mène donc immanquablement à des résultats biaisés, les élèves n'étant tout simplement pas comparables. En disposant de données de bonne qualité, il est possible de prendre en compte certaines des différences observables entre ces élèves (par exemple, la catégorie socioprofessionnelle ou le niveau d'éducation de leurs parents, leur passé scolaire, les différences de contexte de scolarisation...). Mais dans la mesure où il est impossible d'observer statistiquement l'ensemble des variables pertinentes pour la réussite scolaire des élèves, il subsiste toujours un biais statistique important. Et ce biais tend à réduire l'impact estimé de la taille des classes.

Il y a pour l’essentiel deux façons de sortir de ce problème :
  • La première consiste à mettre en place des expériences contrôlées, où des élèves comparables sont placés dans des classes de tailles différentes, de sorte que si l’expérience est bien menée, il devientpossible d’observer de manière directe l'impact de la taille des classes sur la réussite et le destin scolaire des élèves concernés, en comparant les résultats des élèves des deux groupes. Diverses expériences de cet ordre ont été mise en place. La plus convaincante, le projet STAR, a été mené dans les années 1980 dans le Tennessee, et son ampleur (l'expérience portait sur près de 12000 élèves) a permis d'en tirer des conclusions solides. L'analyse, plus récente, des données fournies par cette expérience a conduit l’économiste Alan Krueger à montrer que non seulement l'impact sur les résultats d'une taille de classe réduite était important, mais en outre qu'il était durable. Autre élément d'importance, l'impact estimé est plus fort pour les élèves des minorités ethniques ainsi que pour les plus pauvres d'entre eux, que pour les élèves les plus favorisés.
  • Une seconde piste consiste à identifier, dans un contexte institutionnel donné, des phénomènes qui ne sont pas liées aux caractéristiques individuelles des élèves mais qui les amènent à fréquenter des classes de taille différente. Dans un langage plus académique, il s'agit d'isoler une source de variation exogène de la taille des classes, qui peut être utilisée comme une « expérience naturelle » pour déterminer l'effet causal de la taille de classe fréquentée. Une méthode en particulier est devenue emblématique de cette approche et a depuis engendré une descendance fournie. Dans un article publié en 1999 dans le Quarterly Journal of Economics, Joshua Angrist et Victor Lavy utilisent une règle édictée par le théologien et philosophe juif Maïmonide selon laquelle une classe ne doit pas compter plus de quarante élèves. Les auteurs exploitent le fait que cette règle édictée au XIIe siècle est toujours appliquée de manière stricte dans les écoles israéliennes. Ainsi dans une école donnée, selon que l'effectif total d'un niveau est de 40 ou de 42 élèves, la taille de classe que connaitront les élèves sera respectivement de 40 ou de 21 élèves. Cette règle induit des variations de la taille de classes qui n'ont rien à voir avec les caractéristiques des élèves, et qui permettent d'isoler l'effet propre de la taille des classes, puisque des élèves comparables sont confrontés à des tailles de classe différentes selon les hasards de la démographie locale. De nombreuses autres stratégies empiriques ont été utilisées, en prenant avantage de l'existence de particularités institutionnelles plus ou moins similaires.
Mais revenons au cas français. Jusque très récemment, les rares études existantes pour la France concluaient pour la plupart à une absence d'effet. Un rapport remis au Haut Conseil à l'Evaluation de l'Ecole (qui a cessé ses activités fin 2005) en 2001 dressait sur la base d'une revue – certes plutôt incomplète – de la littérature existante un constat extrêmement sceptique quant à l'existence d'un effet important. Or les travaux plus récents (celui-ci, celui-là, ou encore celui-là), appliquant des méthodes qui traitent explicitement les biais évoqués ci-dessus (1), mal pris en compte par nombre d'études antérieures, apparaissent remarquablement cohérents et permettent de dresser, dans le cas français, un tableau très différent : la taille des classes a un impact important sur les jeunes élèves, il est particulièrement fort en début de primaire. Quantitativement plus réduit, cet effet reste significatif au collège et tend à disparaître au lycée. Le second résultat remarquable, et que l'on retrouve manière cohérente dans la littérature internationale, est les enfants des milieux les plus modestes sont ceux dont les résultats sont les plus sensibles à la taille des classes : ils seraient donc les principaux bénéficiaires d'une réduction du nombre d'élèves par classe.

Il ne s'agit pas de présenter le débat plus général sur l'impact des ressources financières sur la performance scolaire comme tranché : il ne l'est pas, et la littérature internationale présente des analyses tout aussi sérieuses, qui concluent quant à elles à l'absence d'effet. Pour autant, les travaux les plus convaincants dans le cas français sont assez cohérents pour qu'il soit difficile d'affirmer sans autre forme de procès que le nombre d'élèves par classe est sans effet sur la réussite scolaire. Il ne s’agit pas non plus de prôner de manière inconsidérée de nouvelles baisses de la taille des classes, la mesure étant extrêmement coûteuse. Le débat quant aux politiques à mener va bien au-delà de la simple estimation des effets de la taille des classes sur la réussite scolaire, il nécessite de définir clairement les objectifs poursuivis et d’évaluer scrupuleusement les coûts correspondants aux bénéfices attendus. Il n'est question ici que de l'estimation empirique de cet effet, question qui s’est récemment vue apporter des réponses claires. Il semble malheureusement que dans ce débat-là, au moins, les économistes manquent de pédagogie dans la diffusion leurs résultats...

NOTES :
(1) Des seuils comparables, bien que moins élevés, à ceux évoqués plus hauts existent également en France. Ils restent implicites et peuvent varier selon les académies et les caractéristiques des établissements (ainsi le seuil sera plus bas dans les établissements situés en ZEP) mais peuvent être utilisés d'une manière similaire à ceux existant en Israël.
_Mathieu_

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jeudi 12 juillet 2007

La ségrégation sociale dans les écoles françaises : le grand fossé ?


Il est des questions qui provoquent des débats interminables et dont on a l’impression que personne ne souhaite les trancher un jour. Les discussions autour de la mixité sociale dans les écoles françaises semblent faire partie de celles-là. Une des raisons évoquées pour motiver l'assouplissement de la sectorisation scolaire, largement évoqué ici, était la supposée incapacité de la carte scolaire à garantir la mixité sociale dans les établissements scolaires. Quelques chiffres suffisent à de nombreux commentateurs pour dresser le tableau d'un "apartheid scolaire" ou d'une ghettoïsation massive, évoquant souvent un paradis perdu de mixité sociale, dont on peut légitimement se demander où et quand il a bien pu exister. Que sait-on au juste sur le niveau de cette ségrégation sociale dans les établissements scolaires français ?

La préoccupation pour la mixité sociale dans les écoles n’est pas nouvelle. On ne compte plus les rapports publics, les colloques et autres analyses de chercheurs sur le sujet. A vrai dire, rares sont les contributions au débat sur l’éducation qui ne s'intéressent pas à cette question, en l'inscrivant dans la problématique de la recherche de l'égalité des chances réelle à l'école. La question de la mixité sociale dans les écoles semble donc centrale dans la façon dont s’articule le débat sur l’éducation en France.

Ces travaux permettent d’illustrer de manière souvent spectaculaire le supposé manque de mixité sociale des écoles françaises. Marie Duru-Bellat, par exemple, avance le fait qu'alors que la part des élèves d'origine défavorisée est d’environ 44 % au niveau national, les 10 % des collèges les plus huppés accueillent 22,2 % d'élèves d'origine défavorisée, tandis que les 10 % des collèges les moins huppés en accueillent au moins 68 %. Dans une étude largement commentée portant sur la ségrégation ethnique dans les collèges de l'académie de Bordeaux, le sociologue Georges Felouzis montrait que 10% des collèges bordelais scolarisent plus de 40% des élèves immigrés ou "issus de l'immigration" :


Ces chiffres sont évidemment parlants. Ils illustrent de manière spectaculaire le fait que la situation réelle des écoles françaises dévie considérablement d’un idéal de mixité sociale parfaite.

Pour autant, il est surprenant de constater que l’état des connaissances sur la question permet difficilement de répondre à quelques questions simples : ce niveau doit-il être considéré comme élevé ? La mixité sociale a-t-elle eu tendance à augmenter ou à diminuer sur la période récente? Pour y répondre, il est impératif de construire une mesure plus complète et moins ponctuelle de la ségrégtion sociale en milieu scolaire. Alors qu’une vaste littérature internationale s’est développée depuis plusieurs décennies, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, sur la difficile question de la mesure du niveau de ségrégation, le nombre d’études permettant d’apporter des éléments de réponse convaincants à ces questions, en France, est remarquablement faible. En fait, alors qu’on parle souvent de ségrégation scolaire, il semble qu'on n’ait jamais vraiment pris le soin de la mesurer de manière convaincante et systématique.

Savoir si ce niveau est élevé nécessite de réfléchir non par rapport à une illusoire mixité parfaite que chacun a en tête lorsqu’il prend connaissance des chiffres évoqués plus haut, mais en cherchant ailleurs une situation de référence. Celle-ci peut être trouvée en comparant la situation actuelle avec le passé, ou en se référant à d’autres systèmes scolaires (avec les limites que cet exercice comporte). En l'absence de séries longues cohérentes sur la composition sociale des établissements scolaires, peu d’éléments permettent de documenter de manière détaillée l’évolution du niveau de ségrégation dans les écoles françaises sur longue période. Ce manque de profondeur historique dans de nombreux travaux s’explique pour part par l’absence de données adéquates et par la difficulté d’accès à ces données.

Une autre façon de porter un jugement sur le niveau de ségrégation dans les écoles françaises est de comparer ce niveau de ségrégation avec celui que connaissent d'autres pays de niveau de développement comparable, avec toutes les limites qu'un tel exercice comporte. Une étude récente permet d’apporter une première réponse, nécessairement incomplète, à cette question. L'objet et la précision de cette étude sont limités par la nature des données : issues de l’enquête PISA, qui concerne les enfants âgés de 15 ans dans 27 pays de l’OCDE, elles ne concernent que les enfants scolarisés dans les collèges français et dans leurs équivalents étrangers. On ne peut donc pas exclure que la même mesure de ségrégation prise à un moment différent de la scolarité (dans l’enseignement primaire, par exemple) produise un classement différent. Ainsi les pays ayant mis en place une orientation précoce des élèves vers les filières techniques ou professionnelles, comme l’Allemagne, voient mécaniquement le niveau de ségrégation ainsi mesuré augmenter, dès lors que cette orientation tend à concentrer dans les mêmes établissements des élèves de milieu social similaire.

Malgré ses limites, cette étude est l'une des seules du genre, et fournit des informations importantes. Globalement, les collèges français apparaissent comme présentant un degré de ségrégation sociale assez élevé, mais qui reste dans une position intermédiaire par rapport aux pays développés. Le niveau de ségrégation sociale est ici mesuré à l'aide de plusieurs indices, qui présentent les avantages et les inconvénients d'une mesure très agrégée. Le premier indice - l'indice de dissimilarité - s'interprète comme le pourcentage d'élèves d'origine défavorisée qui devraient changer d'école pour atteindre une situation de mixité sociale parfaite.


La France n'appartient pas au groupe des pays qui présentent les plus faibles niveaux de ségrégation et qui comprend pour l'essentiel les pays du Nord de l'Europe ainsi que le Japon. Elle n'appartient pas non plus au groupe des pays les plus ségrégués : l'Allemagne, l'Autriche ou la Belgique présentent des indices de ségrégation sensiblement supérieurs à la France. Au final, le système scolaire qui présente le niveau de ségrégation le plus comparable à la France est… l'Angleterre, dont le système scolaire est pourtant organisé de manière radicalement différente (sectorisation souple, grande différenciation des écoles dans leur statut et mode de gouvernance, existence d’écoles publiques sélectionnant leurs élèves, d'écoles publiques religieuses etc…).

Par ailleurs et contrairement à une idée reçue, le niveau de ségrégation entre établissements apparaît en moyenne moins élevé aux Etats-Unis qu’en France (ce qui n’exclut pas qu’il existe aux Etats-Unis des « ghettos de riches » ou des « ghettos de pauvres » plus ségrégués que leurs équivalents en France – le fait de recourir à des moyennes masque par construction ce genre d’information). Le second indice utilisé par les auteurs, l’indice de Hutchens (dont je vous épargnerai ici l’exposé des propriétés axiomatiques) produit un classement légèrement différent entre pays, mais confirme le constat établi précédemment.

Une autre information importante est que ce degré de ségrégation relativement élevé dans les collèges français n’est pas le fait des établissements privés. La grande majorité de la ségrégation sociale observée s’explique par des différences entre établissements publics et entre établissements privés respectivement, non par une différence entre établissements publics et privés pris en bloc.

Cette étude comporte un certain nombre de limites du fait de la méthode employée. Par ailleurs, si les comparaisons entre pays sont éclairantes, elles permettent difficilement d'appréhender de manière convaincante les causes du niveau de ségrégation observé. Le niveau de ségrégation sociale dans les écoles dépend essentiellement de trois facteurs :
1/ L’école étant un bien public local, elle dépend avant tout de l’endroit où habitent les ménages de différents milieux sociaux, et donc du niveau de ségrégation résidentielle. Mais ce n’est bien entendu pas une correspondance parfaite.
2/ Au-delà, elle dépend de la façon dont les parents de différents milieux sociaux choisissent l’école de leurs enfants, que ce choix soit prévu explicitement entre établissements publics ou qu’il soit le fait de recours au secteur privé ou de contournement de la carte scolaire.
3/ Le niveau de ségrégation scolaire dépend enfin de la latitude qu’ont les établissements pour choisir leurs élèves et de la façon dont cette sélection affecte les enfants de milieux sociaux différents.

Chaque politique publique modifiant un de ces trois paramètres a potentiellement un impact sur la mixité sociale dans les écoles. Pour reprendre le plaidoyer d'Ecopublix en faveur de l’évaluation des politiques publiques, le débat autour de la mixité sociale dans les écoles gagnerait beaucoup à s'appuyer sur la mise en place d'un éventail de mesures du niveau de ségrégation dans les établissements.

Si l’un des objectifs de la réforme de la sectorisation scolaire qui est débattue aujourd’hui est de promouvoir la mixité sociale à l'école, il serait bon de mettre en place les conditions d'une évaluation de ses effets. La réforme du système éducatif anglais, qui date de 1988, fait ainsi aujourd'hui l'objet d'intenses polémiques quant à la mesure de ses effets sur le niveau de ségrégation dans établissements scolaires. Cette évaluation ouverte permet à la discussion, si elle est particulièrement vive, de s'établir sur la base d'éléments factuels précis, où les croyances des uns et des autres peuvent se voir opposer des arguments objectifs, et non uniquement sur des présupposés idéologiques qu'aucun fait ne pourra venir démentir.

_Mathieu_

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mercredi 13 juin 2007

Carte scolaire : les pistes alternatives (3/3)


Le précédent post consacré à la carte scolaire a montré qu’il ne fallait sans doute pas attendre grand-chose de la suppression de la sectorisation, si ce n’est un creusement des inégalités scolaires entre les établissements. Pour autant, les objectifs mis en avant par les partisans de cette suppression ne sont ni vains, ni totalement hors de portée : diversification de l’offre éducative, plus grande mixité sociale à l’école, amélioration du sort des plus défavorisés, gains d’efficacité du système éducatif. Seulement, on ne peut compter sur un seul outil – en l’occurrence le mode d’affectation des élèves aux différents établissements scolaires – pour espérer les atteindre simultanément. La solution aux problèmes soulevés par les dysfonctionnements de la sectorisation passent plutôt par l’activation de différents leviers, que le débat actuel a tendance à occulter, alors qu’il y a des bonnes raisons de penser qu’ils pourraient contribuer à rendre l’école à la fois plus juste et plus efficace.

Pourquoi faut-il encourager la mixité sociale à l’école ?

Le débat sur la carte scolaire doit sortir du schéma binaire dans lequel on tend trop souvent à l’enfermer : il s’agit moins de se prononcer pour ou contre la sectorisation que de s’interroger sur les modalités concrètes qui pourraient permettre au système éducatif français de garantir une plus forte mixité sociale à l’école.

Encore faut-il s’entendre sur les raisons pour lesquelles on pense que la mixité sociale dans les établissements scolaires devrait constituer un objectif prioritaire de la politique éducative. Rien ne garantit en effet a priori que cette mixité sociale soit globalement bénéfique aux élèves et, plus largement, au système éducatif pris dans son ensemble. Et si les performances d’un élève étaient déterminées avant tout par son environnement familial et dépendaient finalement assez peu du contexte scolaire dans lequel il évolue ? Dans ce cas, introduire davantage de mixité sociale à l’école n’aurait pour ainsi dire aucun effet sur les résultats scolaires des uns et des autres. Les élèves les plus en difficulté pourraient même pâtir de cette mixité, si elle a pour effet de les reléguer encore davantage en queue de classe, avec tous les effets de stigmatisation que cela peut comporter.

C’est là qu’interviennent les enseignements des études empiriques consacrées aux « effets de pairs ». Par ce terme, les économistes désignent le fait que les résultats scolaires d’un élève ne dépendent pas uniquement de ses efforts individuels, mais aussi des efforts fournis par les autres élèves : autrement dit, je réussirai mieux à l’école si mes camarades sont meilleurs et je serai « tiré vers le bas » s’ils ont de mauvais résultats. Un certain nombre de travaux ont permis de mettre en évidence l’existence de ces effets de pairs : dans un article célèbre, l’économiste américaine Caroline Hoxby a par exemple utilisé les modifications exogènes introduites par la répartition aléatoire des élèves dans les différentes classes des écoles primaires texanes pour quantifier ces effets. Le résultat est frappant : un accroissement exogène d’un point dans la moyenne d’une classe améliorerait de 0,15 à 0,4 point le niveau individuel d’un élève donné.

L’existence de ces « effets de pairs » modifie radicalement le jugement qu’on peut porter sur la ségrégation sociale à l’école. En présence de tels effets, la concentration géographique des groupes sociaux ne se limite pas en effet à figer à l’école les inégalités sociales de départ : elle tend à les augmenter. Dès lors, lutter contre la ségrégation éducative apparaît comme une condition essentielle de la réduction des inégalités scolaires.

Certaines études suggèrent même qu’on peut aller plus loin et considérer la promotion de la mixité sociale à l’école comme une mesure efficace au sens où elle améliorerait davantage les performances des élèves socialement défavorisés qu’elles ne réduirait celles des élèves issus des milieux sociaux aisés. Dans un article récent, Joshua Angrist et Kevin Lang ont par exemple observé que les élèves noirs d’origine modestes envoyés, dans le cadre d’un programme de busing mis en place à Boston, dans des écoles situées dans des quartiers à dominante blanche amélioraient considérablement leurs performances scolaires, sans pénaliser celles des élèves blancs scolarisés dans les écoles d’accueil.

L’existence de ces effets de pairs semble donc plaider en faveur d’une plus grande mixité sociale dans les établissements scolaires. En même temps, on peut rétorquer qu’une trop grande hétérogénéité dans les performances scolaires n’est pas forcément bénéfique, soit qu’elle conduise à ralentir l’apprentissage de la tête de classe, soit qu’elle aboutisse à « larguer » les moins bons élèves. Si je veux apprendre à jouer au tennis, j’ai intérêt à choisir un partenaire un peu plus expérimenté ; en même temps, si ce partenaire s’appelle Roger Federer, je risque de ne pas toucher une balle… Un article récent de Caroline Hoxby et Gretchen Weingarth apporte un éclairage intéressant sur cet arbitrage entre homogénéité et hétérogénéité des classes : leurs résultats montrent en effet que pour profiter au mieux des effets de pairs sans pénaliser les meilleurs et les moins bons élèves, il faut impérativement éviter toute « bipolarisation » au sein d’une même classe (que des bons d’un côté et que des mauvais sans élèves de niveau intermédiaire) et au contraire privilégier une composition « continue », qui associe des élèves de tous niveaux, dans un éventail de performances pas trop large.

Ainsi, une plus grande mixité sociale dans les établissements scolaires n’aura de chance de faire profiter le plus grand nombre des « effets de pairs » positifs que si elle s’accompagne d’un dosage subtil des publics scolaires dans les classes d’un même établissement. Deux écueils sont à éviter : la mise en place de classes de niveau qui empêchent les élèves les moins bons d’être « tirés vers le haut » pas les meilleurs d’une part ; la juxtaposition de groupes très hétérogènes d’autre part, qui rend la tâche impossible aux enseignants. La meilleure solution passe sans doute par la constitution de classes avec des élèves de niveaux différents, mais sans effets de « grappes », ce qui n’exclut pas de faire varier le niveau moyen d’une classe à l’autre pour éviter une trop grande disparité de performances au sein d’une même classe.

La promotion de la mixité sociale à l’école peut donc être justifiée tant du point de vue de l’équité que de l’efficacité du système éducatif, à condition de faire en sorte que cette mixité n’aboutisse pas à créer des « discontinuités » de performances dans les classes. Reste à savoir comment on s'y prend pour combattre la ségrégation sociale qui caractérise aujourd’hui le système éducatif.

I/ Comment réduire la ségrégation éducative ?

Dans le post précédent, j’expliquais les raisons pour lesquelles une simple suppression de la carte scolaire avait peu de chance de modifier seule la composition sociale des établissements scolaires, alors qu'elle risquait d'augmentant leur stratification par niveau. D’autres moyens ne seraient-ils pas plus efficaces pour renforcer la mixité sociale à l’école ?

On ne peut espérer y parvenir sans s’attaquer à la considérable ségrégation résidentielle qui caractérise les grandes agglomérations urbaines. La réalisation de cet objectif passe en priorité par la diversification géographique du parc de logements sociaux que permettrait une application stricte de la loi SRU, qui oblige les communes de plus de 3500 habitants (1500 en Ile-de-France) situées dans une agglomération de plus de 50000 habitants à posséder au moins 20% de logements sociaux, à moins de payer une taxe qui ne peut dépasser 5% du montant des dépenses réelles de fonctionnement de la commune. Compte tenu de la modicité d’une telle sanction, de nombreuses communes (suivez mon regard…) ont préféré se mettre dans l’illégalité : en région parisienne, il faudrait construire 160000 logements sociaux supplémentaires pour être en conformité avec la loi, soit au minimum 8000 par an. Or, depuis trois ans, seuls 18000 logements ont été construits, dont plus de 10000 dans la seule ville de Paris, qui compte 14,3 % de logements sociaux.

D’autres instruments devront également être mobilisés pour que la composition sociale des établissements scolaires échappe en partie au déterminisme géographique. Deux options sont envisageables :

On peut d’abord choisir de maintenir le principe de la sectorisation, en modifiant son fonctionnement de trois manières :

1/ En revoyant le découpage de la carte scolaire, afin d’associer des quartiers socialement hétérogènes. Certains établissements scolaires pratiquent déjà ce type de sectorisation, à l’image du collège Bergson, situé dans le XIXe arrondissement de Paris, qui recrute ses élèves à la fois dans les beaux quartiers de Belleville et dans les quartiers plus défavorisés qui jouxtent la place Stalingrad. Une autre possibilité consisterait à calquer la sectorisation des collèges sur le plan des lignes de transport collectif, afin que la proximité d’un établissement puisse aller de pair avec une plus grande mixité sociale dans le recrutement. Enfin, pour éviter que cette forme de sectorisation ne recrée de la ségrégation en modifiant les stratégies résidentielles des parents, il faudrait que les secteurs soient redéfinis périodiquement.

2/ En limitant drastiquement les possibilités de dérogations accordées pour des motifs douteux tels que le choix d’une langue rare et en croisant les informations sur la résidence principale issues de la déclaration de revenus avec les renseignements fournis par les familles lors des demandes d’inscription au collège afin de détecter les fausses domiciliations.

3/ En incluant dans le contrat des établissements scolaires du secteur privé le respect d’un minimum de mixité sociale dans le recrutement de leurs élèves, afin que la liberté de choisir une éducation religieuse ne constitue pas le prétexte à la sauvegarde d’un « entre soi » protecteur. Dans la mesure où l’Etat fournit au secteur privé sous contrat (qui représente la très grande majorité des établissements privés) l'essentiel de ses ressources (à commencer par les salaires des enseignants), il ne paraîtrait pas choquant qu’il ait son mot à dire sur la manière dont ces établissements recrutent leurs élèves.

L’objectif de mixité sociale pourrait aussi être réalisé dans le cadre d’une carte scolaire assouplie, voire abolie, à condition que les procédures de sélection permettent aux élèves les plus modestes d’accéder effectivement à l’ensemble des collèges publics. Pour cela, et quoi qu’en dise le ministre Darcos qui se refuse à employer le mot de quota, « parce qu’il est horrible » (plus horrible que le mot de « ségrégation » ?), il faudrait au minimum que la liberté de choix des parents soit tempérée par l’obligation faite aux établissements publics et privés d’accueillir un pourcentage donné d’élèves présentant des difficultés scolaires, sur la base d’un tirage au sort parmi les postulants. Un tel système présenterait néanmoins un inconvénient de taille : outre sa complexité proche du casse-tête chinois, il ne manquerait pas d’engendrer frustrations et mécontentements chez les parents qui n’auraient pas décroché l’établissement de leurs rêves.

Il ne faut pas toutefois se bercer d’illusions : compte tenu de l’extrême sensibilité politique de la question scolaire, la ségrégation éducative ne pourra jamais être atténuée qu’à la marge par ce type de mesures. Car jamais aucune politique publique n’empêchera la conjonction des facteurs sociaux de la réussite scolaire et la volonté des parents d’assurer la meilleure éducation possible pour leurs enfants d’engendrer une importante segmentation sociale des établissements scolaires (ce phénomène expliquant en grande partie que les politiques de busing mises en place aux Etats-Unis à partir des années 1970 aient été progressivement supprimées au début des années 1990).

Changer le mode d’affectation des élèves ne suffira pas à créer les conditions d’une véritable égalité des chances à l’école. Pour en approcher, d’autres instruments doivent être mobilisés.

II/ Comment améliorer le sort des élèves issus de milieux défavorisés ?

On a vu que si elle permettait sans doute d’améliorer les perspectives scolaires des meilleurs élèves issus de milieux sociaux modestes en leur ouvrant les portes des établissements cotés, la suppression de la carte scolaire aurait vraisemblablement pour effet de dégrader la situation de tous ceux qui n’auront pas la possibilité d’échapper aux collèges où se concentre l’échec scolaire.

Pour améliorer le sort de ces élèves et rendre l’école plus juste, il faut s’efforcer de cibler réellement les moyens sur les publics scolaires qui en on le plus besoin. Dans sa forme actuelle, la politique d’éducation prioritaire est inefficace : en travaillant sur des panels d’élèves suivis au cours de toute leur scolarité, Bénabou, Kramarz et Prost ont montré que le traitement « ZEP » n’a eu aucun effet significatif sur la réussite des élèves. Il y a cela deux raisons principales : d’une part, l’existence d’un fort effet de stigmatisation associé au classement en ZEP, qui tend à accentuer les écarts de composition sociale entre ces établissements et les autres et à faire fuir les enseignants expérimentés au profit des jeunes recrues de l’Éducation nationale ; d’autre part, l’insuffisant ciblage de la politique d’éducation prioritaire : aujourd’hui, un élève scolarisé en ZEP mobilise un effort financier supérieur de seulement 5 % à la moyenne des élèves hors ZEP ! Ce n’est donc pas pas parce qu’elle serait par principe inefficace que cette politique ne fonctionne pas, mais bien parce que le saupoudrage des moyens la condamne à l’impuissance. L’exemple britannique, où a été développé un programme d’éducation compensatoire baptisé Excellence in Cities montre qu’il est possible d’améliorer considérablement les performances éducatives des enfants de milieux défavorisés, à condition d’y mettre le prix et de réellement cibler les efforts.

L’idée qu’il faille redistribuer les moyens entre établissements ne semble pas d’ailleurs avoir complètement échappé au nouveau ministre de l’Education nationale. Seulement, la manière dont il compte organiser cette redistribution apparaît franchement inadaptée, pour ne pas dire totalement foireuse. Xavier Darcos propose en effet de maintenir les moyens dans les établissements qui perdront des élèves après la suppression de la carte scolaire, afin d’y augmenter ex post la dépense par élève. Outre qu’une telle redistribution serait très insuffisante par son ampleur, elle donnerait de très mauvaises incitations aux chefs d’établissements, qui n’auraient nullement intérêt à faire les efforts nécessaires pour juguler l’hémorragie des élèves frappant leurs collèges.

Une solution plus efficace consisterait sans doute à accorder un soutien proportionnel aux difficultés objectives, définies à partir de critères socio-économiques précis, plutôt que de conditionner les aides forfaitaires à une définition statutaire (type ZEP) qui disperse les ressources et stigmatise le public ciblé ou encore, à la Darcos, de maintenir une dotation indépendante du nombre d’élèves. Il faut faire en sorte que les « prestations compensatoires » soient conséquentes et aillent aux zones où se concentrent réellement les difficultés. Ce n’est qu’à cette condition que l’effort accru d’encadrement et d’accompagnement des élèves pourra porter ses fruits. Quatre objectifs sont prioritaires :

1/ Une diminution drastique de la taille des classes dans les établissements où se concentre l’échec scolaire : dans un article abondamment commenté, Thomas Piketty a mis en évidence l’existence d’un impact positif important des tailles de classes réduites sur la réussite scolaire à l’école primaire. Ses résultats indiquent que des politiques réalistes de ciblage des moyens peuvent avoir un effet considérable sur la réduction des inégalités scolaires et qu’elles gagneraient probablement à se concentrer sur les plus jeunes élèves : d’après ses estimations, en réduisant de 5 élèves la taille moyenne des classes des écoles primaires en ZEP (ce qui se traduirait, à moyens constants, par une augmentation de 1,3 élève par classe hors ZEP), on pourrait réduire de près de moitié l’écart entre les scores moyens obtenus en ZEP et hors ZEP aux évaluations de mathématiques de début de CE2.

2/ La promotion de politiques ciblées d’accompagnement scolaire, incluant l’organisation d’un système de tutorat, afin d’assurer le suivi personnalisé des élèves et l’aménagement de classes réduites et de cours supplémentaires pour les élèves les plus en difficulté. Pour être réellement efficaces, de telles mesures devraient être complétées par la mise en place de dispositifs d’accompagnement périscolaire : une étude très sérieuse menée sur les réseaux de tuteurs pour enfants créés aux Etats-Unis par l’association Big Brothers Big Sisters montre que ces derniers on permis de réduire significativement le taux d’absentéisme scolaire tout en améliorant les résultats et les relations avec leur familles des jeunes qui en ont bénéficié.

3/ Enfin, pour empêcher la fuite des enseignants les plus expérimentés vers des collèges ou des lycées situés dans des zones moins défavorisées, il faudrait mettre en place des primes substantielles en faveur des personnels de l’Education nationale qui choisissent de travailler dans les établissements scolaires les plus sensibles.

4/ Afin de renforcer l’attractivité des établissements difficiles et de remobiliser leurs élèves, il serait sans doute nécessaire d’y offrir le même choix d’options que dans les établissements huppés, et d’y développer des dispositifs d’accès privilégié aux classes préparatoires. Une solution originale a été récemment proposée par l’historien Patrick Weil : il s’agirait de réserver, à côté des admissions sur dossier, une fraction importante des places en classes préparatoires et en instituts d’études politiques aux 5% des meilleurs bacheliers de chaque lycée. Une telle mesure aurait l’avantage de réduire la ségrégation scolaire à la source, en réduisant les incitations des élèves les plus doués des quartiers sensibles à fuir leur collège ou leur lycée de secteur tout en créant une émulation positive dans des établissements où trop d’élèves ont aujourd’hui tendance à censurer leurs ambitions scolaires.

III/ Pour augmenter la productivité du système éducatif et donner plus de choix aux parents d’élèves

Il existe aujourd’hui de réelles marges de manœuvre pour augmenter la productivité du système éducatif et donner plus de choix aux parents d’élèves sans avoir à passer forcément par une mise en concurrence des établissements dont on a vu qu’elle risquait de creuser les inégalités de niveau entre collèges. Pour cela, il est impératif de développer un système d’incitations susceptible de rendre plus efficace l’action de tous ceux qui, avec les élèves, font vivre l’école : chefs d’établissements, enseignants et parents d’élèves.

1/ Il paraît indispensable de commencer par augmenter les marges de manœuvre budgétaires et organisationnelles des établissements scolaires (ce qui devrait inclure la liberté de recrutement des enseignants) et de récompenser les meilleures pratiques (sous la forme de bonus financiers, par exemple) à l’issue d’évaluations publiques systématiques. En favorisant l’initiative pédagogique et en permettant aux chefs d’établissement de devenir les véritables animateurs des équipes placées sous leur direction, ce type de démarche pourrait contribuer promouvoir une meilleure utilisation des ressources mises à disposition des écoles, comme semble l’indiquer les évaluations globalement positives des politiques de school accountability dans les Etats américains où elles ont été mises en œuvre.

2/ Du côté des enseignants, il faut commencer par réformer en profondeur la manière dont ils sont formés. La suppression des IUFM, que certains réclament à grands cris, ne résoudra pas le problème. Mieux vaudrait sans doute en modifier le fonctionnement, en rééquilibrant le contenu des enseignements vers les savoirs pratiques, acquis grâce à des modules de « mise en situation » des stagiaires face à de vrais élèves. Surtout, il est indispensable que la formation des enseignants se prolonge sous la forme de stages tout au long de leur carrière. L’efficacité de tels stages est attestée par un certain nombre d’évaluations empiriques : Joshua Angrist et Victor Lavy ont par exemple montré qu’un programme de formation continue des enseignants mis en place dans une dizaine d’écoles de Jérusalem a contribué à améliorer significativement les résultats aux tests de lecture et de mathématiques des élèves concernés, par comparaison avec ceux des écoles n’ayant pas bénéficié du programme. Plus généralement, il serait temps que les notions d’évaluation et de reconnaissance du mérite ne soient pas réservées aux seuls élèves. En France, s’il est admis qu’il existe de « bons » et de « moins bons » enseignants, cette distinction n’a dans les faits presque aucun impact ni sur la rémunération, ni sur les carrières de ces derniers. Or, un certain nombre de travaux empiriques, à l’image de cet article de Jonah Rockoff, ont conclu à l’existence d’un « effet maître » important. Il serait sans doute utile que cet effet soit stimulé par le truchement de mécanismes incitatifs organisé au niveau des établissements scolaires. On pourrait notamment s’inspirer d’une formule expérimentée en Israël en 2001 : elle consistait à récompenser financièrement les enseignants dont les étudiants obtenaient des résultats aux examens nationaux supérieurs à ceux prédits par leurs performances scolaires antérieures, les caractéristiques socio-professionnelles de leurs parents et la valeur ajoutée de leur école. Pour éviter toute manipulation des notes ou de la composition des classes, un certain nombre de garde-fous avaient été prévus par le programme. Les résultats, analysés par Victor Lavy, furent spectaculaires, les notes moyennes en mathématiques et en anglais augmentant d’environ 10 % par rapport à celles du groupe témoin. Il ne s’agit évidemment pas de surestimer l’efficacité de tels dispositifs, car même en se limitant à la dimension quantitative de l’efficacité scolaire, il est toujours difficile d’attribuer avec certitude la performance de tel étudiant à tel ou tel enseignant, mais la récompense de la performance pédagogique peut très bien être conçue comme un complément aux mécanismes incitatifs gérés au niveau des établissements scolaires, et doit être réservée aux enseignants dont les élèves obtiennent les meilleurs résultats année après année.

3/ Si notre système éducatif ne fonctionne pas de manière parfaitement efficace, c’est sans doute en partie parce qu’il ne prend pas suffisamment en compte le point de vue de ceux qui, tout en ne faisant pas partie intégrante de l’institution scolaire, n’en demeurent pas moins des observateurs avisés et critiques de son fonctionnement : les parents d’élèves. En France, leur rôle dans la vie scolaire des établissements scolaires reste extrêmement limité : sur le plan institutionnel, il se borne à la désignation de représentants élus des parents d’élèves qui n’ont guère les moyens d’influencer la vie de l’établissement : s’ils bénéficient d’une voix délibérative dans les instances participatives que sont le conseil de l’école pour le premier degré et le conseil d’administration pour le second degré (organes où sont votés le règlement intérieur et le projet d’école), ils n’ont en revanche qu’un rôle consultatif dans les conseils de classe. Ils ne disposent, en particulier, d’aucun pouvoir d’influence en matière de gestion des ressources matérielles et humaines. Or chez la plupart de nos voisins, les parents occupent une place centrale dans les établissements scolaires et sont capables de peser sur les choix qui y sont opérés, sans que la qualité pédagogique des enseignements en pâtisse d’une quelconque manière. Au Royaume-Uni, par exemple, les représentants élus des parents d’élèves (appelés school governors) qui siègent au conseil d’administration des écoles peuvent fixer les orientations stratégiques du projet d’établissement, voter le budget, en contrôler l’exécution et, surtout, participent à la désignation du chef d’établissement. Leur pouvoir est donc considérable et la plupart des observateurs s’accordent à considérer qu’ils ont contribué de manière significative à améliorer l’efficience de la dépense éducative au Royaume-Uni. L’adaptation d’un tel modèle de gouvernance en France permettrait sans doute d’améliorer l’efficacité du système éducatif tout donnant aux parents la possibilité de réellement peser sur les choix qui orientent l’éducation de leurs enfants.


Que conclure au terme de long feuilleton ? Eh bien qu’en définitive, la question de la carte scolaire ne saurait constituer l’alpha et l’oméga de la politique éducative française. N’en déplaise à certains, sa suppression ne permettra pas à elle seule de relever les nombreux défis qui se dressent devant l'institution scolaire. Pis, on peut craindre que la cristallisation du débat autour de cette aspect n’ait pour conséquence fâcheuse d’occulter des questions autrement plus importantes pour l’avenir de l’école : comment augmenter la mixité sociale à l’école ? Comment et jusqu’où redistribuer les moyens en direction des élèves les plus défavorisés ? Comment améliorer l’efficience de la dépense éducative ?

Or sur toutes ces questions, la réflexion a beaucoup progressé et on dispose aujourd’hui, sinon de recettes miracles, du moins de pistes de réformes intéressantes qui pourraient faire l’objet d’expérimentations locales, évaluées de manière indépendante. Une analyse comparée des coûts et bénéfices de ces réformes permettrait ensuite de déterminer lesquelles mériteraient d’être étendues à l’ensemble du territoire.

On peut toujours rêver…
_Julien_

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jeudi 7 juin 2007

Carte scolaire : faut-il la supprimer ? (2/3)


La solution aux problèmes posés par la carte scolaire passe-t-elle par la suppression pure et simple du principe de sectorisation ? Même si les modalités de cette suppression restent encore assez floues, tel semble bien être l’objectif du nouveau ministre de l’Education nationale Xavier Darcos : aux dernières nouvelles, il semblerait qu’après une expérience d’assouplissement menée au cours de l’année 2007-2008 (à travers un doublement du nombre de dérogations, dont le taux passerait de 10 à 20%), le gouvernement pourrait procéder à une suppression progressive de la carte scolaire à partir de la rentrée 2008 et accorder la liberté totale de choix aux familles au plus tard en 2010. Une majorité de Français en seraient d’ailleurs très satisfaits, puisque d’après un sondage CSA pour Le Parisien, ils sont 72% à estimer que la suppression de la carte scolaire est « plutôt une bonne chose ». Faut-il partager leur enthousiasme et applaudir des deux mains cette mesure « révolutionnaire » ?

Pas sûr…

Pour ses avocats, l’abandon de la carte scolaire serait une mesure à la fois juste et efficace, dans la mesure où elle permettrait d’atteindre simultanément les quatre objectifs suivants :

1/ une plus grande liberté de choix pour les familles
2/ une plus grande mixité sociale à l’école
3/ de meilleures perspectives scolaires pour les élèves issus des quartiers défavorisés
4/ une stimulation des gains de productivité grâce à la mise en concurrence des établissements scolaires

Idéalement, on aimerait évaluer la pertinence de ces différents arguments à la lumière des expériences d’assouplissement de la carte scolaire qui ont été menées un peu partout en France entre 1983 et 1997. Malheureusement, il n’existe à l’heure actuelle aucune évaluation de ce type, en grande partie parce que les académies se montrent très rétives à communiquer leurs fichiers statistiques sur un dossier aussi explosif que celui-ci.

A défaut d’une telle évaluation, l’opportunité de la suppression de la carte scolaire peut être discutée d’un point de vue théorique, mais aussi en s’appuyant sur les enseignements d’un certain nombre d'expériences réalisées chez nos voisins. Il en ressort que si aucun des quatre arguments énoncés ci-dessus ne peut être écarté de manière définitive, l'abandon de la sectorisation n’a rien cependant de la potion magique dont certains semblent rêver.

1/ La suppression de la carte scolaire donnera-t-elle davantage de choix aux familles ?

Cette affirmation semble aller de soi, dans la mesure où, par définition, le choix n’existe pas sous le régime actuel de la sectorisation. Tout le problème vient de ce qu’on entend par le mot « choix », que certains semblent interpréter à tort comme le choix effectif de son collège, alors qu’il ne s’agira au mieux que de la possibilité donnée aux parents d’émettre des souhaits pour l’affectation de leur enfant (cette confusion n’étant sans doute pas pour rien dans le fait que 72% des personnes interrogées déclarent être favorables à la suppression de la carte scolaire). Or, à moins de décupler la taille des établissements scolaires situés dans les centres-villes et de fermer tous les établissements classés en ZEP, les vœux de tous les parents ne pourront pas être exaucés. D’une manière ou d’une autre, il faudra bien que l’allocation des élèves soit compatible avec la capacité d’accueil des différents établissements scolaires.

Dès lors, comment cette allocation fonctionnera-t-elle ? En l’absence de tout mécanisme correcteur (sous la forme, par exemple, d’une obligation faite aux établissements de respecter des quotas sociaux dans leur recrutement) elle sera déterminée par les forces à l'oeuvre sur le marché scolaire qui se mettra alors en place. Les modèles théoriques consacrés au fonctionnement de ce marché particulier indiquent que le seul équilibre stable qui puisse émerger est celui d’une stratification des établissements par niveau scolaire, synonyme d'une plus grande inégalité de performance scolaire entre les différents collèges.

Dans ces conditions, qui pourra véritablement exercer sa liberté de choix en matière scolaire ? Incontestablement les parents des élèves obtenant les meilleurs résultats scolaires. Or ces derniers se trouvent aussi être les plus socialement favorisés, comme le montre sans suprise le tableau suivant (source), où sont reportés les scores obtenus aux évaluations réalisées à l’entrée en sixième en fonction de la catégorie socio-professionnelle du chef de famille :


La « liberté de choix » accordée aux familles a donc toutes les chances d'être directement proportionnelle à leur position sociale.

Ce phénomène risque d’être encore plus marqué si aucun effort n’est fait pour fournir aux parents d’élèves une information statistique à la fois fiable et facilement accessible sur les performances des différents établissements scolaires. A l’heure actuelle, en effet, le ministère de l’Education nationale ne diffuse aucune mesure standardisée permettant de comparer les résultats scolaires moyens des différents collèges publics, le ministre Darcos restant d’ailleurs étonnamment silencieux sur le sujet. Si cette situation devait perdurer, on peut redouter que la désectorisation ne profite davantage encore aux catégories sociales les plus aisées, qui sont aussi les mieux informées des subtilités du système éducatif. Le peu que l’on sait de l’expérience d’assouplissement de la carte scolaire qui a concerné 17 collèges à Paris entre 1987 et 1997 semble d’ailleurs aller dans ce sens : d’après cet article du Monde, une note publiée en mai 1993 par le ministère de l’Education nationale indiquait que l'assouplissement de la carte scolaire avait alors surtout profité aux familles socialement les mieux dotées.

Il y a donc de fortes chances pour qu’ex post, le mirage du « libre choix » de son école se transforme en vaste entourloupe pour les familles qui n’obtiendront pas le collège souhaité, avec une bonne dose d’incompréhension et de frustration à la clé.

2/ la suppression de la carte scolaire augmentera-t-elle la mixité sociale à l’école ?

Là encore, cette affirmation est loin d’être évidente. En raison de la très forte corrélation qui unit l’origine sociale des élèves à leurs performances scolaires (cf. tableau ci-dessus), il est fort probable que le remplacement du critère géographique par le critère des résultats scolaires ne modifie guère la composition sociale des établissements scolaires.

Un exemple volontairement trivial permet de s’en rendre compte. Supposons que dans une ville imaginaire coexistent deux collèges de même taille et scolarisant chacun 100 élèves. Dans le premier collège, situé en centre-ville, 60 élèves sont issus de milieux sociaux aisés et 40 de milieux défavorisés ; dans le second collège, situé en périphérie, c’est l’inverse : 40 élèves viennent de milieux favorisés et 60 de milieux modestes. Admettons que la population des élèves se divise à parts égales en « bons » et en « mauvais » (en termes de résultats scolaires, bien entendu…) et que la proportion de « bons » parmi les élèves de milieu favorisé soit de 60% contre 40% pour les élèves de milieu défavorisé. Avec la sectorisation, voici à quoi ressemblerait la composition des deux collèges :


Imaginons maintenant qu’on décide brutalement de supprimer la sectorisation dans cette ville et qu’on laisse aux parents le libre choix du collège pour leurs enfants. Que va-t-il se passer ? Le seul équilibre stable est celui où les parents des « bons » élèves inscrivent leurs enfants dans l’établissement le plus réputé (situé en centre-ville), les parents des « mauvais » élèves n’ayant d’autre choix que d’inscrire les leurs dans le collège de périphérie. Résultat des courses ?


Eh bien…. pas grand-chose du côté de la mixité sociale : dans cet exemple, la composition sociale des deux collèges ne change pas du tout à la suite de la suppression de la carte scolaire : le collège de centre-ville continue à accueillir 60% d’élèves favorisés contre 40% pour le collège situé en périphérie. Ce qui change en revanche, c’est le niveau moyen dans les deux établissements, le collège de centre-ville n’accueillant désormais que des « bons », le collège de périphérie que des « mauvais ». Cette polarisation illustre la segmentation des collèges par niveau évoquée plus haut. Le fait que dans cet exemple très schématique, la mixité sociale ne change pas à la suite de la suppression de la carte scolaire tient évidemment à l’hypothèse que la proportion de « bons » élèves parmi les élèves de milieu défavorisé est ici égale à la proportion d’élèves de milieu défavorisé résidant en centre-ville (40%). En réalité, c’est la valeur relative de ces deux paramètres qui va déterminer l’impact total de la désectorisation sur la mixité sociale au collège : grosso modo, plus le lien entre origine sociale et performances scolaires est fort par rapport à la ségrégation résidentielle, plus la suppression de la carte scolaire risque d’augmenter la polarisation sociale des établissements scolaires.

Par ailleurs, ce petit exemple sous-estime sans doute la ségrégation sociale qui prévaudrait dans un monde sans sectorisation, dans la mesure où il néglige le phénomène de « fuite vers le privé » qui risque de se produire pour un certain nombre d’élèves : il est fort probable en effet que parmi les parents des 24 élèves favorisés du centre-ville qui se retrouvent envoyés dans le collège de périphérie parce qu’ils sont « mauvais », il s'en trouvent beaucoup pour décider d’inscrire leurs enfants dans le privé, alors qu’ils ne l’auraient pas fait sous le régime de la sectorisation. Un tel phénomène tendra à renforcer la « ghettoïsation » du collège de périphérie.

Enfin, rappelons que même si elle relâche la contrainte géographique, la suppression de la carte scolaire ne l’annule pas complètement : toutes choses égales par ailleurs, plus un élève résidera loin d’un collège donné, moins il aura de chance d’y postuler. Et il est hautement probable que la distance au domicile figurera en bonne place parmi les critères qui détermineront l’acceptation ou le rejet d’une candidature dans un établissement, car on imagine difficilement que certains élèves soient contraints de s'inscrire dans un collège situé à l'autre bout de la ville simplement parce que celui qui est situé juste en face de chez eux affiche « complet ». Les élèves scolarisés dans les collèges de centre-ville continueront donc à être recrutés préférentiellement dans les quartiers cossus situés à proximité.

Au total, il n’est pas du tout garanti que la suppression de la carte scolaire favorise un plus grand brassage social au collège. Ce qui est certain, en revanche, c’est que cette suppression accentuera les inégalités de performance scolaire entre les établissements.

3/ L’abandon de la carte scolaire bénéficiera-t-il aux élèves issus des quartiers défavorisés ?

Un des arguments fréquemment avancés à l’appui de la thèse des « abolitionnistes » est que la suppression de la carte scolaire s’effectuera d’abord au profit des élèves issus des couches sociales les plus modestes, aujourd’hui enfermés dans de véritables ghettos scolaires qui hypothèquent sérieusement leurs chances de réussite. Sans sectorisation, ces élèves ne se verraient plus fermer la porte des établissements les plus réputés au seul motif que leurs parents n’ont pas les moyens d’acheter ou de louer un appartement situé à proximité d’un bon collège.

Là encore, les choses sont loin d’être aussi simples. Car s’il ne fait pas de doute que le nouveau système bénéficiera à une minorité d’élèves doués des quartiers défavorisés en leur donnant accès aux meilleurs collèges publics, il est probable que la majorité de leurs camarades se retrouveront relégués dans des collèges encore plus « pourris » que ceux qu’ils fréquentent aujourd’hui, car privés de leurs « locomotives de classes ». Dans le petit exemple donné plus haut, si la désectorisation permet à 40% des élèves de milieu défavorisé du collège de périphérie d’accéder au collège de centre-ville, 60% d’entre eux restent dans un collège dont le niveau a baissé. En langage d’économiste, cela signifie que la suppression de la carte scolaire n’est pas « Pareto-améliorante » pour les élèves issus des couches sociales les plus modestes, puisqu’elle ne peut améliorer le bien-être des uns (ceux qui partent) qu’en détériorant le bien-être des autres (ceux qui restent). Le problème est qu’à partir du moment où l’échec scolaire est corrélé à l’origine sociale, les « perdants » de la désectorisation seront toujours plus nombreux parmi les élèves de milieu modeste que les « gagnants » de la réforme.

Par conséquent, à moins d’arguer que le bénéfice total de la désectorisation pour la minorité d’élèves défavorisés accédant aux collèges réputés est supérieur à la détérioration de la situation de la majorité reléguée dans les collèges les moins bons, rien ne permet d’affirmer que la suppression de la carte scolaire est en elle-même avantageuse pour l’ensemble des élèves de condition modeste.

4/ La suppression de la carte scolaire engendrera-t-elle des gains d’efficacité pour les collèges publics ?

Bien que moins souvent mise en avant, l’idée selon laquelle le libre choix du collège constitue la meilleure manière d’inciter les établissements à réaliser des gains d’efficacité est pourtant clairement présente dans l’esprit des tenants de l’abolition de la carte scolaire. Nicolas Sarkozy ne disait pas autre chose lorsque, dans le discours qu’il prononça le 22 février 2006 devant la convention de l’UMP sur l’éducation, il déclarait : « Je pense que le libre choix crée de l’émulation entre les établissements et incite chacun d’entre eux à améliorer ses performances ».

Disons-le clairement : la suspicion instinctive qui s’attache à tout ce qui touche de près ou de loin à la notion de concurrence dans le débat public français est exaspérante. Car s’il y a un pays où l’introduction d’une dose de concurrence dans des secteurs aussi divers que la grande distribution, la banque ou certaines professions réglementées (taxis, notaires, kinés, etc.) serait la bienvenue, c’est bien le nôtre ! A fortiori, au nom de quel principe l’idée de concurrence devrait-elle être bannie du système éducatif ? Car après tout, n’est-il pas souhaitable de libérer les forces susceptibles de renforcer la motivation des enseignants et de stimuler l’innovation des équipes pédagogiques ?

Tout le problème est de savoir si les bénéfices concurrentiels que l’on peut attendre de la suppression de la carte scolaire sont suffisamment importants pour contrebalancer les coûts qui lui sont associés. Dans une chronique consacrée à cette question, Thomas Piketty indiquait les raisons qui, selon lui, plaident contre cette idée: du côté des bénéfices, les vertus de la concurrence seraient relativement limitées dans la mesure où le service éducatif, du moins dans le primaire et le secondaire, est un bien relativement homogène et uniforme pour lequel les marges de différenciations sont étroites ; en revanche, les coûts de la mise en concurrence seraient immédiats et importants, sous la forme d'un approfondissement des inégalités de niveau entre les établissements scolaires, dont on peut craindre qu’il ne bouche davantage encore l’horizon éducatif des élèves qui auront la malchance de se retrouver dans les collèges situés en queue de peloton.

Bien que séduisante, la thèse de l'homogénéité du service éducatif n'est pas entièrement convaincante, comme le soulignait très justement Alexandre Delaigue en faisant remarquer que d'une part, la faible différenciation de l'enseignement primaire et secondaire en France était sans doute davantage une conséquence qu'une cause de la faible concurrence qui prévaut en matière éducative ; d'autre part, que l'unformité des programmes n'empêchait pas l'existence d'une grande variété pédagogique d'un établissement scolaire à un autre.

Les bénéfices de la concurrence en matière scolaire pourraient donc être plus importants que ne le laisse entendre Piketty dans sa chronique. La très abondante littérature américaine consacrée à cette question montre que la thèse selon laquelle la compétition scolaire pourrait bien être une « marée qui lève tous les bateaux », au sens où elle engendrerait des gains de productivité suffisants pour que tous les élèves en bénéficient, a de solides appuis théoriques. Le débat se concentre donc surtout sur l'importance empirique de ces gains. Et là, il faut bien avouer que la question est loin d'être tranchée : si certaines études, comme celle que Joshua Angrist et al. ont consacrée à l'expérience colombienne de généralisation des chèques-éducations permettant aux familles d'inscrire leurs enfants dans le privé, indiquent que la mise en concurrence des écoles peut avoir un impact significatif sur les performances scolaires des élèves, ce n'est pas le cas de toutes. Chang-Tai sieh et Miguel Urquiola se sont par exemple intéressés à une réforme chilienne qui entraîna à partir de 1981 la création de plus d’un millier d’écoles privées, si bien que la part de ce secteur dans le total des effectifs scolarisés au Chili augmenta de près de 20%. En utilisant trois indicateurs (les notes obtenues aux examens, le niveau d’études atteint et le taux de redoublement), les auteurs montrent que la réforme n’a eu aucun impact significatif sur le niveau moyen des élèves chiliens, leurs résultats aux tests internationaux ne s'étant pas améliorés entre 1970 et 1999. Si la mise en concurrence des écoles n’a pas eu pour effet d’améliorer l’efficacité globale du système scolaire chilien, elle a en revanche considérablement renforcé la ségrégation scolaire, en incitant les parents appartenant aux classes moyennes supérieures à inscrire massivement leurs enfants dans le privé. Les écoles publiques, privées de leurs meilleurs élèves, ont vu leurs résultats diminuer fortement. Les auteurs en concluent que cette réforme aura surtout contribué à accentuer les inégalités scolaires.

A la lumière de ces résultats en demi-teinte, la question de savoir si la suppression de la carte scolaire est de nature à entraîner d'importants gains d'efficacité reste largement ouverte. Deux questions méritent toutefois d'être posées :
1/ d'abord, peut-on vraiment considérer que la carte scolaire anesthésie toute forme de concurrence au sein de l'enseignement primaire et secondaire français ? Ce serait oublier le rôle central joué par le secteur privé, qui constitue pour l'enseignement public un concurrent de poids dans la mesure où il n'est pas très coûteux d'y inscrire son enfant (les très fortes subventions dont bénéficie le privé en France étant en partie assimilables aux « chèques éducation » évoqués plus haut).
2/ ensuite, est-il sûr que la mise en concurrence des établissements scolaires soit la seule manière d'améliorer l'efficacité du système éducatif ? Un certain nombre d'expériences menées à l'étranger semblent indiquer au contraire que la suppression de la carte scolaire ne constitue pas le seul moyen de motiver les équipes éducatives, de différencier l'offre pédagogique, ni d'améliorer la productivité des établissements. J'y reviendrai dans le dernier épisode de ce feuilleton.


À l’issue de ce tour d’horizon des conséquences prévisibles de la suppression de la carte scolaire, il semble qu’au minimum, le libre choix de son établissement scolaire ne soit pas ce remède miracle dont on nous assure qu'il rendra le système éducatif français à la fois plus juste et plus efficace. Faut-il du reste s’en étonner ? Sans doute pas, car après tout, peut-on raisonnablement croire qu’il est possible d’atteindre simultanément des objectifs aussi différents que ceux énoncés plus haut à l’aide d’un seul instrument ? Ne vaudrait-il pas mieux chercher à répondre à ces différents défis en utilisant des outils à la fois différenciés et adaptés à chacun des enjeux, sans qu’il soit forcément nécessaire de jeter la carte scolaire aux orties ?

Suite (et fin) au prochain post…
_Julien_

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