Pour commencer la nouvelle année, nous vous invitons à traverser l’Atlantique pour découvrir le monde si étranger aux gaulois des « business schools » américaines. Nous allons en effet discuter d’un livre paru récemment intitulé : From higher aims to hired hands : The social transformation of American business schools and the unfulfilled promise of management as a profession écrit par un sociologue de la Harvard Business School, Rakesh Khurana. Il s’agit d’une petite histoire de la « business school » depuis sa naissance à la fin du 19ème siècle jusqu’aujourd’hui. L’angle d’attaque du livre est de prendre à la lettre l’objectif initial de ces écoles qui était de faire des « managers » une profession au même titre que les médecins et les avocats, et de voir comment cet objectif a pu être réalisé ou dévoyé depuis lors. Cette question pourrait faire l’objet de plusieurs posts tant la question plus générale de la possibilité d’un « savoir » en gestion a été maintes fois posée par des livres retentissants et quelques contributions de la blogosphère. Du point de vue français, ce livre a aussi l’avantage de détailler l’organisation d’une filière éducative ayant une philosophie opposée en tous points à notre modèle universitaire, et qui a formé le plus étrange des présidents américains.
Qu'est-ce qu'une "business school" ?
Avant toute chose, comment pourrait-on traduire en français une institution aussi américaine ? Le plus simple serait d’en faire l'équivalent de nos écoles de commerce. Une telle identité est d’ailleurs aujourd’hui revendiquée par la plupart de ces dernières, pour des raisons de visibilité internationale. Or il existe de très fortes divergences qui ne sont pas encore résorbées : d’une part, le produit phare des « business schools », le Master of Business Administration (MBA), est décerné en général à des étudiants ayant déjà eu auparavant une expérience professionnelle et dont l’âge se situe le plus souvent entre 25 et 30 ans, alors que le produit phare des écoles de commerce françaises, le diplôme de Grande Ecole, est décerné à des étudiants moins expérimentés et plus jeunes ; d’autre part, les « business schools » sont adossées dans l’esprit et dans la lettre à l’Université tandis que les écoles de commerce françaises se gardent bien de revendiquer de tels liens et rechignent souvent à mener des activités de recherche dignes de ce nom. L’exception à cette règle est certainement l’INSEAD, mais cette institution se garde bien de se revendiquer comme une grande école, et peut être considérée comme une insitution « off-shore » de l’enseignement supérieur français, avec un recrutement international dès la création en 1957 et une absence de financement public.
Qu'est-ce qu'un manager "professionnel" ?
Rakesh Khurana montre dans le livre que l’invention des business schools est le fait de quelques dirigeants d’université et de grandes entreprises émergentes de la fin du 19ème siècle. Durant cette période, les grandes sociétés anonymes étaient vécues par le plus grand nombre comme une menace à la démocratie de petits propriétaires imaginée par les fondateurs des Etats-Unis. Les fondateurs des « business schools » étaient déterminés à améliorer l’image de ces sociétés en formant une nouvelle « profession », les managers, dont la vocation serait de gérer de manière impartiale et efficace ces entreprises dans le sens de l’intérêt général, à l’intersection entre le travail et le capital. Leur modèle était celui des « Medical Schools » et des « Law Schools » formant aux métiers de médecin et d’avocat, métiers qui remplissent les trois critères par excellence d’une « profession » : la maîtrise d’un savoir spécifique soutenu par une recherche active, l’adhésion à un code de conduite formel ou informel, et un idéal de service.
Ce qui est étonnant, c’est que cette distinction traditionnelle à l’intérieur de l’Université a été à notre connaissance peu analysée par la science économique. Elle peut pourtant mener à des débats bruyants, comme l’a montré récemment la polémique sur la possibilité pour Sciences-Po de préparer à l’examen du Barreau. Pour l’auteur, ces écoles professionnelles contribuent à résoudre les problèmes d’asymétries d’information qui sont particulièrement importants dans les métiers en question, et ce à la fois en inculquant une éthique d’honnêteté et en instaurant une instance de contrôle par les pairs. Or de tels mécanismes ne sont efficaces que s’ils apparaissent suffisamment crédibles. Le passage obligé par une école professionnelle distincte apparait alors indispensable.
Or autant les trois critères semblent globalement respectés dans le cas du droit et de la médecine, autant cela s'est révélé plus compliqué dans le cas du « management » . Et ce que l’auteur s’attache justement à décrire, c’est la façon dont progressivement les « business schools » se sont éloignées de cet idéal professionnel pour devenir de simples pourvoyeurs de diplômes et de réseaux.
La tortueuse quête d'un savoir universitaire en gestion
Dans un premier temps, c’est le contenu de la formation qui a le plus posé problème ; il était toujours tentant de proposer d’une part des cours décrivant le fonctionnement de métiers bien définis dans telle ou telle industrie par tel ou tel praticien reconnu et d’autre part des cours proposés par les départements voisins, notamment en Economie ou en Psychologie. Ceci constituait néanmoins une entrave au développement de la filière telle qu’envisagée par ses fondateurs, pour trois raisons. D’une part, de tels contenus subissaient alors fortement la concurrence de petites écoles à but lucratif qui pullulèrent à mesure que les métiers d’encadrement devenaient de plus en plus techniques, et ceci avait tendance à diminuer le niveau d’exigence à la fois pour les élèves et les professeurs recrutés : le seul avantage comparatif des "business schools" était alors d'attirer les fils de bonne famille grâce au prestige associé à l'Université. D’autre part, une telle manière de procéder avait pour conséquence de mener à une hétérogénéité extrême des contenus d’une « business school » à l’autre, ce qui achevait de rendre la filière peu crédible. Enfin, ce fonctionnement entrait en contradiction avec le but initial qui était de former à un nouveau type de métier, celui de « general manager », qui consisterait à régler des problèmes de gestion qui se posent dans des secteurs très divers.
Une première innovation lancée par la Harvard Business School fut l’introduction dans les années 1920 de la méthode des cas (déjà auparavant utilisée en Droit), qui consiste à décrire en détail le contexte d’une entreprise fictive ou non ainsi que les problèmes auxquelles elle fait face pour ensuite faire suggérer par les élèves des solutions possibles. Cette méthode est encore très largement utilisée, tout du moins dans les premières séquences d’enseignement, et ce y compris dans les écoles de commerce françaises comme pourra en témoigner n’importe quel ancien élève (Ah ! Gravelin quand tu nous tiens…). Néanmoins, ce système avait l’inconvénient de ne pas être suffisamment systématique et de réduire la recherche en gestion à la simple constitution de cas ; en particulier, l’écriture de quelques cas était l’unique pré-requis pour obtenir un doctorat en gestion.
Une seconde réaction fut d’institutionnaliser la coopération entre « business schools » via la création de l’AACSB au début du XXème siècle. Mais dans un contexte de croissance très forte de la demande pour ces formations (visible dans le graphique ci-dessous), l’association se réduisit vite à un organisme d’accréditation aux critères d’admission très souples et très réticent à fournir une grille de distinction des « business schools ».
C’est finalement l’intervention d’une fondation privée, la Ford Foundation, qui a imposé de l’extérieur une normalisation du fonctionnement des « business schools », au tournant des années 1950. Ceci est suffisamment étrange du point de vue gaulois pour que l’on s’y intéresse un peu.
Rappelons d’abord qu’aux Etats-Unis, la structure des dons aux universités était particulièrement concentrée au début du XXème siècle, à une époque où le financement public était plus faible qu’aujourd’hui. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler que les fondations Carnegie et Rockefeller représentaient les deux tiers de l’ensemble des dons aux universités américaines entre 1900 et 1935. Mais une très large majorité de ces dons s’était concentrée sur les sciences dures et la médecine. La fondation Ford, quant à elle, fut créée en 1935 par Henry Ford mais ne commença son activité qu’au début des années 1950 à la suite des décès successifs de Henry Ford et de son fils. Elle se fixa alors comme objectif de dépenser 500 millions de dollars de l’époque (environ 2,5 milliards de dollars de 2005) pour « améliorer le bien-être humain », avec 5 thèmes d’action : l’établissement de la paix dans le monde, le renforcement de la démocratie, le soutien à l’économie, l’éducation et l’amélioration des relations humaines (manquaient pas d'ambition ces Ford !). Concernant le soutien aux universités, cette Fondation cherchait un moyen de se distinguer des grosses fondations concurrentes et l’a trouvé en se focalisant sur le soutien aux sciences sociales (Economie, Sociologie, Psychologie), ce qui constitue comme un pied-de-nez à ceux qui pensent en France que ces matières sont incapables d’attirer des fonds privés. Pour enfoncer le clou, rappelons que c’est la Fondation Ford qui a financé la construction de la Maison des Sciences de l’Homme de l’EHESS ainsi que la création du Centre de Sociologie Européenne (dirigé par Raymond Aron, puis Pierre Bourdieu…).
Mais revenons au sujet des « business schools » : la fondation Ford décida de dépenser 35 millions de dollars spécifiquement pour réformer le système des « business schools » dans un sens très précis : encourager l’établissement d’une science du management fondée sur les acquis de l’Economie, de la Psychologie et des Mathématiques. Pour y parvenir, la Fondation mit d’une part l’essentiel de son argent sur deux « business schools » destinées à devenir les leaders de la réforme, Harvard et Carnegie-Mellon, et d’autre part organisa la diffusion de ces meilleures pratiques en commandant un rapport très largement diffusé sur le sujet, en organisant des séminaires de formation des professeurs en place ainsi qu’en proposant des fonds aux « business schools » qui adopteraient ces nouvelles pratiques.
En quoi consistaient exactement ces nouvelles pratiques ? Il s’agissait de réformer de fond en comble le mode de formation et de recrutement des enseignants : alors qu’auparavant ces derniers n’étaient pas toujours docteurs et encore moins enclins à mener une recherche active, il était désormais impératif de recruter en priorité dans le vivier des Docteurs en Economie, en Sociologie, en Psychologie ou en Mathématiques et d’inciter fortement à publier dans les revues de ces matières. La stratégie de la Fondation fut un véritable succès et à la fin des années 1960, lorsque la Fondation mit fin à ce programme de don, le contenu des formations était devenu beaucoup plus homogène, orienté autour des sciences sociales et des disciplines quantitatives et recrutant par la même occasion des élèves de meilleure qualité via les tests mis en place à l’époque, tels que le GMAT. Ce système d’enseignement est d’ailleurs encore en place aujourd’hui.
La lente disparition du manager efficace et bienveillant
Ce que montre ensuite Khurana, c’est que cette maturation de l’enseignement de la gestion est allée de pair avec un éloignement de l’idéal d’une « profession » de manager. Dans un premier temps, la scientisation de la gestion fut considérée comme garante de managers honnêtes et inspirés par un idéal de service : la Seconde Guerre Mondiale avait montré comment les grandes entreprises pouvaient servir l’intérêt général ainsi que l’étendue des ressources que l’on pouvait tirer d’une gestion plus rationnelle. La réforme de l’enseignement menée par la fondation Ford n’avait dans ce contexte pas cru bon d'insister sur l’inculcation de règles de bon comportement.
Toutefois, à partir des années 1970 et avec les contre-performances de l’économie américaine, les « managers » allaient lentement perdre leur aura, et les bénéfices tirés d’une « science » du management allaient être de plus en plus contestés. Deux fronts se sont alors constitués contre l’idéal d’un manager professionnel aux compétences alimentées par une recherche « scientifique ».
Dans le grand public, les méthodes d’enseignement des « business schools » furent de plus en plus critiquées au nom du « bon sens » par la presse, mais aussi par des hommes politiques. Par ailleurs, les anciens élèves firent de plus en plus état de leurs doutes quant à l’utilité de techniques comme la programmation linéaire ou la théorie des jeux pour prendre des décisions. C’est notamment dans les années 1980 qu’ont été publiés dans la presse les premiers classements des MBA américains fondés sur des enquêtes indépendantes auprès des étudiants, des recruteurs et des doyens de business schools. Ces classements ont été très vite adoptés par les élèves, qui payaient déjà des frais d’inscription très élevés, puis par les « business schools » elles-mêmes. Ce qui s’est trouvé valorisé alors plus que tout, c’est la capacité à placer les élèves dans les meilleures positions sur le marché du travail : les bureaux de recrutement ont été fortement développés ainsi que les institutions d’anciens élèves.
Cette logique de marché n’est pas mauvaise en soi, mais selon Khurana, elle sape l’idéal professionnel du « manager » en faisant des étudiants non plus le réceptacle de connaissances et de valeurs à respecter mais de simples clients qui valorisent dans la « business school » uniquement son diplôme et son réseau d’anciens élèves plutôt que ce que l’on y apprend. L’auteur fait ainsi état d’une relation aujourd’hui dégradée entre des élèves qui méprisent la formation et la veulent la plus simple possible et les enseignants qui dispensent cette formation, avec une pression très forte pour donner des notes aussi peu discriminantes que possibles et pour interdire de transmettre ces notes aux recruteurs.
Sur le front académique, l’idéal du manager bienveillant a été largement écorné par les nouvelles théories de l’agence, popularisées par Michael Jensen et William Meckling dés 1976 : d'après ces théories, le manager n’est plus cette personne impartiale qui recherche à atteindre la plus grande efficacité pour l’entreprise mais un « agent » qui n’est que mal contrôlé par un « principal », l’actionnaire, et qui cherche à maximiser son bien-être personnel via des acquisitions justifiées seulement par l’appétit de pouvoir, plutôt que par le souci d'augmenter la valeur de l’entreprise. La popularisation de cette littérature a eu deux conséquences : à court-terme, les OPA hostiles menées dans les années 1980 sur de gros conglomérats ont pu être présentées par leurs promoteurs comme contribuant à l’intérêt général ; à long terme, les cours donnés dans les MBA se sont trouvés de plus en plus influencés par cette littérature, ce qui a contribué à légitimer l’idée que les managers sont fondamentalement égoïstes et doivent simplement voir leurs incitations alignées avec l’intérêt le mieux défini, i.e. celui des actionnaires, via des systèmes de stock-options.
Cette nouvelle orientation des cours est devenue d’autant plus populaire que les diplômés de MBA se sont de plus en plus orientés vers des métiers dans lesquels cette vison du « manager » est la plus naturelle : ainsi entre 1965 et 1985, le nombre de diplômés de la HBS choisissant de travailler dans la finance et dans le conseil plutôt que comme cadres d’entreprise était déjà passé de 23 à 52%, et l’on peut penser qu’aujourd’hui ces carrières sont devenues encore plus attractives. Freiner contre une telle évolution, c’est risquer de perdre des élèves, surtout dans une période où des diplômes de finance plus spécialisés et moins chers, tels le CFA sont apparus, et alors que les cabinets de conseil et de finance organisent souvent eux-mêmes la formation .
Tout ça pour ça ?
In fine, la véritable question posée par le livre est de savoir s’il existe vraiment une nécessité de faire du « management » une profession au sens fort du terme. La manière dont ont répondu les écoles à cette question, c’est de mettre en exergue non plus le « manager » qui résout des problèmes, mais le « leader » qui fait avancer des idées nouvelles. L’idéal ne serait plus d’intercéder entre le travail et le capital, mais plutôt d’accompagner les parties prenantes à l’entreprise vers de nouvelles opportunités. Vous seriez aujourd’hui bien en peine de trouver un site de business school dans lequel les mots « leader » ou « leadership » n’apparaissent pas ! Mais tout cela est pourtant bien flou, et ce que montre Khurana c’est qu’il n’existe pratiquement pas d’études académiques du « leadership » hormis ces fabuleux livres de confessions de dirigeants à succès. Les « business schools » choisissent alors de présenter le peu de choses qu’ont à dire les sciences sociales sur le sujet (avec un retour à Max Weber et son concept de domination charismatique), ou de mettre en situation les élèves face à de vrais problèmes de restructuration d’entreprises (un peu comme la filière Entrepreneurs d’HEC), ou enfin d’axer la formation sur l’introspection (dans le style « quel leader êtes-vous ? »).
Les « business schools » sont donc dans le flou, et pourtant le problème de l’éthique des dirigeants est devenu une tarte à la crème du débat public avec l’affaire d’Enron dans laquelle, rappelons-le, les cadres impliqués sont passés par les meilleures écoles. Dans le même temps, la régulation étatique se fait de plus en plus à contre-temps dans un monde des hautes sphères qui a de plus grandes facilités qu’auparavant à échapper aux griffes des Etats. Pour répondre à cette nouvelle crise de légitimité, Khurana se fait l’avocat d’un retour à l’inspiration initiale des « business schools ». Cela ressemble malheureusement plus à de l’incantation qu’à autre chose : il est dommage après une démonstration aussi éclairante d’en revenir au point de départ.
Ce que l'on pourrait aussi reprocher à l'auteur c'est de se focaliser uniquement sur les "business schools" les plus élitistes qui forment par définition les futurs membres des plus grandes sociétés ou de celles qui brassent le plus d'argent. Or la nouvelle frontière des "business schools" c'est peut-être autant l'introduction des principes d'une gestion efficace dans les PME que l'inculcation de principes éthiques dans les esprits des futurs dirigeants d'entreprises du Dow Jones. Comme nous l'avions déjà évoqué dans un post précédent, il se trouve que les PME américaines semblent avoir des pratiques managériales plus efficaces que les PME européennes : cela n'est peut-être pas tout à fait étranger à l'importance du MBA dans l'éventail des formations américaines.
Qu'est-ce qu'une "business school" ?
Avant toute chose, comment pourrait-on traduire en français une institution aussi américaine ? Le plus simple serait d’en faire l'équivalent de nos écoles de commerce. Une telle identité est d’ailleurs aujourd’hui revendiquée par la plupart de ces dernières, pour des raisons de visibilité internationale. Or il existe de très fortes divergences qui ne sont pas encore résorbées : d’une part, le produit phare des « business schools », le Master of Business Administration (MBA), est décerné en général à des étudiants ayant déjà eu auparavant une expérience professionnelle et dont l’âge se situe le plus souvent entre 25 et 30 ans, alors que le produit phare des écoles de commerce françaises, le diplôme de Grande Ecole, est décerné à des étudiants moins expérimentés et plus jeunes ; d’autre part, les « business schools » sont adossées dans l’esprit et dans la lettre à l’Université tandis que les écoles de commerce françaises se gardent bien de revendiquer de tels liens et rechignent souvent à mener des activités de recherche dignes de ce nom. L’exception à cette règle est certainement l’INSEAD, mais cette institution se garde bien de se revendiquer comme une grande école, et peut être considérée comme une insitution « off-shore » de l’enseignement supérieur français, avec un recrutement international dès la création en 1957 et une absence de financement public.
Qu'est-ce qu'un manager "professionnel" ?
Rakesh Khurana montre dans le livre que l’invention des business schools est le fait de quelques dirigeants d’université et de grandes entreprises émergentes de la fin du 19ème siècle. Durant cette période, les grandes sociétés anonymes étaient vécues par le plus grand nombre comme une menace à la démocratie de petits propriétaires imaginée par les fondateurs des Etats-Unis. Les fondateurs des « business schools » étaient déterminés à améliorer l’image de ces sociétés en formant une nouvelle « profession », les managers, dont la vocation serait de gérer de manière impartiale et efficace ces entreprises dans le sens de l’intérêt général, à l’intersection entre le travail et le capital. Leur modèle était celui des « Medical Schools » et des « Law Schools » formant aux métiers de médecin et d’avocat, métiers qui remplissent les trois critères par excellence d’une « profession » : la maîtrise d’un savoir spécifique soutenu par une recherche active, l’adhésion à un code de conduite formel ou informel, et un idéal de service.
Ce qui est étonnant, c’est que cette distinction traditionnelle à l’intérieur de l’Université a été à notre connaissance peu analysée par la science économique. Elle peut pourtant mener à des débats bruyants, comme l’a montré récemment la polémique sur la possibilité pour Sciences-Po de préparer à l’examen du Barreau. Pour l’auteur, ces écoles professionnelles contribuent à résoudre les problèmes d’asymétries d’information qui sont particulièrement importants dans les métiers en question, et ce à la fois en inculquant une éthique d’honnêteté et en instaurant une instance de contrôle par les pairs. Or de tels mécanismes ne sont efficaces que s’ils apparaissent suffisamment crédibles. Le passage obligé par une école professionnelle distincte apparait alors indispensable.
Or autant les trois critères semblent globalement respectés dans le cas du droit et de la médecine, autant cela s'est révélé plus compliqué dans le cas du « management » . Et ce que l’auteur s’attache justement à décrire, c’est la façon dont progressivement les « business schools » se sont éloignées de cet idéal professionnel pour devenir de simples pourvoyeurs de diplômes et de réseaux.
La tortueuse quête d'un savoir universitaire en gestion
Dans un premier temps, c’est le contenu de la formation qui a le plus posé problème ; il était toujours tentant de proposer d’une part des cours décrivant le fonctionnement de métiers bien définis dans telle ou telle industrie par tel ou tel praticien reconnu et d’autre part des cours proposés par les départements voisins, notamment en Economie ou en Psychologie. Ceci constituait néanmoins une entrave au développement de la filière telle qu’envisagée par ses fondateurs, pour trois raisons. D’une part, de tels contenus subissaient alors fortement la concurrence de petites écoles à but lucratif qui pullulèrent à mesure que les métiers d’encadrement devenaient de plus en plus techniques, et ceci avait tendance à diminuer le niveau d’exigence à la fois pour les élèves et les professeurs recrutés : le seul avantage comparatif des "business schools" était alors d'attirer les fils de bonne famille grâce au prestige associé à l'Université. D’autre part, une telle manière de procéder avait pour conséquence de mener à une hétérogénéité extrême des contenus d’une « business school » à l’autre, ce qui achevait de rendre la filière peu crédible. Enfin, ce fonctionnement entrait en contradiction avec le but initial qui était de former à un nouveau type de métier, celui de « general manager », qui consisterait à régler des problèmes de gestion qui se posent dans des secteurs très divers.
Une première innovation lancée par la Harvard Business School fut l’introduction dans les années 1920 de la méthode des cas (déjà auparavant utilisée en Droit), qui consiste à décrire en détail le contexte d’une entreprise fictive ou non ainsi que les problèmes auxquelles elle fait face pour ensuite faire suggérer par les élèves des solutions possibles. Cette méthode est encore très largement utilisée, tout du moins dans les premières séquences d’enseignement, et ce y compris dans les écoles de commerce françaises comme pourra en témoigner n’importe quel ancien élève (Ah ! Gravelin quand tu nous tiens…). Néanmoins, ce système avait l’inconvénient de ne pas être suffisamment systématique et de réduire la recherche en gestion à la simple constitution de cas ; en particulier, l’écriture de quelques cas était l’unique pré-requis pour obtenir un doctorat en gestion.
Une seconde réaction fut d’institutionnaliser la coopération entre « business schools » via la création de l’AACSB au début du XXème siècle. Mais dans un contexte de croissance très forte de la demande pour ces formations (visible dans le graphique ci-dessous), l’association se réduisit vite à un organisme d’accréditation aux critères d’admission très souples et très réticent à fournir une grille de distinction des « business schools ».
C’est finalement l’intervention d’une fondation privée, la Ford Foundation, qui a imposé de l’extérieur une normalisation du fonctionnement des « business schools », au tournant des années 1950. Ceci est suffisamment étrange du point de vue gaulois pour que l’on s’y intéresse un peu.
Rappelons d’abord qu’aux Etats-Unis, la structure des dons aux universités était particulièrement concentrée au début du XXème siècle, à une époque où le financement public était plus faible qu’aujourd’hui. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler que les fondations Carnegie et Rockefeller représentaient les deux tiers de l’ensemble des dons aux universités américaines entre 1900 et 1935. Mais une très large majorité de ces dons s’était concentrée sur les sciences dures et la médecine. La fondation Ford, quant à elle, fut créée en 1935 par Henry Ford mais ne commença son activité qu’au début des années 1950 à la suite des décès successifs de Henry Ford et de son fils. Elle se fixa alors comme objectif de dépenser 500 millions de dollars de l’époque (environ 2,5 milliards de dollars de 2005) pour « améliorer le bien-être humain », avec 5 thèmes d’action : l’établissement de la paix dans le monde, le renforcement de la démocratie, le soutien à l’économie, l’éducation et l’amélioration des relations humaines (manquaient pas d'ambition ces Ford !). Concernant le soutien aux universités, cette Fondation cherchait un moyen de se distinguer des grosses fondations concurrentes et l’a trouvé en se focalisant sur le soutien aux sciences sociales (Economie, Sociologie, Psychologie), ce qui constitue comme un pied-de-nez à ceux qui pensent en France que ces matières sont incapables d’attirer des fonds privés. Pour enfoncer le clou, rappelons que c’est la Fondation Ford qui a financé la construction de la Maison des Sciences de l’Homme de l’EHESS ainsi que la création du Centre de Sociologie Européenne (dirigé par Raymond Aron, puis Pierre Bourdieu…).
Mais revenons au sujet des « business schools » : la fondation Ford décida de dépenser 35 millions de dollars spécifiquement pour réformer le système des « business schools » dans un sens très précis : encourager l’établissement d’une science du management fondée sur les acquis de l’Economie, de la Psychologie et des Mathématiques. Pour y parvenir, la Fondation mit d’une part l’essentiel de son argent sur deux « business schools » destinées à devenir les leaders de la réforme, Harvard et Carnegie-Mellon, et d’autre part organisa la diffusion de ces meilleures pratiques en commandant un rapport très largement diffusé sur le sujet, en organisant des séminaires de formation des professeurs en place ainsi qu’en proposant des fonds aux « business schools » qui adopteraient ces nouvelles pratiques.
En quoi consistaient exactement ces nouvelles pratiques ? Il s’agissait de réformer de fond en comble le mode de formation et de recrutement des enseignants : alors qu’auparavant ces derniers n’étaient pas toujours docteurs et encore moins enclins à mener une recherche active, il était désormais impératif de recruter en priorité dans le vivier des Docteurs en Economie, en Sociologie, en Psychologie ou en Mathématiques et d’inciter fortement à publier dans les revues de ces matières. La stratégie de la Fondation fut un véritable succès et à la fin des années 1960, lorsque la Fondation mit fin à ce programme de don, le contenu des formations était devenu beaucoup plus homogène, orienté autour des sciences sociales et des disciplines quantitatives et recrutant par la même occasion des élèves de meilleure qualité via les tests mis en place à l’époque, tels que le GMAT. Ce système d’enseignement est d’ailleurs encore en place aujourd’hui.
La lente disparition du manager efficace et bienveillant
Ce que montre ensuite Khurana, c’est que cette maturation de l’enseignement de la gestion est allée de pair avec un éloignement de l’idéal d’une « profession » de manager. Dans un premier temps, la scientisation de la gestion fut considérée comme garante de managers honnêtes et inspirés par un idéal de service : la Seconde Guerre Mondiale avait montré comment les grandes entreprises pouvaient servir l’intérêt général ainsi que l’étendue des ressources que l’on pouvait tirer d’une gestion plus rationnelle. La réforme de l’enseignement menée par la fondation Ford n’avait dans ce contexte pas cru bon d'insister sur l’inculcation de règles de bon comportement.
Toutefois, à partir des années 1970 et avec les contre-performances de l’économie américaine, les « managers » allaient lentement perdre leur aura, et les bénéfices tirés d’une « science » du management allaient être de plus en plus contestés. Deux fronts se sont alors constitués contre l’idéal d’un manager professionnel aux compétences alimentées par une recherche « scientifique ».
Dans le grand public, les méthodes d’enseignement des « business schools » furent de plus en plus critiquées au nom du « bon sens » par la presse, mais aussi par des hommes politiques. Par ailleurs, les anciens élèves firent de plus en plus état de leurs doutes quant à l’utilité de techniques comme la programmation linéaire ou la théorie des jeux pour prendre des décisions. C’est notamment dans les années 1980 qu’ont été publiés dans la presse les premiers classements des MBA américains fondés sur des enquêtes indépendantes auprès des étudiants, des recruteurs et des doyens de business schools. Ces classements ont été très vite adoptés par les élèves, qui payaient déjà des frais d’inscription très élevés, puis par les « business schools » elles-mêmes. Ce qui s’est trouvé valorisé alors plus que tout, c’est la capacité à placer les élèves dans les meilleures positions sur le marché du travail : les bureaux de recrutement ont été fortement développés ainsi que les institutions d’anciens élèves.
Cette logique de marché n’est pas mauvaise en soi, mais selon Khurana, elle sape l’idéal professionnel du « manager » en faisant des étudiants non plus le réceptacle de connaissances et de valeurs à respecter mais de simples clients qui valorisent dans la « business school » uniquement son diplôme et son réseau d’anciens élèves plutôt que ce que l’on y apprend. L’auteur fait ainsi état d’une relation aujourd’hui dégradée entre des élèves qui méprisent la formation et la veulent la plus simple possible et les enseignants qui dispensent cette formation, avec une pression très forte pour donner des notes aussi peu discriminantes que possibles et pour interdire de transmettre ces notes aux recruteurs.
Sur le front académique, l’idéal du manager bienveillant a été largement écorné par les nouvelles théories de l’agence, popularisées par Michael Jensen et William Meckling dés 1976 : d'après ces théories, le manager n’est plus cette personne impartiale qui recherche à atteindre la plus grande efficacité pour l’entreprise mais un « agent » qui n’est que mal contrôlé par un « principal », l’actionnaire, et qui cherche à maximiser son bien-être personnel via des acquisitions justifiées seulement par l’appétit de pouvoir, plutôt que par le souci d'augmenter la valeur de l’entreprise. La popularisation de cette littérature a eu deux conséquences : à court-terme, les OPA hostiles menées dans les années 1980 sur de gros conglomérats ont pu être présentées par leurs promoteurs comme contribuant à l’intérêt général ; à long terme, les cours donnés dans les MBA se sont trouvés de plus en plus influencés par cette littérature, ce qui a contribué à légitimer l’idée que les managers sont fondamentalement égoïstes et doivent simplement voir leurs incitations alignées avec l’intérêt le mieux défini, i.e. celui des actionnaires, via des systèmes de stock-options.
Cette nouvelle orientation des cours est devenue d’autant plus populaire que les diplômés de MBA se sont de plus en plus orientés vers des métiers dans lesquels cette vison du « manager » est la plus naturelle : ainsi entre 1965 et 1985, le nombre de diplômés de la HBS choisissant de travailler dans la finance et dans le conseil plutôt que comme cadres d’entreprise était déjà passé de 23 à 52%, et l’on peut penser qu’aujourd’hui ces carrières sont devenues encore plus attractives. Freiner contre une telle évolution, c’est risquer de perdre des élèves, surtout dans une période où des diplômes de finance plus spécialisés et moins chers, tels le CFA sont apparus, et alors que les cabinets de conseil et de finance organisent souvent eux-mêmes la formation .
Tout ça pour ça ?
In fine, la véritable question posée par le livre est de savoir s’il existe vraiment une nécessité de faire du « management » une profession au sens fort du terme. La manière dont ont répondu les écoles à cette question, c’est de mettre en exergue non plus le « manager » qui résout des problèmes, mais le « leader » qui fait avancer des idées nouvelles. L’idéal ne serait plus d’intercéder entre le travail et le capital, mais plutôt d’accompagner les parties prenantes à l’entreprise vers de nouvelles opportunités. Vous seriez aujourd’hui bien en peine de trouver un site de business school dans lequel les mots « leader » ou « leadership » n’apparaissent pas ! Mais tout cela est pourtant bien flou, et ce que montre Khurana c’est qu’il n’existe pratiquement pas d’études académiques du « leadership » hormis ces fabuleux livres de confessions de dirigeants à succès. Les « business schools » choisissent alors de présenter le peu de choses qu’ont à dire les sciences sociales sur le sujet (avec un retour à Max Weber et son concept de domination charismatique), ou de mettre en situation les élèves face à de vrais problèmes de restructuration d’entreprises (un peu comme la filière Entrepreneurs d’HEC), ou enfin d’axer la formation sur l’introspection (dans le style « quel leader êtes-vous ? »).
Les « business schools » sont donc dans le flou, et pourtant le problème de l’éthique des dirigeants est devenu une tarte à la crème du débat public avec l’affaire d’Enron dans laquelle, rappelons-le, les cadres impliqués sont passés par les meilleures écoles. Dans le même temps, la régulation étatique se fait de plus en plus à contre-temps dans un monde des hautes sphères qui a de plus grandes facilités qu’auparavant à échapper aux griffes des Etats. Pour répondre à cette nouvelle crise de légitimité, Khurana se fait l’avocat d’un retour à l’inspiration initiale des « business schools ». Cela ressemble malheureusement plus à de l’incantation qu’à autre chose : il est dommage après une démonstration aussi éclairante d’en revenir au point de départ.
Ce que l'on pourrait aussi reprocher à l'auteur c'est de se focaliser uniquement sur les "business schools" les plus élitistes qui forment par définition les futurs membres des plus grandes sociétés ou de celles qui brassent le plus d'argent. Or la nouvelle frontière des "business schools" c'est peut-être autant l'introduction des principes d'une gestion efficace dans les PME que l'inculcation de principes éthiques dans les esprits des futurs dirigeants d'entreprises du Dow Jones. Comme nous l'avions déjà évoqué dans un post précédent, il se trouve que les PME américaines semblent avoir des pratiques managériales plus efficaces que les PME européennes : cela n'est peut-être pas tout à fait étranger à l'importance du MBA dans l'éventail des formations américaines.