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jeudi 4 décembre 2008

Etat général de la presse et de la démocratie


La France, que Freedom House classe 20e sur 25 pays Européens (ou 35e Mondial pour Reporter sans Frontière, soit exactement entre le Mali et l’Afrique du Sud) fait figure de mauvais élève parmi les pays développés du point de vue de la liberté de la presse. Cette dernière, du Premier Amendement à la Constitution Américaine à la Constitution Russe de 1993, est inscrite dans les institutions de la plupart des pays se déclarant démocratiques : reconnaître la nécessité d’une presse libre et indépendante pour le fonctionnement d’une démocratie est devenu un lieu commun. Les débats qui agitent les médias Français ainsi que les projets de réformes pourraient donc être l’occasion de se réjouir d’une orientation de notre presse vers une plus grande indépendance. Mais tant la réforme en cours du financement de l'audiovisuel public, que la mise en place des Etats Généraux de la presse ou que la récente actualité soulèvent en fait plus l'inquiétude quant à l’indépendance de la presse vis-à-vis des pouvoirs publics que l'enthousiasme.

Comment fonctionne précisément le lien entre presse libre et bon fonctionnement démocratique ? C'est la question que se pose une récente littérature économique. Celle-ci insiste sur le rôle de la presse comme garante de l’information disponible pour les votants afin de les guider dans leurs choix électoraux : une presse libre et indépendante est nécessaire pour inciter les élus à adopter un comportement proche des intérêts des électeurs, informés par les médias. L'absence de liberté ou d'indépendance de la presse peut donc avoir des répercussions très fortes sur les habitants d'un pays dans lequel les élus n'auraient que pas ou peu de compte à rendre pour leurs actions, ignorées du public.
Nous allons donc passer en revue ces modèles, les confronter à la réalité empirique tant dans les pays en voie de développement que dans les pays développés, où nous constaterons l’importance tout à fait fondamentale d’une presse libre pour une démocratie saine. Enfin, nous constaterons que l’ensemble des réformes actuellement en débat en France ’inscrivent de manière étonnamment claire dans un schéma dans lequel, loin de garantir l’indépendance de la presse, les pouvoirs publics seraient en train de se construire une plus grande facilité de contrôle sur l’information...

I/ Démocratie, liberté de la presse et famine

D'un point de vue théorique, la manière dont est pensé le rôle des médias en démocratie par les économistes est celle d’un problème d’agence : les électeurs ne sont qu’imparfaitement informés des actions de leurs élus. Si les élus sont opportunistes et sont au service de leur propre intérêt plutôt que de celui des électeurs, le rapport entre électeurs et élu est celui d’un principal (les électeurs) avec un agent (l’élu) puisque la problématique des électeurs va être de contrôler les décisions des élus dans une situation dans laquelle ils n'observent qu'imparfaitement celles ci. Dans ce type de relation, Besley, Burgess et Prat soulignent l’importance des médias qui, dans la mesure où ils fournissent des informations fiables, vont contribuer au contrôle de l’action des élus par les électeurs.

Amartya Sen fut l’un des premiers économistes à mettre en avant les mécanismes par lesquels la presse joue un rôle essentiel dans le fonctionnement d’une démocratie. Avec Jean Dreze, ils vont prendre l’exemple de l’Inde pour souligner la part jouée par le couple démocratie-presse libre dans la disparition des famines dans ce pays depuis l'Indépendance (famines pourtant récurrentes durant la période coloniale).

En effet, en situation de compétition électorale, un élu n’intervenant pas rapidement pour lutter contre des situations de famine ne sera très certainement pas réélu lors de la prochaine élection, pour peu que son incapacité à lutter contre la famine soit rendue publique par les médias. Ainsi, la combinaison d’un système démocratique et de la diffusion de l’information par une presse libre constitue une incitation clé pour les dirigeants à mettre rapidement en œuvre les politiques nécessaires à l’évitement des famines : en l’absence de l’une ou de l’autre de ces composantes, il n’y a pas d’incitation à agir pour l’élu. En effet, sans compétition électorale (le cas d’une dictature par exemple), « l’élu » n’a pas de risque de voir sa position menacée lors de la prochaine élection, et n’a donc pas d’intérêt particulier à agir en direction des populations menacées par la famine (et ce, même si l’ensemble de la population est informée de cette situation par la presse). De même, s'il y a compétition électorale, mais pas de presse libre, l’inaction des élus ne sera connue que de la population directement affectée par la famine. Si celle-ci ne représente qu’une petite part des électeurs, elle n’aura pas un poids suffisant pour empêcher le dirigeant incompétent d’être réélu à la prochaine élection, et celui-ci ne sera donc pas incité à faire en sorte de mettre cette population à l’abri de la famine.

Si par contre, l'ensemble du pays est informé de l'incapacité des dirigeants à résoudre une famine très localisée, les électeurs le prendront en compte à la prochaine élection, refusant d'élire un candidat dont ils se doutent qu'il ne saura pas agir efficacement si un nouveau risque de famine (qui pourrait cette fois les concerner) devait survenir.

C’est donc bien la combinaison de ces deux facteurs : une démocratie vivante, caractérisée par une forte compétition électorale, et une presse libre, qui est centrale dans l’adoption par les élus des mesures nécessaires à l’évitement des famines. Pour Dreze et Sen, qui comparent le cas de l’Inde à celui de la Chine, c’est notamment en raison de l’absence de ces deux facteurs que la Chine a connu entre 1958 et 1961 l’une des plus grandes famines de l’histoire, alors que sa voisine Indienne traversait la deuxième moitié du XXe siècle sans aucun épisode de famine.

Tim Besley et Robin Burgess ont formalisé ces intuitions et les ont testées sur données Indiennes. Ils étudient les districts Indiens de 1952 à 1992 pour voir si la réaction des autorités à des catastrophes naturelles pouvant entraîner des situations de famine dépendait ou non de la plus ou moins grande circulation de médias dans chacun de ces districts. Ils montrent alors que face à ces situations de risque de famine, la réaction des autorités va dépendre largement de la présence de médias dans le district : plus la circulation des médias est importante dans un district, plus la réaction des autorités à un risque de famine va être forte. En particulier, ils soulignent que la circulation de médias écrits dans la langue locale (donc des medias traitant a priori d’informations plus régionales, plus susceptibles d’accorder une grande place à des risques de famines très localisés géographiquement) a plus d’impact que celle de médias écrits en Hindi ou en Anglais (langues de la presse nationale) sur l’intervention des autorités. De même, ils mettent en avant l’importance de la compétition électorale dans la qualité de l’intervention publique dans la lutte contre les risques de famine, en ligne avec les intuitions de Dreze et Sen.

Démocratie et presse libre semblent donc bien être des éléments essentiels pour la « bonne gouvernance » des pays en voie de développement. Et si les questions de famine sont des préoccupations propres aux PVD, celle de la « bonne gouvernance » ne leur est par contre pas exclusive, et nous allons voir comment la question de la liberté de la presse est aussi au cœur du contrôle de l’action des élus des pays développés.

II/ Indépendance de la presse et démocratie

En effet, le contrôle de l’action des élus est loin d’être un problème spécifique aux pays en voie de développement. Par contre, et contrairement à beaucoup de pays en voie de développement, la plupart d’entre eux disposent d’institutions démocratiques et d’une presse libre. La question va donc se poser différemment pour eux, puisqu’il faudra alors savoir dans quelles conditions une presse officiellement libre va être effectivement indépendante du pouvoir. En d'autre termes, et pour revenir à l'article de Besley, Burgess et Prat, que se passe t'il si les informations fournies par les médias ne sont pas nécessairement fiables, si elles peuvent être affectées, contrôlées, capturées, par les élus ?

C'est la question que se posent Besley et Prat qui proposent un modèle dans lequel les médias peuvent se faire « capturer » par les élus. Dans leur modèle, les medias ont deux types d'incitations : celle d'obtenir une grande audience, afin d'obtenir un revenu des ventes et de la publicité. L'audience sera d'autant plus forte que la qualité de l'information procurée par le média est bonne (1) . Mais les médias peuvent aussi être « capturés » par les politiques qui, cherchant à contrôler les informations qu'ils diffusent, vont faire en sorte d'offrir des contreparties aux médias ne diffusant pas d'informations négatives sur leur compte (mesures illégales, menaces par exemple, mais aussi et surtout, des mesures légales visant à favoriser les propriétaires des médias en contrepartie de leur partialité dans le traitement de l'information).
Ils montrent alors que la probabilité que les medias soient « capturés » par les politiques va dépendre:
  • de la concentration de l'industrie des médias (plus celle ci est concentrée, plus elle sera facile à capturer, car il y aura moins de médias avec lesquels passer des marchés),
  • des revenus liés à l'audience (plus ceux ci sont élevés, plus les médias seront difficiles à capturer),
  • et des coûts de transaction entre les politiques et les médias (plus ceux ci sont faibles, plus les médias sont faciles à capturer).
Ils insistent tout particulièrement sur ce dernier point, en soulignant que ces coûts de transaction vont largement dépendre de la manière dont les médias sont gérés : les médias appartenant à l'Etat, dont les dirigeants sont directement nommés par le gouvernement ont le plus de chance de présenter des coûts de transaction faible. De même, si les médias sont détenus par des familles, les coûts de transaction peuvent être relativement faibles, le gouvernement faisant en sorte de passer des lois avantageant les membres de ces familles à la tête des groupes de presse. Enfin, si les médias appartiennent à des grands groupes industriels aux intérêts économiques variés, les coûts de transaction seront faibles encore une fois, le gouvernement pouvant faire passer des lois avantageant certains intérêts économiques du groupe. Les coûts de transaction seront par contre d'autant plus élevés que l'actionnariat des groupes de presse sera dispersé, ou si ces groupes sont détenus par des non résidents (moins susceptibles d’être affectés par des lois passées dans un pays où ils n’habitent pas).

La vérification empirique de ce modèle n'est toutefois pas extrêmement convaincante. Les auteurs montrent qu'il existe une corrélation entre le type de propriété des groupes de média et les niveaux de corruption des politiques : plus les médias sont détenus par l'Etat, plus on observe que les politiques sont corrompus. Rudiger Ahrend trouve lui aussi un lien entre liberté de la presse et niveau de corruption. Ces études ne montrent cependant que des corrélations, et ne peuvent établir de rapport de causalité entre presse indépendante et qualité de la « gouvernance ».

Une autre étude, historique celle là, menée par Gentzkow, Glaeser et Goldin porte sur l'évolution de l'indépendance de la presse aux Etats Unis : alors qu'aux alentours de 1870, la presse était avant tout partisane, revendiquant son affiliation à un parti, la croissance de l'industrie des médias et de la concurrence entre eux a entraîné le développement d'une presse indépendante (la part de journaux se déclarant indépendants est passée de 11% en 1870 à 62% en 1920, selon les auteurs).
On peut constater sur le graphe 1 l'augmentation massive de la circulation des journaux sur la période :


Etudiant le traitement médiatique de deux scandales politiques, celui du Crédit Mobilier au début des années 1870 et celui du « Teapot Dome » dans les années 20, ils montrent que la couverture de ceux ci est biaisée dans les journaux partisans (quel que soit le scandale) mais est relativement objective dans les journaux indépendants, la différence entre les deux périodes étant alors que le nombre et la diffusion des journaux indépendants était beaucoup plus importante dans les années 20, offrant donc à la population dans son ensemble une couverture bien plus objective des événements. Les auteurs proposent plusieurs mesures du biais dans le traitement de l'information. L'une d'entre elle est l'utilisation récurrente des termes « diffamation » (slander) et « honnête » (honest) qui biaisent l'information dans un sens ou dans un autre sans apporter d'élément factuel. Ils montrent alors que le recours à ce type de terme (déflaté par le mot neutre « Janvier », pour tenir compte de l'évolution de la taille des journaux) va décroître avec le développement de la presse indépendante.


Les auteurs suggèrent alors que ce développement d'une presse indépendante n'est peut être pas sans lien avec la diminution massive de la corruption observée à la même époque aux Etats Unis, sans toutefois réussir à démontrer le lien de causalité.

La difficulté de la démonstration du lien causal entre indépendance de la presse et qualité de la politique provient du fait que ces deux variables sont déterminées conjointement : les endroits dans lesquels la presse n’est pas indépendante peuvent l’être parce que les politiques corrompus font en sorte que celle-ci le soit, et vice versa. Il est donc délicat de déterminer si c’est bien l'absence d' indépendance de la presse qui fait le mauvais politicien, ou le mauvais politicien qui fait l'absence d' indépendance de la presse. Snyder et Strömberg proposent une manière originale de résoudre ce problème en utilisant le découpage des circonscriptions américaines. Ils montrent en effet que le découpage des circonscriptions ne correspond généralement pas au découpage des marchés des médias locaux, ce qui rend la couverture de l’actualité de politique locale difficile pour les médias : si les lecteurs d’un journal, par exemple, sont tous concentrés dans une seule circonscription, alors l’actualité politique de cette circonscription les intéressera, et sera traitée par le journal. Si par contre, les lecteurs du journal sont répartis sur plusieurs circonscriptions, la couverture d’un évènement politique d’une circonscription n’intéressera que peu les lecteurs des autres circonscriptions. Il s’en suit que la couverture des événements politiques locaux sera d’autant plus complète que les marchés des média locaux correspondent aux frontières des circonscriptions électorales (circonscription et marché des média sont alors dits « congruents »). Snyder et Strömberg montrent alors que les élus de régions où marché des médias et circonscription sont très « congruents » sont plus actifs (et obtiennent plus de fonds pour leur circonscription) que ceux dont la circonscription est moins « congruente » d’avec le marché des médias locaux.

Dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, il apparaît donc clairement que la presse joue un rôle causal dans le comportement des élus et la qualité des politiques mises en œuvre.

III/ Et la France dans tout ça ?

On a donc pu constater que la contribution d'une presse libre au bien être des citoyens d'une démocratie pouvait être tout à fait essentielle, en particulier dans les pays en voie de développement, pour lesquels il peut s'agir d'une question vitale, alors même que le pays peut avoir des institutions parfaitement démocratiques par ailleurs.

Loin de se limiter à ces pays, le besoin d'une presse libre pour le contrôle de l'action des élus est aussi nécessaire dans les pays riches, où l'on voit clairement que la couverture médiatique (ainsi que sa qualité) affectent le comportement des élus.

L'article théorique de Besley et Prat nous permet en particulier de saisir les mécanismes par lesquels un gouvernement pourrait essayer de capturer l'information fournie par les médias.

Il peut être en effet particulier instructif pour l'interprétation de l'actualité Française de lire ce modèle d'une autre manière, en se posant la question de savoir comment un gouvernement qui voudrait contrôler au mieux la presse devrait agir. Ce modèle nous enseigne alors que ce gouvernement aurait intérêt à faire en sorte de diminuer les ressources publicitaires de la presse, de nommer directement les PDG des groupes de media publics, de favoriser la concentration de l'industrie, ou bien de favoriser par voie légale les intérêts des groupes de média (même si, dans cet exemple, l’intérêt du groupe en question n’est en fait pas aussi évident que ça) contre un traitement plus favorable de l'information.

Les lecteurs imaginatifs se diront peut être que les modèles économiques peuvent parfois décrire de manière étonnamment précise une réalité empirique particulière...
Il est en effet rare d’observer un modèle théorique décrire de manière aussi adéquate une réalité empirique. Si l’on comprend l’intérêt des élus à contrôler la presse (en particulier si, non content d’affaiblir le contrôle des électeurs sur leurs élus, elle affecte en plus leur comportement au moment des élections), cette capture (potentielle) des médias représente une menace pour la qualité de nos institutions. Dès lors, on comprend la vive hostilité que suscitent les différentes réformes en cours. Signe d’une démocratie vivante, on espère simplement que ces débats, permis par une information de qualité, seront encore possibles à l’avenir, si ces mesures devaient être adoptées: comme l'a illustré la difficulté à vérifier empiriquement le lien de causalité entre indépendance de la presse et qualité de la gouvernance, la dégradation de l'indépendance de la presse crée les conditions d'apparition d'un cercle vicieux mauvaise gouvernance-dépendance de la presse au pouvoir difficile à briser une fois en place...


(1) Cette hypothèse peut être discutable. Néanmoins, toutes choses égales par ailleurs, on peut supposer qu’un auditeur/lecteur préférera une information de plus grande qualité. En particulier, dans le cas qui nous intéresse, elle souligne le fait que le média qui publiera un « scoop » sur la malhonnêteté d’un dirigeant gagnera des parts d’audience importante, au moins de manière ponctuelle, ce qui est tout à fait réaliste. Un élu voulant contrôler la presse devra donc passer un marché avec tous les médias, car celui avec lequel il n’aura pas passé de marché aura d’autant plus intérêt à publier le « scoop » que les autres ne le font pas.
_Guilhem_

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lundi 3 novembre 2008

Identité et élections: Obama au bas mot ou les appâts de la pale Palin ?


De la primaire Démocrate, au choix de vice Présidence Républicain, la campagne électorale Américaine a mis en avant l’importance de l’identité de groupe du candidat. Le soutien des femmes à Hillary Clinton lors de la primaire, celui des Noirs à Barack Obama contre Mac Cain (ainsi que la méfiance des Blancs), ou encore le choix de Sarah Palin pour séduire les femmes, soulignent le rôle que joue l’appartenance à un groupe, à une minorité, dans la décision de vote : les électeurs ont tendance à voter pour le candidat appartenant à leur propre groupe (ethnique ou de genre, en l’occurrence). Un tel comportement, s’il peut comporter une part d’irrationalité (je vote pour le candidat qui me ressemble sans pour autant être proche de lui d’un point de vue politique), semble surtout mettre en évidence le fait que l’on vote pour le candidat appartenant à un groupe, parce que l’on suppose qu’il a des préférences proches de celles de ce groupe, et qu’il les mettra donc en œuvre une fois élu. En d’autres termes, je vote pour le candidat de mon groupe, parce que j’ai plus confiance dans le fait qu’il mette en œuvre la politique que je désire qu’un autre. J’accorde donc une importance centrale à l’identité du candidat dans ma décision de vote. Aussi évident qu’il semble être, ce comportement a longtemps posé problème aux économistes qui ne pouvaient en rendre compte dans leurs modèles. Nous allons donc passer en revue les différents modèles d’économie politique, avant de nous poser la question de savoir si véritablement, l’identité des élus à un impact sur la politique qu’ils conduisent une fois élus, afin de savoir, si oui ou non, il est rationnel de défendre un candidat appartenant à un groupe plutôt qu’à un autre.

I/ Electeur médian ou citoyen candidat ?

Les modèles d’économie politique fondateurs d’Hotelling (1929) et de Downs (1957) (présenté plus en détail par Emmanuel dans un post précédent) posent que les candidats à une élection vont adapter leurs propositions de manières à capter la majorité des votes. Les préférences des électeurs sont supposées uniformément réparties sur l’échiquier politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Pour être élu, le candidat a besoin d’obtenir 50% +1 voix. Il doit donc proposer un programme qui ne soit ni trop à gauche, ni trop à droite : pour être élu, il doit proposer le programme qui satisfait l’électeur positionné exactement au centre de l’échiquier politique, et qui fera basculer la majorité en sa faveur. Ce sont donc les préférences de l’électeur médian qui déterminent les programmes des électeurs, puisque seule son opinion est en fait décisive, ce ne sont pas les convictions politiques du candidat qui déterminent le vote des électeurs, ce sont les préférences politiques de l’électeur médian qui déterminent la politique des candidats. Ainsi, si ce modèle permet une mise en perspective de bien des comportements électoraux, comme l’illustre l’analyse d’Olivier Bouba Olga de l’élection présidentielle Française de 2007, il ne permet pas de rendre compte de cette tendance des électeurs à voter pour le candidat appartenant à leur groupe : si le candidat s’adapte aux préférences de l’électorat, son identité propre n’a aucun rôle à jouer, qu’il soit Noir ou Blanc, homme ou femme, il proposera nécessairement le programme ayant la préférence de l’électeur médian. Il n’y a donc aucune raison rationnelle de voter pour un candidat d’un groupe plutôt qu’un autre.

Cependant, l’une des hypothèses principales de ce type de modèle est que les promesses électorales des candidats sont crédibles : pour être élu, il ne suffit pas d’affirmer que l’on va mettre en œuvre la politique préférée par l’électeur médian, il faut aussi que les électeurs pensent qu’une fois élu, le candidat la mettra effectivement en œuvre. Mais, comme « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent », l’électeur prendra bien soin de n’écouter que les promesses qu’il pense que le candidat tiendra une fois élu. En d’autres termes, il y a des limites à l’adaptation de promesses de campagne du candidat aux préférences de l’électeur médian : passé un certain point, ses promesses sont tout simplement trop loin des préférences connues du candidat, et ne sont plus crédibles.

Les modèles dits du « citoyen candidat » (Osborne et Slivinski, 1996 ; Besley et Coates, 1997) tiennent compte des préférences personnelles des candidats, et donc de la crédibilité de leurs promesses respectives. Dans ce type de modèle, un candidat a une préférence pour un type de politique, et ne peut s’engager qu’à mettre en œuvre celle-ci, toute autre promesse n’étant pas crédible (puisque n’ayant pas sa préférence). Contrairement aux modèles d’électeur médian, le candidat est ici un citoyen, et en ce sens, il accorde de l’importance à la politique qui sera menée. Son but n’est alors plus seulement d’être élu quelles que soit les compromissions qu’il doive consentir afin de parvenir à rassembler une majorité, mais d’être élu afin de mettre en œuvre la politique qui a sa préférence. L’identité du candidat prend alors toute son importance, puisque les électeurs voteront alors pour le candidat ayant les préférences politiques les plus proches des leurs, quelles que soit les promesses de campagnes non crédibles des autres candidats. Les électeurs ayant conscience d’être engagés par les promesses faites par les candidats, ils n’écoutent que celles qui sont crédibles.

Nous avons donc deux types de théories, qui, comme le dit Emmanuel, "prédisent que les électeurs influencent les politiques mises en place" pour les premières, et "que les électeurs ne font que choisir des politiques prédéterminées" pour les secondes. Je vous renvoie à son post pour le test empirique de chacun de ces modèles.

Cependant, seuls les modèles de "citoyen candidat" permettent d’expliquer le comportement de vote identitaire : si l’on assiste à un soutien des Noirs pour un candidat Noir ou des femmes pour un candidat femme, c’est peut être qu’en moyenne, les préférences des Noirs ou les préférences des femmes sont différentes de celles de l’ensemble de la population, et ces groupes auront donc une tendance à voter pour le candidat dont ils savent que les préférences se rapprochent le plus des leurs.

II/ Identité du candidat et politique mise en oeuvre

En pratique cependant, constate t’on réellement un infléchissement des politiques mises en œuvre en fonction de l’identité de l’élu ? Cette question empirique fait l’objet de nombreuses études, en Inde en particulier, où le système de discrimination positive en faveur des femmes et des « scheduled castes » (castes intouchables) offre de nombreuses possibilité de tester l’impact causal de l’identité du dirigeant élu sur les politiques implémentées dans sa juridiction durant son mandat.

Chattopadhyay et Duflo, vont ainsi étudier les Panchayat, système de conseils d’élus dont le rôle est d’administrer les biens publics au niveau du village (Gram Panchayat), du bloc ( Panchayat Samiti) et du district (Zilla Parishad). A la tête des ses conseils sont élus des Pradhan. Depuis 1992, une politique de discrimination positive réserve un tiers des sièges et un tiers des positions de Pradhan aux femmes, tandis qu’une part est aussi réservées aux «scheduled castes» en fonction de leur part dans la population.

La particularité de ce système est que les sièges alloués aux femmes ou aux «scheduled castes» le sont de manière aléatoire, permettant d’attribuer les différences de choix d'investissement entre Panchayat à la politique menée, et non à des différences intrinsèques entre ceux-ci (en particulier, si l’implémentation de la politique de discrimination positive n’était pas aléatoire, on pourrait s’attendre à ce que les Panchayat élisant une femme à leur tête aient des caractéristiques systématiquement différentes de ceux élisant un homme).
C’est cette configuration particulière qui permet de tester l’impact sur la politique de l’identité du dirigeant : est ce qu’avoir une femme ou un membre des «scheduled castes» Pradhan implique une politique différente pour le Panchayat ?
Mettant à profit cette spécificité, Chattopadhyay et Duflo identifient d’abord les préférences des hommes et celles de femmes, en recensant les requêtes adressées par les uns et les autres à l’occasion des réunions des Panchayat, et mettent en évidence que les femmes ont des préoccupations différentes de celles des hommes, proches de leurs occupations traditionnelles (par exemple, les femmes sont plus préoccupées par les questions d’eau potable, dont elles ont la charge, que les hommes, qui eux s’intéresseront plus à la qualité des routes, dont ils ont besoin pour aller travailler hors du village).
Ils montrent alors que dans les Panchayats soumis à la politique de discrimination positive, les politiques menées par les Panchayat dirigés par une femme vont avoir plus tendance à mettre en œuvre une politique répondant aux préoccupations des femmes que les Panchayat dirigés par un homme. Irma Clots Figueras montre elle aussi (avec une méthodologie moins convaincante néanmoins) l’impact de l’élection d’une femme comme député sur la politique mise en œuvre dans sa juridiction.


Rohini Pande utilise une autre spécificité, plus complexe, du système de discrimination positive Indien pour tester l’impact de l’identité des élus sur la politique mise en œuvre. Elle s’intéresse aux « scheduled castes », pour lesquels des sièges sont réservés au Parlement de chaque Etat Indien depuis 1950. Le nombre de sièges réservés à ces castes est fonction de leur part dans la population de l’Etat. Ce nombre varie donc en fonction de l’estimation de cette part, qui est réalisée tous les 10 ans, à l’occasion du recensement. Chaque recensement entraîne donc une modification du nombre de sièges soumis à discrimination positive. Mais si cette variation est discrète (on change une fois tous les 10 ans, du jour au lendemain), la variation de la population des «scheduled castes» est par contre continue sur ces 10 ans. Le poids des «scheduled castes» en tant qu’électeurs va donc varier de manière continue au cours de ces 10 ans, tandis que leurs sièges réservés par la politique de discrimination positive ne varie elle que tous les 10 ans. Cette spécificité va lui permettre de distinguer l’effet sur la politique de l’Etat d’un poids électoral plus important du groupe des « scheduled castes » de l’effet propre de la discrimination positive. Elle montre alors qu’en effet, avec l’augmentation des sièges réservés aux «scheduled castes», les politiques de redistribution en leur faveur tendent à augmenter.

III/ Conclusion

L’identité du candidat apparaît donc comme déterminant fortement le type de politique choisi par le candidat une fois élu : les candidats mettent en œuvre les politiques pour lesquelles ils ont une préférence, et ne se lancent à la chasse à l’électeur médian que dans la mesure où ils restent crédibles.
Que faut il en conclure ? Qu’il est parfaitement rationnel de voter pour le candidat de ma couleur de peau ou de mon sexe, parce que lui seul saura défendre mes idées ? Certainement pas. Ce que l’on constate, c’est que les candidats s’occupent des questions qui les préoccupent. Dès lors, si, en moyenne, une femme a tendance à se préoccuper plus des questions d’accès à l’eau potable qu’un homme, il est probable qu’en moyenne, le candidat femme ait aussi tendance à s’intéresser plus à cette question, auquel cas, j’aurais intérêt, si je suis une femme, à voter pour elle. Mais ce n’est pas le fait d’être une femme en soi qui est important, c’est le fait d’avoir une préférence pour l’accès à l’eau potable qui compte.
Si des minorités ont en moyenne des préférences systématiquement différentes de celles de la population, il est donc logique de les voir en moyenne apporter leur soutien à un individu dont elles pensent qu’il partage ces préférences. Ces résultats semblent aussi montrer l’importance de la discrimination positive, dans les situations où les minorités n’ont pas voix au chapitre, puisque leur représentant sera à même d’implémenter des politiques allant dans leur sens, comme l’illustre le cas Indien.



(1) Hotelling, “Stability in Competition,” Economic Journal, vol.39, pp. 41–57, 1929.
(2) Osborne and Slivinski, “A Model of Political Competition with Citizen-Candidates”, Quaterly Journal of Economics, vol. 111, No.1, pp.65-96, 1996.
(3) Besley and Coate, “An Economic Model of Representative Democracy”, Quaterly Journal of Economics, vol. 112, No.1, pp. 85-114, 1997.
(4) La partie en italique de la phrase a été rajoutée suite au commentaire de Jean Philippe.
_Guilhem_

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mercredi 6 février 2008

Elections municipales : les partis politiques comptent-ils ?


D’ici un mois, les 9 et 16 mars, les Français voteront pour élire leurs maires. Les grands partis hésitent à faire des élections municipales un « enjeu national ». Au-delà de la stratégie de parti, on peut en effet s’interroger sur la valeur de test d’une élection très locale pour une politique nationale. Il semble raisonnable de penser que les élus locaux choisissent des politiques peu partisanes, qui prennent en compte les préférences de leurs administrés. En conséquence le vote s’effectuerait moins selon ces lignes partisanes que lors d’une élection nationale ou régionale. On peut reformuler cette hypothèse en disant que les électeurs influencent fortement les politiques municipales, au point que les distinctions entre partis sont moins marquées.

I/Pourquoi s’attendre à une convergence des plateformes politiques des partis ?

En 1957 Anthony Downs écrit un livre intitulé An Economic Theory of Democracy. Il y développe de nombreuses idées mais l’une d’entre elles a eu une influence majeure en économie : la convergence des politiques vers les préférences de l’électeur médian . L’intuition de ce résultat est assez simple. Downs considère que les partis choisissent le programme politique qui leur offre la plus grande chance de gagner une élection. Imaginons deux partis qui s’affrontent, un « à gauche » et l’autre « à droite ». Ils font face à des électeurs aux préférences diverses, de l’extrême gauche à l’extrême droite, qui votent pour le parti dont le programme est le plus proche de leurs idées. Quel est le bénéfice pour le parti de gauche de se « droitiser » ? Il ne perd aucun électeur « à sa gauche » puisque qu’il est le seul parti de gauche. Ces électeurs apprécient certes moins son programme mais votent de toute façon pour lui (par exemple 90% des électeurs d’extrême gauche ont apporté leurs voix à Ségolène Royal lors du second tour de l’élection présidentielle). En revanche il conquiert des électeurs à droite en se rapprochant de leurs positions idéologiques. Au final son nouveau programme séduit plus d’électeurs que l’ancien. Ce raisonnement tient aussi pour le parti de droite qui va donc déplacer sa position idéologique vers la « gauche ». Les deux partis vont ainsi modifier leurs programmes jusqu’à converger vers des positions communes. Downs montre que le point de convergence s’effectue aux préférences de l’électeur médian (c’est-à-dire celui dont 50% des électeurs ont des préférences plus à gauche, et 50% plus à droite).

Ce raisonnement a profondément influencé les économistes de toute une génération. Dans cette perspective les électeurs modifient les politiques, dans le sens où les politiciens prennent fortement en compte leurs préférences lorsqu’ils décident de leurs programmes. A la limite, peu importe qui gagne l’élection puisque les deux candidats offrent les mêmes politiques. Ce résultat a cependant été de plus en plus mis en doute, non seulement et assez rapidement par des politologues qui savaient que l’expérience ne supportait pas la théorie, mais aussi par des économistes.

II/ Est-il raisonnable d’envisager cette convergence ?

Le résultat de Downs repose sur des hypothèses fortes et beaucoup d’articles ont été écrits pour le généraliser. Mais il en existe une cruciale, qui suppose que les politiciens n’ont aucune réticence à adopter n’importe quelle idéologie pour être élus. Si au contraire ils ont une préférence idéologique, la crédibilité de leurs promesses de campagne devient douteuse et il devient nécessaire de distinguer programmes et politiques mises en place. Même si les programmes convergent, rien n’empêche l’élu de revenir sur ses promesses et de suivre sa propre idéologie une fois au pouvoir. L’économiste Alberto Alesina fut le premier à montrer que dans ces conditions, la convergence des politiques n’avait pas nécessairement lieu. Il établit que si le coût pour le politicien de revenir sur ses promesses est élevé, par exemple en terme de réputation, alors on observera une convergence au moins partielle des programmes. Dans le cas contraire, les électeurs ne sont pas dupes et savent que « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent » selon la phrase célèbre de Jacques Chirac prononcée lors d'une interview au Monde en 1988 (certains attribuent à Charles Pasqua la paternité de la formule). Dans cette perspective, les électeurs ne modifient plus les programmes mais ne font qu’élire des politiques fixées d’avance.

Nous avons donc en main deux théories. La première prédit que les électeurs influencent les politiques mises en place, la seconde que les électeurs ne font que choisir des politiques prédéterminées. La distinction est de taille et seul l’examen de données permet de dire laquelle décrit le mieux la réalité.

III/ Approche empirique

David S. Lee, Enrico Moretti, et Matthew J. Butler, dans un article du Quarterly Journal of Economics paru en 2004, ont développé une méthode permettant de distinguer ces effets. Ils l’ont appliquée aux élections parlementaires américaines. Les économistes Fernando Ferreira et Joseph Gyourko l’ont ensuite utilisée pour les élections municipales aux Etats-Unis. Leur stratégie pour déterminer si les électeurs modifient ou élisent les politiques est astucieuse et nécessite un peu d’attention pour bien la saisir.

Une méthode simple et directe consisterait à comparer l’idéologie des candidats et les politiques mises en place (la manière dont votent les représentants au Congrès dans le cas du premier article). Si aucune différence n’est observée alors les préférences des électeurs ne sont pas prises en compte et on peut rejeter l’hypothèse de leur influence, et donc le modèle de Downs. Malheureusement l’idéologie n’est pas observable et il faut recourir à des méthodes plus sophistiquées. La stratégie proposée repose sur le fait que si les candidats sont contraints dans leurs choix par les préférences de leurs électeurs, alors un changement dans leur popularité aura un impact sur leur vote au Congrès. Au contraire, si les promesses de campagne ne sont pas crédibles, alors leur popularité n’influencera pas leur vote au parlement.

Reformulons l’argument pour bien l’expliciter. Si on observe qu'à la suite d'un parachutage d’électeurs démocrates dans la circonscription d'un parlementaire (ce qui se traduit par une une augmentation de sa popularité s’il est démocrate, une diminution s’il est républicain), ce dernier modifie la manière dont il vote au Congrès dans un sens plus « démocrate », alors on peut en conclure que les électeurs influencent les politiques car le parlementaire aura pris en compte la composition de l’électorat dans sa circonscription. S’il ne change rien à sa manière de voter, alors les électeurs ne font que choisir entre des idéologies fixes.

Mais là encore, il nous faut jouer d’habileté car les parachutages d’électeurs sont rares. Lee, Moretti et Butler utilisent le fait, présenté récemment par Noblabla, que le parlementaire en place possède un net avantage sur ses concurrents lors des élections suivantes. On peut donc affirmer que si un parlementaire est élu lors de l’élection de 1992, il profite d’une hausse de popularité pour l’élection qui interviendra deux ans plus tard, en 1994. Une victoire démocrate en 1992 revient en quelque sorte à un parachutage de démocrates pour l’élection de 1994.

Les auteurs comparent à quel point les parlementaires votent de manière « démocrate » après 1994 quand un démocrate était au pouvoir en 1992 dans leur circonscription et à quel point les parlementaires votent « démocrate » après 1994 quand un républicain était au pouvoir en 1992 dans leur circonscription. Cette différence peut être décomposée en deux effets :
1/ La première composante reflète simplement le fait que les vainqueurs en 1994 d’élections dans lesquelles les parlementaires en place étaient démocrates auront tendance à voter de manière plus démocrate simplement parce qu’ils ont plus de chance d’être démocrates (c’est l’avantage conféré au parti en place). Cet effet indique que les électeurs ne font que choisir des politiques : les démocrates ont plus de chances d’être élus à la suite de démocrates sans avoir besoin de modifier leurs programmes.
2/ La deuxième composante montre à quel point les candidats répondent à une variation de leur popularité. Si les parlementaires tiennent leurs promesses, alors un démocrate « challenger » qui tente d’emporter une circonscription républicaine votera ensuite de manière plus républicaine s’il gagne l’élection qu’un démocrate déjà en place et réélu. En effet, pour surmonter son handicap, le challenger devra convaincre des électeurs républicains et adapter son idéologie à son électorat. Ce second effet mesure à quel point les électeurs modifient les politiques et sous-tend le modèle de Downs.

La taille relative de ces deux effets indique quel modèle est le plus adapté : convergence partielle (voire totale), ou absence de convergence. Cependant cette décomposition s’appuie sur une hypothèse cruciale. Il faut que l’affiliation du parlementaire en place soit aléatoire. Il est nécessaire que la popularité du candidat ne dépende que de sa position de challenger ou de parlementaire déjà en place et d’aucune autre variable. Or, comme Noblabla l’a déjà expliqué, nous faisons face à un problème d’endogénéité dans cette situation : les raisons pour lesquelles un parlementaire démocrate a été élu en 1992 influencent aussi l’élection de 1994. On ne peut donc dire que la popularité en 1994 tient uniquement au fait d’avoir un parlementaire démocrate en 1992. Comment recréer ce caractère aléatoire ? Lee utilise la technique dite de Regression discontinuity design présentée par Noblabla : lors d’élections très proches, l’identité du vainqueur dépend d’un coup de chance qui fait passer ou non au-dessus de la fatidique barre des 50%, et non d’autres variables non observables. En se concentrant sur ces circonscriptions « sur le fil du rasoir », on peut effectuer la décomposition présentée plus haut.

IV/ Résultats

Nous commençons par les élections au Congrès. Lee, Moretti et Butler prennent en compte toutes les élections de 1946 à 1995. Le score ADA quantifie pour chaque parlementaire à quel point il vote de manière libérale (démocrate) au Congrès. Le graphique suivant montre le score ADA en t+1 (par exemple en 1995-1996, suite à l’élection de 1994) d’un parlementaire en fonction du vote démocrate dans sa circonscription en t (en 1992). Il illustre l’effet total que nous avons décomposé en deux composantes.


On observe une discontinuité très marquée à 50%. Rappelons de nouveau qu’elle est due à deux effets. Tout d’abord, une circonscription qui a élu un démocrate en t (partie droite du graphique) a de fortes chances de réélire un démocrate en t+1. Il aura un score ADA élevé uniquement de part son affiliation partisane. C’est donc l’effet « les électeurs élisent des politiques sans les modifier » ou effet partisan. Ensuite, un démocrate qui parvient à enlever une circonscription à un républicain en place (partie gauche du graphique) aura un score ADA moins élevé qu’un démocrate déjà en place et réélu (partie droite) car il aura adapté sa politique à son électorat. C’est l’effet « les électeurs modifient les politiques ».

Les auteurs poursuivent en mesurant ces deux effets. Pour estimer l'effet partisan il suffit de comparer les scores ADA des républicains et des démocrates ayant gagné l'élection avec une faible marge, et de multiplier cette différence par la différence de probabilité d'une victoire démocrate lorsque les démocrates ont tout juste gagné et tout juste perdu l'élection précédente. On mesure donc la différence politique due uniquement à l'affiliation partisane puisque les circonscriptions sont identiques et on la multiplie par la probabilité de réélection. Le deuxième effet est simplement le résidu entre la discontinuité observée sur la figure précédente et l'effet partisan. Les auteurs arrivent à la conclusion que la composante « les électeurs modifient les politiques » est quasiment nulle tandis que l’effet partisan explique la quasi-totalité de la discontinuité. On peut donc affirmer qu’en moyenne les parlementaires ne prennent que faiblement en compte la composition de leur électorat et votent selon des lignes partisanes. Les électeurs en sont donc réduits à choisir entre des idéologies qui réagissent peu à leurs préférences.

Ferreira et Gyourko reprennent cette méthode et l’adaptent aux élections municipales américaines. Au lieu de regarder les votes au Congrès, ils mesurent directement les politiques municipales, telles que les impôts, l’allocation des recettes, et le taux de criminalité. Ils observent tout d’abord que si l’on considère l’ensemble des municipalités, il existe des différences marquées entre les municipalités démocrates et républicaines. Cependant quand on se restreint à celles autour du seuil de 50% ces différences disparaissent. Il apparaît donc que des variables autres que l’affiliation politique du maire sont à l’origine de ces différences. Il est peut-être utile de rappeler une nouvelle fois pourquoi : la comparaison des politiques dans une ville à 80% démocrate et dans une autre ville à 80% républicaine ne nous apprend rien car ces deux villes sont sûrement très différentes et il est impossible d’isoler l’effet du parti du maire sur ces politiques ; en revanche une ville à 51% démocrate n’est sûrement pas très différente d’une ville à 51% républicaine. Ce résultat motive l’approche RDD qui utilise le caractère aléatoire des élections serrées. Le graphique suivant illustre cette absence de discontinuité pour les taxes et la taille du gouvernement. Observez le contraste avec le graphique précédent :


Décomposant cet effet (ou plutôt son absence) en deux, les auteurs trouvent que les électeurs influencent les politiques. L’effet partisan est inexistant et l’absence de discontinuité est due à la convergence des politiques. Leurs résultats contrastent fortement avec ceux de Lee, Moretti et Butler qui aboutissaient à la conclusion inverse.

Comment expliquer ce renversement complet ? Ferreira et Gyourko montrent que les municipalités sont plus homogènes que les circonscriptions. Si les habitants d’une ville sont très similaires et ont donc des préférences politiques très proches, toute déviation loin ces préférences de la part d’un candidat aura un coût électoral élevé. Or les municipalités sont plus homogènes que les circonscriptions des parlementaires de par leur taille, mais aussi parce que les individus ont tendance à se regrouper par préférences au sein de municipalités. Ce mouvement est marqué au niveau local car il est possible de déménager d’une municipalité à une autre jugée plus attractive sans pour autant changer d’agglomération. Ce n’est pas le cas pour les circonscriptions parlementaires. Ferreira et Gyourko montrent d’ailleurs que la convergence des politiques est plus forte dans les agglomérations composées de nombreuses municipalités. Les maires sont donc plus contraints dans leurs choix et ne peuvent s’offrir le luxe de suivre aveuglément leur idéologie.

V/ Conclusion

A partir de ces deux articles, nous avons montré qu’il existait un fort effet partisan pour les élections au Congrès américain mais aucun pour les élections municipales. Les électeurs influencent les politiques locales mais ne font que choisir des lignes partisanes au niveau parlementaire. Mais attention, il ne faudrait pas en conclure qu’il n’existe aucune différence entre les républicains et les démocrates au niveau local. Le message de l’article est plus subtil : les candidats prennent en compte les préférences de leurs administrés au niveau local, mais pas au niveau parlementaire où l’idéologie prime sur la composition de l’électorat.

Qu’en déduire pour les prochaines municipales ? Ce genre d’études n’existe pas pour la France (il est vrai aussi que la situation y est plus complexe, avec très souvent bien plus de deux partis en lice ce qui complique sérieusement l’analyse). Cependant, l’argument sonne assez juste en France, comme le laisse penser cette étude Ipsos : au niveau local, l’affiliation partisane est de moindre importance car elle divise moins les politiques des candidats qu’au niveau parlementaire. Par exemple, un maire de gauche dans une ville partagée entre électeurs de droite et de gauche aura une politique de centre qui séduira nombre de citoyens et recueillera sûrement des voix auprès des électeurs de droite. Ce sera moins le cas du député qui votera à l’Assemblée de manière plus partisane selon les lignes de son parti. Pour reprendre l’introduction, il ne semble donc pas très judicieux de voir dans des élections locales un test du soutien à un parti.
_Emmanuel_
_Emmanuel_

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samedi 2 février 2008

Elections américaines : l'importance du facteur chance


A l’approche du « Super Tuesday » du 5 février prochain, et alors que le suspense est à son comble dans les camps de chaque parti pour la désignation des candidats démocrates et républicain, un article de l'économiste américain David Lee qui vient de paraître dans le Journal of Econometrics, s’intéresse justement aux élections américaines. L'objectif de ce papier ? Mesurer précisément l’avantage conféré au parti au pouvoir dans la course pour les élections suivantes, en montrant qu'un petit peu de chance le jour d’une élection augmente fortement la probabilité de réélection !

Lee étudie les données des élections américaines au Sénat entre 1948 et 1998, et met en évidence la régularité suivante : le parti qui a gagné un siège lors d’une élection a de très fortes probabilités de le conserver à l’élection suivante. Le graphique suivant montre en effet que le taux de réélection du parti qui a gagné l’élection précédente (Incumbent party) est de près de 90% au cours de la période. Le graphique montre aussi que le candidat qui a gagné une élection a environ 80% de chances de se représenter et de gagner à nouveau.


Cependant, ces observations ne permettent pas de conclure que le fait d’être au pouvoir confère un réel avantage pour regagner les élections. En effet, les qualités qui ont permis à un candidat de gagner une première élection ont de fortes chances d’influencer positivement sa réélection. C’est ce que l’on appelle en économétrie le problème d'« endogénéité » : comme les qualités du candidat sont corrélées à la fois avec la variable explicative (avoir été élu une première fois) et la variable expliquée (être réélu), et que ces qualités ne sont pas toutes observables, et rarement mesurables, il est difficile d’isoler l’effet propre d’une première élection sur la probabilité d’être réélu.

Pour contourner ce problème, la stratégie d’estimation de Lee consiste à restreindre son analyse aux candidats qui ont gagné ou perdu l’élection de justesse. On peut considérer que les candidats qui ont obtenu 49,95% des voix à une élection et ceux qui en ont obtenu 50,05% avaient au départ quasiment la même probabilité d’être élus, étant données leurs caractéristiques. L’hypothèse faite par Lee est donc que ces candidats ont des qualités comparables, mais que la chance a fait que l’un a perdu et l’autre a gagné : le candidat qui a obtenu moins de 50% des voix n’est pas élu, alors que celui qui a obtenu plus de 50% accède au pouvoir. On peut ainsi comparer le taux de réélection des candidats élus de justesse à celui des candidats qui ont échoué de justesse à une élection pour estimer l’impact causal d’une première élection. Le graphique suivant montre ainsi la probabilité de gagner pour un candidat démocrate à l’élection suivante (t+1) en fonction de la part du vote à la première élection (en t). On observe une très nette discontinuité aux alentours de 50% des votes : les candidats qui ont été élus de justesse ont une probabilité beaucoup plus forte de se faire réélire d’environ 55% alors que les candidats qui ont perdu de justesse ont une probabilité d’être élus la prochaine fois de seulement 10%.


Le fait d’accéder au pouvoir, même grâce à la chance, confère donc un avantage très important pour l’élection suivante. La technique de Lee, baptisée Regression Discontinuity Design (et souvent abrégée en RDD), est d’ailleurs très utile pour évaluer l’impact de programmes dont les bénéficiaires sont choisis en fonction d’une caractéristique sous jacente qui varie de façon continue : cette méthode a par exemple été utilisée pour étudier l’impact de la réception de bourses universitaires, attribuées selon le score obtenu par les étudiants à un examen.

Pour revenir aux élections américaines, on peut se demander si les résultats de Lee, qui concernent les élections sénatoriales, peuvent s’étendre aux présidentielles. Le petit nombre d’observations en la matière ne permet pas de tester directement l’hypothèse, mais force est de constater que George W. Bush a bien été réélu après avoir gagné une première fois grâce à un petit coup de pouce du destin, qui lui a permis d’accéder au pouvoir avec moins de 50% des votes !
_Gabrielle_
_Gabrielle_

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