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jeudi 20 novembre 2008

Inégalités II: la boîte à outils du petit économiste


En tant que problème d’économie publique, les inégalités représentent avant tout une question « positive », celle de leur mesure. Avant de pouvoir tenir des discours de justice sociale, il faut pouvoir établir des constats « positifs », simples, sur la distribution des revenus, des patrimoines, des salaires, des performances scolaires ou de tout autre variable d’intérêt pour la collectivité et les politiques publiques. Et établir ces constats est en soi un exercice souvent difficile, qui donne lieu à bien des incompréhensions. Car l’inégalité, en soi, est partout. Partout, dans chaque phénomène, il y a de la dispersion, de la variance. Pour pouvoir passer intelligemment de cette dispersion à des discours sur la répartition et à des recommandations de politique publique, il faut comprendre la nature de ces « inégalités». Il ne nous semble donc pas inutile d’exposer la boîte à outils minimale requise pour comprendre et analyser l’évolution des inégalités, en nous focalisant ici pour commencer sur les inégalités de revenus.

I/ Revenus, préférences et le paysan de l’île de Ré

La première question à se poser est toujours celle de la définition de l’objet qu’on entend mesurer, ou dont on entend analyser la distribution entre les ménages. Or le revenu est par nature un élément ambivalent aux yeux des économistes, car il est fondamentalement envisagé comme le résultat d’un choix, la manifestation des préférences des individus entre travail et loisir. Le modèle microéconomique de base représente en effet le revenu comme la rémunération tirée par un individu sur le marché du travail des heures qu’il choisit de travailler plutôt que de rester à la maison jouer au poker online. Un faible revenu peut donc signaler tout bêtement une préférence importante pour le loisir. Dans la pratique, il suffirait de regarder le revenu divisé par le nombre d’heures de travail (le salaire horaire par exemple) pour contrôler cet effet. Malheureusement, cette information est rarement disponible pour l’administration fiscale, et c’est d’ailleurs sur ce constat que se fonde la plus grande partie de la littérature sur la taxation optimale des revenus depuis la contribution décisive de Mirrlees.

Plus généralement, la réalisation des revenus résulte non pas d’un seul, mais de toute une série d’arbitrages qui impliquent directement les préférences des individus, et qui de ce fait, posent problème à l’économiste, qui a comme chacun sait, le plus grand mal à se dépatouiller des préférences.

Prenons un exemple concret : le fameux « paysan de l’île de Ré ». Ce brave homme cultive des patates, dont il tire un revenu très modeste sur un terrain qu’il possède sur l’île de Ré. La valeur de son terrain s’apprécie très fortement, et le voilà qui doit désormais payer l’ISF. Le gouvernement trouve injuste qu’une personne aux si faibles revenus doive payer l’ISF, et invente donc le bouclier fiscal. Pour autant, cette personne a-t-elle vraiment de si faibles revenus, et pourquoi ? De facto, notre paysan fait le choix de ne pas vendre son terrain pour continuer à cultiver ces patates, mais il pourrait tout aussi bien vendre son terrain, et toucher des revenus très conséquents de son patrimoine placé ensuite de manière efficace. Le paysan de l’ile de Ré a donc des revenus réalisés faibles, mais des revenus potentiels élevés, qui pourraient tout à fait justifier une taxe redistributive. S’il a des revenus faibles, c’est qu’il préfère ne pas vendre son terrain.

Et c’est là le noeud du problème de redistribution pour les pouvoirs publics : comment mettre en place des transferts sociaux à partir de l’observation des seuls revenus réalisés ? Cela revient en effet à taxer implicitement des comportements sur la seule base de différences de préférences. En octroyant le bouclier fiscal, les pouvoirs publics redistribuent-il vraiment vers des ménages à bas niveau de vie, ou ne redistribuent-il pas plutôt vers des ménages ayant une préférence marquée pour les parties de croquet avec Lionel et Sylviane ?

Pour contourner cette épineuse question, l’économie publique s’appuie souvent sur la notion de « total income », ou « Haig-Simons » income, qui tente d’appréhender directement la contrainte budgétaire des individus qui détermine l’espace de leur choix. Cette contrainte budgétaire c’est en effet la consommation totale potentielle d’un individu, c’est-à-dire ce qu’il a consommé effectivement plus les variations de son patrimoine au cours de la période considérée. Si elle est théoriquement astucieuse, cette définition du revenu est difficile à mettre en œuvre dans la pratique du fait de l’absence de mesures adéquates de la consommation réalisée par les individus. Mais elle offre toutefois une bonne base pour envisager la redistribution optimale. Sur la base du « revenu total » à la Haig-Simons, le paysan de l’île de Ré fait partie des hauts revenus : il est donc justifiable de le taxer indépendamment de toute considération sur le caractère socialement bon ou néfaste de son attachement maladif à son bout de rocher !

II/ Appréhender la distribution des transferts : des revenus bruts au niveau de vie

Si l’on évacue ce problème fondamental des préférences, la mesure des revenus réalisés n’en reste pas moins compliquée. En effet, les revenus sont composés de différentes strates. Pour faire simple, on peut résumer la formation des revenus des ménages, un peu sur le modèle de la comptabilité nationale, comme le résultat de plusieurs étapes :
  • d’abord les revenus primaires, qui sont la rémunération que les facteurs de production (travail, capital) tirent avant tout transfert ou taxation. Les anglo-saxons appellent communément ces revenus primaires « market incomes », car ils résultent de la confrontation de l’offre et de la demande de travail, de l’offre et de la demande de capital. Ceci ne revient pas pour autant à dire que les facteurs institutionnels n’influent pas sur ces revenus : bien au contraire, l’existence d’un salaire minimum, ou de régulations des marchés (du travail, de l’épargne, etc) peuvent directement affecter la répartition de ces revenus primaires. Toutefois, la distribution des revenus primaires nous donne des indications importantes sur ce qui se passe avant impôts et transferts, que l’on considère comme les deux opérations à vocation directement redistributives des pouvoirs publics. Notons que le revenu primaire du travail, selon cette approche, est pour la France le salaire super-brut, c’est-à-dire incluant les cotisations sociales employeurs et salariés. Ceci provient du fait que l’incidence fiscale de ces cotisations est sur les salaires, non sur les profits.

  • Ensuite viennent les revenus nets, c’est-à-dire, net de cotisations et taxes, et lorsque l’on ajoute les transferts directs (allocations familiales, prime pour l’emploi, etc.) et indirects, on obtient les revenus disponibles. Attention, en toute logique, il faut prendre en compte pour le calcul de ce revenu disponible tous les transferts individualisables et non individualisables de l’Etat. C’est-à-dire tout ce qui dans la dépense publique financée par les prélèvements obligatoires revient aux ménages sous forme de transfert : éducation, dépense de santé prise en charge par la sécurité sociale, dépenses de l’Etat pour la sécurité nationale (armée, police), etc. La liste est longue… Ces dépenses assurées par les pouvoirs publics sont autant de dépenses que l’individu ne paie pas directement. Ce sont donc, dans sa contrainte budgétaire, des formes de revenus implicites. Ces dépenses des administrations publiques à destination des ménages sont par nature très difficiles à évaluer. Pour autant, la comptabilité nationale tente de chiffrer au niveau de l’ensemble de la population française ces dépenses. En 2007, les "transferts sociaux en nature" représentaient par exemple plus de 311 milliards d'euros, soit presque 20% du PIB. On obtient ainsi le revenu disponible moyen pour l’ensemble des ménages. Mais les choses se compliquent lorsque l’on essaie de s’intéresser à la distribution de ces dépenses entre les ménages, ce qui est pourtant indispensable pour obtenir une idée de la distribution du revenu disponible. Prenons un exemple simple : la dépense publique d’éducation supérieure. En France, l’éducation supérieure est gratuite. L’Etat transfère donc implicitement du revenu vers les ménages dont les enfants poursuivent des études supérieures. A priori, il suffirait donc de comptabiliser pour tous les ménages déclarant avoir un enfant dans le supérieur un transfert équivalent à la dépense moyenne par étudiant dans le supérieur. Mais il faudrait faire cela pour toutes les dépenses de l’Etat, et donc avoir une idée sur qui consomme toutes ces dépenses publiques, et comment. Par exemple, qui a recours aux services policiers, aux services de justice, et de quelle manière ? Bien malin qui peut répondre à ces questions. C’est pourquoi, la plupart du temps, l’analyse du revenu disponible s’en tient à la prise en compte des seuls transferts directs. N’oublions donc jamais que ceci ne tient que très imparfaitement des très gros effets redistributifs potentiels de la dépense publique dans son ensemble. Avec une dépense moyenne par enfant de 9370 euros en 2006 , un ménage touche bien plus de transfert de l’Etat du fait de la dépense d’éducation supérieure que s’il touchait la prime pour l’emploi, ou des allocations familiales moyennes.

  • Enfin, une dernière dimension importante à prendre en compte dans la formation des revenus est la taille du ménage. Pour des raisons que nous avons déjà largement explicitées ici, le fait de vivre à plusieurs génère des économies d’échelle qui sont importantes pour déterminer le niveau de vie, qui se définit comme le revenu disponible divisé par le nombre d’unités de consommation dans le ménage. La manière dont les échelles d’équivalence quantifient ces unités de consommation peut faire varier de manière importante la distribution du niveau de vie, en particulier du fait que le nombre d’individus dans le ménage peut varier entre les ménages en fonction de leur revenu disponible.
III/ Quelles données utiliser ?

Une fois ces belles définitions posées, vient le problème des données. Les données sur les revenus sont nombreuses mais hétérogènes, et ne collent souvent pas aux cadres théoriques dans lesquels on voudrait bien les faire rentrer. Il y a d’abord les données d’enquête auprès des ménages dans lesquelles le revenu est déclaré directement par l’enquêté de manière souvent assez imprécise. Les données fiscales retracent avec beaucoup plus de précision les revenus des ménages qui sont soumis à l’impôt, mais excluent les revenus et transferts exonérés d’impôt sur le revenu et sont de plus collectées par foyer fiscal et non au niveau du ménage (un couple non marié compte pour 2 foyers fiscaux par exemple), ce qui rend difficile le calcul du niveau de vie réel des individus.

Les meilleures sources sont donc celles qui combinent données d’enquête sur les ménages et données fiscales : mais elles sont difficiles à construire et difficile d'accès. Ajoutons pour terminer qu’il n’est pas inutile de prêter une attention particulière aux données ad hoc, type classement des grandes fortunes, ou des 100 sportifs les mieux payés. En effet, les hauts revenus sont souvent difficilement appréhendables et ces sources hétéroclites sont des outils intéressants à combiner avec d’autres sources plus conventionnelles. C’est par exemple ce type de données qu’utilisent avec beaucoup d’intelligence Kaplan et Rauh pour essayer d’évaluer la part des différents secteurs dans l’explosion des inégalités de revenus aux Etats-Unis. Leur conclusion est que les salaires des secteurs bancaires et financiers (« Wall Street ») sont sans doute plus importants que ceux des grands patrons d’entreprises de « Main Street » (les secteurs traditionnels) dans l’envolée des hauts revenus aux Etats-Unis. Un constat que semblaient d’ailleurs partager Roine et Waldenström qui tentent de mettre en évidence une corrélation forte entre niveau de développement financier et part des hauts revenus dans le revenu total au cours du vingtième siècle. Nous reviendrons sur tout cela…
_Camille_

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mercredi 12 mars 2008

Les inégalités (1) : pourquoi s'en préoccuper ?


Nos petits gaulois n’aiment pas beaucoup l’idée d’être inégaux : face à la potion magique, c’est une cuillère pour chacun. Au village, on a certes des statuts différents, mais chacun a le même rang face aux maudits romains. Du coup, la concorde règne et la paix civile, l’harmonie gauloise ne sont guère troublées que par quelques altercations concernant la fraîcheur du poisson. Chez les romains, c’est tout le contraire : du centurion au général, c’est tout un système d’ordre et de classement, fonction de la richesse, qui prévaut, avec les conséquences que l’on sait, chienlit, et inefficacité chronique dans la bataille face à l’irréductible village gaulois. Et si le faible niveau d’inégalité était l’une des clés de la réussite du petit village gaulois ? Et si le fait de ne pas être trop différent avait des effets positifs sur la vie en communauté ?

On le voit, l’importance de la question des inégalités pour la gestion de la chose publique gauloise est sans doute loin de se limiter à une simple question de répartition « juste ». Voici un petit aperçu thématique des raisons pour lesquelles nos druides, nos clercs et nos chefs gaulois ont tout intérêt à se préoccuper des inégalités de revenus.

I/ Les inégalités et les marchés.

Pour comprendre pourquoi certains ont plus de sesterces que leurs voisins, il faut d’abord savoir d’où viennent lesdits sesterces. Comment donc se forment les revenus de nos amis gaulois ? Sur des « marchés » pardi ! C’est sur le marché du travail que se forme le salaire, sur le marché du dolmen que se fixe la rémunération du marchand de dolmen, sur le marché de la chaumière que se fixent les « loyers » (revenus des propriétaires de chaumières), etc. Le libre fonctionnement de ces marchés, nous apprend l’économiste, garantit que dans la plupart des cas un équilibre s’instaure, et que cet équilibre est également un optimum, c’est-à-dire que chacun touche un revenu égal à ce qu’il produit (à la marge pour être exact). Le salarié par exemple touche un salaire équivalent à ce que son travail produit. « Le libre fonctionnement des marchés tu assureras, équilibre et optimum tu atteindras» : c’est l’économie dans son fondement, c’est « la main invisible », version saxonne de la potion magique pour le fonctionnement de la vie en communauté !

Pourquoi donc, se préoccuper des inégalités, alors ? Si certains ont plus de sesterces que les autres, c’est qu’ils sont plus productifs ou qu’ils ont plus de dolmens ou de chaumières ! Le marché assure la distribution optimale des revenus : merci, au revoir, circulez, y’a plus rien à voir.

Il faut pourtant bien ajouter que le fait que le marché assure la distribution optimale des revenus est doublement conditionnel : conditionnel aux dotations initiales (les dolmens et l’intelligence que m’ont transmise mes parents, pour aller vite) et conditionnel au fonctionnement réellement concurrentiel des marchés (personne ne doit fausser le jeu, ni par exemple extraire une rente du fait d’une position dominante sur le marché des dolmens, etc.). Du coup, cela laisse doublement la place à l’intervention druidique, pardon, publique :

1/ pour redistribuer les cartes à chaque génération : c’est le principe fondamental de la taxation des successions, par exemple. La justification est pour l’instant uniquement une question de justice sociale, à savoir : « tout le monde doit avoir peu ou prou les mêmes chances au départ ».

2/pour assurer le libre fonctionnement des marchés de sorte que la formation des rémunérations soit effectivement optimale. Ceci nous invite à réfléchir par exemple sur les problématiques suivantes : quelles sont les mécanismes à l’œuvre derrière l’explosion des salaires dans les métiers de la finance/questure ? Comment expliquer l’explosion des rémunérations des top-managers (à moustaches) depuis une vingtaine d’année ? Ce sont des questions complexes, dont les enjeux sont importants : s’il s’avère que l’explosion des salaires des top-managers est le résultat d’un pouvoir de contrôle des managers sur la détermination de leur propre rémunération, alors il y a de la place pour l’intervention publique. Si au contraire, cette explosion peut s’expliquer par des mécanismes de marché, (des mécanismes de type « superstars » par exemple ), alors, la question de l’intervention publique se pose de manière très différente. Nous reviendrons spécifiquement sur ces questions à l’étape (4) de cette odyssée.

Mais imaginons désormais que le fonctionnement des marchés soit parfait ! Et qu’à chaque génération, tout le monde reparte de zéro, à armes égales. Le problème public des inégalités de revenus est-il réglé pour autant ?

Non, car la distribution des sesterces - même optimale du point de vue des marchés sur lesquels se forment les revenus- a un impact sur la manière dont les ptits gaulois investissent, votent, se nourrissent, se soignent, étudient, se logent, migrent hors de leur commune ou de leur pays, etc. Et ces actions individuelles, directement influencées par le niveau et la forme de la distribution des revenus, ont une importance cruciale pour la communauté. On peut, pour simplifier, classer leurs effets selon deux axes : les effets directs sur la croissance et l’activité économique, et les effets sur le « bien-être » plus généralement.

II/ Les inégalités et la croissance

Au début d’un article célèbre, Lucas, qui n’entraînait pas encore Laure Manaudou (ah non, c’est pas lui…), comparait la situation de la Corée du Sud et celle des Philippines au début des années 1960 : même niveau de PIB par tête, même population, même taux d’urbanisation, mêmes taux de scolarisation dans le primaire et le secondaire. Pourquoi alors la Corée du Sud a-t-elle connu un développement remarquable là où les Philippines ont stagné ? Réponse en image :


Les Philippines avaient (et ont toujours) un niveau d’inégalité de revenus très supérieur à celui de la Corée du Sud. Ceci n'est bien sûr qu'un exemple, qui n'a pas valeur de démonstration. Néanmoins il permet de soulever une question qui a beaucoup animé le débat dans la littérature économique. Alors que la courbe de Kuznets avait focalisé l'analyse sur un lien allant de la croissance vers les inégalités (pour mémoire, une courbe en U inversé), ne devrait-on pas aussi se préoccuper de la causalité en sens inverse, à savoir que c'est le niveau des inégalités qui a un impact sur les performances économiques? La réponse est "Oui!", dans la mesure où la forme de la distribution des revenus influe sur tout un ensemble de décisions qui engagent la croissance d’un pays. La littérature sur cette question est désormais pléthorique. On peut en faire une petite revue thématique.

a/ Inégalités, épargne, accumulation

Tout d’abord, dans un monde où les riches épargnent plus que les pauvres en proportion de leur revenu, le fait que les inégalités de revenus soient plus importantes en haut de la distribution des revenus (les riches sont très riches) influe sur l’épargne totale, à revenu par tête équivalent. Du coup, qui dit épargne supérieure, dit investissement plus important, et donc croissance plus forte. C’est l’idée de base des modèles qu’on appelle « Kaldoriens ». Dans ce cas les inégalités pourraient apparaître plutôt favorables à la croissance, et ce d’autant plus que la richesse « ruisselle » (trickle-down effects) du haut vers le bas de la distribution des revenus, en permettant de financer les projets les plus efficaces des individus situés dans le bas de la distribution des revenus.

b/ Contraintes de crédit

Toutefois, les individus les plus pauvres n’ont pas toujours la possibilité de financer librement leurs projets efficaces. Le plus souvent, ils ont besoin d’emprunter, et s’il existe d’importantes imperfections sur le marché du crédit (nécessité d’un collatéral très élevé par exemple), alors des inégalités importantes peuvent entraîner un déficit d’investissement, en capital, ou en capital humain : une large part de la population n’a plus en effet la possibilité de financer les études du fiston, ou la nouvelle boulangerie du tonton. Les inégalités deviennent alors plutôt néfastes à la croissance.

c/ Inégalités et incitations

Le niveau des inégalités a également un impact sur les incitations des individus à travailler, ou à investir, et en particulier à investir dans la poursuite des études. En effet, si 12 ans d’études supérieures procurent un salaire seulement 2 fois supérieur au salaire d’un bachelier pour un investissement 10 fois supérieur en temps, en argent, ou en efforts, alors l’incitation à poursuivre ses études dans le supérieur diminue fortement. Le fait que les hiérarchies salariales soient plus ou moins compressées a alors un impact important sur les stratégies éducatives des individus, et donc in fine sur l’accumulation de capital humain, la productivité et la croissance.

d/ Inégalités, successions et performances

Les inégalités peuvent également avoir un impact sur les performances économiques par le biais des successions : en effet, si l’on pense que la distribution des talents comporte une part d'aléa à chaque génération, alors la corrélation entre le talent des parents et celui de leurs enfants n’est pas de 100%. Dans cette situation, il se peut que les héritiers soient moins performants que leurs parents (appelons cela une hypothèse de travail) et qu’il soit donc sous-optimal, économiquement, de transmettre des patrimoines de père en fils. Quand les héritages sont peu taxés, et qu’une grande partie de la richesse se transmet au sein des familles, une plus grande inégalité de richesse peut donc être socialement très inefficace. Il est évidemment difficile de tester ce type de prédiction très générale. C’est pourquoi le débat empirique s’est plutôt focalisé sur un type particulier de transmissions familiales de patrimoine : la transmission des entreprises. Le résultat le plus probant est sans nul doute celui de l’étude de Perez-Gonzales et al., qui montre de manière très convaincante que, toute chose égale par ailleurs, les firmes transmises au sein de la famille réussissent moins bien que les firmes qui ne sont pas transmises à un héritier familial.

Le principe héréditaire peut donc jouer un rôle fortement inefficace en présence de fortes inégalités dans la répartition des patrimoines. Comme disait Keynes : « Nothing will cause a social institution to decay with more certainty than its attachment to the hereditary principle ». Cynique, il allait jusqu’à regretter que le Blitz allemand n’ait pas anéanti les grands patrons textiles du Lancashire dont les pratiques lignagères expliquaient selon lui le déclin économique de ce fleuron historique de la Couronne britannique.

e/ Economie politique

Un dernier argument souvent évoqué est un argument «d'économie politique» : les inégalités de revenus influent sur les comportements de vote, et donc sur les politiques de redistribution. Dans ce type d’analyse, tout tient au comportement de l’électeur médian : imaginons qu’on puisse classer les individus selon leur goût pour la redistribution, et que ce classement soit totalement corrélé à la distribution des revenus (plus je suis pauvre, plus mon goût pour la redistribution est fort). On peut alors définir un électeur médian : c’est l’électeur qui dispose du revenu médian (50% des individus gagnent plus que lui, et 50% des individus gagnent moins que lui). Son goût pour la redistribution est aussi le goût médian : 50% des individus désireraient plus de redistribution, 50% désireraient moins de redistribution. Dans ce cadre, pour emporter une élection, un parti doit s’assurer de disposer de la majorité des suffrages (50%). Donc la stratégie politique optimale pour un parti est d’offrir le niveau de redistribution désiré par l’électeur médian. Le niveau de redistribution pratiqué sera donc fonction du niveau de revenu médian, donc fonction du niveau des inégalités : plus les inégalités augmentent, et plus la redistribution est importante.

Lorsque l'on combine l'ensemble de ces approches, on se rend compte que l’impact des inégalités sur la croissance transite par de multiples canaux et que l’effet final est somme toute assez ambigu. Accroître la redistribution vers les plus pauvres peut à la fois réduire les incitations à s’éduquer, en compressant la hiérarchie des revenus, mais peut aussi desserrer les contraintes de crédit des plus pauvres, et donc favoriser l’investissement.

S’il apparaît clair que les inégalités ont un impact sur la croissance, l’effet agrégé reste donc une question fondamentalement empirique. Et sur le plan empirique,
aucun consensus n'a pendant longtemps émergé, permettant de dégager un lien très clair, ou de mettre en avant le canal prioritaire par lequel transiterait la relation inégalités/croissance. Déception? Non, car, à l'exposé des différentes facettes de cette littérature, il apparaît clairement qu'on parle en fait à chaque fois d'aspects différents de la distribution des revenus: dans un cas la pauvreté, dans l'autre la forme du haut de la distribution des revenus, dans d'autres cas encore la dispersion autour de la médiane, etc.

Or, les analyses empiriques, faute de données suffisamment propres, négligent souvent de bien distinguer chacune de ces dimensions de la distribution des revenus. Il est pourtant important de bien les prendre en compte: comme nous l’avons vu, les inégalités en haut de la distribution n’ont a priori pas du tout les mêmes effets que les inégalités en bas de la distribution des revenus. Il est donc impératif de se doter des bons outils de mesure pour prendre en compte chacune de ces dimensions des inégalités afin de proposer des politiques publiques appropriées. Nous reviendrons sur la question des outils de mesure des inégalités dans l’épisode II. Mais on voit bien, en tous état de cause, que la question des inégalités de revenus est centrale pour les performances économiques et qu’elle mérite donc le plus grand intérêt des pouvoirs publics.

III/ Inégalités et externalités sociales négatives

En plus de nuire aux bonnes performances économiques de la patrie, les inégalités de revenus ont des effets sur un certain nombre de comportements qui produisent au niveau agrégé de fortes « externalités » sociales.

Le premier de ces comportements à très forte externalité négative, c’est la criminalité. « Classes laborieuses, classes dangereuses » : dans l’imaginaire bourgeois du XIXe siècle, pauvreté rime avec délinquance. Il n’en va pas franchement différemment aujourd’hui. Et dans les faits, la pauvreté est encore très fortement corrélée aux taux de criminalité. Peut-on interpréter, à la Gary Becker, cette corrélation dans un cadre économique ? Il n’est pas aberrant de penser en effet que la pauvreté réduit fortement le coût d’opportunité des comportements déviants. Et donc, toute chose égale par ailleurs, que la pauvreté risque d’augmente la probabilité de commettre un délit ou un crime. Pour autant, les liens causaux sont difficiles à démêler. La pauvreté monétaire est souvent associée à quantité d’autres facteurs qui influent sur la probabilité de commettre des délits et des crimes : faible niveau d’éducation, faibles perspectives de mobilité sociale, conditions de logement dégradées, etc., si bien qu’il peut paraître spécieux d’isoler les effets propres de tel ou tel facteurs. Pour autant, il est important de savoir s’il existe une relation de causalité entre inégalité et criminalité, et si oui, de connaître son sens. Ne serait-ce que pour savoir quels types de politiques sont efficaces pour lutter contre la criminalité : est-il idéaliste de miser sur une politique de réduction des inégalités pour réduire la prévalence des crimes et délits dans les quartiers « chauds » ou vaut-il mieux miser sur une répression bien musclée ?

Un certain nombre de travaux ont apporté des résultats probants et consolident l’idée que l’inégalité des revenus a bien un effet négatif sur les taux de crimes et délits enregistrés. Il semble en particulier que ce qui se passe dans le bas de la distribution des salaires non-qualifiés est décisif pour comprendre les fortes différences de taux de criminalité observés.

Une autre relation intéressante pour les politiques publiques est celle entre inégalité de revenus et santé. La forme de la distribution des revenus est en effet susceptible d’influencer les comportements à risque (fumette, boisson, et abus de plats en sauce,…) et la manière de s’assurer contre ces risques. Du coup, les sociétés inégalitaires sont souvent des sociétés où les indicateurs de développement sanitaires sont mauvais.

On peut ainsi multiplier les exemples d’externalités sociales négatives liées aux inégalités de revenu. Ainsi la présence de fortes inégalités dans la distribution des revenus favorise les conflits, conflits sociaux, conflits de redistribution. Plus généralement, une distribution des revenus fortement inégalitaire tend à diminuer les comportements coopératifs, l’altruisme, la volonté de participer dans des actions à caractère communautaire, etc.

IV/ Conclusion : les bonnes et les mauvaises raisons de s’occuper des inégalités…

Au final, l’inégalité peut donc avoir un effet négatif important sur la croissance, sur le bien-être, sur le bonheur des individus sans pour autant que les individus valorisent nécessairement la justice sociale, mais pour la simple et bonne raison que les inégalités de revenus produisent de fortes externalités négatives. Ce qu’il est important de retenir c’est que toutes ces externalités évoquées plus hauts justifient toutes que les pouvoirs publics se préoccupent du niveau et de la forme des inégalités, ainsi que des politiques à mettre en œuvre pour limiter leur explosion. Et ces externalités, par leur caractère observable, pratique, concret, nous invitent à une vision beaucoup plus empirique et pragmatique du problème. En changeant de perspective sur les inégalités, l’économie publique permet de libérer le raisonnement de l’ergotage tautologique sur ce qui est juste ou pas. Pour les politiques publiques, c’est une manière de les sortir de l’ornière normative, ou du débat stérile sur l’arbitrage efficacité/équité. On ne peut s’empêcher de ressentir comme un retard français dans ce type d’analyses positives des effets des inégalités de revenus : le débat public dans les pays anglo-saxons est aujourd’hui largement familier de ce type de problématiques, alors qu’elles ont du mal à passer pour acquises et évidentes en France (cf. débats récents sur la mise en place du RSA, qui vise à confondre lutte contre la pauvreté, et redistribution optimale). C’est pourquoi il me semble légitime de diffuser et de faire comprendre la boîte à outils de l’économie publique sur ces questions. Et c’est ce que nous allons continuer de faire dans les post à suivre…
_Camille_

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mardi 11 mars 2008

Une nouvelle saga sur les inégalités


En dépit de la profusion de sites et d’analyses, il est assez difficile de trouver du bon matériel, simple et robuste, pour se clarifier les idées sur la question des inégalités. Dans le débat public, la question est le plus souvent abordée sous l’angle de la morale, du normatif ou de la philosophie politique, et assez peu sous l’angle véritablement économique. C’est d’autant plus étrange que la bonne littérature économique est surabondante sur ces questions. Il n’est donc peut-être pas inutile de présenter la boîte à outils qu’offre l’économie pour comprendre, analyser et mesurer les inégalités.

Evidemment, j’aborderai le thème des inégalités selon le tropisme Ecopublix, en soulignant l’importance de cette question pour l’économie publique, et l’action des politiques publiques en particulier. Je me concentrerai en revanche sur la question des inégalités de revenus (éventuellement de richesse). Notre petit voyage devrait compter 6 escales :

(1) Pourquoi un économiste devrait-il se préoccuper des inégalités ? Est-ce que cela a une importance après tout, du strict point de vue économique, et indépendamment de toute considération normative ?

Ensuite, (2) comment peut-on mesurer les inégalités ? En quoi les différentes mesures sont-elles nécessaires, complémentaires, contradictoires… ? Que nous apprennent-elles ?

L’épisode (3) effectuera un retour essentiellement descriptif sur les évolutions récentes en matière d’inégalités de revenus dans les pays de l’OCDE.

On abordera ensuite (4) les controverses récentes concernant l’explosion des hauts revenus.

On se posera enfin la question du rôle de la fiscalité et plus généralement des politiques publiques de redistribution (5).

L’apothéose (6) ouvrira la discussion sur l’économie publique des inégalités dans un cadre non plus national, mais globalisé : l’inégalité intra-nationale est-elle un concept pertinent du point de vue de l’économie publique dans un monde ouvert ?

Et plutôt que de commencer ce voyage par d’arides prolégomènes (« qu’est-ce que l’inégalité ? », « Inégalité ou injustice ? », « Les trois mille mesures des inégalités»), je voudrais d’abord vous montrer en quoi le sujet est pertinent, actuel et pleins de défis pour un économiste qui s’intéresse aux politiques publiques. La question des inégalités ne se cantonne ni à des problèmes de mesures, ni à des considérations d’économie normative. Pour l’économie des politiques publiques, les inégalités ne se résument pas à un « pour ou contre les inégalités », ni au sempiternel « équité vs efficacité » de toute dissertation de second cycle. Il y a en fait un large éventail de raisons qui justifient que les politiques publiques se préoccupent des inégalités de revenus, et ces raisons dépassent de loin la simple question de la « justice » sociale.
_Camille_

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