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mardi 20 novembre 2007

Max Weber revisited


Un article récent venu de chez nos cousins Germains nous offre un intéressant retour sur la thèse centrale de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Une énième critique d’un grand classique déjà surabondamment commenté ? Pas tout à fait : l’intérêt de la démarche des auteurs tient au fait qu’ils testent empiriquement, sur des données d’époque, les mécanismes avancés par Weber dans cet ouvrage.

Armés d’impressionnantes données collectées par l’administration prussienne a la fin du XIXe siècle, Sascha Becker et Ludger Woessmann, chercheurs au Center for Economic Studies de Munich, reviennent sur la nature du lien entre protestantisme et prospérité économique esquissé par Weber : là où Weber attribue cette plus grande prospérité à un ethos protestant libérant l’accumulation des richesses par le travail en faisant de la réussite économique un signe d’élection divine, les auteurs trouvent dans les données de quoi soutenir une autre explication, qui se fonde sur une accumulation de capital humain plus importante chez les protestants. Celle-ci s’expliquerait par un élément-clé de la Reforme luthérienne : afin que chacun puisse lire les Evangiles, traduits en langue allemande, Luther recommande explicitement, en 1520, que l’ensemble des villes se dotent d’écoles élémentaires. Si la motivation de cette alphabétisation est uniquement religieuse, ses effets, eux, débordent sur la sphère économique – à concurrence de la proportion de protestants dans la localité. Les auteurs montrent sur la base de données chiffrées que c’est bien cette alphabétisation plus importante et plus précoce chez les protestants qui est à l’origine de leur plus grande prospérité économique, telle qu’observée par Weber à la fin du XIXe siècle.

L’écriture de l’ouvrage elle-même est née d’une constatation empirique : dans la Prusse du XIXe siècle, Weber observe que les protestants (qui représentaient environ deux tiers de la population en 1871, contre un tiers de catholiques) semblent jouir d’une plus grande prospérité économique. Le premier intérêt du travail de Becker et Woessmann est donc de fournir des éléments factuels sur cette relation. En effet, ce lien ne va pas de soi : la littérature qui s’est depuis intéressée à la relation entre protestantisme et prospérité économique peine à établir de manière convaincante l’existence d’un lien univoque. Il y a toutes les raisons de douter de bon nombre de ces études, qui pour la plupart se contentent de simples comparaisons entre pays : les différences de religion se mêlent alors a un certain nombre de spécificités nationales, si bien qu'il est difficile d'identifier ce qui provient de la religion en elle même et ce qui provient d'autres caractéristiques variant de pays à pays et pouvant être corrélées à la religion (institutions, géographie, etc.). Les auteurs disposent ici de données de recensement définies au niveau des « cantons » prussiens (Kreise) et qui indiquent l’affiliation religieuse, le niveau d’éducation et de nombreuses autres variables démographiques et économiques - données d'une qualité particulièrement impressionnante pour l’époque… En se concentrant sur les données issues du recensement à l’intérieur d’un même pays, les auteurs confirment ainsi l’observation de Weber : a la fin du XIXe siècle, une plus forte proportion de Protestants dans un canton est synonyme de revenus plus élevés, et d’un développement plus avancé du secteur manufacturier. Mais si les données confirment le fait que le protestantisme est associé à une plus grande prospérité économique, elles montrent que les cantons à forte majorité de protestants bénéficient également d’une alphabétisation significativement plus élevée.

Le second et principal intérêt de cette étude est donc de proposer une explication alternative à celle de Weber quant à la raison pour laquelle le protestantisme est, à la fin du XIXe siècle, synonyme de plus grande prospérité économique. La Réforme implique, pour des raisons purement religieuses à l’origine, une augmentation de l’alphabétisation. Les figures 2 et 4 issues de l’article et reproduites ci-dessous illustrent graphiquement cette relation.

D'abord, la répartition géographique du protestantisme en Prusse à la fin du XIXe :


Ensuite, la répartition du niveau d'alphabétisation à la même époque :


La figure 3 montre quant elle le revenu moyen individuel par canton, indicateur de prospérité économique utilisé par les auteurs (au même titre que la part du secteur manufacturier dans l’économie, non reporté ici, qui mesure de manière indirecte le degré de développement du capitalisme moderne) :


La question statistique centrale est de déterminer à quel point ces différences de niveau d’éducation induites par la Réforme sont à même d’expliquer les différences de prospérité économique entre cantons. Les résultats de leurs estimations utilisant des données administratives sur l’affiliation religieuse, l’instruction et la situation économique à la fin du XIXe siècle, indiquent que les différences de niveau d’éducation entre protestants et catholiques expliquent l’intégralité des différences économiques (1). Une fois le niveau d’éducation pris en compte, l’affiliation religieuse n’a donc statistiquement plus aucun effet propre. Pour le dire autrement, ce n’est ainsi pas le fait d’être protestant en soi qui explique ces meilleurs résultats économiques, mais le fait qu’être protestant en Prusse à la fin du XIXe siècle va de pair, en moyenne, avec le fait d’avoir bénéficie d’un niveau d’éducation supérieur…

NOTE :

(1) L'hypothèse faite ici est que la Réforme survient dans un lieu donné de manière indépendante des conditions économiques et du niveau d’éducation. Si à l’inverse la probabilité de devenir protestant, qui à son tour conditionne le niveau d’alphabétisation, dépend d’une manière ou d’une autre de variables économiques locales, alors les estimations évoquées ci-dessus sont biaisées. Les auteurs traitent ce problème explicitement en utilisant le fait que la Réforme se diffuse en cercles concentriques autour de Wittenberg, la ville de Saxe-Anhalt ou Luther affiche ses 95 thèses contre les indulgences en 1517 – la distance à Wittenberg est alors utilisée comme un instrument. Il faut noter par ailleurs que les citoyens allemands n’avaient alors pas la liberté de culte – ce sont les princes qui choisissaient la religion de leurs sujets, selon le principe « Cujus regio, ejus religio ».
_Mathieu_

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jeudi 4 octobre 2007

Size matters : le ministre et la taille des classes


Xavier Darcos prononçait le 29 août son premier discours de rentrée en tant que ministre de l'Education nationale. Exercice assez convenu, où il importe d'imposer son style et d'annoncer les priorités de l'année, tout en n'en disant pas trop, mais en disant quelque chose quand même. Périlleux, donc, surtout en cette année postélectorale, le candidat Sarkozy n'ayant pas été avare de vues tranchées sur les questions de politique éducative.

Si l'on s'attend légitimement à ce que l'exercice soit parfaitement maîtrisé, c'est évidemment là où il l'est un peu moins qu'il se révèle intéressant. Ainsi lorsque le ministre, évoquant les conséquences pour certains établissements de l'augmentation du nombre de dérogations à la carte scolaire, précise (c'est moi qui souligne) :

« Comme je l'avais annoncé, les établissements qui perdent des élèves conservent cette année les moyens dont ils disposaient précédemment. J'ai demandé aux chefs d'établissement de consacrer ces moyens non pas à la réduction du nombre d'élèves par classe, dont on sait qu'elle est sans effet sur les résultats des élèves, mais à l'amélioration de leur projet d'établissement et au renforcement des actions pédagogiques en direction des élèves. Moins nombreux, mieux encadrés, les élèves de ces établissements devraient ainsi renouer avec la réussite scolaire et rendre à leur établissement son attractivité perdue. »

On peut s'amuser de la contradiction : la réduction du nombre d'élèves par classe est sans effet sur les résultats, mais moins nombreux, ils réussiront mieux. En fait, loin d'être fortuit, le caractère paradoxal de cette phrase vient de ce que ce retrouvent juxtaposés deux niveaux de discours, qui suggèrent des conclusions opposées : un « bon sens » qui pousse chacun, y compris le ministre, à penser que l'on réussit mieux à 15 par classe qu'à 40, et les résultats de nombreuses recherches tendant à appuyer l'idée d’une absence d'effet de la taille des classes sur la réussite scolaire. L'intuition contre la science? C'est un peu plus compliqué que cela, évidemment. Car l’impact de la taille des classes – et des ressources financières en général – est précisément un des domaines où de nouvelles méthodes empiriques sont récemment venues apporter des résultats convaincants, qui viennent assez largement contredire le scepticisme ambiant quant a l’efficacité de politiques ciblées de réduction de la taille des classes que semble reprendre a son compte le ministre dans la première partie de sa phrase. Le fond du sujet a fréquemment été évoqué dans un passé récent, y compris lors de la récente campagne présidentielle. Pour autant – et en s’excusant auprès des lecteurs familiers de ces problématiques – ce genre d’interventions montre qu’il ne semble pas inutile d'y revenir.

Taille des classes et réussite scolaire, le retour

Quelques jours auparavant, dans un chat accordé au journal Le Monde, le ministre se trouvait invité à répondre à la question suivante : « Avez-vous conscience que l'effectif d'une classe est un des facteurs qui conditionnent la motivation des élèves et des enseignants ? ». Réponse du ministre : « Ce que je sais, c'est qu'il y a une corrélation entre le nombre d'élève et le travail en classe, mais que ce n'est pas le seul critère de réussite ». La question est bien entendu de savoir si derrière cette corrélation se cache une causalité. Car s'il existe effectivement une corrélation entre les résultats scolaires des élèves et la taille de leur classe, le fait est qu'elle va dans le sens inverse de ce que pourrait suggérer l’intuition : les élèves qui sont scolarisés dans les classes les plus chargées sont ceux qui ont les meilleurs résultats. D'où la grande difficulté à évaluer rigoureusement l'impact de la taille de la classe fréquentée sur les résultats scolaires.

Le fait de fréquenter une classe peu chargée est ainsi très corrélé avec les caractéristiques des élèves. Pour le dire autrement, les élèves des grandes classes ne sont, en moyenne, pas les mêmes que ceux des petites classes, et ils ont en moyenne des caractéristiques plus favorables à la réussite scolaire. Ainsi en troisième, seuls 39% des élèves scolarisés dans les « petites » classes (23 élèves ou moins) sont d'origine sociale favorisée, contre près de 58% de ceux qui fréquentent des classes chargées (28 élèves ou plus). Ces différences, considérables, ont bien entendu une traduction directe en terme de niveau scolaire : ces mêmes élèves des petites classes de troisième avaient en moyenne obtenu un score de 65 points (sur 100) aux évaluations passées en début de sixième, contre un score de 73,5 points pour les élèves des grandes classes.

La comparaison directe des résultats des élèves des petites et des grandes classes mène donc immanquablement à des résultats biaisés, les élèves n'étant tout simplement pas comparables. En disposant de données de bonne qualité, il est possible de prendre en compte certaines des différences observables entre ces élèves (par exemple, la catégorie socioprofessionnelle ou le niveau d'éducation de leurs parents, leur passé scolaire, les différences de contexte de scolarisation...). Mais dans la mesure où il est impossible d'observer statistiquement l'ensemble des variables pertinentes pour la réussite scolaire des élèves, il subsiste toujours un biais statistique important. Et ce biais tend à réduire l'impact estimé de la taille des classes.

Il y a pour l’essentiel deux façons de sortir de ce problème :
  • La première consiste à mettre en place des expériences contrôlées, où des élèves comparables sont placés dans des classes de tailles différentes, de sorte que si l’expérience est bien menée, il devientpossible d’observer de manière directe l'impact de la taille des classes sur la réussite et le destin scolaire des élèves concernés, en comparant les résultats des élèves des deux groupes. Diverses expériences de cet ordre ont été mise en place. La plus convaincante, le projet STAR, a été mené dans les années 1980 dans le Tennessee, et son ampleur (l'expérience portait sur près de 12000 élèves) a permis d'en tirer des conclusions solides. L'analyse, plus récente, des données fournies par cette expérience a conduit l’économiste Alan Krueger à montrer que non seulement l'impact sur les résultats d'une taille de classe réduite était important, mais en outre qu'il était durable. Autre élément d'importance, l'impact estimé est plus fort pour les élèves des minorités ethniques ainsi que pour les plus pauvres d'entre eux, que pour les élèves les plus favorisés.
  • Une seconde piste consiste à identifier, dans un contexte institutionnel donné, des phénomènes qui ne sont pas liées aux caractéristiques individuelles des élèves mais qui les amènent à fréquenter des classes de taille différente. Dans un langage plus académique, il s'agit d'isoler une source de variation exogène de la taille des classes, qui peut être utilisée comme une « expérience naturelle » pour déterminer l'effet causal de la taille de classe fréquentée. Une méthode en particulier est devenue emblématique de cette approche et a depuis engendré une descendance fournie. Dans un article publié en 1999 dans le Quarterly Journal of Economics, Joshua Angrist et Victor Lavy utilisent une règle édictée par le théologien et philosophe juif Maïmonide selon laquelle une classe ne doit pas compter plus de quarante élèves. Les auteurs exploitent le fait que cette règle édictée au XIIe siècle est toujours appliquée de manière stricte dans les écoles israéliennes. Ainsi dans une école donnée, selon que l'effectif total d'un niveau est de 40 ou de 42 élèves, la taille de classe que connaitront les élèves sera respectivement de 40 ou de 21 élèves. Cette règle induit des variations de la taille de classes qui n'ont rien à voir avec les caractéristiques des élèves, et qui permettent d'isoler l'effet propre de la taille des classes, puisque des élèves comparables sont confrontés à des tailles de classe différentes selon les hasards de la démographie locale. De nombreuses autres stratégies empiriques ont été utilisées, en prenant avantage de l'existence de particularités institutionnelles plus ou moins similaires.
Mais revenons au cas français. Jusque très récemment, les rares études existantes pour la France concluaient pour la plupart à une absence d'effet. Un rapport remis au Haut Conseil à l'Evaluation de l'Ecole (qui a cessé ses activités fin 2005) en 2001 dressait sur la base d'une revue – certes plutôt incomplète – de la littérature existante un constat extrêmement sceptique quant à l'existence d'un effet important. Or les travaux plus récents (celui-ci, celui-là, ou encore celui-là), appliquant des méthodes qui traitent explicitement les biais évoqués ci-dessus (1), mal pris en compte par nombre d'études antérieures, apparaissent remarquablement cohérents et permettent de dresser, dans le cas français, un tableau très différent : la taille des classes a un impact important sur les jeunes élèves, il est particulièrement fort en début de primaire. Quantitativement plus réduit, cet effet reste significatif au collège et tend à disparaître au lycée. Le second résultat remarquable, et que l'on retrouve manière cohérente dans la littérature internationale, est les enfants des milieux les plus modestes sont ceux dont les résultats sont les plus sensibles à la taille des classes : ils seraient donc les principaux bénéficiaires d'une réduction du nombre d'élèves par classe.

Il ne s'agit pas de présenter le débat plus général sur l'impact des ressources financières sur la performance scolaire comme tranché : il ne l'est pas, et la littérature internationale présente des analyses tout aussi sérieuses, qui concluent quant à elles à l'absence d'effet. Pour autant, les travaux les plus convaincants dans le cas français sont assez cohérents pour qu'il soit difficile d'affirmer sans autre forme de procès que le nombre d'élèves par classe est sans effet sur la réussite scolaire. Il ne s’agit pas non plus de prôner de manière inconsidérée de nouvelles baisses de la taille des classes, la mesure étant extrêmement coûteuse. Le débat quant aux politiques à mener va bien au-delà de la simple estimation des effets de la taille des classes sur la réussite scolaire, il nécessite de définir clairement les objectifs poursuivis et d’évaluer scrupuleusement les coûts correspondants aux bénéfices attendus. Il n'est question ici que de l'estimation empirique de cet effet, question qui s’est récemment vue apporter des réponses claires. Il semble malheureusement que dans ce débat-là, au moins, les économistes manquent de pédagogie dans la diffusion leurs résultats...

NOTES :
(1) Des seuils comparables, bien que moins élevés, à ceux évoqués plus hauts existent également en France. Ils restent implicites et peuvent varier selon les académies et les caractéristiques des établissements (ainsi le seuil sera plus bas dans les établissements situés en ZEP) mais peuvent être utilisés d'une manière similaire à ceux existant en Israël.
_Mathieu_

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jeudi 12 juillet 2007

La ségrégation sociale dans les écoles françaises : le grand fossé ?


Il est des questions qui provoquent des débats interminables et dont on a l’impression que personne ne souhaite les trancher un jour. Les discussions autour de la mixité sociale dans les écoles françaises semblent faire partie de celles-là. Une des raisons évoquées pour motiver l'assouplissement de la sectorisation scolaire, largement évoqué ici, était la supposée incapacité de la carte scolaire à garantir la mixité sociale dans les établissements scolaires. Quelques chiffres suffisent à de nombreux commentateurs pour dresser le tableau d'un "apartheid scolaire" ou d'une ghettoïsation massive, évoquant souvent un paradis perdu de mixité sociale, dont on peut légitimement se demander où et quand il a bien pu exister. Que sait-on au juste sur le niveau de cette ségrégation sociale dans les établissements scolaires français ?

La préoccupation pour la mixité sociale dans les écoles n’est pas nouvelle. On ne compte plus les rapports publics, les colloques et autres analyses de chercheurs sur le sujet. A vrai dire, rares sont les contributions au débat sur l’éducation qui ne s'intéressent pas à cette question, en l'inscrivant dans la problématique de la recherche de l'égalité des chances réelle à l'école. La question de la mixité sociale dans les écoles semble donc centrale dans la façon dont s’articule le débat sur l’éducation en France.

Ces travaux permettent d’illustrer de manière souvent spectaculaire le supposé manque de mixité sociale des écoles françaises. Marie Duru-Bellat, par exemple, avance le fait qu'alors que la part des élèves d'origine défavorisée est d’environ 44 % au niveau national, les 10 % des collèges les plus huppés accueillent 22,2 % d'élèves d'origine défavorisée, tandis que les 10 % des collèges les moins huppés en accueillent au moins 68 %. Dans une étude largement commentée portant sur la ségrégation ethnique dans les collèges de l'académie de Bordeaux, le sociologue Georges Felouzis montrait que 10% des collèges bordelais scolarisent plus de 40% des élèves immigrés ou "issus de l'immigration" :


Ces chiffres sont évidemment parlants. Ils illustrent de manière spectaculaire le fait que la situation réelle des écoles françaises dévie considérablement d’un idéal de mixité sociale parfaite.

Pour autant, il est surprenant de constater que l’état des connaissances sur la question permet difficilement de répondre à quelques questions simples : ce niveau doit-il être considéré comme élevé ? La mixité sociale a-t-elle eu tendance à augmenter ou à diminuer sur la période récente? Pour y répondre, il est impératif de construire une mesure plus complète et moins ponctuelle de la ségrégtion sociale en milieu scolaire. Alors qu’une vaste littérature internationale s’est développée depuis plusieurs décennies, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, sur la difficile question de la mesure du niveau de ségrégation, le nombre d’études permettant d’apporter des éléments de réponse convaincants à ces questions, en France, est remarquablement faible. En fait, alors qu’on parle souvent de ségrégation scolaire, il semble qu'on n’ait jamais vraiment pris le soin de la mesurer de manière convaincante et systématique.

Savoir si ce niveau est élevé nécessite de réfléchir non par rapport à une illusoire mixité parfaite que chacun a en tête lorsqu’il prend connaissance des chiffres évoqués plus haut, mais en cherchant ailleurs une situation de référence. Celle-ci peut être trouvée en comparant la situation actuelle avec le passé, ou en se référant à d’autres systèmes scolaires (avec les limites que cet exercice comporte). En l'absence de séries longues cohérentes sur la composition sociale des établissements scolaires, peu d’éléments permettent de documenter de manière détaillée l’évolution du niveau de ségrégation dans les écoles françaises sur longue période. Ce manque de profondeur historique dans de nombreux travaux s’explique pour part par l’absence de données adéquates et par la difficulté d’accès à ces données.

Une autre façon de porter un jugement sur le niveau de ségrégation dans les écoles françaises est de comparer ce niveau de ségrégation avec celui que connaissent d'autres pays de niveau de développement comparable, avec toutes les limites qu'un tel exercice comporte. Une étude récente permet d’apporter une première réponse, nécessairement incomplète, à cette question. L'objet et la précision de cette étude sont limités par la nature des données : issues de l’enquête PISA, qui concerne les enfants âgés de 15 ans dans 27 pays de l’OCDE, elles ne concernent que les enfants scolarisés dans les collèges français et dans leurs équivalents étrangers. On ne peut donc pas exclure que la même mesure de ségrégation prise à un moment différent de la scolarité (dans l’enseignement primaire, par exemple) produise un classement différent. Ainsi les pays ayant mis en place une orientation précoce des élèves vers les filières techniques ou professionnelles, comme l’Allemagne, voient mécaniquement le niveau de ségrégation ainsi mesuré augmenter, dès lors que cette orientation tend à concentrer dans les mêmes établissements des élèves de milieu social similaire.

Malgré ses limites, cette étude est l'une des seules du genre, et fournit des informations importantes. Globalement, les collèges français apparaissent comme présentant un degré de ségrégation sociale assez élevé, mais qui reste dans une position intermédiaire par rapport aux pays développés. Le niveau de ségrégation sociale est ici mesuré à l'aide de plusieurs indices, qui présentent les avantages et les inconvénients d'une mesure très agrégée. Le premier indice - l'indice de dissimilarité - s'interprète comme le pourcentage d'élèves d'origine défavorisée qui devraient changer d'école pour atteindre une situation de mixité sociale parfaite.


La France n'appartient pas au groupe des pays qui présentent les plus faibles niveaux de ségrégation et qui comprend pour l'essentiel les pays du Nord de l'Europe ainsi que le Japon. Elle n'appartient pas non plus au groupe des pays les plus ségrégués : l'Allemagne, l'Autriche ou la Belgique présentent des indices de ségrégation sensiblement supérieurs à la France. Au final, le système scolaire qui présente le niveau de ségrégation le plus comparable à la France est… l'Angleterre, dont le système scolaire est pourtant organisé de manière radicalement différente (sectorisation souple, grande différenciation des écoles dans leur statut et mode de gouvernance, existence d’écoles publiques sélectionnant leurs élèves, d'écoles publiques religieuses etc…).

Par ailleurs et contrairement à une idée reçue, le niveau de ségrégation entre établissements apparaît en moyenne moins élevé aux Etats-Unis qu’en France (ce qui n’exclut pas qu’il existe aux Etats-Unis des « ghettos de riches » ou des « ghettos de pauvres » plus ségrégués que leurs équivalents en France – le fait de recourir à des moyennes masque par construction ce genre d’information). Le second indice utilisé par les auteurs, l’indice de Hutchens (dont je vous épargnerai ici l’exposé des propriétés axiomatiques) produit un classement légèrement différent entre pays, mais confirme le constat établi précédemment.

Une autre information importante est que ce degré de ségrégation relativement élevé dans les collèges français n’est pas le fait des établissements privés. La grande majorité de la ségrégation sociale observée s’explique par des différences entre établissements publics et entre établissements privés respectivement, non par une différence entre établissements publics et privés pris en bloc.

Cette étude comporte un certain nombre de limites du fait de la méthode employée. Par ailleurs, si les comparaisons entre pays sont éclairantes, elles permettent difficilement d'appréhender de manière convaincante les causes du niveau de ségrégation observé. Le niveau de ségrégation sociale dans les écoles dépend essentiellement de trois facteurs :
1/ L’école étant un bien public local, elle dépend avant tout de l’endroit où habitent les ménages de différents milieux sociaux, et donc du niveau de ségrégation résidentielle. Mais ce n’est bien entendu pas une correspondance parfaite.
2/ Au-delà, elle dépend de la façon dont les parents de différents milieux sociaux choisissent l’école de leurs enfants, que ce choix soit prévu explicitement entre établissements publics ou qu’il soit le fait de recours au secteur privé ou de contournement de la carte scolaire.
3/ Le niveau de ségrégation scolaire dépend enfin de la latitude qu’ont les établissements pour choisir leurs élèves et de la façon dont cette sélection affecte les enfants de milieux sociaux différents.

Chaque politique publique modifiant un de ces trois paramètres a potentiellement un impact sur la mixité sociale dans les écoles. Pour reprendre le plaidoyer d'Ecopublix en faveur de l’évaluation des politiques publiques, le débat autour de la mixité sociale dans les écoles gagnerait beaucoup à s'appuyer sur la mise en place d'un éventail de mesures du niveau de ségrégation dans les établissements.

Si l’un des objectifs de la réforme de la sectorisation scolaire qui est débattue aujourd’hui est de promouvoir la mixité sociale à l'école, il serait bon de mettre en place les conditions d'une évaluation de ses effets. La réforme du système éducatif anglais, qui date de 1988, fait ainsi aujourd'hui l'objet d'intenses polémiques quant à la mesure de ses effets sur le niveau de ségrégation dans établissements scolaires. Cette évaluation ouverte permet à la discussion, si elle est particulièrement vive, de s'établir sur la base d'éléments factuels précis, où les croyances des uns et des autres peuvent se voir opposer des arguments objectifs, et non uniquement sur des présupposés idéologiques qu'aucun fait ne pourra venir démentir.

_Mathieu_

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