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vendredi 5 mars 2010

Philanthropie, « joie de donner » et normes sociales.


Dans son post précédent, Guilhem a expliqué le problème des biens publics, auxquels tout le monde a accès, sans pourtant être obligé de participer à leur financement : chaque individu est ainsi tenté de laisser les autres payer pour ces biens. Ce comportement de passager clandestin conduit à un montant de financement privé trop faible des biens publics et justifie l’intervention de l’Etat. Le raisonnement économique classique ne permet cependant pas d’expliquer de façon très satisfaisante pourquoi les individus continuent à donner à des associations d’intérêt général ou d’utilité publique, alors même que la fourniture de biens publics par l’Etat s’est fortement développée.


Le raisonnement économique standard sur les biens publics implique en effet qu’il y devrait y avoir un effet d’éviction total (« perfect crowding out ») entre les impôts levés pour financer un bien public et les financements privés préexistants, c’est-à-dire qu’un euro de financement public supplémentaire devrait conduire à une réduction du financement privé d’un euro. Par exemple, si une association d’intérêt général comme les Restos du Cœur financée par des dons privés reçoit une aide de l’Etat, la théorie économique standard prédit que les donateurs privés devraient réduire leur dons d’un montant équivalent au montant de l’aide publique. En d’autres termes, ce qui importe est le montant total de bien public financé, et non la façon dont le bien est financé.

Ce raisonnement est ainsi souvent évoqué pour expliquer le faible niveau de dons privés en France par rapport à un pays comme les Etats-Unis, où le niveau des dépenses publics est plus faible : en ne prenant en compte que les dons monétaires réalisés en faveur d’institutions philanthropiques et déclarés à l’administration fiscale, les dons représentaient 1,4 % du PIB aux USA en 2002 contre 0,08% en France. Il est cependant difficile en pratique d’établir un lien de causalité direct entre le niveau des dépenses publiques et le niveau de philanthropie de différents pays, car les systèmes institutionnels diffèrent selon un grand nombre d’autres caractéristiques qui peuvent affecter le niveau de dons. Ainsi, de nombreux pays tentent d’encourager les dons aux associations au moyen d’incitations fiscales : en France, pour chaque euro de don, un contribuable imposable peut bénéficier d’une baisse d’au moins 0,66 centime du montant de son impôt sur le revenu (et jusqu’à 75 centimes pour les dons à des associations comme les Restos du Cœur), ce qui en fait l’un des systèmes les plus incitatifs au monde, et devrait en théorie conduire les ménages à donner plus.

Pour tester précisément l’existence d’un effet d’éviction entre le financement public et le financement privé des biens publics, des expérimentations « contrôlées » ont été menées en laboratoire. James Andreoni a ainsi conduit une expérience avec différents groupes d’individus : dans le premier groupe les membres pouvaient choisir de contribuer à un bien public de façon totalement volontaire, alors que dans un second groupe les individus étaient taxés pour le financement du bien public et devaient décider s’ils étaient prêts à contribuer de façon volontaire en plus de la taxe. Les résultats de l’expérimentation suggèrent que lorsque les individus sont taxés, ils réduisent effectivement leurs contributions volontaires, mais pas complètement : l’effet d’éviction n’est pas total, et le montant disponible pour financer le bien public augmente. Il apparait que la philanthropie est un comportement complexe que la modélisation économique standard ne parvient pas bien à expliquer.

Les économistes ont cherché cependant à enrichir leur modèle pour comprendre les motivations des comportements philanthropiques. Deux types de motivations d’ordre sociologique et psychologique ont été explorées : la « joie de donner » d’une part et l’importance des normes sociales d’autre part. La joie de donner reflète l’idée que les individus retirent un certain bénéfice au fait de donner à une association qu’ils ont choisie. Dans ce cas, si les individus ne réduisent pas totalement leurs dons lorsqu’ils sont taxés, c’est parce que le fait de donner leur procure une utilité supplémentaire. A l’opposé, la pression sociale peut conduire les individus à donner lorsqu’ils sont sollicités par une association, alors qu’ils choisiraient de ne pas donner s’ils n’étaient pas sollicités. Dans ce cas, le don « forcé » réduit l’utilité des individus.

Pour mesurer l’importance de la pression sociale dans les comportements de don, Stephano Della Vigna, John List et Ulrike Malmendier ont eu l’idée de mener une expérimentation grandeur nature en réalisant une campagne pour une association caritative aux Etats-Unis, en testant plusieurs techniques de sollicitation « porte à porte » sur différent groupes de ménages tirés au hasard. Pour certains groupes test, la campagne était annoncée par un prospectus accroché à la porte des maisons un jour avant et les ménages avaient la possibilité de cocher une case « Ne pas déranger », pour ne pas être sollicités le jour suivant. Dans le groupe de contrôle, la campagne de sollicitation était menée de façon traditionnelle, sans prévenir au préalable les ménages qu’une opération porte à porte serait réalisée. Les résultats montrent qu’une fraction non négligeable des ménages choisit de cocher la case « Ne pas déranger » lorsqu’ils en ont la possibilité (ou de ne pas répondre à la porte lorsqu’ils savent que l’opération de porte à porte aura lieu). De plus, lorsque l’on compare le montant des dons récoltés dans le groupe de contrôle par rapport au montant de dons récolté dans le groupe test, on constate que le montant des dons est plus faible de 30% dans ce dernier groupe et que la différence vient d’un nombre beaucoup plus faible de petits dons (inférieurs à 10 dollars). Ce résultat suggère que certains ménages donnent uniquement à cause de la pression sociale lorsqu’ils sont sollicités, mais qu’ils préfèrent ne pas donner s’ils ont la possibilité d’éviter de répondre à l’opération porte à porte. La pression sociale semble donc jouer un rôle non négligeable dans le succès des campagnes de sollicitation porte à porte. Heureusement ce n’est pas la seule raison qui explique le don, puisque certains ménages choisissent de donner alors même qu’ils auraient pu éviter d’être sollicités.

Si les économistes ont encore une compréhension bien imparfaite des mécanismes qui poussent les individus à donner, les expérimentations grandeur nature sont utilisées activement par les chercheurs pour essayer de mieux comprendre les ressorts de la philanthropie. J’aurai l’occasion d’en reparler plus longuement dans un prochain post, mais en attendant, j´en profite pour signaler cet institut qui collecte des fonds de façon innovante, et pour faire de la publicité pour un projet qui me tient particulièrement à cœur.
_Gabrielle_

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mardi 28 octobre 2008

Beauty, money and experiments


Disclaimer : Ce post n'a pas de lien direct avec les expériences récentes de DSK à Washington... L'objet de ce post est d'étudier s'il existe une discrimination sur le marché du travail qui serait due à la beauté, en présentant quelques apports de l'économie expérimentale (la pédagogie par l´expérience est à la mode, Econoclaste dixit). Un article de Hamermesh et Biddle (1) a en effet établi une corrélation entre beauté et salaire sur données Nord-américaines : les salariés considérés comme plus beaux dans que la moyenne gagnent environ 5% de plus alors que ceux qui sont considérés comme moins beaux que la moyenne reçoivent entre 7 et 9% de moins. Une autre étude sur données anglo-saxonnes (2) a aussi montré que les hommes plus grands avaient des salaires plus élevés. La mise en évidence de ces corrélations ne permet cependant pas de conclure à l'existence d´une discrimination esthétique. Il se pourrait en effet que les personnes les plus belles soient aussi les plus productives et que les différences de salaire reflètent des différences de productivité. Le problème est que cette hypothèse est impossible à tester dans la réalité, car il est difficile d'observer la productivité intrinsèque des individus. Mais l'économie expérimentale nous permet de tester précisément certaines hypothèses sur le lien entre beauté et monnaie, et le résultat est quelque peu surprenant.

Reprenons d'abord l'analyse de la corrélation entre beauté et salaire. Deux hypothèses s'affrontent. Soit les personnes belles sont aussi plus productives, et le différentiel salarial peut s´expliquer par un modèle classique d´offre et demande sur le marché du travail. Soit la beauté n´est pas du tout corrélée avec la productivité et le différentiel salarial est affaire de discrimination de la part des employeurs. Ceux-ci peuvent en effet préférer s´entourer tops models et être prêts à les payer plus cher pour cela (on parle alors de « taste based discrimination »). Ils peuvent encore croire que les tops models sont en moyenne plus productifs que les autres et les payer plus (on parle alors de « statistical discrimination »).

Pour montrer l'existence d´une discrimination, il faudrait pouvoir montrer que beauté et productivité ne sont pas corrélées. Or deux types d´arguments peuvent être avancés pour expliquer l'existence d´une telle corrélation.

Le différentiel de productivité peut tout d´abord être dû à la préférence des consommateurs pour les top models. Ainsi, un groupe d´économistes a réalisé une expérience (3) où différentes personnes étaient recrutées pour faire du porte à porte et demander de l´argent pour une cause charitable. Les résultats de l´étude montrent que les hommes donnent en moyenne beaucoup plus d´argent si c´est une jolie femme qui frappe à leur porte (la Croix-Rouge a d´ailleurs bien compris le mécanisme …). On peut noter au passage que les femmes ne varient pas leurs dons en fonction de la beauté de l´homme qui frappe à leur porte.

Si les consommateurs sont influencés par l´apparence physique des employés, on devrait donc effectivement observer un premium salarial pour la beauté, mais celui-ci devrait varier en fonction du type d´emploi. En effet, les personnes les plus belles devraient s´auto sélectionner dans les postes où les contacts avec la clientèle (ou avec les autres employés) sont importants et où elles sont donc plus productives.
Hamermesh et Biddle montrent que les personnes les plus belles ont en effet tendance à choisir des professions où l´apparence est importante, mais que cet effet d´auto sélection ne suffit pas à expliquer le différentiel de salaire entre les « princesses » et les « crapauds ». En effet, ce différentiel persiste même lorsque l´on contrôle pour l´effet de composition lié au type d´emploi occupé: pour chaque type de travail donné, la beauté permet toujours de gagner un peu plus.

Cependant, le premium pour la beauté peut aussi provenir de caractéristiques liées avec la beauté, non mesurées dans les enquêtes et donc non observées par les économètres mais qui seraient détectées par l´employeur lors de l´entretien d´embauche et qui auraient un impact positif sur la productivité. On peut en particulier penser au fait que la beauté est une caractéristique particulièrement importante dans la cour de l´école pendant l´enfance et l´adolescence et que les plus beaux du lycée ont acquis de l´assurance et des compétences « sociales » qui leur permettent ensuite de réussir mieux sur le marché du travail. L´étude de Persico et al. sur le lien entre taille et salaire (citée plus haut) suggère d´ailleurs que de tels mécanismes sont à l´œuvre. Les auteurs montrent en effet que c´est la taille à l´âge de 16 ans et non la taille adulte qui a un impact sur le salaire : avoir été parmi les plus petits de sa classe au lycée confère un salaire plus faible, même si on a grandi par la suite. Les auteurs suggèrent que la taille au lycée a un fort impact sur l´acquisition de compétences « sociales » : les plus petits au lycée participent en effet moins souvent aux clubs et activités sportives extrascolaires, et cette variable semble expliquer une partie du différentiel salarial lié à la taille. Les auteurs concluent que les employeurs ne discriminent pas directement sur la taille, mais que cette caractéristique physique observable est bel et bien corrélée à des caractéristiques valorisées sur le marché du travail, ce qui peut expliquer une grande partie des différentiels de salaire observés.

Mais en fait, l´étude précédente ne fait que reporter le problème sur les caractéristiques inobservables, et elle ne permet toujours pas de trancher sur l´existence d´une discrimination : en effet, on ne sait toujours pas si les caractéristiques inobservables ont un effet sur la productivité. On pourrait très bien imaginer qu´un employeur préfère embaucher ceux qui ont un tempérament de « winner » plutôt que des « losers », mais que la confiance en soi ne soit pas du tout corrélée avec la productivité.

Comme il est difficile de mesurer la productivité avec des données d´enquête, Markus Mobius et Tanya Rosenblat (4) ont eu l´idée de mener une expérience en reproduisant autant que possible les conditions du marché du travail, mais en contrôlant à la fois la productivité des « employés », leur beauté, ainsi que les caractéristiques connues par « l´employeur » au moment de fixer le salaire. Lors de l´expérience, les personnes qui jouent le rôle des employés doivent résoudre des jeux logiques très simples en un temps limité. Une première session test permet de déterminer leur productivité (le nombre de jeux résolus) et on leur demande aussi d´évaluer leur productivité pour la session suivante (ce qui donne une mesure de la confiance en soi des individus). Les personnes qui jouent le rôle de l´employeur doivent fixer le salaire de cinq employés, connaissant leur CV et leur productivité pendant la période test. En plus de ces informations, les employeurs sont répartis en cinq catégories : un groupe de contrôle, un groupe qui a des photos des futurs employés, un groupe qui réalise un entretien téléphonique avec les employés mais sans les voir, un quatrième qui a droit à la photo et à l´entretien téléphonique et un dernier qui réalise l´équivalent d´un vrai entretien d´embauche. Les résultats montrent d´une part que les personnes les plus belles ne sont pas plus productives que les autres pour résoudre des jeux logiques, mais qu´elles ont beaucoup plus confiance en elles (elles pensent qu´elles sont capables de résoudre plus de jeux que les autres). Ils montrent d´autre part que lorsque les employeurs ne voient ni n´entendent les personnes embauchées, ils n´attribuent pas un salaire élevé aux CV des plus beaux, mais que le biais envers la beauté réapparait dès que les employeurs ont l´occasion de voir ou d´entendre les futurs employés. Le fait que les employeurs sont prêts à payer plus les personnes belles après les avoir entendu parler et alors même qu'ils n'ont aucune information sur leurs caractéristiques physiques est un résultat surprenant. Il montre que les personnes belles transmettent des signaux qui font croire aux employeurs qu´elles sont plus productives que les autres personnes et que ces signaux ne passent pas uniquement par l´apparence physique. Une partie de l´effet tient à une plus grande confiance en soi des personnes plus avantagées par la nature, mais l'effet « beauté » persiste même après avoir pris en compte le niveau de confiance en soi. Finalement, dans cette expérience, le biais en faveur de la beauté ne vient clairement pas d´une plus grande productivité, mais il tient autant aux caractéristiques physiques qu´à des caractéristiques orales liées à la beauté mais inobservables !

Ces résultats montrent que les mécanismes de discrimination en fonction de la beauté existent, mais qu´ils sont relativement sophistiqués et qu´ils passent probablement en partie par des actes inconscients de la part des employés comme des employeurs. Ils suggèrent que certaines croyances et comportements se forment pendant l´enfance et l´adolescence (les sociologues diraient pendant la période de socialisation), qu´il sont en partie intériorisés par les personnes, et qu´ils influencent ensuite les comportements sur le marché du travail. Il est probable qu´il en soit de même pour les autres types de discrimination (en fonction du sexe, de la couleur de peau…Voir ce papier de Jeffrey Grogger pour une étude sur le différentiel de salaire en fonction de « l´identité raciale» de la voix). Cela rend la lutte contre la discrimination encore plus nécessaire mais aussi montre la nécessité de s´y prendre très tôt, bien avant l´entrée sur le marché du travail.

Notes :

(1) Hamermesh & Biddle, "Beauty and the Labor Market," American Economic Review, American Economic Association, vol. 84(5), 1994.

(2) Persico, Postlewaite and Silverman, “The Effect of Adolescent Experience on Labor Market Outcomes: The Case of Height”, Journal of Political Economy, 2004, vol. 112 (5).

(3) Landry, Lange, List, Price and Rupp, “Towards an understanding of the Economics of Charity: Evidence From a Field Experiment”, Quarterly Journal of Economics, MIT Press, vol. 121(2).

(4) Mobius & Rosenblat, “Why Beauty Matters”, American Economic Review, 2006, vol 96(1) .
_Gabrielle_

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vendredi 29 février 2008

La peur de la vente à perte : des mugs à la crise immobilière


Un vaste champ de l’économie a émergé durant les vingt dernières années, inspiré par la psychologie et motivé par des expériences remettant en cause certains fondements de la théorie économique. L’économie comportementale traque les anomalies, observations difficiles à rationaliser dans le cadre de l’économie traditionnelle et tente d’y apporter des réponses dans un cadre rénové.

I/ Une anomalie célèbre: l’effet dotation

Comme l’expliquent dans un article de 1991 le psychologue Kahneman et les économistes Ketsch et Thaler, trois acteurs majeurs de l’économie comportementale, l’économie fait l’hypothèse que les individus sont caractérisés par des préférences stables, bien définies et des comportements rationnels. Ces auteurs ont multiplié les expériences qui mettent à mal cette hypothèse et ont proposé une nouvelle théorie permettant de pallier ces déficiences. Une des plus célèbres expériences met à jour l’effet dotation (endowment effect), difficilement compréhensible avec les outils de l’économie classique.

L’expérience est simple. Les auteurs donnent de manière aléatoire des tasses (mugs) à des étudiants choisis au hasard. Chaque tasse a une valeur de cinq dollars et ce prix est connu de tous. Ils demandent ensuite à ces étudiants dotés d’une tasse le prix minimal auquel ils seraient prêts à vendre leur tasse. Ils posent une question similaire à un autre groupe d’étudiants qui lui n’a pas reçu de tasse : ils doivent indiquer la somme minimale d’argent qu’ils préféreraient accepter plutôt que la tasse. Les deux groupes font face au même choix entre une somme d’argent et la tasse. Chaque individu, ayant ses préférences propres, évalue de manière différente la tasse mais comme les tasses ont été distribuées au hasard, le groupe « avec tasse » ne diffère pas de celui « sans tasse ». Par conséquent les moyennes des évaluations dans chaque groupe ne devraient pas différer. Or un individu du premier groupe déclare être prêt à vendre sa tasse en moyenne pour 7 dollars, tandis qu’un individu du second groupe préfère toute somme d’argent supérieure à 3,50 dollars à la tasse. La seule différence entre les deux groupes est la possession de l’objet. Il y a donc un effet dotation : le simple fait de posséder la tasse modifie les préférences.

L’explication fait appel à deux notions. La première stipule que les individus évaluent leurs choix par rapport à un point de référence. Nous évaluons notre situation en termes relatifs plutôt qu’absolus. La perspective d’un revenu annuel de 20 000 euros est réjouissante pour quelqu’un avec un revenu de 10 000 euros, mais terrible pour celui avec un revenu de 100 000 euros. La deuxième notion est l’aversion aux pertes : la perte que nous ressentons face à une perte d’argent est beaucoup plus grande que le plaisir que nous avons face à un gain de même taille. Reprenons l’exemple de nos étudiants propriétaires de tasse. La situation « propriétaire de tasse » constitue le point de référence d’un individu du groupe « avec tasse ». Il doit évaluer la perte de cette tasse en termes monétaires. Dans l’autre groupe le point de référence est simplement l’état « sans tasse ». Il doit évaluer le gain de la tasse. L’aversion aux pertes implique que le propriétaire ressent plus durement la perte que l’autre ne ressent le gain. Il va donc réclamer un prix supérieur pour s’en séparer qu’un non-propriétaire n’est prêt à payer pour l’acquérir.

Ce genre d’expérience a été répliqué dans de nombreux environnements, avec des modalités variées et l’effet dotation a toujours été observé. Pour être complet et honnête il faut aussi mentionner ce récent article qui a semé le doute. Un résumé complet peut en être lu sur le blog du journal The Economist, mais en gros les auteurs montrent que les résultats tiennent à la manière dont les expériences sont menées et donc que leur lien avec la théorie n'est pas si évident.
Notons cependant que la théorie du point de référence et de l’aversion aux pertes repose sur bien plus que les expériences mesurant l’effet dotation. L’émergence de l’économie comportementale a engendré des discussions passionnées, avec des défenseurs zélés, un prix Nobel, et des adversaires acharnés. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat pour mieux expliquer un champ d’application de la théorie.

II/Application au marché du logement

Le lecteur peu soucieux des discussions sur les fondements de la théorie économique trouvera en effet peut-être qu’une expérience avec des tasses à 5 dollars a une portée plutôt limitée. Cependant remplaçons la tasse par une maison et essayons de comprendre les conséquences du point de référence et de l’aversion aux pertes sur le marché du logement. Tout d’abord on se convaincra aisément que le point de référence pour un vendeur est fortement influencé par le prix auquel il a acheté son bien. L’aversion aux pertes nous apprend que le vendeur sera fortement réticent à vendre sa maison en dessous de son prix d’achat. En période de prix immobiliers faibles, on observera donc moins de ventes, alors que « rationnellement » il n’y a pas de raisons à cela. Si les prix étaient déterminés uniquement par les caractéristiques du bien et l’état du marché alors un individu devrait accepter de vendre sa maison à un prix plus bas que le prix d’achat puisqu’il pourra racheter une maison de même qualité à ce prix de vente. L’aversion aux pertes introduit une dimension supplémentaire qui pousse les propriétaires à ne pas vendre leur bien à perte. David Genesove et Christopher Mayer ont confirmé cet effet dans un article. Ils observent que les vendeurs qui ont acheté au-dessus du prix de marché actuel demandent des prix de vente plus élevés, vendent en effet à des prix plus élevés mais au prix d’une attente plus longue. Ceci explique la forte corrélation entre volume de ventes et prix du marché immobilier. L’aversion aux pertes influence donc considérablement le marché et réduit la mobilité des personnes. Elle implique qu’en période de crise immobilière le marché du logement ne fonctionne pas très bien et que les acheteurs auront sûrement du mal à trouver des propriétaires prêts à vendre à perte, quand bien même ils pourraient racheter un bien similaire. De quoi limiter l’enthousiasme de ceux qui parient sur une crise immobilière pour acheter.
_Emmanuel_

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