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vendredi 17 octobre 2008

Hank you very much et Bercy beaucoup !


Impossible de ne pas être familier aujourd’hui avec les affres des Lehman Brothers, Merrill Lynch, Morgan Stanley et autres UBS. Les pertes individuelles se chiffrent en dizaines voire centaines de milliards de dollars. Si l’on fait la somme de toutes ces pertes, Nouriel Roubini prédit même que le total des pertes des banques pourrait se situer autour de 2000 milliards de dollars, ce qui représente environ 15% du PIB américain ! Ce chiffre veut-il pour autant dire que les Etats-Unis ont perdu 2000 milliards de richesses réelles (capital physique, capital humain, etc.), un peu comme si une suite de bombes atomiques détruisait des usines et des maisons d'une valeur totale de 2000 milliards de dollars ? Bien évidemment non !

Pour bien comprendre l’impact réel de la crise, il faut simplement se poser la question suivante : quel est le service rendu par les institutions financières au sein d’une économie développée ? dans quelle mesure les capitaux de tous ordres nécessaires à cette fonction sont-ils aujourd’hui réduits par les faillites bancaires ?

La première question a une réponse simple : les institutions financières servent à prendre à ceux qui ont trop d’argent dans la poche (les épargnants) pour en donner à ceux qui n’en ont pas assez (les emprunteurs).

Quels sont les éléments nécessaires pour fournir un tel service ? Il faut d’abord évidemment du personnel et une technologie pour gérer des masses de monnaie gigantesques et pour contrôler le comportement des emprunteurs. La faillite de quelques banques (et même de beaucoup de banques) ne remet pas vraiment en cause la disponibilité de ces facteurs de production : les salariés et les machines peuvent a priori facilement être réutilisés dans une institution financière nouvellement créée.

Le problème c’est que ces éléments ne sont pas suffisants ; en effet, pour pouvoir recevoir l’argent des épargnants, il faut aussi être digne de leur confiance et pour cela montrer des gages : d’une part, le banquier devra travailler à acquérir une bonne réputation, d’autre part, il devra investir une part suffisante de son propre argent auprès des emprunteurs, autrement dit avoir des capitaux propres de taille suffisante. C’est à ce niveau-là que la faillite des banques pose problème : leur capital réputationnel est perdu à tout jamais tandis que la disponibilité d’individus avec suffisamment de richesse pour devenir un banquier crédible est mise à mal par la dépréciation des actifs financiers qui a au préalable conduit à la faillite de certaines banques. C’est dans cette mesure que les banques faillies ne sont pas remplaçables instantanément, tout du moins pour les opérations bancaires sophistiquées requérant le plus de confiance entre épargnants et institutions financières.

La conséquence réelle pour l’économie est que tant que les banques faillies ne sont pas remplacées, les emprunteurs auront plus de mal à trouver l’argent dont ils ont besoin pour réaliser des projets d’investissement pourtant souvent très rentables, et même parfois ne trouveront pas l'argent nécessaire pour couvrir des besoins temporaires de trésorerie. C’est à travers ces bons projets d’investissement perdus et ces faillites d'entreprises saines que la faillite bancaire a un effet sur le marché d'actions et un effet sur l’économie réelle, mais il ne sera certainement pas de l’ordre de 15% du PIB et surtout cet effet ne durera que tant que les banques n’auront pas retrouvé une crédibilité, à la fois individuellement et collectivement. Néanmoins, comme on peut le constater chaque jour en ce moment, cela pose un problème suffisamment important pour que les Etats renflouent autant que possible ces banques proches de la faillite.

Mais alors si les banques américaines perdent l’équivalent de 15% du PIB alors que l’économie dans sa totalité en perd beaucoup moins, cela veut dire que les pertes des banques sont l’occasion d’un processus massif de redistribution à l’intérieur de l’économie américaine. Il est certes extrêmement difficile de distinguer qui sont précisément les gagnants et les perdants : les perdants sont ceux qui ont acheté trop ou trop tard des maisons, des dettes gagées sur des maisons, et ainsi de suite, tandis que les gagnants sont ceux qui ont vendu beaucoup et assez tôt de ces mêmes actifs. Mais en moyenne ce seront en priorité les détenteurs d’un patrimoine important qui vont perdre le plus, pour la bonne et simple raison que seules des personnes ayant un patrimoine important sont dans la capacité de placer leur argent dans des combinaisons financières sophistiquées : la complexité engendre l’opacité, et une foule de petits épargnants est beaucoup moins à même de percer à travers cette opacité qu’une grande fortune qui aura à cœur de mettre les moyens nécessaires pour contrôler ces placements. Or, comme on le voit à chaque crise financière, ce sont toujours les placements les plus complexes qui perdent le plus de leur valeur lors de ces épisodes.

Cet effet redistributif est d’autant plus fort qu’en général (et surtout depuis les années 30) l’Etat garantit les dépôts faits auprès des banques en-dessous d’un certain montant, ce qui tend à protéger la plupart des déposants sauf les plus riches. L’existence de ce seuil est d’ailleurs justifiée par l’incitation qu’elle donne aux grandes fortunes à contrôler les institutions financières à qui elles confient leur argent.

Pour qui ne serait pas déjà convaincu par ces arguments, il suffit de considérer les effets de la crise de 1929 sur la part du patrimoine détenue aux Etats-Unis par le centième le plus riche de la population.


On y voit de manière très nette que la crise a largement et très rapidement entamé le patrimoine des plus riches aux Etats-Unis (-30% en deux ans, et ce relativement au patrimoine total !), ce qui semble corroborer les arguments que nous venons de développer. Surtout, cet effet semble très persistant et ce pour deux raisons : d'une part, les plus hauts patrimoines d'avant 1929 concernaient des rentiers, au sens où ils finançaient leur train de vie principalement par les revenus de leurs investissements financiers ; de ce fait, ces individus ont dû vendre une partie de leur patrimoine en catastrophe dans le but de conserver un train de vie correct à leurs yeux, réalisant ainsi des pertes irrécouvrables même à moyen-terme (i.e. une fois que l'économie reprenait); d'autre part la progressivité du système fiscal américain a elle-même beaucoup freiné la reconstitution de ces patrimoines très importants.

La crise actuelle va-t-elle conduire de la même façon à une redistribution aussi massive de la richesse ? Probablement non, tout simplement car l'intervention de l'Etat et des banques centrales telle qu'elle fonctionne depuis les années 30 vise justement à empêcher l'écroulement des institutions financières ! Mais par opposition, l'analyse de la crise de 1929 permet de mieux comprendre qui va le plus profiter des injections massives de liquidité et autres recapitalisations bancaires opérées par les Etats ces derniers temps : en voulant se préserver d’une récession qui toucherait tout le monde à court-moyen terme, l’Etat protège pour beaucoup plus longtemps les grandes fortunes. Vu sous cet angle, la crise pourrait donc légitimer auprès du public une plus grande progressivité du système fiscal dans un esprit donnant-donnant : cela ne serait pas le moindre des bouleversements engendrés par les faillites bancaires des dernières semaines…
_Laurent_

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jeudi 3 janvier 2008

Faut-il donner un supplément d'âme aux "business schools" ?


Pour commencer la nouvelle année, nous vous invitons à traverser l’Atlantique pour découvrir le monde si étranger aux gaulois des « business schools » américaines. Nous allons en effet discuter d’un livre paru récemment intitulé : From higher aims to hired hands : The social transformation of American business schools and the unfulfilled promise of management as a profession écrit par un sociologue de la Harvard Business School, Rakesh Khurana. Il s’agit d’une petite histoire de la « business school » depuis sa naissance à la fin du 19ème siècle jusqu’aujourd’hui. L’angle d’attaque du livre est de prendre à la lettre l’objectif initial de ces écoles qui était de faire des « managers » une profession au même titre que les médecins et les avocats, et de voir comment cet objectif a pu être réalisé ou dévoyé depuis lors. Cette question pourrait faire l’objet de plusieurs posts tant la question plus générale de la possibilité d’un « savoir » en gestion a été maintes fois posée par des livres retentissants et quelques contributions de la blogosphère. Du point de vue français, ce livre a aussi l’avantage de détailler l’organisation d’une filière éducative ayant une philosophie opposée en tous points à notre modèle universitaire, et qui a formé le plus étrange des présidents américains.

Qu'est-ce qu'une "business school" ?

Avant toute chose, comment pourrait-on traduire en français une institution aussi américaine ? Le plus simple serait d’en faire l'équivalent de nos écoles de commerce. Une telle identité est d’ailleurs aujourd’hui revendiquée par la plupart de ces dernières, pour des raisons de visibilité internationale. Or il existe de très fortes divergences qui ne sont pas encore résorbées : d’une part, le produit phare des « business schools », le Master of Business Administration (MBA), est décerné en général à des étudiants ayant déjà eu auparavant une expérience professionnelle et dont l’âge se situe le plus souvent entre 25 et 30 ans, alors que le produit phare des écoles de commerce françaises, le diplôme de Grande Ecole, est décerné à des étudiants moins expérimentés et plus jeunes ; d’autre part, les « business schools » sont adossées dans l’esprit et dans la lettre à l’Université tandis que les écoles de commerce françaises se gardent bien de revendiquer de tels liens et rechignent souvent à mener des activités de recherche dignes de ce nom. L’exception à cette règle est certainement l’INSEAD, mais cette institution se garde bien de se revendiquer comme une grande école, et peut être considérée comme une insitution « off-shore » de l’enseignement supérieur français, avec un recrutement international dès la création en 1957 et une absence de financement public.

Qu'est-ce qu'un manager "professionnel" ?

Rakesh Khurana montre dans le livre que l’invention des business schools est le fait de quelques dirigeants d’université et de grandes entreprises émergentes de la fin du 19ème siècle. Durant cette période, les grandes sociétés anonymes étaient vécues par le plus grand nombre comme une menace à la démocratie de petits propriétaires imaginée par les fondateurs des Etats-Unis. Les fondateurs des « business schools » étaient déterminés à améliorer l’image de ces sociétés en formant une nouvelle « profession », les managers, dont la vocation serait de gérer de manière impartiale et efficace ces entreprises dans le sens de l’intérêt général, à l’intersection entre le travail et le capital. Leur modèle était celui des « Medical Schools » et des « Law Schools » formant aux métiers de médecin et d’avocat, métiers qui remplissent les trois critères par excellence d’une « profession » : la maîtrise d’un savoir spécifique soutenu par une recherche active, l’adhésion à un code de conduite formel ou informel, et un idéal de service.

Ce qui est étonnant, c’est que cette distinction traditionnelle à l’intérieur de l’Université a été à notre connaissance peu analysée par la science économique. Elle peut pourtant mener à des débats bruyants, comme l’a montré récemment la polémique sur la possibilité pour Sciences-Po de préparer à l’examen du Barreau. Pour l’auteur, ces écoles professionnelles contribuent à résoudre les problèmes d’asymétries d’information qui sont particulièrement importants dans les métiers en question, et ce à la fois en inculquant une éthique d’honnêteté et en instaurant une instance de contrôle par les pairs. Or de tels mécanismes ne sont efficaces que s’ils apparaissent suffisamment crédibles. Le passage obligé par une école professionnelle distincte apparait alors indispensable.

Or autant les trois critères semblent globalement respectés dans le cas du droit et de la médecine, autant cela s'est révélé plus compliqué dans le cas du « management » . Et ce que l’auteur s’attache justement à décrire, c’est la façon dont progressivement les « business schools » se sont éloignées de cet idéal professionnel pour devenir de simples pourvoyeurs de diplômes et de réseaux.

La tortueuse quête d'un savoir universitaire en gestion

Dans un premier temps, c’est le contenu de la formation qui a le plus posé problème ; il était toujours tentant de proposer d’une part des cours décrivant le fonctionnement de métiers bien définis dans telle ou telle industrie par tel ou tel praticien reconnu et d’autre part des cours proposés par les départements voisins, notamment en Economie ou en Psychologie. Ceci constituait néanmoins une entrave au développement de la filière telle qu’envisagée par ses fondateurs, pour trois raisons. D’une part, de tels contenus subissaient alors fortement la concurrence de petites écoles à but lucratif qui pullulèrent à mesure que les métiers d’encadrement devenaient de plus en plus techniques, et ceci avait tendance à diminuer le niveau d’exigence à la fois pour les élèves et les professeurs recrutés : le seul avantage comparatif des "business schools" était alors d'attirer les fils de bonne famille grâce au prestige associé à l'Université. D’autre part, une telle manière de procéder avait pour conséquence de mener à une hétérogénéité extrême des contenus d’une « business school » à l’autre, ce qui achevait de rendre la filière peu crédible. Enfin, ce fonctionnement entrait en contradiction avec le but initial qui était de former à un nouveau type de métier, celui de « general manager », qui consisterait à régler des problèmes de gestion qui se posent dans des secteurs très divers.

Une première innovation lancée par la Harvard Business School fut l’introduction dans les années 1920 de la méthode des cas (déjà auparavant utilisée en Droit), qui consiste à décrire en détail le contexte d’une entreprise fictive ou non ainsi que les problèmes auxquelles elle fait face pour ensuite faire suggérer par les élèves des solutions possibles. Cette méthode est encore très largement utilisée, tout du moins dans les premières séquences d’enseignement, et ce y compris dans les écoles de commerce françaises comme pourra en témoigner n’importe quel ancien élève (Ah ! Gravelin quand tu nous tiens…). Néanmoins, ce système avait l’inconvénient de ne pas être suffisamment systématique et de réduire la recherche en gestion à la simple constitution de cas ; en particulier, l’écriture de quelques cas était l’unique pré-requis pour obtenir un doctorat en gestion.

Une seconde réaction fut d’institutionnaliser la coopération entre « business schools » via la création de l’AACSB au début du XXème siècle. Mais dans un contexte de croissance très forte de la demande pour ces formations (visible dans le graphique ci-dessous), l’association se réduisit vite à un organisme d’accréditation aux critères d’admission très souples et très réticent à fournir une grille de distinction des « business schools ».


C’est finalement l’intervention d’une fondation privée, la Ford Foundation, qui a imposé de l’extérieur une normalisation du fonctionnement des « business schools », au tournant des années 1950. Ceci est suffisamment étrange du point de vue gaulois pour que l’on s’y intéresse un peu.

Rappelons d’abord qu’aux Etats-Unis, la structure des dons aux universités était particulièrement concentrée au début du XXème siècle, à une époque où le financement public était plus faible qu’aujourd’hui. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler que les fondations Carnegie et Rockefeller représentaient les deux tiers de l’ensemble des dons aux universités américaines entre 1900 et 1935. Mais une très large majorité de ces dons s’était concentrée sur les sciences dures et la médecine. La fondation Ford, quant à elle, fut créée en 1935 par Henry Ford mais ne commença son activité qu’au début des années 1950 à la suite des décès successifs de Henry Ford et de son fils. Elle se fixa alors comme objectif de dépenser 500 millions de dollars de l’époque (environ 2,5 milliards de dollars de 2005) pour « améliorer le bien-être humain », avec 5 thèmes d’action : l’établissement de la paix dans le monde, le renforcement de la démocratie, le soutien à l’économie, l’éducation et l’amélioration des relations humaines (manquaient pas d'ambition ces Ford !). Concernant le soutien aux universités, cette Fondation cherchait un moyen de se distinguer des grosses fondations concurrentes et l’a trouvé en se focalisant sur le soutien aux sciences sociales (Economie, Sociologie, Psychologie), ce qui constitue comme un pied-de-nez à ceux qui pensent en France que ces matières sont incapables d’attirer des fonds privés. Pour enfoncer le clou, rappelons que c’est la Fondation Ford qui a financé la construction de la Maison des Sciences de l’Homme de l’EHESS ainsi que la création du Centre de Sociologie Européenne (dirigé par Raymond Aron, puis Pierre Bourdieu…).

Mais revenons au sujet des « business schools » : la fondation Ford décida de dépenser 35 millions de dollars spécifiquement pour réformer le système des « business schools » dans un sens très précis : encourager l’établissement d’une science du management fondée sur les acquis de l’Economie, de la Psychologie et des Mathématiques. Pour y parvenir, la Fondation mit d’une part l’essentiel de son argent sur deux « business schools » destinées à devenir les leaders de la réforme, Harvard et Carnegie-Mellon, et d’autre part organisa la diffusion de ces meilleures pratiques en commandant un rapport très largement diffusé sur le sujet, en organisant des séminaires de formation des professeurs en place ainsi qu’en proposant des fonds aux « business schools » qui adopteraient ces nouvelles pratiques.

En quoi consistaient exactement ces nouvelles pratiques ? Il s’agissait de réformer de fond en comble le mode de formation et de recrutement des enseignants : alors qu’auparavant ces derniers n’étaient pas toujours docteurs et encore moins enclins à mener une recherche active, il était désormais impératif de recruter en priorité dans le vivier des Docteurs en Economie, en Sociologie, en Psychologie ou en Mathématiques et d’inciter fortement à publier dans les revues de ces matières. La stratégie de la Fondation fut un véritable succès et à la fin des années 1960, lorsque la Fondation mit fin à ce programme de don, le contenu des formations était devenu beaucoup plus homogène, orienté autour des sciences sociales et des disciplines quantitatives et recrutant par la même occasion des élèves de meilleure qualité via les tests mis en place à l’époque, tels que le GMAT. Ce système d’enseignement est d’ailleurs encore en place aujourd’hui.

La lente disparition du manager efficace et bienveillant

Ce que montre ensuite Khurana, c’est que cette maturation de l’enseignement de la gestion est allée de pair avec un éloignement de l’idéal d’une « profession » de manager. Dans un premier temps, la scientisation de la gestion fut considérée comme garante de managers honnêtes et inspirés par un idéal de service : la Seconde Guerre Mondiale avait montré comment les grandes entreprises pouvaient servir l’intérêt général ainsi que l’étendue des ressources que l’on pouvait tirer d’une gestion plus rationnelle. La réforme de l’enseignement menée par la fondation Ford n’avait dans ce contexte pas cru bon d'insister sur l’inculcation de règles de bon comportement.

Toutefois, à partir des années 1970 et avec les contre-performances de l’économie américaine, les « managers » allaient lentement perdre leur aura, et les bénéfices tirés d’une « science » du management allaient être de plus en plus contestés. Deux fronts se sont alors constitués contre l’idéal d’un manager professionnel aux compétences alimentées par une recherche « scientifique ».

Dans le grand public, les méthodes d’enseignement des « business schools » furent de plus en plus critiquées au nom du « bon sens » par la presse, mais aussi par des hommes politiques. Par ailleurs, les anciens élèves firent de plus en plus état de leurs doutes quant à l’utilité de techniques comme la programmation linéaire ou la théorie des jeux pour prendre des décisions. C’est notamment dans les années 1980 qu’ont été publiés dans la presse les premiers classements des MBA américains fondés sur des enquêtes indépendantes auprès des étudiants, des recruteurs et des doyens de business schools. Ces classements ont été très vite adoptés par les élèves, qui payaient déjà des frais d’inscription très élevés, puis par les « business schools » elles-mêmes. Ce qui s’est trouvé valorisé alors plus que tout, c’est la capacité à placer les élèves dans les meilleures positions sur le marché du travail : les bureaux de recrutement ont été fortement développés ainsi que les institutions d’anciens élèves.

Cette logique de marché n’est pas mauvaise en soi, mais selon Khurana, elle sape l’idéal professionnel du « manager » en faisant des étudiants non plus le réceptacle de connaissances et de valeurs à respecter mais de simples clients qui valorisent dans la « business school » uniquement son diplôme et son réseau d’anciens élèves plutôt que ce que l’on y apprend. L’auteur fait ainsi état d’une relation aujourd’hui dégradée entre des élèves qui méprisent la formation et la veulent la plus simple possible et les enseignants qui dispensent cette formation, avec une pression très forte pour donner des notes aussi peu discriminantes que possibles et pour interdire de transmettre ces notes aux recruteurs.

Sur le front académique, l’idéal du manager bienveillant a été largement écorné par les nouvelles théories de l’agence, popularisées par Michael Jensen et William Meckling dés 1976 : d'après ces théories, le manager n’est plus cette personne impartiale qui recherche à atteindre la plus grande efficacité pour l’entreprise mais un « agent » qui n’est que mal contrôlé par un « principal », l’actionnaire, et qui cherche à maximiser son bien-être personnel via des acquisitions justifiées seulement par l’appétit de pouvoir, plutôt que par le souci d'augmenter la valeur de l’entreprise. La popularisation de cette littérature a eu deux conséquences : à court-terme, les OPA hostiles menées dans les années 1980 sur de gros conglomérats ont pu être présentées par leurs promoteurs comme contribuant à l’intérêt général ; à long terme, les cours donnés dans les MBA se sont trouvés de plus en plus influencés par cette littérature, ce qui a contribué à légitimer l’idée que les managers sont fondamentalement égoïstes et doivent simplement voir leurs incitations alignées avec l’intérêt le mieux défini, i.e. celui des actionnaires, via des systèmes de stock-options.

Cette nouvelle orientation des cours est devenue d’autant plus populaire que les diplômés de MBA se sont de plus en plus orientés vers des métiers dans lesquels cette vison du « manager » est la plus naturelle : ainsi entre 1965 et 1985, le nombre de diplômés de la HBS choisissant de travailler dans la finance et dans le conseil plutôt que comme cadres d’entreprise était déjà passé de 23 à 52%, et l’on peut penser qu’aujourd’hui ces carrières sont devenues encore plus attractives. Freiner contre une telle évolution, c’est risquer de perdre des élèves, surtout dans une période où des diplômes de finance plus spécialisés et moins chers, tels le CFA sont apparus, et alors que les cabinets de conseil et de finance organisent souvent eux-mêmes la formation .

Tout ça pour ça ?

In fine, la véritable question posée par le livre est de savoir s’il existe vraiment une nécessité de faire du « management » une profession au sens fort du terme. La manière dont ont répondu les écoles à cette question, c’est de mettre en exergue non plus le « manager » qui résout des problèmes, mais le « leader » qui fait avancer des idées nouvelles. L’idéal ne serait plus d’intercéder entre le travail et le capital, mais plutôt d’accompagner les parties prenantes à l’entreprise vers de nouvelles opportunités. Vous seriez aujourd’hui bien en peine de trouver un site de business school dans lequel les mots « leader » ou « leadership » n’apparaissent pas ! Mais tout cela est pourtant bien flou, et ce que montre Khurana c’est qu’il n’existe pratiquement pas d’études académiques du « leadership » hormis ces fabuleux livres de confessions de dirigeants à succès. Les « business schools » choisissent alors de présenter le peu de choses qu’ont à dire les sciences sociales sur le sujet (avec un retour à Max Weber et son concept de domination charismatique), ou de mettre en situation les élèves face à de vrais problèmes de restructuration d’entreprises (un peu comme la filière Entrepreneurs d’HEC), ou enfin d’axer la formation sur l’introspection (dans le style « quel leader êtes-vous ? »).

Les « business schools » sont donc dans le flou, et pourtant le problème de l’éthique des dirigeants est devenu une tarte à la crème du débat public avec l’affaire d’Enron dans laquelle, rappelons-le, les cadres impliqués sont passés par les meilleures écoles. Dans le même temps, la régulation étatique se fait de plus en plus à contre-temps dans un monde des hautes sphères qui a de plus grandes facilités qu’auparavant à échapper aux griffes des Etats. Pour répondre à cette nouvelle crise de légitimité, Khurana se fait l’avocat d’un retour à l’inspiration initiale des « business schools ». Cela ressemble malheureusement plus à de l’incantation qu’à autre chose : il est dommage après une démonstration aussi éclairante d’en revenir au point de départ.

Ce que l'on pourrait aussi reprocher à l'auteur c'est de se focaliser uniquement sur les "business schools" les plus élitistes qui forment par définition les futurs membres des plus grandes sociétés ou de celles qui brassent le plus d'argent. Or la nouvelle frontière des "business schools" c'est peut-être autant l'introduction des principes d'une gestion efficace dans les PME que l'inculcation de principes éthiques dans les esprits des futurs dirigeants d'entreprises du Dow Jones. Comme nous l'avions déjà évoqué dans un post précédent, il se trouve que les PME américaines semblent avoir des pratiques managériales plus efficaces que les PME européennes : cela n'est peut-être pas tout à fait étranger à l'importance du MBA dans l'éventail des formations américaines.
_Laurent_

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vendredi 23 novembre 2007

Des grèves partout, sauf dans les statistiques ?


En cette période de grèves, un certain nombre d'articles de journaux, de blogs et même d'émissions télévisées ont tenté de remettre en perspective les journées que nous vivons en comparant le nombre de journées non travaillées en France à la fois dans le temps et dans l'espace. Et là, quelle surprise ! D'une part, les conflits du travail seraient moins nombreux en France qu'ailleurs en Europe et d'autre part, les Français auraient de moins en moins recours à la grève. Nous autres Gaulois serions moins grévistes que nos voisins et de plus en plus gagnés par la « zen attitude » ? Ça par exemple ! ça vaut bien une rasade de potion magique !

Hélas, cher lecteur ! Nous avons le regret de t'annoncer que ce paradoxe est un peu trop beau pour être vrai et qu'une petite plongée dans le monde merveilleux des statistiques des conflits du travail te convaincra aisément de son inanité...

Bien qu'initialement séduits par les attaques lancées contre le « mythe d'une France gréviste », nous avons rapidement été intrigués par certaines incohérences contenues dans l'article de François Doutriaux : ce dernier nous explique qu'il y avait environ 1,2 million de journées non travaillées en 2005 pour l'ensemble des salariés français (année très pauvre en grèves par ailleurs) ce qui, en divisant ce chiffre par la population salariée (environ 22 millions d'individus) nous donne un chiffre de 0,05 journée « grevée » par salarié et par an ; or quelques lignes plus loin, le même soutient qu'en France, le nombre de journées grevées par salarié par an ne dépasse pas... 0,03, soit un chiffre bien inférieur à la moyenne européenne (qui se situe autour de 0,04). Pour en avoir le coeur net, nous nous sommes livrés pour vous à une petite généalogie des statistiques utilisées. Autant le dire tout de suite : vous ne serez pas déçus du voyage !

CHAPITRE I : Où l'on découvre que tout le monde puise à la même source

Les chiffres cités par les blogs et les journaux renvoient tous à une seule et même source : cet article de Ian Eschstruth intitulé « La France, pays des grèves ? » et publié sur le site d'Acrimed (on notera au passage que l'intro de l'article de François Doutriaux en reprend l'incipit presque mot pour mot...), cette contribution étant elle-même la synthèse d'un mémoire devoir de M1 de sociologie rédigé par Eschstruth, disponible ici et publié là.

Le papier n'exploite pas directement de bases de données sur les grèves mais cite des travaux de recherche qui eux-mêmes renvoient à d'autres études statistiques : les sources de Erschtrut sont donc des sources secondaires et non pas des sources primaires. En allant consulter les articles cités, nous avons finalement pu mettre la main sur la seule et unique source primaire des chiffres donnés sur la France, à savoir les statistiques portant sur les conflits du travail produites par la Dares, le service d'études statistique du ministère du Travail. La généalogie des sources utilisées dans les articles sur lesquels s'appuie le travail de Ian Eschstruth est résumée dans le tableau suivant :


CHAPITRE II : Où l'on s'aperçoit qu'en se limitant à cette source très lacunaire, on risque de prendre des vessies pour des lanternes

Si nous vous disions que les chiffres utilisés dans les études précitées ne comprennent que les journées de grèves (très imparfaitement) comptabilisées par les inspecteurs du travail (dont ce n'est pas le métier), qu'ils ne prennent en compte ni les grèves dans la fonction publique (sic), ni dans le secteur agricole, ni à France Telecom, vous nous traiteriez sans doute d'aimables plaisantins ! Vous auriez tort, car la réalité est pire encore : c'est un peu comme si on cherchait à quantifier les échanges commerciaux dans le monde en oubliant d'inclure la Chine et les pays de l'OCDE...

Le tableau qui suit indique la manière dont est calculée la statistique qui fait tant parler d'elle en ce moment : 37 journées individuelles non travaillées (JINT) (1) en moyenne pour 1000 salariés en France au cours de la période 1998-2004, ce qui nous placerait par ordre décroissant de conflictualité en 11e position parmi les pays de l'Union européenne, loin derrière le Danemark ou l'Espagne (respectivement 218 et 166 JINT pour 1000 salariés). Cocorico !


Le lecteur familier des chiffres de l'emploi aura constaté avec effroi que le nombre total de journées de grèves est ici divisé par 15 millions de salariés alors que le nombre total de salariés en France est de 22 millions. Où sont donc passés les 7 millions de salariés qui manquent ? Et surtout, qui sont-ils ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est l'intégralité du secteur public hors transports qui est passée aux oubliettes, alors qu'on on a de sérieuses raisons de penser que le recours à la grève y est plus fréquent que dans le reste de l'économie (on y reviendra plus loin). Le chiffre utilisé par Eschstruth et consorts ne couvre donc que le secteur privé, ce qui est un comble lorsqu'on sait que les jours de grèves comptabilisés dans les pays avec laquelle la France est comparée incluent tous le secteur public, à l'exception du Portugal et de la Slovénie (voir ici pour plus de détails). Cette remarque s'applique à l'ensemble certains des graphiques présentés dans son article (en particulier celui qu'utilise Doutriaux). En statistique, on appelle cela un biais de sélection.

Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises ! Car il faut savoir que les données collectées par la Dares ne couvrent que la moitié environ du nombre réel de jours de grèves dans le secteur privé. Les économistes du ministère du Travail reconnaissent eux-mêmes que la nature administrative des données utilisées est responsable de cette forte sous-estimation, de la même manière que les chiffres du chômage fournis par l'Unedic sous-estiment systématiquement le nombre réel de chômeurs (au sens du BIT).

Consciente de ce problème, la Dares a récemment cherché à comparer les données administratives dont elle dispose avec les chiffres d'une enquête statistique beaucoup plus fiable : l'enquête REPONSE, qui porte sur les relations professionnelles dans les entreprises de plus de 20 salariés. Ce travail, réalisé par Delphine Brochard au mois de novembre 2003, montre que l'ampleur de la sous-évaluation des conflits du travail est considérable : en effet, sur près de 1000 établissements déclarés comme « conflictuels » (c’est-à-dire comme ayant connu au moins un arrêt de travail dans l'année) par le représentant de la direction interrogé dans le cadre de l’enquête REPONSE réalisée en 1994, 84% n’ont fait l’objet d’aucune fiche de début et de fin de conflit au cours de la période considérée. Pour la seule année 1992, le nombre de journées non travaillées estimé par l’enquête est égal à plus du double de celui livré par les chiffres officiels (1160295 contre 490500). La conclusion de l'étude est sans appel : « ce résultat permet de conclure que le nombre des arrêts de travail pour fait de grève est très largement minoré par les statistiques officielles et conséquemment l’indicateur principal que nourrit le dispositif administratif, à savoir le nombre de journées individuelles non travaillées ».

CHAPITRE III : Où l'on s'efforce de construire des données plus fiables

A partir de là, il n'y a guère d'autre option que de mettre les mains dans le cambouis statistique afin d'essayer d'y voir plus clair et de quantifier de la manière la moins imprécise possible le nombre annuel de jours non travaillés en France et son évolution dans le temps. Pour cela, nous avons mobilisé deux séries de sources statistiques :

1/ Bien qu'incomplètes (comme on l'a expliqué plus haut), les données collectées par le ministère du Travail permettent de reconstituer l'évolution du nombre de grèves dans le secteur privé et dans les entreprises nationalisées (hormis la Poste et France Télécom), sur l'ensemble de la période 1982-2005. Les statistiques sur les conflits du travail au niveau national et régional sont publiées chaque mois dans le Bulletin Mensuel de Statistiques du Travail édité par la Dares et dont nous avons consulté les exemplaires parus depuis le milieu des années 1980. Ces recueils statistiques distinguent les « conflits localisés », résultant de mots d’ordre propres à l’entreprise ou à l’établissement et les « conflits généralisés » qui peuvent affecter plusieurs établissements au niveau national, régional ou local, dans un ou plusieurs secteurs d’activités. Cette dernière catégorie, qui n'a jamais concerné qu'un nombre assez limité de conflits, a presque totalement disparu depuis la fin des années 1990. Il est à noter que les conflits à la SNCF, à la RATP, à Air France ou chez Renault sont inclus dans les statistiques du ministère du Travail, avec un trou en 1996 (les grèves à la RATP et à Air France n'ayant pas été comptabilisées cette année-là, pour une raison qui demeure obscure).

2/ Les statistiques sur les grèves dans la fonction publique d'Etat sont quant à elles publiées depuis 1982 par la Direction Générale de l'Administration et de la Fonction publique (DGAFP). Ces données comportent deux séries de lacunes : la première est l'absence d'informations concernant la fonction publique territoriale et hospitalière, qui représente la moitié environ des effectifs de la fonction publique ; la seconde lacune concerne les grèves des personnels de France Telecom et de la Poste : à l'occasion du changement de statut qui a affecté ces deux entreprises publiques au milieu des années 1990, les grèves de leurs personnels ont cessé d'être comptabilisées depuis 1996 pour France Telecom et entre 1996 et 1997 pour la Poste.

Muni de ces donnés, et en gardant à l'esprit les diverses lacunes que nous avons mentionnées, on peut tenter de répondre aux deux questions qui agitent en ce moment la presse et la blogosphère gauloises : 1/ Y a-t-il plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs ? 2/ Y a-t-il de moins en moins de grèves en France ?

CHAPITRE IV : Où l'on tente de répondre à quelques questions

1/ Y a-t-il plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs ?

On se souvient que dans la comparaison effectuée par Ian Eschstruth du nombre de journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés en Europe au cours de la période 1998-2004, les données sur la France ne couvraient que le secteur privé alors que les grèves dans le secteur public étaient comptabilisées pour la quasi totalité des autres pays.

Que se passe-t-il si l'on ajoute aux chiffres du secteur les grèves dans la fonction publique d'Etat ? La réponse est donnée dans le graphique suivant, qui rectifie le nombre de JINT pour 1000 salariés de la France et exclut les pays dont les grèves du secteur public ne sont pas comptabilisées (Portugal et Slovénie) :


Par Toutatis ! Cette simple correction suffit à faire remonter notre pays de la 11e à la 3e position dans l'échelle des conflits du travail : avec 99 JINT en moyenne pour 1000 salariés au cours de la période 1998-2004, la France est classée troisième, derrière l'Espagne et juste au-dessus de l'Italie. Et encore, ce chiffre reste fortement sous-évalué puisque, outre la non comptabilisation des grèves à France Telecom et dans la fonction publique territoriale et hospitalière, la sous-estimation structurelle du nombre de jours de grèves dans les données administratives n'est pas prise en compte. En supposant que la moitié des grèves dans le privé ne sont pas comptabilisées dans les statistiques du ministère du Travail et en ignorant les autres sources de biais, le nombre de JINT pour 1000 salariés en France serait alors de l'ordre de 137 (2).

Quelle est la portée de ce résultat ? Certains feront observer à juste titre qu'en l'absence de données standardisées à l'échelle européenne sur les conflits du travail, la validité de ce genre de comparaisons est très contestable. Au minimum, l'hétérogénéité des définitions et l'inégale qualité des sources statistiques nationales mobilisables sur le sujet devrait inciter à la plus extrême prudence en la matière. Et ils auront raison ! Le petit exercice auquel nous venons de nous livrer ne visait pas tant à déterminer avec précision la place occupée par la France dans l'échelle de la conflictualité au travail, qu'à montrer que l'utilisation de ce genre de comparaisons internationales à l'appui de la thèse selon laquelle il y aurait plutôt moins de grèves en France qu'ailleurs est pour le moins douteuse.

Si les données ne nous permettent pas de dire grand chose sur la manière dont le nombre de grèves varie dans l'espace, elles apportent néanmoins des éléments de réponse intéressants à la question de l'évolution du nombre de journées non travaillées au cours des 20 dernières années.

2/ Y a-t-il de moins en moins de grèves en France ?

En utilisant les données que nous avons collectées sur le nombre de grèves dans le secteur privé et dans la fonction publique d'Etat, on peut retracer l'évolution du nombre total de journées individuelles non travaillées en France entre 1984 et 2005 :


Plusieurs enseignements peuvent être tirés de la lecture de ce graphique :
1/ D'abord, on constate que l'évolution du nombre total de JINT est très irrégulière et se caractérise par la présence de pics très marqués en 1989 (grève générale du ministère des Finances), en 1995 (contre les réformes Juppé) et en 2003 (contre la loi Fillon). On notera que ces pics sont beaucoup plus marqués que sur les séries longues téléchargeables sur le site de la Dares et que tout le monde utilise sans remarquer qu'elles sont inexploitables en l'état : en effet, ces séries longues n'intègrent ni les grèves dans la fonction publique d'Etat, ni les conflits généralisés (qui sont pourtant responsables d'une partie importante du pic de 1995) ; surtout, elles ne comptabilisent pas les grèves dans les transports à partir de 1996.
2/ On remarque ensuite que la fonction publique d'Etat compte pour une part très importante du total du nombre de journées individuelles non travaillées (50% en moyenne sur l'ensemble de la période). En oubliant de l'inclure dans les calculs, on se condamne à une mauvaise interprétation des évolutions d'ensemble des conflits du travail.
3/ Enfin, le principal enseignement de ce graphique est que contrairement à ce qu'affirment certains, on ne constate aucune baisse tendancielle du nombre de journées de grève en France au cours des 20 dernières années. A tout prendre, la courbe a plutôt un profil en « U » qu'un profil décroissant.

Certes, que le nombre de journées de grève n'ait pas diminué n'implique pas nécessairement qu'il en soit de même pour le taux de grève (c'est à dire le nombre total de journées de grèves rapportées au nombre de salariés), la seule statistique qui nous intéresse vraiment. En effet, dans la mesure où le nombre de salariés a augmenté en France entre 1982 et 2005, le nombre de journées de grève pour 1000 salariés peut très bien avoir diminué même si le nombre absolu de journées non travaillées est resté stable. En utilisant les données sur l'évolution du nombre de salariés dans les transports, le secteur privé et la fonction publique d'Etat (3), nous avons reconstitué l'évolution du nombre de journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés de 1982 à 2005 :


Ce graphique permet de constater qu'en dépit de l'accroissement du nombre de salariés entre 1982 et 2005, le taux de grève n'a pas spécialement décru pendant la même période.

Cette relative stabilité du taux de grève masque-t-elle des évolutions divergentes dans le secteur des transports, dans le secteur privé (hors transports) et dans la fonction publique d'Etat ? Pour répondre à cette question, nous avons calculé l'évolution du nombre de journées individuelles non travaillées dans ces trois secteurs entre 1984 et 2005.

Dans la fonction publique :



Dans le secteur privé hors transports :



Dans les transports :


Ce qui frappe d'abord à la lecture de ces graphiques, c'est l'importance de l'écart entre le taux de grève dans la fonction publique et le taux de grève dans le privé : de 1984 à 2005, on compte en moyenne 385 journées individuelles non travaillées pour 1000 salariés dans la fonction publique d'Etat, contre seulement 54 dans le secteur privé, ce qui signifie que le recours à la grève est 7 fois plus important chez les fonctionnaires que chez les salariés du privé au cours de cette période ! Le recours à la grève dans les transports n'est quant à lui que 2,6 fois plus important que dans le secteur privé.

Enfin, ces graphiques indiquent que la relative stabilité du taux global de grève est le résultat de deux dynamiques opposées : une augmentation tendancielle du taux de grève dans les transports et la fonction publique d'Etat, contrebalancée par une légère diminution du taux de grève dans le secteur privé hors transports. Ainsi, s'il est inexact de dire qu'on fait de moins en moins grève en France, il semble bien qu'on fasse de moins en moins grève dans le secteur privé. L'interprétation d'une telle évolution n'est toutefois pas aisée : nous y reviendrons dans un prochain post.

Bon, il est tard et les métros sont bondés. Il y a des jours où on se prend à rêver que les statistiques ne soient pas le seul endroit où les grèves disparaissent d'un coup de baguette magique...

Add. : Ian Eschstruth nous a écrit pour nous signaler la publication d'un rectificatif sur le site d'Acrimed.


NOTES

(1) Les Journées individuelles non travaillées (JINT) correspondent à l'ensemble du temps de travail non effectué par les salariés impliqués dans des grèves. Exprimé en jours, cet indicateur est établi à partir du recensement des arrêts de travail effectué par l'Inspection du travail.
(2) Pour corriger les chiffres de la faible couverture des statistiques collectées par les inspecteurs du travail, nous avons utilisé les estimations réalisées par Delphine Brochard de la manière suivante : chaque année, nous avons multiplié par deux le nombre de jours non travaillés dans le privé et les transports tels que mesurés par l’Inspection du Travail et les services du Ministère de l’Equipement.
(3) Pour calculer les taux de grève d’une catégorie donnée de salariés, nous avons divisé le nombre de journées « grevées » au sein de cette catégorie par les effectifs de cette même catégorie. Un exemple : en 2005, dans le secteur de la fonction publique d’Etat y compris la Poste, on a compté 1337036 journées individuelles non travaillées ; les effectifs de la fonction publique d’Etat et de la Poste étaient alors de 2 780 000 salariés, si bien le taux de grève pour cette catégorie est de 481 journées individuelles non travaillées (JINT) pour 1000 salariés. Pour obtenir les effectifs de ces catégories, nous nous sommes servi des séries longues du site de l’INSEE sur l’emploi salarié ainsi que de cet article de Philippe Raynaud.
_Julien_ _Laurent_

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lundi 5 novembre 2007

La City avale-t-elle trop de jeunes Gaulois ?


Qui n’a pas pris l’Eurostar un Vendredi soir ne peut se rendre compte à quel point les métiers de la finance sont devenus le principal débouché pour les élèves de grandes écoles et pour nombre de diplômés du 3ème cycle. En retour, cet exode a suscité une nouvelle forme d’implorations de la part desdits « exilés » : Sarkozyx, de grâce fais-nous revenir à Paris pour pouvoir enfin gagner plein de sesterces sans avoir à délaisser Bonnemine durant la semaine ! Autrement dit, il s’agirait de diminuer l’impôt sur le revenu pour qu’enfin la place parisienne devienne l’égal de la City. Bigre ! Une telle ambition est-elle bien raisonnable ? Existe-t-il de vraies raisons de s'inquiéter de cette fuite des cerveaux gaulois vers les bonus bretons ?

Pour ceux qui ne sont pas au courant, il faut mentionner à quel point le système financier européen est désormais intégré. En tête de pont du système, située sur quelques kilomètres carrés de la rive Nord de la Tamise : la City. Les transactions les plus importantes y sont décidées (c’est le plus souvent là-bas que les gros « deals » se font et se défont). Comme, évidemment, une telle structure a besoin de contact avec les clients, les banques d’affaires disposent d’antennes dans les plus grandes villes européennes, mais tous les employés doivent avoir passé du temps dans l’antenne centrale au préalable. Notons tout de même que c’est ici une description très stylisée : dans certaines « niches » (sur le trading de certains produits dérivés), la place de Paris n’est pas encore de second rang ; mais l’évolution générale est assez nette si l'on en croit le graphique suivant qui nous montre que les entreprises choisissent de plus en plus d'être cotées à Londres plutôt qu'à Francfort ou à Paris (représenté par Euronext) :


Y a-t-il une logique sous-jacente à une telle organisation ? Et bien oui, avec l’intégration quasi-complète des systèmes financiers européens et l’amélioration des transports, il était devenu de plus en plus rentable de centraliser bon nombre de métiers de la banque : avec une place centralisée, les « wannabe » golden boys savent très bien où aller s’ils veulent réaliser leurs ambitions et les banques peuvent plus facilement dénicher la perle rare.

Mais pourquoi donc est-ce Londinium et pas Frankonovurd ou Lutèce qui a le plus bénéficié de ce mouvement ? On ne peut écarter à l’avance une fiscalité supposée plus avantageuse (même si l’avantage fiscal n’est pas aussi net qu’on le croie généralement : les taux marginaux maximum d'impôt sur le revenu sont comparables, pas d'ISF mais une taxation maximale des plus-values plus forte (40% au Royaume-Uni contre 15% en France)) et une régulation des marchés financiers moins tatillonne qu’ailleurs, mais les principaux candidats sont certainement une tradition financière bien ancrée et surtout l’usage commun de la seule langue internationale, l’anglais.

A l’heure actuelle, quelle est donc la place de la France dans ce système d’offre de services financiers ? Principalement, la production de matière grise ! Notre pays bénéficie d’une tradition de sélection par les mathématiques qui fait émerger ces as des formules financières qui font le bonheur du trading contemporain. Mais c’est aussi que nos élites sont très tôt acclimatées à l’ambiance de travail qui règne dans les banques : grâce aux classes préparatoires, les deadlines résonnent comme autant de devoirs sur table et de khôlles à réviser jour et nuit pour ne pas perdre pied, et les situations de trading peuvent s’apparenter à ces problèmes mathématiques abscons qu’il faut savoir résoudre dans un temps très limité.

Cette division du travail pose-t-elle problème pour la France ? Dans une certaine mesure, non : les bénéfices de la centralisation des services financiers rejaillissent sur l’ensemble des pays européens, nos exilés ont une fâcheuse tendance à dépenser leur salaire sur notre territoire, et la présence physique de nombreux golden boys à Londinium n’est pas sans avoir des conséquences déplaisantes : coût de la vie très élevé (des prix au mètre carré plus de 2 fois plus élevés qu'à Paris selon l'indice de The Economist), dualisme très poussé du marché du travail, inégalités criantes, etc. En bref, il ne semble ni possible ni peut-être même souhaitable de faire de Paris l'égale de la City.

Tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Et bien pas tout à fait : le détournement des élites vers l’industrie financière au détriment des filières de l’économie réelle (ingénieurs, entrepreneurs) n’est pas sans poser un vrai problème à long terme (voir cet article de Thomas Philippon). Et c’est un souci qui est de plus en plus évoqué aux Etats-Unis même ! En effet, le propre de l’industrie financière est qu’elle est capable de s’approprier une grande partie des profits retirés de son activité : un trader contribue à établir la vérité des prix des actifs financiers mais c’est lui qui en bénéficie le plus via les profits d’arbitrage qu’il réalise ; un banquier d’affaires qui fait se rencontrer deux entreprises en vue d’une fusion est justement rémunéré en fonction de la taille de la fusion menée. En termes économiques, on dirait que la finance génère assez peu d’externalités positives : elle est très utile au fonctionnement de l’économie mais elle est correctement rémunérée pour cela.

Cela n’est malheureusement pas le cas pour d’autres activités professionnelles qui réclament une formation aussi longue que la finance. En particulier, les entrepreneurs et les ingénieurs font émerger des innovations sans en récolter tous les bénéfices : les connaissances se répandent si vite et les produits s’imitent si facilement qu’il est impossible de s’en approprier pleinement les fruits. Pour cette raison, ces carrières sont souvent moins attirantes que la finance alors même que leur contribution à la performance économique est au moins aussi importante.

Ce problème ne date pas d’hier certes : ainsi il est notable qu’en France, les grandes écoles qui mènent aux carrières de chercheur ou d’ingénieur (X, ENS, etc.) sont beaucoup plus subventionnées que les grandes écoles dédiées à la gestion et à la finance (HEC, ESSEC, etc.). A l'extrême, tout le système des corps d'Etat représente une gigantesque subvention des carrières générant le plus d'externalités positives, et tout ceci n'est donc pas dépourvu d'une certaine logique économique.

Mais le fait est que la finance a connu un très fort développement ces 25 dernières années, et le secteur est devenu de plus en plus demandeur de travailleurs qualifiés. La conséquence, c'est que les salaires dans la finance sont devenus de plus en plus intéressants par rapport à ceux offerts aux ingénieurs à formation égale, comme le montre le graphique suivant qui concerne les Etats-Unis, où cette évolution fut probablement la plus précoce :


La préférence de l’Etat pour les formations d’ingénieurs est donc logiquement de plus en plus détournée, puisqu'au sein des diplômés des grandes écoles, les carrières dans les secteurs de la finance sont de plus en plus prisées au détriment des carrières dans l’industrie ou la recherche : alors que les 2/3 des polytechniciens se tournaient vers l’industrie en 1994, ils ne sont plus que 45% aujourd’hui ; de même, alors qu’ils étaient 10% à travailler à l’étranger en 1994, ils sont aujourd’hui 24%. En effet, avec des connaissances de mieux en mieux rémunérées dans le monde entier et des coûts de transports moins élevés qu'auparavant, pourquoi se priver ?

Cette désincitation aux carrières d'ingénieur existe donc bien à la fois aux Etats-Unis et en Europe, à cette différence près qu'aux Etats-Unis, c'est sur le même territoire que sont formés les financiers et qu'ils exercent leur métier alors qu'en Europe, chaque pays a intérêt à attirer les cadres financiers (quitte à promettre de faibles taux d'imposition) en laissant les autres pays former ces personnes, si bien que la tendance à la dévalorisation des métiers d’ingénieur est potentiellement plus importante.

Dans notre cas précis, l'Angleterre n'a même pas à être aussi machiavélique, puisqu'elle bénéficie d'une attractivité « naturelle » qui repose finalement peu sur des décisions politiques avantageuses. En revanche, les pays d'Europe continentale se trouvent dans une situation où leurs investissements dans le supérieur, qui visent à développer l'esprit d'innovation, perdent en rentabilité du fait que ceux qui en bénéficient peuvent choisir des carrières générant moins d'externalités positives sans coût supplémentaire.

Pour prendre un exemple, la Suède a dû mettre un terme en 2001 à un programme de prêts étudiants dont les remboursements dépendaient du salaire perçu durant la vie active : la raison qui fut invoquée était que des bénéficiaires de plus en plus nombreux émigraient et n'étaient donc plus astreints à payer en fonction de leur revenu du moment (faute d'une coopération fiscale suffisante entre la Suède et les pays d'émigration), ce qui contribuait à déséquilibrer très fortement le budget d'une telle mesure.

C'est un exemple d'autant plus parlant que ce type de moyen de financement de l'enseignement supérieur est de plus en plus à la mode : en France, les travaux récents de Robert Gary-Bobo et Alain Trannoy ont contribué à populariser ce type de prêts étudiants, et de tels systèmes, qui existaient auparavant surtout dans les pays scandinaves, se sont développés en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, et même... en Angleterre depuis 2004 ! En effet, ce système permet à la fois de ne pas décourager par des droits d'inscription élevés les étudiants potentiels, et de faire financer l'université par ceux qui en profitent le plus. Pourtant, il est bien évident que ces mesures ne sont efficaces que si les bénéficiaires ne sont pas trop tentés de travailler dans un autre pays que celui de leur formation : en l'absence de coopération fiscale, il est difficile de faire payer l'université par ceux qui en profitent le plus.

En définitive, la forte présence des élites françaises à la City est problématique, non pas parce que ces dernières font de la finance en Angleterre au lieu d'en faire en France, mais parce que cette émigration détourne les éléments de notre système éducatif qui permettaient d'orienter les meilleurs élèves vers les carrières les plus "utiles".

Il existe malheureusement assez peu de solutions nationales à un tel problème, comme le suggère le cas suédois. Sans coopération des administrations fiscales qui permettrait à un pays de faire financer ses universités en partie par les revenus de ses diplômés qui travaillent à l'étranger, il reste difficile de construire un système éducatif résolument tourné vers l'esprit d'innovation.

Un bémol cependant : on peut toujours espérer que la nourriture et la météo anglaises fassent revenir nos golden boys vers des carrières moins lucratives mais plus généreuses...
_Laurent_

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mardi 19 juin 2007

Pourquoi les managers gaulois sont-ils has been ?


Que de livres, d’articles, de posts, de débats sur le « déclin » de la Gaule depuis la sortie du livre de Nicolas Baverez en 2003 ! L’idée a été tellement rebattue que c’est presque désormais une seconde nature pour les Gaulois que de se penser « en retard » : ainsi les résultats d’un sondage récent montraient que 66% des personnes interrogées considéraient la Gaule en déclin, et ce toutes tendances politiques confondues. Aucun doute, le pays hérite d’une tradition bien ancrée en la matière ; on pourrait même dire que c’est un sport national depuis 1763 et la perte de nos plus importantes colonies de l’époque (à ma connaissance, personne n’a fait la généalogie du déclinisme comme Philippe Roger l’avait fait brillamment pour l’anti-romanisme, mais la matière est là). Evidemment, derrière l’unanimité dans le constat se cache une faiblesse manifeste de l’analyse des causes du déclin. Il vaut ainsi mieux se concentrer sur une dimension précise et peu médiatisée de ce potentiel retard : la faible adoption des « meilleures pratiques » managériales par les entreprises gauloises « moyennes », celles qui forment le cœur de l’économie du pays sans autant faire partie des entreprises « stars ».

Pour parer à l’éventuel nombrilisme d’une telle démarche, il est bienvenu de présenter une étude réalisée par des universitaires étrangers sur plusieurs pays. C’est pourquoi ce post est consacré à une étude réalisée par deux professeurs d’économie de la London School of Economics, Nicholas Bloom et John Van Reenen, tous deux de nationalité bretonne of course. Cet article, disponible ici, vise à étudier de manière systématique les différences de gestion parmi 732 entreprises industrielles de taille « moyenne » (entre 50 et 10000 salariés, avec plus de la moitié de l’échantillon constitué d’entreprises de moins de 700 salariés) choisies de manière aléatoire dans 4 pays : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Pour chaque entreprise, ils ont fait interroger des membres de la direction opérationnelle sur leurs méthodes de gestion : logistique, contrôle de gestion, stratégie et gestion des ressources humaines. Ce questionnaire a été réalisé en partenariat avec le cabinet de conseil McKinsey et il a une portée normative : il en résulte un score allant de 1 pour les pires pratiques managériales à 5 pour les meilleures.

J’entends déjà les contempteurs pas très finauds du capitalisme moderne : tout ça, c’est des conseils inventés par la World Company romaine pour engraisser l’actionnaire aux dépens de l’entreprise ! Et bien non, puisqu'on constate que ce score est fortement corrélé avec la productivité des entreprises considérées, en sus de leur rentabilité financière : une estimation naïve montre que 12% des différences de productivité entre entreprises sont liées à de plus ou moins bonnes pratiques de gestion telles que définies par McKinsey (ce qui au passage est plutôt rassurant, vu leurs tarifs…) ; et les estimations techniquement plus poussées réalisées par les auteurs permettent de faire monter ce chiffre jusqu’à 63%. Par dessus tout, le classement des pays en fonction du score moyen de leurs entreprises (graphique ci-dessous) ne correspond pas à un biais anglo-saxon : certes, les Etats-Unis sont premiers mais le Royaume-Uni est bon dernier. Un petit clin d’œil à nos amis déclinistes qui lorgnent vers l’Angleterre : la France la devance légèrement en termes de pratiques de gestion, mais les deux pays sont significativement distancés par les Etats-Unis et l’Allemagne.


Si l’on regarde plus précisément les données (disponibles sur le site des auteurs, ce qui est rare), on voit que la plus grande partie du mauvais score français est liée à une gestion des ressources humaines particulièrement rétrograde (peu de mise en valeur des compétences et de promotion interne en particulier). Rien d'étonnant donc à ce que cet article ait été longuement cité dans le livre de Thomas Philippon sur les relations professionnelles en France.

Mais il faut aller plus loin que ce simple constat du retard français en la matière et en déterminer les causes. La distribution des scores des entreprises au sein de chaque pays (graphique ci-dessous) est très suggestive à cet égard : si la France et l’Angleterre sont arriérées, ce n’est pas vraiment faute d’entreprises bien gérées mais plutôt à cause d’un surplus de canards boiteux ; en termes statistiques, la queue à gauche de la distribution des scores est particulièrement épaisse pour le Royaume-Uni et la France.


Comment peut-on expliquer que de telles entreprises parviennent tout de même à survivre ? Les auteurs proposent deux explications potentielles : le faible niveau de concurrence sur le marché de ces entreprises et le caractère souvent familial de la direction de ces entreprises. Dans le premier cas, il est en effet très simple d’argumenter que le faible niveau de concurrence permet aux entreprises d’éviter de coûteuses réformes de leur gestion sans en payer les conséquences. Dans le second cas, il y a deux éléments : une entreprise à direction familiale aura tendance à s’attacher à une tradition de gestion qui peut se révéler dépassée, et surtout choisir impérativement un membre de la famille comme dirigeant (parfois même systématiquement le fils aîné, ce qu’on appelle alors la primogéniture), ce qui l'empêchera souvent de choisir le meilleur dirigeant possible pour l’entreprise. Ce type d’entreprise peut néanmoins rester dans la course pour trois raisons : les actionnaires sont familiaux et peuvent se révéler moins exigeants en termes de rentabilité si c’est un des leurs qui la dirige (on dira en économie théorique que la famille tire de la gestion de l’entreprise un bénéfice non monétaire et non contractible) ; les règles de succession n’imposent pas toujours l’égalité entre les héritiers, ce qui limite la déperdition du contrôle de l’entreprise à mesure que les générations se succèdent ; les droits de succession sont souvent favorables à une conservation de l’entreprise au sein de la famille (puisque les taux d’imposition en ligne directe sont sensiblement inférieurs aux autres). C’est donc une combinaison d’éléments sociologiques, juridiques et fiscaux qui explique la permanence d’entreprises familiales mal gérées.

Que disent les données de l’étude ? Les auteurs ont pu savoir pour chaque entreprise le niveau de concurrence auquel elle fait face ainsi que sur quelle base le dirigeant a été nommé : par une assemblée d’actionnaires dispersés, par un actionnaire familial mais sans lien avec la famille, par un actionnaire familial et avec primogéniture, ou par un actionnaire familial et issu de la famille sans être le fils aîné. Voici la répartition pour chacun des 4 pays de ces différentes possibilités :


Très clairement, on constate que les entreprises à direction familiale, et en particulier avec primogéniture, sont significativement plus présentes au Royaume-Uni et en France qu’en Allemagne et aux Etats-Unis. Ces différences sont très anciennes : les célèbres historiens Alfred Chandler et David Landes avaient déjà décrit la prévalence des entreprises familiales dans ces deux pays au début du XXe siècle.

En ce qui concerne la concurrence telle qu'elle est mesurée par les auteurs, il semble que les 3 pays européens soient assez similaires (notez que l’on ne parle ici que de l’industrie) mais que le niveau de concurrence y est significativement inférieur au niveau américain, ce qui correspond plutôt à l’intuition.

Il reste désormais à établir si la présence de canards boiteux peut s’expliquer par les deux facteurs cités ci-dessus. Pour vérifier ceci, il suffit de diviser l’échantillon en deux groupes : d’une part les entreprises dont les dirigeants sont choisis par primogéniture et/ou qui font face à peu de concurrence, et d’autre part le reste des entreprises ; on observe ensuite la distribution des scores au sein de chaque sous échantillon avec le graphique suivant :


L’intuition se confirme de manière surprenante : le nombre de canards boiteux (les entreprises dont le score est inférieur à 2) est divisé par trois lorsqu’il y a une forte concurrence et pas de désignation des dirigeants par primogéniture. Une analyse économétrique plus précise montre que les deux tiers du retard français en termes de pratiques managériales par rapport aux Etats-Unis sont liés à une trop faible concurrence (25% du retard) et à une direction des entreprises trop souvent familiale (40% du retard).

Le reste de l’écart s’explique principalement par le plus grand nombre de diplômés de l’enseignement supérieur dans les entreprises américaines ; mais il faut noter que dans ce domaine, les entreprises françaises sont tout de même en meilleure position que les entreprises anglaises au sein desquelles les diplômés sont encore moins nombreux.

L’étude n’est tout de même pas exempte de critiques. Il y a un biais dans la sélection des entreprises, puisque seules des entreprises industrielles sont choisies, ce qui avantage l’Allemagne et désavantage la Grande-Bretagne ; surtout, il est possible (mais pas certain) que les entreprises familiales soient en meilleure position dans les services, du fait de rapports personnels avec le client plus fréquents. Ensuite, l’analyse de la causalité est mise en doute si l’on croit qu’il y a plus de successions familiales lorsque les entreprises sont en mauvais état (mais là encore on peut aussi plaider l’inverse, ce qui renforcerait la conclusion des auteurs), ou encore si le niveau de concurrence est influencé par les modes de gestion des entreprises : il est en effet probable que lorsque les concurrents gèrent mal leur entreprise, ils constituent moins souvent une menace concurrentielle pour les autres. Enfin, on aurait envie de savoir si les entreprises qui font brutalement face à plus de concurrence ou dont le management échappe à la sphère familiale améliorent ou non leur gestion ; mais pour cela, il faudrait pouvoir reposer le questionnaire à chaque entreprise sur plusieurs années, ce qui est évidemment très coûteux.

En définitive, cet article est très innovant, puisque c’est la première étude internationale à tenter de quantifier les caractéristiques de la boîte noire habituelle qu’est la forme de management d’une entreprise. Et surtout, il est très instructif sur la situation des entreprises gauloises : si la plupart ne sont en réalité pas à la traîne en matière de gestion, le niveau moyen est plombé par une minorité d’entreprises tenues en vie par une direction familiale ou un niveau de concurrence faible.

Cela permet enfin de penser à des mesures pour combler le retard : encourager la concurrence sur le marché des biens et services, établir des droits de succession qui encouragent davantage la promotion de managers professionnels (on y reviendra bientôt), et peut-être tout simplement investir encore un peu plus dans la formation aux méthodes modernes de gestion : on a souvent tendance à dire que savoir diriger les hommes, ça ne s’apprend pas... Cette étude semble pourtant bien montrer que croire à la prédisposition innée des dirigeants mène à la catastrophe.
_Laurent_

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vendredi 18 mai 2007

« Le capitalisme d'héritiers » ou quand un New-yorkais rencontre un cégétiste...


Le Département de Finance de la New York University offre un bel exemple de fuite des cerveaux bénéfique pour la France : Augustin Landier le Normalien nous avait livré Le grand méchant marché, Thomas Philippon le Polytechnicien nous parle du Capitalisme d’héritiers, déjà chroniqué par SM d'Econoclaste et Bernard Salanié himself. Il paraît que Philippon était un des conseillers économiques de Ségolène Royal, ce qui est plausible si l’on en juge par le nombre d’occurrences de l’expression « gagnant-gagnant » dans le livre…

La thèse est bien connue : les Français ont une vision très conflictuelle du travail, qui serait la source d’un coût (économique et psychologique) du travail élevé, cause principale de chômage et de manque de dynamisme économique. Si le constat s’arrêtait là, on pourrait d’abord crier au plagiat pur et simple des ouvrages de Philippe d’Iribarne, du Chômage paradoxal à L’étrangeté française. Plus généralement, le problème des thèses culturalistes du chômage, c’est qu’elles ont du mal à expliquer les fortes variations du chômage en France sur longue période, et qu’elles ne proposent absolument rien pour faire changer le cours des choses

Heureusement, tout l’intérêt du livre est de combiner cette approche sociologique avec une approche économique : ici, on parle aussi d’entreprises et d’individus rationnels, sans oublier les mécanismes de marché. C’est uniquement dans la mesure où certains marchés sont imparfaits que la culture peut s’immiscer dans l’analyse économique ; et c’est en corrigeant ces imperfections qu’il y a place pour des réformes. Surtout, Philippon essaie au maximum de faire reposer ses analyses sur des constats empiriques (pas toujours de la plus grande rigueur il faut bien le dire).

Le livre commence par exhiber les résultats de sondages d’opinion internationaux qui interrogent soit des patrons soit des salariés : il y apparaît que la France se situe parmi les derniers en termes de satisfaction au travail et de qualité des relations entre employeurs et employés. D’un point de vue plus général, l’auteur constate que là où il y a de mauvaises relations professionnelles, il y a aussi peu de satisfaction au travail et un chômage élevé.

Philippon explique bien que ce ne sont là que des corrélations qui ne préjugent pas d’une relation de cause à effet. Pour aboutir à une telle conclusion, il faudrait en effet pouvoir identifier parmi les causes nationales des mauvaises relations au travail celles qui sont sans aucun autre rapport avec le chômage actuel. Philippon pense en avoir trouvé une : le plus ou moins grand développement des syndicats à la fin du dix-neuvième siècle. Et en effet, on constate que les pays européens peu syndiqués à la fin du dix-neuvième siècle sont aussi ceux où les relations au travail sont mauvaises aujourd’hui. Philippon fait ainsi le pari que cette ancienne faiblesse syndicale n’a de rapport avec le chômage actuel que via son impact sur les relations professionnelles d’aujourd’hui. Et il montre effectivement que suite au choc pétrolier les pays dont les syndicats étaient faibles en 1900 sont aussi ceux pour lesquels le chômage a le plus augmenté et s’est stabilisé au plus haut, ce que montre très bien le graphe suivant :


Si l’auteur s’était arrêté là, il aurait juste proposé une nouvelle explication culturaliste sans proposer de voie de réforme, le tout reposant sur un support empirique faible: on peut faire dire une chose et son contraire à de telles comparaisons internationales, surtout quand le nombre de pays comparés est très faible ; par exemple, on peut avec le même graphique dire que simplement les pays protestants souffrent moins du chômage que les pays catholiques.

Il faut donc aller plus loin : expliquer les mécanismes en cause dans l’effet négatif des (mauvaises) relations professionnelles sur le chômage et la croissance économique. Le mécanisme est le suivant : dans un monde de relations au travail hostiles, deux types d’organisation ont un avantage compétitif, les entreprises familiales, grâce à leur paternalisme, et les entreprises bureaucratiques, car elles décident autoritairement de qui l’emporte dans chaque conflit. Mais ces organisations ont un coût énorme car elles n’encouragent ni la promotion interne, ni la communication entre les différentes strates de l’entreprise. Ce manque d’initiatives est très dommageable à l’environnement de l’entreprise : Philippon cite le cas d’une PME qui avait beaucoup de mal à convaincre de grosses entreprises françaises de la qualité de ses nouveaux produits car les salariés du service « Achats » de ces dernières avaient peur de prendre des risques vis-à-vis de leur hiérarchie. Enfin, pour boucler la boucle, ce type d’organisation contribue à figer l’idée que la vie dans l’entreprise est un jeu à somme nulle : la division entre le « nous » et le « eux » y est particulièrement forte car les dirigeants n’y ont jamais commencé en bas de l’échelle. Pour résumer ce raisonnement en termes plus économiques, ce type d’entreprise génère des externalités négatives en décourageant l’innovation et en consolidant une vision conflictuelle du travail.

Pour emporter la conviction sur ce constat, il reste à montrer pourquoi le plein emploi existait en France avant 1974 alors que cette culture du conflit existait déjà. L’explication est simple : l’organisation de la production avant 1974 était largement de type tayloriste, caractérisée par une définition par le haut et très précise des tâches, peu de relations directes entre les salariés et le marché, et enfin une structure hiérarchique composée de nombreux étages. Dans un tel système, les salariés et ceux qui les dirigent peuvent penser ne pas faire partie du même monde sans que cela n’entrave la bonne marche de l’entreprise. La seule conséquence d’une telle fracture est l’occurrence de plus nombreuses grèves qu’ailleurs. Mais en quelque sorte, le conflit est soluble dans le travail à la chaîne. Malheureusement, il l’est beaucoup moins dans la nouvelle organisation du travail où les hiérarchies s’aplatissent, la définition des tâches est souple et l’interaction avec le client plus fréquente. Dans un tel système, le manque de communication entre les différentes parties prenantes de l’entreprise est évidemment beaucoup plus coûteux. Et la variable d’ajustement devient alors l’emploi.

Où se situent donc pour l’auteur les voies possibles de réforme ? Ce dernier commence par étudier le cas si médiatisé des réformes du droit du travail. Leur intérêt n’est pas nié dans le livre mais Philippon fait de notre Code du travail une conséquence des mauvaises relations au travail : c’est parce que les salariés ne font pas confiance à leurs patrons qu’ils demandent à la loi de les protéger. Dans ce contexte, imposer une réforme du Code du travail n’aura que peu d’effets sur l’emploi et Philippon a beau jeu de montrer que les analyses empiriques sur le sujet ont du mal à établir un effet significatif du droit du travail sur l’emploi et la croissance. C’est néanmoins là une conclusion en partie discutable : il est clair qu’un code du travail rigide n’encourage pas à de saines relations professionnelles, puisqu’il augmente la peur de perdre son emploi et qu’il peut inciter les patrons à pratiquer le harcèlement moral pour pouvoir licencier. En revanche, le constat qu’il fait sur les entreprises trop souvent familiales et trop souvent bureaucratiques lui donne l’occasion de proposer nombre de réformes : réhabiliter et réorganiser les droits de successions dans un sens plus favorable aux héritiers « spirituels », déstabiliser les rentes des grandes firmes en favorisant la croissance des PME, ce qui suppose d’améliorer leur financement et de leur mettre le pied à l’étrier en leur réservant des contrats publics, favoriser la promotion interne dans les administrations publiques, et rendre plus transparents les processus de nomination des grands patrons. Ce sont effectivement là des leviers puissants auxquels on pourrait ajouter une augmentation de la concurrence sur le marché des biens et services.

Enfin, Thomas Philippon tente aussi de s’attaquer au mal à la racine : comment faire pour que les relations professionnelles s’améliorent ? On sent bien qu’il n’est pas un spécialiste de ces sujets, mais les contraintes à l’œuvre sont bien cernées : les représentants des salariés doivent leur ressembler, ce que montre une étude allemande citée dans le livre, et on en est loin en France ; ça ne veut pas dire abandonner le principe des « centrales » syndicales : ces dernières jouent un rôle d’expertise juridique très important pour les salariés. L’auteur ne propose pas de réformes plus précises (on se reportera à cette contribution de Pierre Cahuc sur ce sujet) mais il insiste sur le fait qu’aussi bien les organisations patronales que les syndicats de salariés doivent se soumettre à l’impératif de la représentativité (encore du « donnant-donnant »…).

En guise de conclusion, l’auteur se plaint que le système éducatif français, de la maternelle au supérieur, n’apprend pas assez à coopérer, à décider ensemble. C’est là une forme de tarte à la crème qui manque de consistance. Par où faut-il commencer ? S’agit-il juste de faire une énième réforme des programmes ou plus radicalement de changer le mode de recrutement des enseignants ? Mais n’en demandons pas trop au livre et à son auteur !

Assurément, malgré un vocabulaire un peu trop « gagnant-gagnant », ce livre apporte une contribution originale. Il faut toutefois se méfier des comparaisons internationales trop hâtives, comme le suggérait Bernard Salanié dans sa critique du livre de Philippon: si elles semblent conduire à des conclusions très fortes, c'est au prix d'une très faible compréhension des mécanismes économiques en jeu car elles effacent toutes les différences existant à l'intérieur de chaque pays. C'est d'ailleurs pour cette raison que ce genre d'analyse empirique est de plus en plus considéré uniquement comme un préalable à des études plus fines réalisées pays par pays sur données microéconomiques. Toutefois, reconnaissons qu'il est bien difficile de disposer de données statistiques « propres » sur un tel sujet, qui feraient émerger des relations causales sans ambiguïté. Dans ces conditions, il faut bien admettre que la multiplication de constats dans le même sens est assez convaincante. Et il est tout de même rassurant de constater enfin une convergence entre la pensée d’un économiste rigoureux et celle de sociologues tels Philippe d’Iribarne.

Concluons en disant que ce livre se situe clairement dans un ensemble de nouvelles théories du marasme français qui considèrent que ce dernier n'est qu'en partie lié aux rigidités du marché du travail. En ce sens, il peut se rapprocher des contributions de Philippe Askenazy, concernant le manque de concurrence sur le marché des biens et services, et celles de Philippe Aghion à propos du trop difficile accès au crédit des entreprises françaises. Ce sont là des contributions récentes qui n'ont pas encore suscité autant d'études académiques que les rigidités supposées du marché du travail français. Il reste donc encore beaucoup d'inconnues, mais de telles études promettent d'être riches d'enseignements sur les raisons de la déprime économique française.
_Laurent_
_Laurent_

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vendredi 6 avril 2007

Les 30 Mystérieuses racontées à leurs enfants


Pourquoi s’intéresser encore à cette période des 30 Glorieuses qu’on ressasse tel un âge d’or que nous (enfin… certains d’entre nous) n’aurions pas connu et ne serions pas prêts de revivre ? Justement, parce qu’à force de s’en servir comme totem, on finit par travestir le sens à donner à cette époque.

On peut classer les explications sur le sujet très simplement : soit vous êtes de gauche et vous considérez que cette période exceptionnelle a pour origine l’application d’un programme de la Résistance imposé par la force, soit vous êtes de droite et vous pensez que c’est un simple rattrapage technologique auquel nous avons assisté. Dans la première version, vous direz que les réformes de 1945 ont été travesties depuis 1974 ; dans la seconde, vous direz que le rattrapage étant terminé, il faut au plus vite en finir avec cet Etat qui bloque tout. Le trait est grossi à dessein, et il y a certainement en chacun d’entre nous un mélange des deux visions. Raison de plus pour se clarifier les idées sur le sujet.

Pour revenir là-dessus, j’ai choisi de vous raconter une lecture croisée de deux ouvrages écrits en 1972 et 1981, à une époque où l’on avait pas encore tout à fait conscience d’être sortis pour de bon des 30 Glorieuses, tout en ayant la possibilité d’en tirer déjà quelques enseignements : un livre d’analyse statistique de la croissance française, devenu un classique, « La Croissance Française », de Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, alors économistes à l’INSEE, et un livre d’histoire de la modernisation française, « Le capitalisme et l’Etat en France », de Richard Kuisel, historien américain. La confrontation de l’historien et du statisticien, de l’étranger et du français est particulièrement fructueuse.

Quel est l’objet du livre de Kuisel ? Rien de moins que de comprendre la rupture spectaculaire de la Seconde Guerre Mondiale dans l’histoire économique française. Et pour l’auteur, cela passe par une analyse serrée du rôle de l’Etat dans cette évolution : l’évolution de la pensée économique, de la formation de l’élite, du contexte international, l’état des institutions publiques, le rôle des groupes socioprofessionnels, l’incarnation par un petit nombre d’individus des grandes idéologies, tout cela est passé en revue sur la période 1900-1960 de manière minutieuse et magistrale. Sa thèse est la suivante : le triomphe du dirigisme économique de 1945 n’est que l’aboutissement d’une longue mue commencée avec la 1ère Guerre Mondiale, mais cette évolution idéologique a été particulièrement conflictuelle, avec deux champs de bataille principaux : les tenants du statu quo libéral contre les promoteurs d’une organisation de l’économie plus ordonnée, et au sein de ces derniers, les défenseurs d’un capitalisme organisé contre les planificateurs socialistes. La toile de fond qui inspire ces débats c’est le sentiment d’un déclassement économique de la France, d’abord par rapport à l’Allemagne puis par rapport aux Etats-Unis. Une vraie tradition en somme, encore très bien représentée aujourd’hui.

C’est ici qu’un premier détour vers le livre de Carré, Dubois, Malinvaud peut être utile. C’est le premier livre à rassembler sur très longue période (de 1896 à 1969) des données quantitatives détaillées sur l’économie française : production brute, évolutions quantitatives et qualitatives du capital productif et de la population active, structures des marchés, etc. Et que disent ces statistiques sur un éventuel déclin français dans la première partie du 20ème siècle ? La réponse est : que nenni !, comme le montre ce tableau :


La France est loin d’être déclassée en termes de niveau de vie par ses concurrents les plus proches durant le premier tiers du 20ème siècle. Elle est bien placée dans la 2ème Révolution Industrielle avec son industrie automobile et aéronautique et la taylorisation commence à faire des émules en France parmi les grandes entreprises dés les années 20 (la « rationalisation » était alors un mot à la mode). Sur le plus long terme, le pays commence à bénéficier de sa politique de scolarisation de masse. Ce qui va mettre les Français dans le doute, c’est la crise des années 30, qui touche justement très fort ces industries neuves de la 2ème Révolution Industrielle.

Que fait l’Etat pendant cette période ? Il navigue à vue et cherche surtout à éviter les représailles politiques de la crise économique sans offrir de véritable politique cohérente. Les élections se jouant souvent auprès de notables locaux, les hommes politiques s’efforcent surtout d’éviter les faillites retentissantes et d’encourager les cartels et autres restrictions à la production et aux échanges. Les leviers du pouvoir économique (Ministère des Finances, Banque de France) sont détenus par une élite financière soucieuse avant tout de préserver les épargnants, et qui a donc pour dogmes l’étalon or et l’équilibre budgétaire.

La Seconde Guerre Mondiale renverse ces rapports de force. De nombreux capitalistes y ont perdu leurs biens, comme peuvent le montrer les statistiques fiscales sur les hauts revenus, et quand ils ont pu conserver leur entreprise, ils ont souvent subi l’opprobre à la Libération pour ne s’être pas suffisamment opposés à l’occupation allemande. En revanche, du côté de la Résistance sont surreprésentés les partisans d’une économie dirigée, et ce d’autant plus qu’ils ont vu fonctionner avec succès les économies de guerre américaine et britannique. Il est désormais acquis que l’orthodoxie libérale a vécu mais à la fin de la Libération on peut tout de même distinguer deux camps.

D’un côté les partisans de la table rase, parmi lesquels se rangent les socialistes et notamment Pierre Mendès France ; pour eux, les principaux responsables de la chute de la France depuis 1929, ce sont les dirigeants d’entreprises et leur immobilisme (on parle alors de « malthusianisme économique ») et il faut donc les écarter en nationalisant lorsqu’il s’agit de grosses entreprises, en freinant l’inflation, qui permet de mettre à l’abri les producteurs incompétents, et enfin en taxant les grandes fortunes pour permettre à l’économie de repartir sur des bases plus justes. L’autre groupe est celui des planificateurs « néo-libéraux », parmi lesquels on peut ranger Jean Monnet. Ils sont bien conscients que la France ne peut faire l’économie d’une coordination des décisions économiques pour reconstruire le pays. Mais pour eux, cela ne doit pas se faire contre les capitalistes et surtout ils ne croient pas que les fonctionnaires fassent de bons chefs d’entreprises. Ils proposent donc que l’économie soit coordonnée par l’Etat mais que les orientations d’ensemble doivent se décider de manière concertée avec les chefs d’entreprises, dans le cadre des Commissions de Modernisation du Plan.

Dés 1946 et la démission de Pierre Mendès France, il apparaît que le premier groupe a perdu : l’inflation ne sera jamais jugulée, l’impôt sur la fortune ne sera pas mis en œuvre avant 1981, les nationalisations sont réduites à la portion congrue, le Plan prendra exactement la forme voulue par Jean Monnet. En réalité, cette victoire a été largement influencée par le Plan Marshall : il est beaucoup plus facile de se « concerter » lorsque l’on doit partager de l’argent tombé du ciel. Surtout, les Résistants de l’époque avaient l’impression que la guerre avait largement profité aux capitalistes alors que c’est exactement l’inverse qui s’est produit : l’Occupation a été de très loin la période de redistribution la plus importante du 20ème siècle. Dés lors, on peut comprendre que les industriels encore en place après une telle purge aient su trouver les arguments pour faire pencher la balance en faveur du groupe « néo-libéral ».

Comment peut-on lier la croissance des 30 Glorieuses à ces joutes idéologiques ? C’est finalement la question qui nous intéresse le plus aujourd’hui. Mais l’historien ne peut plus guère nous aider à ce stade, il s’agit de faire parler les chiffres et un peu de théorie économique. Nos statisticiens de l’INSEE ont ainsi décomposé les facteurs de la croissance du PIB sur la période 1929-1963 :


C’est un graphe assez classique en comptabilité de la croissance. Il permet simplement de voir quelle est la part des causes observables de la croissance économique (investissements physiques, capital humain, etc.) et quelle est la part des facteurs inobservables (ce qu’on appelle le résidu). Il est classique d’obtenir un résidu élevé mais ce que Carré, Dubois et Malinvaud remarquent, c’est que ce résidu est particulièrement élevé en France par rapport aux estimations réalisées en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre. L’explication donnée par les auteurs à ce dynamisme français est une très forte capacité d’adoption de nouvelles techniques ainsi que de nouvelles méthodes de gestion (sans être beaucoup plus précis). Mais qui en est réellement responsable ?
Ici s’arrête la comptabilité et commence l’explication. Deux thèses s’affrontent, avec chacune leur part de vérité. D’une part celle du rattrapage : la France était sortie d’un chemin de croissance forte après 1929, elle ne ferait que le retrouver spontanément après-guerre. D’autre part, on a la thèse du choc de la défaite et du renouveau de la Libération : le triomphe de l’Etat, par le biais du Plan et des nationalisations, aurait fait entrer l’économie française dans un nouvel âge, débarrassée de ses habitudes malthusiennes d’antan. Qui a raison, qui a tort ? La première thèse souffre d’un problème : elle ne permet pas d’expliquer pourquoi la France s’est perdue après 1929. La deuxième thèse fait peu de cas de la période de croissance des années 20 : à l’époque le dynamisme économique allait sans Etat fort, pourquoi en irait-il autrement après 1945 ?
La synthèse passe par une analyse de la répartition des revenus ; s’il y a un choc bien identifié juste avant et surtout pendant la guerre, c’est une euthanasie des gros détenteurs de capital à très forte puissance, comme le montre ce graphique tiré du livre de Thomas Piketty :


Cela a probablement permis aux patrons les plus entreprenants d’émerger plus facilement après-guerre. Et ce sont ces personnes qui porteront les innovations techniques et gestionnaires de l’après-guerre, au moins autant que les rares entreprises nationalisées. L’Etat français n’a été ni plus ni moins intelligent que dans les autres pays : il fallait avoir un Plan pour la reconstruction, c’est évident, mais ce Plan ne permet pas d’expliquer la croissance d’après 1950 ; quant aux autres interventions dans l’économie, elles ont pris place de la même manière que dans toutes les autres économies développées de l’époque. Nul besoin d’exhiber un rapport de forces favorable à la classe ouvrière pour comprendre la sécurité sociale ou la nationalisation des entreprises de transport et d’énergie, il suffit pour cela de suivre un bon cours d’économie publique !

Quel souvenir faut-il donc garder des 30 Glorieuses ? Celui d’un rattrapage technologique porté par les entreprises privées mais permis par un renouvellement brutal des élites dirigeantes et soutenu par des interventions d’Etat raisonnables. La leçon est toujours la même : si vous voulez croître, il faut écarter les rentiers (si possible sans guerre ni révolution) ET faire fonctionner correctement les marchés. En bref, du Mendès France et du Monnet.
_Laurent_

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