Dimanche, Michel Desjoyeaux a marqué l’histoire de la voile en remportant, pour la seconde fois, le Vendée Globe, l’une des courses au large les plus mythiques. Cette course autour du monde en solitaire, sans escale ni assistance, est encore considérée comme une aventure humaine, dépassant bien des considérations économiques (la prime du vainqueur ne s’élève qu’à 150 000 euros et les retombées médiatiques pour les partenaires sont difficiles à mesurer). Pourtant, le calcul rationnel est au cœur des stratégies des navigateurs et certains comportements observés pendant cette course semblent proches d’un mécanisme bien connu en économie industrielle : la collusion.
Un petit retour sur la course permet de bien comprendre ce parallèle. Retardé par un incident technique peu après le départ, Michel Desjoyeaux n’a pas compté parmi les marins de tête pendant près de la moitié de la course. Les honneurs du classement revenaient alors à d’autres, comme Loïck Peyron, Jean Le Cam, Jean-Pierre Dick, Sébastien Josse ou encore Mike Golding. Certains commentateurs ont suggéré que, dans les mers du Sud, particulièrement dangereuses, ces marins se seraient entendus pour réduire leur vitesse afin de préserver leur matériel. Ainsi, Libération rapporte les propos d’un spécialiste : « J’ai le sentiment qu’il y a eu, à un moment, un pacte de non-agression. Qui a tenu jusqu’au moment où Michel est rentré dans le jeu. Alors tout a volé en éclats». Un tel accord entre les concurrents présente les mêmes caractéristiques que les ententes entre entreprises pour, par exemple, augmenter leur prix.
Si l’objectif d’une entente est simple – augmenter les profits par rapport à la situation de concurrence, cette pratique est difficilement soutenable, car chaque concurrent a des incitations à tricher unilatéralement. Par exemple, en cas d’une entente en prix durant une période, la théorie des jeux prédit que la meilleure stratégie de chaque entreprise, dans le cas où tous les autres compétiteurs se sont engagés à respecter l’entente, est de dévier en fixant un prix légèrement inférieur afin de récupérer toute la demande. Cependant, si les entreprises sont toujours sur le marché aux périodes suivantes, cette stratégie n’est pas forcément la plus rentable. En effet, si une entreprise triche, elle peut s’attendre à ce que les autres entreprises reviennent aux prix de concurrence aux périodes suivantes en guise de punition. Le succès d’une entente dépend donc du montant des gains espérés si l’on respecte l’entente par rapport aux gains réalisés lorsque l’on triche. Chaque concurrent compare ainsi la somme actualisée des « profits de collusion » réalisés à chaque période, à la somme actualisée du profit (important) réalisé en première période s’il triche et des profits moindres réalisés aux périodes suivantes, où les prix baissent en représailles.
Dans le cas du Vendée Globe, dévier consistait à augmenter sa vitesse par rapport à une cadence plus limitée (par exemple en passant de 17 à plus de 20 nœuds), et prendre la tête de la course. La punition, elle, n’impliquait rien d’autre que la reprise des attaques des autres concurrents aux périodes suivantes. Pour un marin, le gain à dévier était finalement assez faible, comparé à la perspective de devoir faire face à une concurrence féroce pendant le reste du trajet étant donné le chemin qui restait alors à parcourir avant la ligne d’arrivée (pour que le raisonnement économique soit valable, il faut d’ailleurs faire l’hypothèse qu’à ce stade de la course, le passage du Cap Horn semble tellement lointain que c’est comme si l’horizon temporel était infini).
Mais le succès d’une entente dépend aussi de la crédibilité de la menace de punition : il faut que le marché soit suffisamment transparent pour que les éventuels tricheurs puissent être repérés, et il faut aussi que les différents concurrents soient en mesure de punir les tricheurs (par exemple, qu’ils puissent effectivement baisser leurs prix). Dans le cas du Vendée Globe, la transparence était assurée par les pointages, effectués quatre fois par jour, à 5h, 11h, 16h, 20h, et qui rendaient publiques les positions de tous les bateaux : il était donc facile de repérer les marins qui auraient décidé d’augmenter la cadence. La menace de punition était elle aussi crédible, car la plupart des marins en tête de course étaient très expérimentés.
Tandis que les critères mentionnés ci-dessus permettent d’assurer la stabilité interne de l’entente, une dernière condition pour qu’un tel équilibre soit soutenable est qu’aucune entreprise extérieure à l’entente ne vienne la déstabiliser. On parle alors de stabilité externe. Par exemple, sur un marché, il peut exister de petites entreprises, dénommées parfois « mavericks » ou « franc-tireurs », qui cherchent à gagner des parts de marché au détriment des membres de l’entente. Ces entreprises déséquilibrent alors l’entente. C’est bien ce rôle qu’a joué Michel Desjoyeaux quand il est arrivé à hauteur des marins de tête. Son talent, unanimement reconnu dans le milieu de la voile, consiste, entre autres, à pouvoir aller plus vite que les autres sans solliciter son matériel plus que de raison. Il n’avait donc aucun intérêt à adopter le « pacte de non-agression » et pouvait plutôt le faire « voler en éclats ».
Sur les marchés, les autorités de concurrence cherchent à lutter contre ces accords qui portent généralement atteinte au consommateur, mais elles ne peuvent attaquer que lorsqu’elles obtiennent les preuves d’un accord explicite entre les cadres des différentes entreprises. En effet, le même équilibre de coordination des entreprises avec fixation d’un prix plus élevé que le prix de concurrence pourrait s’observer sans accord explicite entre les entreprises. On parle alors de « collusion tacite », et cet équilibre, qui résulte du libre jeu de la concurrence, ne rentre pas dans la liste des pratiques anticoncurrentielles. En revanche, les autorités de concurrence peuvent interdire des fusions entre entreprises au motif qu’elles pourraient rendre plus facile une entente tacite.
Sur le Vendée Globe, a priori, toutes les stratégies sont permises, quoique… Pour l’anecdote, il y a déjà eu un cas où les autorités juridiques ont estimé que la concurrence entre athlètes dans le cadre d’une compétition sportive relevait bien du droit de la concurrence. Deux nageurs exclus pour dopage ont en effet déposé une plainte en justice en avançant que l’interdiction de dopage était une règle portant atteinte au libre jeu de la concurrence dans les compétitions sportives. L’affaire est allée jusque devant la Cour de Justice des Communautés Européennes, qui a considéré que le cas relevait bien du droit communautaire de la concurrence (mais a considéré que les restrictions sur le seuil acceptable de nandrolone imposées aux sportifs dans les compétitions de natation n’entravaient pas le libre jeu de la concurrence).
Et le passage des mers du Sud aura quand même été le moment le plus intense de la course !
Note : ce post a été écrit en collaboration avec un économiste spécialisé en politique de la concurrence et grand amateur de voile.
Crédit Photo : Juan Pablo Canario
Un petit retour sur la course permet de bien comprendre ce parallèle. Retardé par un incident technique peu après le départ, Michel Desjoyeaux n’a pas compté parmi les marins de tête pendant près de la moitié de la course. Les honneurs du classement revenaient alors à d’autres, comme Loïck Peyron, Jean Le Cam, Jean-Pierre Dick, Sébastien Josse ou encore Mike Golding. Certains commentateurs ont suggéré que, dans les mers du Sud, particulièrement dangereuses, ces marins se seraient entendus pour réduire leur vitesse afin de préserver leur matériel. Ainsi, Libération rapporte les propos d’un spécialiste : « J’ai le sentiment qu’il y a eu, à un moment, un pacte de non-agression. Qui a tenu jusqu’au moment où Michel est rentré dans le jeu. Alors tout a volé en éclats». Un tel accord entre les concurrents présente les mêmes caractéristiques que les ententes entre entreprises pour, par exemple, augmenter leur prix.
Si l’objectif d’une entente est simple – augmenter les profits par rapport à la situation de concurrence, cette pratique est difficilement soutenable, car chaque concurrent a des incitations à tricher unilatéralement. Par exemple, en cas d’une entente en prix durant une période, la théorie des jeux prédit que la meilleure stratégie de chaque entreprise, dans le cas où tous les autres compétiteurs se sont engagés à respecter l’entente, est de dévier en fixant un prix légèrement inférieur afin de récupérer toute la demande. Cependant, si les entreprises sont toujours sur le marché aux périodes suivantes, cette stratégie n’est pas forcément la plus rentable. En effet, si une entreprise triche, elle peut s’attendre à ce que les autres entreprises reviennent aux prix de concurrence aux périodes suivantes en guise de punition. Le succès d’une entente dépend donc du montant des gains espérés si l’on respecte l’entente par rapport aux gains réalisés lorsque l’on triche. Chaque concurrent compare ainsi la somme actualisée des « profits de collusion » réalisés à chaque période, à la somme actualisée du profit (important) réalisé en première période s’il triche et des profits moindres réalisés aux périodes suivantes, où les prix baissent en représailles.
Dans le cas du Vendée Globe, dévier consistait à augmenter sa vitesse par rapport à une cadence plus limitée (par exemple en passant de 17 à plus de 20 nœuds), et prendre la tête de la course. La punition, elle, n’impliquait rien d’autre que la reprise des attaques des autres concurrents aux périodes suivantes. Pour un marin, le gain à dévier était finalement assez faible, comparé à la perspective de devoir faire face à une concurrence féroce pendant le reste du trajet étant donné le chemin qui restait alors à parcourir avant la ligne d’arrivée (pour que le raisonnement économique soit valable, il faut d’ailleurs faire l’hypothèse qu’à ce stade de la course, le passage du Cap Horn semble tellement lointain que c’est comme si l’horizon temporel était infini).
Mais le succès d’une entente dépend aussi de la crédibilité de la menace de punition : il faut que le marché soit suffisamment transparent pour que les éventuels tricheurs puissent être repérés, et il faut aussi que les différents concurrents soient en mesure de punir les tricheurs (par exemple, qu’ils puissent effectivement baisser leurs prix). Dans le cas du Vendée Globe, la transparence était assurée par les pointages, effectués quatre fois par jour, à 5h, 11h, 16h, 20h, et qui rendaient publiques les positions de tous les bateaux : il était donc facile de repérer les marins qui auraient décidé d’augmenter la cadence. La menace de punition était elle aussi crédible, car la plupart des marins en tête de course étaient très expérimentés.
Tandis que les critères mentionnés ci-dessus permettent d’assurer la stabilité interne de l’entente, une dernière condition pour qu’un tel équilibre soit soutenable est qu’aucune entreprise extérieure à l’entente ne vienne la déstabiliser. On parle alors de stabilité externe. Par exemple, sur un marché, il peut exister de petites entreprises, dénommées parfois « mavericks » ou « franc-tireurs », qui cherchent à gagner des parts de marché au détriment des membres de l’entente. Ces entreprises déséquilibrent alors l’entente. C’est bien ce rôle qu’a joué Michel Desjoyeaux quand il est arrivé à hauteur des marins de tête. Son talent, unanimement reconnu dans le milieu de la voile, consiste, entre autres, à pouvoir aller plus vite que les autres sans solliciter son matériel plus que de raison. Il n’avait donc aucun intérêt à adopter le « pacte de non-agression » et pouvait plutôt le faire « voler en éclats ».
Sur les marchés, les autorités de concurrence cherchent à lutter contre ces accords qui portent généralement atteinte au consommateur, mais elles ne peuvent attaquer que lorsqu’elles obtiennent les preuves d’un accord explicite entre les cadres des différentes entreprises. En effet, le même équilibre de coordination des entreprises avec fixation d’un prix plus élevé que le prix de concurrence pourrait s’observer sans accord explicite entre les entreprises. On parle alors de « collusion tacite », et cet équilibre, qui résulte du libre jeu de la concurrence, ne rentre pas dans la liste des pratiques anticoncurrentielles. En revanche, les autorités de concurrence peuvent interdire des fusions entre entreprises au motif qu’elles pourraient rendre plus facile une entente tacite.
Sur le Vendée Globe, a priori, toutes les stratégies sont permises, quoique… Pour l’anecdote, il y a déjà eu un cas où les autorités juridiques ont estimé que la concurrence entre athlètes dans le cadre d’une compétition sportive relevait bien du droit de la concurrence. Deux nageurs exclus pour dopage ont en effet déposé une plainte en justice en avançant que l’interdiction de dopage était une règle portant atteinte au libre jeu de la concurrence dans les compétitions sportives. L’affaire est allée jusque devant la Cour de Justice des Communautés Européennes, qui a considéré que le cas relevait bien du droit communautaire de la concurrence (mais a considéré que les restrictions sur le seuil acceptable de nandrolone imposées aux sportifs dans les compétitions de natation n’entravaient pas le libre jeu de la concurrence).
Et le passage des mers du Sud aura quand même été le moment le plus intense de la course !
Note : ce post a été écrit en collaboration avec un économiste spécialisé en politique de la concurrence et grand amateur de voile.
Crédit Photo : Juan Pablo Canario