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jeudi 26 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? La priorité est ailleurs (3/3)


Le précédent post a montré que les coûts de distribution et des coûts sociaux associés à l’ouverture des commerces du dimanche pourraient sérieusement limiter les bénéfices économiques de cette réforme. Mais ils le principal obstacle est ailleurs et trouve son origine dans le défaut de concurrence qui caractérise le commerce de détail en France. Dans un contexte peu concurrentiel, on peut craindre en effet que l'avantage économique que les consommateurs pourraient trouver à faire davantage leurs courses dans les grandes surfaces soit réduit à néant : les marges réalisées par les enseignes de la grande distribution n’étant pas menacées par l’émergence de nouveaux concurrents, le surcroît de demande suscité par l’ouverture dominicale des commerces risque d’être absorbé par une hausse des prix supérieure à l’augmentation des coûts de distribution. Elargir les possibilités d’ouverture dominicale des commerces sans résoudre ce problème de concurrence, ce n’est pas un peu mettre la charrue avant les bœufs ?

Un manque de concurrence au nom de la protection du petit commerce

Le défaut de concurrence dans le secteur du commerce de détail en France trouve son origine dans une série de dispositions légales adoptées depuis le milieu des années 1970 dont on trouvera une bonne analyse économique dans cet article signé Allain et Chambolle. Ces lois imposent aux acteurs du secteur deux types de règles étroitement liées : des règles de comportement (relations entre fournisseurs et distributeurs) et des règles de structure (contrôle des concentrations et régulation des implantations commerciales).

1/ La loi Galland : votée en 1996 pour modifier l’ordonnance de 1986 qui posa les jalons du droit de la concurrence en France, cette loi réglemente les relations entre les distributeurs et les fournisseurs dans le but de protéger ces derniers ainsi que les petits commerçants. Au moment du vote de la loi, l’objectif clairement affiché était de rétablir la « loyauté et l’équilibre des relations commerciales » face à la puissance d’achat croissante des enseignes de la grande distribution. Les petits commerçants reprochaient aux grandes surfaces de pratiquer des « prix prédateurs » en vendant certains produits à des prix excessivement bas afin d’éliminer du marché les distributeurs indépendants. Les fournisseurs se plaignaient quant à eux de la concurrence intense que se livraient les distributeurs et qui les conduisait à pratiquer des prix très bas, voire à revendre certains produits à perte (notamment pour les produits dits « d’appel »), ce qui pouvait nuire à l’image de marque de certains produit tout en désorganisant la chaîne d’approvisionnement. Pour répondre à ces préoccupations, la loi Galland a mis en place deux garde-fous : la transparence tarifaire et une définition plus stricte de l’interdiction de la vente à perte. La transparence tarifaire impose aux fournisseurs d’appliquer les mêmes conditions générales de vente à tous les distributeurs (qu’ils soient gros ou petits). Avant la loi, les fournisseurs consentaient généralement des ristournes aux gros distributeurs, ce qui permettait à ces derniers d’alléger leur facture au moment de l’achat et de vendre ces produits moins cher que dans le petit commerce. Pour combattre cette pratique, la loi Galland a interdit aux grandes surfaces de répercuter dans le prix de vente aux consommateurs les ristournes et les rémunérations de prestation commerciales qu’elles reçoivent de leurs fournisseurs (les fameuses « marges arrières »). Dans le nouveau système, les petits commerçants comme les grandes surfaces achètent leurs produits auprès des fournisseurs au même prix, qui correspond au seuil de revente à perte. Les uns comme les autres vendent ces produits en magasin pour un prix public plus élevé et l’écart entre le prix public de vente et le prix d’achat définit la « marge avant » qu’empochent les distributeurs. En plus de cette « marge avant », les gros distributeurs empochent une « marge arrière » car ils reçoivent après coup de leurs fournisseurs des ristournes pour rémunérer leurs prestations commerciales (positionnement du produit sur les rayons, prospectus, etc.), ce qui réduit le prix effectif d’achat par rapport au prix d’achat facturé. Mais ces « marges arrières » ne peuvent être prises en compte dans le calcul du seuil de revente à perte, si bien que le prix public de vente ne peut dépasser le prix d’achat initialement facturé. La décomposition (simplifiée) du prix de vente d’un produit vendu en grande surface qui découle de ce système peut être schématisée ainsi :


2/ La loi Royer : votée en 1973, cette loi de défense du petit commerce oblige les projets de création de commerces de plus de 1000 m² dans une commune de moins de 40000 habitants et de plus 1500 m² au-delà, à demander une autorisation spéciale auprès d’une Commission départementale d'urbanisme commercial pour s'implanter ou s'agrandir, avant même de déposer un permis de construire. Les représentants du petit commerce étant largement représentés dans ces commissions, la loi Royer a eu pour effet de restreindre considérablement l’implantation des hypermarchés et, du coup, à réduire la concurrence dans le secteur de la grande distribution.

3/ La loi Raffarin : votée en 1996 sous l’égide du « phénix du Poitou », cette loi a rendu plus contraignant encore le régime d’autorisation des implantations commerciales, en abaissant à 300 m² le seuil à partir duquel les Commissions départementales doivent être saisies. Destinée principalement à freiner l’implantation en France des magasins de « Hard discount » venus d’Allemagne, la loi Raffarin a eut pour effet de renforcer les barrières à l’entrée pour les moyennes et grandes surfaces, tout en créant une convergence d’intérêt entre les petits commerçants et les grandes chaînes de distribution françaises, trop heureux d’être ainsi mis à l’abri de la concurrence étrangère sur le territoire français.

… aux conséquences économiques particulièrement néfastes

Les conséquences économiques négatives de ces lois de protection du petit commerce ont été abondamment documentées.

Les effets pervers de la réglementation des relations entre fournisseurs et distributeurs par la loi Galland sont apparus peu après sa mise en application. On a effectivement constaté que loin de renforcer la position fournisseurs et des petits commerçants par rapport aux grands distributeurs, le durcissement de l’interdiction de la revente à perte a plutôt eu tendance à renforcer la dépendance économique des premiers et d’exposer les seconds à des formes nouvelles de concurrence, face auxquelles ils étaient mal armés.

L’alignement des conditions de facturation a conduit les gros distributeurs à axer toute leur stratégie de négociation sur les marges arrières, puisque ces dernières sont « garanties » (le prix de vente ne pouvant descendre en dessous du prix facturé par le fournisseur) alors que la marge avant est plus incertaine dans la mesure où elle dépend du prix public de vente qui varie lui-même avec la demande des consommateurs. Depuis l’entrée en vigueur de la loi Galland, les marges arrières n’ont cessé d’augmenter au point d’atteindre en moyenne près de 35% du prix d’achat des produits, ce qui représente un cas unique en Europe. Dans un contexte de forte concentration des enseignes de la grande distribution (le secteur étant dominé par sept grands groupes), le rapport de force s’est clairement déplacé en faveur des gros distributeurs, qui n’ont pas eu trop de mal à imposer à leurs fournisseurs de leur consentir des rétro-commissions de plus en plus importantes pour des services parfois fictifs. En outre, les fournisseurs ont dû faire face au développement des marques de distributeurs (par exemple, la Marque Repère des centres Leclerc). Ces dernières ont été lancées par les grandes enseignes de distribution afin de contourner les contraintes imposées par la loi Galland : le prix d’achat des produits « maison » étant fixé directement par les distributeurs, les marques de distributeurs sont devenues des armes de dissuasion efficaces contre les fournisseurs peu coopératifs.

Le commerce de proximité n’a pas été davantage protégé par la loi. En effet, l’interdiction de la revente à perte était assortie d’une exception destinée initialement à profiter aux petits commerçants indépendants : le « droit d’alignement » permettait aux magasins alimentaires de moins de 300 mètres carrés et non alimentaires de moins de 1000 mètres carrés de vendre un produit à perte pour s’aligner sur les tarifs d’un concurrent direct (en général une grande surface) situé dans une même zone de chalandise. Le problème est que pour bénéficier du même avantage, les gros distributeurs se sont mis à ouvrir en centre ville de nombreux magasins occupant une surface inférieure à cette limite mais bénéficiant d’une forte puissance d’achat grâce aux centrales d’achat auxquelles ils sont affiliés. Le résultat de cette nouvelle forme de concurrence est que la loi s’est finalement retournée contre ceux qu’elle était censée protéger.

Non seulement la loi Galland n’a pas permis de rééquilibrer les relations entre fournisseurs et distributeurs, pas plus qu'entre petits et gros distributeurs, mais elle a également eu des conséquences inflationnistes particulièrement dommageables pour le pouvoir d’achat des consommateurs. En imposant un prix minimum de revente, cette loi a nivelé les prix pratiqués en France tout en empêchant au mécanisme de concurrence par les prix de venir modérer les marges réalisées par les distributeurs. Immédiatement après l’entrée en vigueur de la loi, un grand nombre de biens jusqu’alors vendus à perte pour attirer les clients dans un point de vente ont vu leur prix augmenter brutalement. Par ailleurs, l’interdiction de la revente à perte a facilité l’adoption de pratiques non-concurrentielles par un certain nombre de fournisseurs, notamment sous la forme des « prix de revente imposés ». Alors que cette pratique est normalement prohibée par le droit de la concurrence, elle a été abondamment utilisée par les fournisseurs soucieux de protéger l'image de leur marque en facturant leurs produits à des prix excessivement élevés. Parce qu’ils n’ont pas le droit de vendre à perte, les distributeurs sont tenus de respecter ce prix minimum imposé mais exigent d’être compensés par de juteuses marges arrières. Au final, tout le monde s’y retrouve… sauf le consommateur !

Les règles qui gouvernent les relations entre fournisseurs et distributeurs n’auraient pas eu de tels effets pervers si le secteur de la grande distribution fonctionnait de manière réellement concurrentielle. Or tel n’est pas le cas, à la fois parce que la régulation exercée par les autorités de contrôle de la concurrence est insuffisante et parce que la réglementation des implantations commerciales érige de puissantes barrières à l’entrée qui ne permettent pas de combattre efficacement les rentes de situation acquises par certaines enseignes de la grande distribution.

Le Conseil de la concurrence est en France l’autorité chargée d’analyser et de réguler le fonctionnement de la concurrence sur les marchés. Elle est compétente notamment pour émettre des avis sur les opérations de concentrations entre entreprises françaises, sauf si les entreprises en question réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaire dans d’autres pays de l’Union européenne. Dans ce cas, c’est la Commission européenne qui compétente, mais elle peut choisir de renvoyer l’opération aux autorités nationales. Le problème est qu’en pratique, le Conseil de la concurrence ne s’est pas montré très déterminé à freiner le mouvement de concentration de la grande distribution : la totalité des opérations de concentration entre distributeurs français ont été jusqu’ici acceptées, en particulier la fusion Carrefour-Promodès en 1999 (magasins Carrefour, Champion, Dia, Ed, Shopi, 8 à 8, etc.). Or cette approche est loin d’être partagée par les autorités en charge de la politique de la concurrence dans d’autres pays : aux États-Unis, en particulier, les autorités anti-trust empêchent régulièrement certaines opérations de concentration dans le secteur de la distribution. La Commission européenne, pourtant perçue comme relativement conciliante en matière d’opérations de concentration dans la distribution, a également refusé un certain nombre de projets de fusion en raison de la position dominante qu’ils auraient conférés à la nouvelle entité.

Plus encore que l’insuffisance du contrôle exercé par les autorités de concurrence, le principal obstacle à l’émergence d’une véritable concurrence dans le secteur de la grande distribution est aujourd’hui représenté par la réglementation des implantations commerciales. En imposant de fortes restrictions à la création de nouvelles grandes surfaces, les lois Royer et Raffarin ont considérablement limité la pression concurrentielle sur les prix et freiné le développement de d’emploi dans le commerce de détail.

L’article de référence sur le sujet est celui que Marianne Bertrand et Francis Kramarz ont consacré à la loi Royer en 2002. Dans cette étude, les auteurs comparent l’évolution de l’emploi et des prix d’un département à l’autre en fonction du taux d’autorisation des surfaces de ventes. Les taux d’autorisation étant susceptibles d’être corrélés à un grand nombre de caractéristiques influençant à la fois l’emploi et les prix, Bertrand et Kramarz utilisent la couleur politique du département comme source de variation exogène des autorisations d’implantation : les élus de la droite et du centre étant plus favorables aux petits commerçants que les élus de gauche, ils bloquent plus souvent les autorisations. Les estimations des auteurs indiquent que sans la loi Royer, le nombre de grandes surfaces aurait pu être supérieur de 30% à celui constaté au moment de l’étude. Ils évaluent par ailleurs à 3% le déficit d’emplois dans le commerce alimentaire qui est directement imputable à cette loi.

L’impact conjugué des lois Galland et Raffarin a quant à lui fait l’objet d’une analyse approfondie par Philippe Askenazy et Katia Weinfeld. Le graphique suivant, tiré de leur étude, indique l’évolution des créations, extensions et transferts nets des grandes surfaces alimentaires (supérieures à 400 m2) entre 1993 et 2006 :


L’impact de la réforme Raffarin de 1996 est clairement perceptible sur ce graphique : la croissance de tous les formats de vente s’est ralentie à partir de 1996 et la croissance annuelle du nombre de mètres carrés par habitants, qui était encore de 3,5% au début des années 1990, est tombée à près de 1% à partir de 1997. Les auteurs montrent qu’en limitant drastiquement la concurrence par l’offre et en protégeant les marges arrières des enseignes de la grande distribution, les lois Galland et Raffarin ont eu pour effet de limiter la pression concurrentielle sur les prix et de gonfler les profits réalisés par les entreprises du secteur sans pour autant parvenir à enrayer la disparition du petit commerce : entre 1996 et 2002, le taux de marge économique du grand commerce alimentaire a augmenté de 12 points et les auteurs évaluent à près de 50 000 le nombre d’emplois qui n’ont pas été créés du fait de ces lois. Les conclusions de l’étude n’ont visiblement pas plu au ministère des PME qui s’est fendu d’une note de lecture au ton pour le moins agressif, à laquelle Askenazy et Weinfeld ont apporté des réponses détaillées dans ce document.

Comment intensifier la concurrence dans le secteur de la distribution ?

L’analyse qui précède suggère que les dividendes de la réforme du travail dominical pourraient être en grande partie atteints, sans ses coûts sociaux, par le simple torpillage des lois Royer, Galland et Raffarin. De ce point de vue, le chapitre 5 du rapport Attali contenait un certain nombre de propositions intéressantes, malheureusement mises au placard avec leurs consœurs.

Une première série de réformes pourraient être engagées pour instaurer le principe de liberté tarifaire dans la distribution et le commerce de détail, en interdisant les interdictions de « revente à perte » qui existent aujourd’hui. Ces réformes devraient permettre de faire baisser significativement les prix à la consommation, à condition d’être encadrée par le Conseil de la concurrence pour éviter que certaines firmes en position dominantes ne pratiquent des prix prédateurs dans le seul but d’exclure des concurrents indésirables. La loi Chatel de 2007 a représenté un premier pas dans cette direction, mais reste très insuffisante : en effet, bien que les marges arrières soient désormais incluses dans le calcul du seuil de revente à perte, cette loi n’instaure pas à proprement parler de liberté tarifaire dans les négociations commerciales puisqu’elle maintient le principe de l’interdiction de la revente à perte.

L’instauration de la liberté tarifaire ne pourra entraîner une baisse significative des prix que si elle s’accompagne d’une levée des barrières à l’entrée dans le secteur du commerce de détail, afin de faciliter l'entrée de nouveaux acteurs au niveau local. Pour y parvenir, il n’y a guère d’autre solution que d’abroger les lois Royer et Raffarin en supprimant les procédures d’autorisation qui sont actuellement gérées par les Commissions départementales d’équipement commercial et en conditionnant désormais l’ouverture de nouvelles grandes surfaces à la seule obtention d’un permis de construire. Pour limiter les risques de concentration qu’une telle déréglementation pourrait provoquer, il est nécessaire que le Conseil de la concurrence puisse exercer son contrôle dès lors que le rachat d’un magasin par son concurrent entraînerait un risque d’abus de position dominante.

La fusion de l’autorisation d’implantation commerciale avec le permis de construire aurait pour avantage de ne soumettre les implantations commerciales à des critères d’urbanisme et d’aménagement du territoire plutôt qu’à un objectif de protection du petit commerce. Cette approche permettrait ainsi de faciliter les nouvelles implantations sans pour autant négliger leur impact écologique et « esthétique », afin de répondre à la crainte exprimée par certains d’un enlaidissement des centres-villes par les grandes surfaces. En Belgique, l’adoption d’une réforme de ce type en 2005 à permis d’augmenter significativement les autorisations d’ouvertures commerciales sans pour autant provoquer de catastrophe urbanistique.

Conclusion

Du fait du manque de concurrence qui caractérise le secteur de la grande distribution en France, les bénéfices économiques d’une extension de l’ouverture dominicale des commerces ont peu de chances d’être massifs. On peut craindre en effet que le report vers les grandes surfaces des achats auparavant effectués dans les petits commerces se traduise surtout par une augmentation des prix pratiqués dans la grande distribution, limitant ainsi l’impact positif de la réforme sur l’emploi et le pouvoir d’achat.

Le projet de réforme actuellement en discussion a donc un côté finalement assez contreproductif : en concentrant l’attention sur une mesure qui ligue contre elle une foule de mécontents (petits commerçants, syndicats de salariés, autorités ecclésiastiques) alors que ses bénéfices économiques ne paraissent pas immenses, ce projet retarde encore un peu plus l’abolition des lois malthusiennes qui gênent le développement du commerce de détail en France et restreignent artificiellement la concurrence dans la grande distribution.

C’est pas tous les jours dimanche…
_Julien_

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mercredi 18 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? Côté face (2/3)


Le précédent post consacré aux conséquences économiques de l’extension des possibilités d’ouverture dominicale des commerces a montré qu’une telle réforme pourrait bien avoir pour effet de stimuler la consommation des ménages. Cet effet positif vient non seulement du fait qu’une journée supplémentaire pour faire les courses pourrait inciter à effectuer plus d’achats, mais également du fait que ces achats seraient davantage réalisés en grande surface, où les prix sont plus faibles que dans le petit commerce. Le bénéfice principal de la réforme vient donc des gains de productivité que permettrait la substitution économiquement efficace d’une partie de la consommation des ménages. Le problème est que cette analyse ne prend pas en compte ce qui se passe du côté de l’offre et néglige les coûts sociaux, voire sociétaux, qu’une telle mesure pourrait entraîner. La prise en compte de ces facteurs jette-t-elle un doute sur l’intérêt économique de la réforme ?

Une augmentation probable des coûts de distribution

Commençons par nous intéresser aux effets probables de la réforme sur l’offre commerciale. L’impact global de l’extension de l’ouverture des commerces le dimanche dépend de manière cruciale de la manière dont les acteurs du secteur du commerce de détail vont réagir à l’accroissement de la demande qui a été décrit dans le précédent post.

La réforme incitera d’autant plus les consommateurs à réorienter leur consommation des petits commerces vers la grande distribution que les prix pratiqués par celle-ci resteront bas. Or, comme l’explique Philippe Askenazy dans cette tribune parue dans le Monde, il fait peu de doute que l’ouverture dominicale des commerces tendra à augmenter les coûts de distribution. Il y a deux raisons à cela. La première est qu’en étant ouverts plus longtemps pendant la semaine, les commerces de la grande distribution verront probablement le nombre de consommateurs présents par heure d’ouverture diminuer, ce qui tendra à augmenter les coûts par unité vendue (ne serait-ce qu’en raison du surcroît de consommation énergétique induit par des horaires d’ouvertures plus longs). Mais c’est surtout la forte compensation salariale qui accompagne le travail dominical qui risque d’alourdir considérablement les coûts de distribution, le projet en cours de discussion prévoyant qu’un salarié acceptant de travailler le dimanche sera payé le double du salaire touché les autres jours de la semaine. Or qui dit coûts marginaux de distribution plus importants dit prix de vente plus élevés, ce qui réduiit mécaniquement les bénéfices économiques de la réforme.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les études empiriques qui ont cherché à évaluer l’impact économique de la déréglementation des horaires d’ouverture dans le commerce de détail ne trouvent pas en général d’effets très forts sur l’activité économique (cf. Skuterud, 2004 ; Goos, 2004 ; Burda & Weil, 2005). La plupart de ces travaux exploitent les réformes qui ont conduit depuis la fin des années 1960 un certain nombre d’États américains et de Provinces canadiennes à relâcher les restrictions pesant sur l’ouverture dominicale des commerces de la grande distribution (Blue laws). En comparant l’évolution de l’emploi et des prix pratiqués dans le commerce de détail avant et après l’abolition des Blue laws, ces différentes études concluent en général à une faible augmentation du nombre de commerces (de l’ordre de 1 à 2%) et à une augmentation de l’emploi dans le secteur de la grande distribution assez limitée, puisque comprise entre 2 et 5% à moyen terme. Les règles gouvernant l’implantation des grandes surfaces aux Etats-Unis et au Canada étant beaucoup moins restrictives qu’en France, l’impact relativement limité de la suppression des Blue laws semble pouvoir être attribué pour l’essentiel à l’augmentation des coûts de distribution associés au commerce dominical : la plupart des études citées trouvent en effet qu’à la suite de ces réformes, les prix de vente pratiqués dans la grande distribution ont augmenté de 2 à 5%.

Ainsi, l’augmentation des coûts de distribution constitue un obstacle qui risque de fortement atténuer les bénéfices économiques associés à l’ouverture dominicale des commerces. Le problème est que même si ces bénéfices restent positifs, la réforme n’est justifiée que si ses coûts ne sont pas trop élevés. Or ces derniers ne sont pas a priori négligeables

Des coûts sociaux ?

Le coût social le plus souvent mis en avant concerne les salariés qui se retrouveront contraints de travailler le dimanche pour assurer le fonctionnement des commerces sans l’avoir réellement choisi. Le gouvernement, par la voix de Xavier Bertrand, assure qu’en plus de la compensation salariale prévue dans le projet de loi, il y aura un « droit » au refus du travail dominical. On peut se montrer sceptique quant à l’efficacité des « verrous » décrits par l’ex-ministre du Travail : dès la signature du contrat de travail, le salarié pourra refuser de travailler le dimanche et un employeur qui refuserait une embauche parce qu'un salarié ne veut pas travailler le dimanche serait « immédiatement » sanctionné. S’il est permis de douter de l’efficacité de ce type de clauses légales, c’est parce qu’un employeur aura toujours la possibilité de faire valoir d’autres motifs que le refus du travail dominical pour justifier la non-embauche d’un candidat et qu’on voit mal un individu postulant à ce type d’emploi se priver du petit avantage que lui donnerait l’acceptation du travail le dimanche. Il paraît évident qu’un tel équilibre conduirait à dégrader sérieusement la situation de tous ceux qui, parce qu’ils souhaitent préserver une vie sociale et une vie de famille, persisteraient à refuser de travail le dimanche.

Des coûts « sociétaux » ?

Au coût social lié à la nature potentiellement « contrainte » du travail dominical, on pourrait ajouter que les restrictions imposées au travail dominical représentent une externalité positive à laquelle on ne peut renoncer sans coût. En France, le repos dominical a été instauré en 1906 à l’issue d’une lutte intense menée par à la fois par le clergé catholique, soucieux de faire respecter le jour du Seigneur, et par un certain nombre de réformateurs sociaux comptant notamment dans leurs rangs des défenseurs de la famille traditionnelle ainsi que des adeptes des mouvements hygiénistes. Si les motifs mis en avant à l’époque par les promoteurs de la loi sur le repos hebdomadaire paraissent aujourd’hui irrémédiablement datés, le concept d’externalité lui fournit en revanche une justification moderne. Une possible rationalisation de l’interdiction du travail le dimanche (discutée par Burda et Weil dans ce papier) est qu’à côté de leur loisir individuel, les membres d’une société valorisent le loisir « collectif », autrement dit la possibilité de partager une partie de leur temps libre avec d’autres individus. La pratique associative ou religieuse, les sports collectifs, les concerts, constituent autant d’exemples d’activités qui sont rendus possibles par la synchronisation du temps consacré au loisir. Or de telles externalités soulèvent des problèmes de coordination et justifient une intervention publique pour éviter que la désynchronisation des horaires et des jours de travail n’empêche les individus de bénéficier du loisir collectif. Dans une telle perspective, la législation interdisant le travail dominical constitue une manière relativement simple de préserver cette externalité en faisant du dimanche un jour dédié au loisir collectif.

Il faut toutefois noter que si le choix du dimanche plutôt qu’un jour de la semaine pour le repos hebdomadaire (justifié historiquement par des motifs d’ordre religieux) ne pose pas en soi de problème, le fait que la coordination du loisir collectif se concentre sur un seul jour de la semaine engendre un certain nombre d’externalités négatives qu’on aurait tort de négliger et qui prennent des formes aussi diverses que les files d’attente devant les expositions, les hôtels qui affichent complet ou encore les embouteillages des retours de weekend. En toute rigueur, ces externalités négatives doivent être retranchées du bénéfice social qu’on associe traditionnellement au repos dominical.

Dans ce contexte, il paraît difficile d’évaluer précisément les coûts sociaux nets de la déréglementation partielle du travail dominical. Etant donné la fraction relativement modeste de la population qui serait amenée à travailler le dimanche à la suite de la réforme, on est tenté de considérer que ces coûts seraient faibles et confinés à une petite partie de la société. Pourtant, une étude récente de Gruber et Hungerman suggère que les conséquences sociales de la déréglementation de l’ouverture dominicale des commerces ne sont peut-être pas aussi indolores que cela. Leur article démontre qu’aux Etats-Unis, la suppression des Blue laws entre le début des années 1960 et la fin des années 1990 a eu des effets pour le moins inattendus : en utilisant le fait que les différents États américains ont aboli ces lois à différentes dates, ils montrent que la possibilité de faire ses courses le dimanche est directement responsable de la baisse de la fréquentation des églises (de l’ordre de 5%) et de la diminution des contributions financières des fidèles (environ 25%). De manière encore plus surprenante, l’étude de Gruber et Hungerman révèle que la suppression des Blue laws a eu pour effet d’augmenter la consommation de drogues et d’alcool de 5 à 15% parmi les individus appartenant aux communautés dont la fréquentation religieuse a le plus baissé. Bien que le contexte culturel et religieux américain soit trop spécifique pour que cette étude puise donner une idée de l’importance des coûts sociaux associés à l’ouverture dominicale des commerces en France, elle suggère néanmoins que ces coûts ne sont ni aisément prévisibles, ni a priori négligeables.

La prise en compte des coûts de distribution et des coûts sociaux associés à l’ouverture des commerces du dimanche conduit à relativiser l’intérêt économique d’une telle réforme, mais pas nécessairement à conclure qu’elle est inutile. Le problème est que dans le contexte spécifiquement français, il existe un obstacle bien plus important que les deux précédents et, pour tout dire, rédhibitoire : le manque de concurrence dans le secteur de la grande distribution. L’existence de fortes barrières à l’entrée dans le secteur du commerce de détail risque de rendre la réforme du travail dominical non seulement inefficace, mais également contre-productive, en éloignant le débat de la véritable priorité : intensifier la concurrence dans la grande distribution.

Suite et fin au prochain post.
_Julien_

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vendredi 13 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? Côté pile (1/3)


La proposition de loi sur l’extension du travail dominical, qui figurait parmi les mesures phares du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy, est devenue au fil des semaines et des mois un véritable chemin de croix pour ses principaux promoteurs, Xavier Betrand et Luc Chatel. Portée par une coalition d’opposants qui va des syndicats de salariés aux représentants des petits commerçants en passant par les autorités ecclésiastiques, la fronde contre l’ouverture des commerces le dimanche a progressivement gagné les rangs de la majorité, justifiant le report de l’examen des articles et du vote à la rentrée 2009 avant leur ajournement sine die. L’hostilité croissante que suscite l’extension du travail dominical repose sur l’idée que l’intérêt économique d’une telle réforme est faible au regard de ses coûts sociaux, voire sociétaux. Est-ce si sûr ? Sans prétendre apporter de réponses tranchées à une question complexe, le raisonnement économique et l’analyse des expériences étrangères en matière de réglementation des heures d’ouvertures des commerces peuvent éclairer utilement les enjeux de ce débat.

La réglementation actuelle

En France, le Code du travail interdit d’occuper un même salarié plus de six jours par semaine. Le repos hebdomadaire accordé aux salariés doit avoir une durée d’au moins 24 heures consécutives et être donné le dimanche. Le Code du travail prévoit néanmoins un certain nombre de dérogations. Les commerces qui n’emploient pas de salariés (ce qui correspond en pratique aux petits commerces de proximité tenus par des indépendants) peuvent ouvrir le dimanche sauf s’il existe un arrêté préfectoral stipulant que les établissements d’une branche particulière doivent fermer ce jour-là. Par ailleurs, le commerce alimentaire de détail (supermarchés) et certains secteurs du commerce non-alimentaire (fleurs, meubles, presse, etc.) bénéficient d’une dérogation de droit le dimanche matin jusqu’à midi. Enfin, des dérogations peuvent être accordées ponctuellement au commerce de détail par le maire (dans la limite de 5 jours par an) ou par le préfet (notamment dans les communes touristiques ou thermales). En pratique, seule une petite partie des commerces qui ont la possibilité d’ouvrir le dimanche le font.

D’après les chiffres mentionnés par ce rapport du Crédoc, le commerce de détail emploie en France près de 1,8 millions de personnes, dont 300 000 commerçants indépendants qui ont réglementairement le droit d’ouvrir le dimanche. Au total, près de 13% des individus employés dans le commerce de détail travaillent habituellement le dimanche et 24 % occasionnellement.

Un projet de loi en peau de chagrin

Dans sa version maximaliste, la déréglementation de l’ouverture dominicale du commerce de détail consisterait à autoriser l’ensemble des établissements appartenant au secteur du commerce alimentaire et non-alimentaire à ouvrir le dimanche. En pratique, cette disposition concernerait essentiellement les hypermarchés (qui, à la différence des supermarchés, ne sont pas aujourd’hui autorisés à ouvrir le dimanche matin) et aux enseignes de la distribution non-alimentaire (bricolage, habillement, culture et multimédia, etc.)

En réalité, il semble qu’on s’achemine vers une version beaucoup plus restrictive de la réforme que celle initialement envisagée. Aux dernières nouvelles, le dispositif retenu se limiterait à augmenter le nombre de zones touristiques bénéficiant de dérogations (à Paris, cela concernerait essentiellement les Champs-Elysées et les grands boulevards) et à autoriser l’ouverture dominicale dans les agglomérations frontalières de plus d’un million d’habitants confrontées à la concurrence commerciale transfrontalière (seule Lille est dans ce cas). Enfin, les maires auraient la possibilité d’autoriser les commerces à ouvrir dix dimanches par an au lieu de cinq actuellement.

On est donc très loin d’une « généralisation » du travail dominical et si le projet qui est finalement adopté reste dans les limites du scenario minimal aujourd’hui proposé, son impact économique ne pourrait être qu’infime. Il reste que la question de l’intérêt économique d’une déréglementation de l’ouverture des commerces le dimanche est posée et mérite d’être examinée tant du point de vue théorique qu’à la lumière des expériences étrangères en la matière.

En théorie : un impact positif sur la demande…

Les principaux bénéfices qu’on peut attendre d’une extension des possibilités d’ouverture dominicale des commerces dépendent pour l’essentiel des réactions de la demande, c'est-à-dire des consommateurs.

Quel peut être l’effet d’une telle mesure sur la consommation des ménages ? A priori, on aurait tendance à répondre : aucun, si on pense qu’à revenu donné, les consommateurs se contenteront de répartir différemment le temps qu’ils consacrent aux courses pendant la semaine sans pour autant consommer davantage. Dans cette situation, l’extension de l’ouverture dominicale des commerces se traduirait simplement par une augmentation des dépenses réalisées le dimanche au détriment des autres jours de la semaine. Ce paradoxe, décrit par l’économiste allemand Wolfgang Stüzel au début des années 1950, postule l’idée que la valeur ajoutée générée par le commerce de détail est indépendante de la durée totale d’ouverture des magasins.

Ce raisonnement néglige en réalité deux mécanismes par lesquels une dérèglementation de l’ouverture dominicale des commerces est susceptible d’accroître la quantité totale de biens consommés.

D’une part, il est possible que les restrictions pesant sur les horaires d’ouverture des magasins empêchent un certain nombre d’achats d’être effectués : on songe évidemment aux touristes qui effectuent un séjour en France et qui achèteront ailleurs ce qu’ils n’ont pas pu acheter le dimanche, ainsi qu’aux nationaux qui vont faire leurs courses de l’autre côté de la frontière s’ils habitent à proximité d’un pays où l’ouverture des commerce est autorisée le dimanche. Ces deux catégories de consommateurs semblent d’ailleurs représenter le cœur de cible du projet actuel. De manière plus surprenante, un certain nombre d’études empiriques (par exemple cet article sur données néerlandaises) suggèrent que l’extension des horaires d’ouverture des magasins pourrait inciter les individus à consacrer une partie plus importante de leur temps à faire leurs courses et à consommer davantage, ce qui va à l’encontre du paradoxe de Stüzel évoqué plus haut. Ce phénomène peut s’interpréter comme le résultat d’un effet de « temps disponible » : l’ouverture des commerces le dimanche pourrait stimuler la consommation des biens qui nécessitent un minimum de prospection (vêtements, hi-fi, livres, etc.) et pour l’achat desquels on manque parfois de temps le samedi parce qu’on doit en plus faire ses courses au supermarché : si je pouvais profiter de mon dimanche pour me balader tout en essayant plusieurs paires de chaussures dans différentes boutiques, peut-être aurais-je tendance à en changer plus souvent, sans attendre d’y être contraint par l’état pitoyable de la paire que je porte aux pieds…

En plus de la demande générée par le surcroît de consommation touristique ou frontalière ainsi que par la plus forte exposition des consommateurs, l’ouverture dominicale des commerces pourrait stimuler l’activité économique par le biais d’un autre mécanisme, plus complexe et moins souvent mis en avant. Parce qu’elle concernerait prioritairement les grandes enseignes de distribution, la réforme devrait favoriser une substitution des achats réalisés par les consommateurs des petits commerces de proximité vers les grandes surfaces. Ce phénomène de substitution peut être illustré au moyen d’un modèle très simple, tiré de cet article de Morrisson et Newman. Dans ce modèle, on suppose qu’un consommateur peut acheter le même bien dans deux types de magasins : les petits commerces, indexés par la lettre e (comme épiceries) et les grandes surfaces, indexées par la lettre g. Le coût total C associé à la consommation d’une quantité Q de biens dans le commerce de type i (i=g,e) peut être considéré comme la somme de deux coûts : un coût direct, égal à la valeur des achats réalisés dans le magasin (soit Pi.Q où Pi désigne le prix unitaire dans le magasin de type i) et un coût indirect fixe (noté Fi), qui est une fonction notamment de la distance au magasin, mais également de ses horaires d’ouverture. On suppose que parce que les coûts de distribution des grands magasins sont plus faibles que ceux des petits magasins, leurs prix unitaires sont également plus faibles (soit Pg ≤ Pe) ; en revanche, on fait l’hypothèse que le coût fixe supporté par le consommateur qui fait ses courses dans une grande surface est plus élevé que lorsqu’il va chez un petit commerçant, si bien que Fg ≥ Fe. Pour une même quantité Q de biens achetés, un consommateur paiera donc un coût total Ce=Pe.Q + Fe s’il choisit de faire ses courses dans le petit commerce et Cg=Pg.Q + Fg s’il choisit une grande surface.

Sur le graphique suivant, chaque courbe représente le coût total associé aux achats dans le petit commerce (courbe orange) et en grande surface (courbe bleue), en fonction de la quantité achetée (en abscisse) :


La quantité Q* correspond à la taille totale du panier telle que le consommateur est indifférent entre les deux types de magasins. Pour les petits achats (Q ≤ Q*), il préfèrera faire ses courses à l’épicerie du coin alors que pour les gros achats (Q≥Q*), il optera pour la grande surface.

Quel serait dans ce modèle très simple l’impact d’une extension de l’ouverture des grandes surfaces le dimanche ? La réforme aurait pour effet de réduire le coût fixe supporté par les consommateurs effectuant leurs courses en grande surface, ce qui se traduirait sur le graphique par une translation de la courbe bleue vers le bas. La courbe orange, correspondant au coût des achats dans le petit commerce, resterait quant à elle inchangée. L’effet de la réforme sur la répartition des achats est alors indiqué sur le graphique suivant :


Dans cette nouvelle configuration, la taille totale du panier de biens Q** qui laisse le consommateur indifférent entre les deux types de magasins est clairement inférieure à celle qui prévalait avant l’extension des horaires d’ouverture des grandes surfaces (Q** ≤ Q*). Après la réforme et à condition que les prix restent inchangés (un point qui sera abordé dans le prochain post), on doit donc observer que davantage d’achats sont effectués en grande surface et moins dans le petit commerce.

Fort bien, me direz-vous. Mais quelle est l’intérêt de cette réallocation des achats des petits commerces vers les grandes surfaces, du point de vue du bénéfice économique de l’ouverture dominicale des commerces ? La réponse est simple : en moyenne, les biens achetés par le consommateur lui coûteront moins cher, puisqu’une partie plus importante de sa consommation sera réalisée en grande surface. Or qui dit prix plus bas dit demande plus élevée. C’est là le bénéfice principal de la réforme : en permettant au consommateur de réaliser une plus grande partie de ses achats dans des magasins moins chers, l’ouverture des commerces le dimanche tend à stimuler la demande globale indépendamment du rôle joué par les touristes ou les frontaliers.

A ce stade de l’analyse, quel jugement peut-on porter sur les bénéfices économiques de la réforme ? Du point de vue des consommateurs, ils sont incontestables : en faisant davantage leurs courses dans les grandes surfaces et moins dans les petits commerces (effet de substitution), ils gagneraient du pouvoir d’achat susceptible d’être dépensé dans les deux types de commerces (effet de revenu). Un exemple simple permet d’en comprendre la raison : supposons que je dispose d’un budget de 100 euros à dépenser chaque semaine en achats alimentaires. Lorsque seuls les petits commerces sont autorisés à ouvrir le dimanche, je dépense en moyenne 60 euros en grande surface et 40 euros chez l’épicier du coin. Supposons maintenant que l’ouverture des grandes surfaces le dimanche me conduise à acheter le même panier de bien en dépensant 70 euros en grande surface et 20 euros chez l’épicier (effet de substitution). Il me reste alors 10 euros à dépenser comme bon me semble dans l’un ou l’autre commerce, ou bien encore pour effectuer d’autres dépenses (effet de revenu).

… et sur l’emploi

Les effets de l’extension du commerce dominical sur l’emploi méritent qu’on s’y arrête un instant. A priori, l’analyse suggère que l’impact d’une telle réforme est ambigu : l’effet de substitution tend à favoriser les créations d’emploi dans la grande distribution mais risque d’entraîner des destructions d’emploi dans le petit commerce. Un argument souvent mis en avant par les opposants à la réforme est que l’effet global sur l’emploi risque d’être négatif, dans la mesure où le petit commerce est plus intensif en main-d’œuvre que la grande distribution, si bien que les destructions d’emploi dans le premier secteur seront plus nombreuses que les créations d’emploi dans le second. Ce type de discussion s’appuie généralement sur un certain nombre d’études (notamment celle-ci) qui démontrent qu’à court terme, le développement de grandes surfaces du type Walmart aux États-Unis a pu détruire des emplois dans le secteur du commerce détail.

Cet argument est néanmoins fallacieux, car il repose sur une vision partielle de l’impact économique des implantations de grandes surfaces. Certes, celles-ci peuvent détruire localement et à court terme des emplois dans le commerce de détail, mais il serait absurde d’en conclure que ce qui est vrai à l’échelle micro-locale vaut à l’échelle globale, comme le rappelait utilement Paul Krugman dans cette chronique. Les « anti » grandes surfaces négligent en effet une dimension importante du phénomène de « cannibalisme » des grandes surfaces qu’ils cherchent à dénoncer : ce phénomène est économiquement efficace car il améliore la productivité globale de l’économie en substituant à des unités peu productives (les petits commerces) des entités plus productives (la grande distribution). La substitution des achats en direction de la grande distribution libère du pouvoir d’achat qui stimule l’activité économique globale (le fameux effet de revenu décrit précédemment), et donc à moyen terme les créations d’emploi tant dans le commerce de détail que dans les autres secteurs de l’économie. La comparaison de la structure des emplois des pays développés, étudiée par Thomas Piketty dans ce document, tend d’ailleurs à indiquer qu’en réalité, le commerce de détail est d’autant plus intensif en main-d’œuvre que le pouvoir d’achat des consommateurs est élevé, dans la mesure où ces derniers tendent à acheter davantage de biens sophistiqués (électroménager, informatique, biens culturels) qui nécessitent un personnel plus nombreux, ne serait-ce que pour conseillers les clients. Dans ces conditions, défendre le petit commerce au nom de l’emploi, c’est un peu comme considérer que l’invention de la charrue fut une régression économique parce qu’elle a réduit le nombre de travailleurs nécessaires pour produire une quantité donnée de blé, sans voir qu’en permettant une réallocation efficace de la main-d’œuvre vers des activités plus productives, elle constitua un progrès difficile à contester. Peu de gens souscriraient à cet argument s’il était présenté de cette manière. Pourtant, l’idée que les gains de productivité nuisent à l’emploi constitue l’une des erreurs de raisonnement les plus répandues et les plus régulièrement combattues par les économistes.

On pourrait conclure de ce qui précède qu’en réorientant la demande vers des circuits de distributions plus efficaces, l’extension de l’ouverture des commerces le dimanche constitue une mesure à l’impact économique globalement positif. Il faut cependant noter qu’en ne considérant que la partie « demande » du marché, on a supposé implicitement que les prix payés par les consommateurs dans les petits et les grands commerces resteraient inchangés par la réforme. Or, l’examen du côté « offre » du marché montre qu’il y a de fortes chances que les bénéfices économiques d’une telle réforme soient plus faibles qu’initialement espérés, d’autant que celle-ci comporte un certain nombre de coûts sociaux qu’on aurait tort de négliger.

Suite au prochain post.
_Julien_

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jeudi 17 avril 2008

Saga tabac (1/3) : les fumeurs sont-ils rationnels ?


Qui eût cru qu'aux pays des Gauloises brunes et blondes, on n’aurait un jour plus le droit de fumer dans les tavernes et auberges ? Et pourtant... à la suite de leurs voisins Celtes, Bretons et Latins, les Gaulois ont décidé d’interdire la consommation de tabac dans tous les lieux publics depuis le 1er janvier 2008. Cette loi s’inscrit dans un ensemble plus vaste de mesures anti-tabac adoptées depuis le début des années 1970 et qui visent à lutter à la fois contre le tabagisme actif, responsable d’environ 60 000 décès par an et contre le tabagisme passif, qui tuerait environ entre 1000 et 6000 non fumeurs par an selon les sources. Les mesures anti-tabac nourrissent pourtant de vives polémiques qui retentissent jusque dans la blogosphère économique gauloise, chez Econoclaste (ici, là ou encore là), l’économiste ou encore Gizmo. Si les échanges sont aussi passionnés, c’est que la controverse porte non seulement sur les chiffres du tabagisme, souvent imprécis voire suspects, mais également sur la justification même de l’intervention publique dans ce domaine. Afin de mieux comprendre les enjeux de ce débat complexe, Ecopublix vous propose un petit voyage au pays de l’addiction rationnelle…

La justification théorique de l’intervention publique en matière de lutte contre le tabagisme est l’une des questions les plus controversées de la science économique. Le champ et les modalités de cette intervention varient en effet considérablement selon la manière dont on appréhende le comportement tabagique, et plus particulièrement le phénomène de dépendance.

Pendant longtemps, les économistes ont considéré que la consommation de tabac (et plus généralement des substances génératrices de dépendance) relevait d’un comportement irrationnel, donc impossible à modéliser dans le cadre du modèle microéconomique standard. En favorisant leur plaisir immédiat sans penser aux conséquences néfastes de leur comportement sur leur avenir, les fumeurs semblent en effet violer la rationalité économique la plus élémentaire, celle qui consiste à arbitrer entre aujourd’hui et demain, à l’image de la cigale qui se voit contrainte d’aller crier famine chez la fourmi sa voisine après avoir chanté tout l’été. Aussi le comportement tabagique fut-il longtemps interprété comme relevant d’un comportement purement « myope », le fumeur n’étant pas conscient qu’en fumant davantage aujourd’hui, il se condamne à fumer davantage demain.

I/ Les accros au tabac : des « happy addicts » ?

Cette vision vola en éclats lorsqu’au début des années 1980, on montra que l’augmentation du prix du tabac tendait à réduire la consommation de cigarettes. Un fumeur réagissant aux variations de prix du tabac ne pouvant pas être totalement irrationnel, un certain nombre d’économistes ont cherché à montrer que le phénomène de dépendance pouvait être modélisé dans le cadre du modèle microéconomique standard. À cette époque, les travaux de Gary Becker et Kevin Murphy permirent une avancée théorique majeure. Ces deux économistes montrèrent en effet que contrairement à une idée reçue, la dépendance pouvait parfaitement relever d’un choix rationnel. Autrement dit : un individu peut choisir de devenir dépendant.

Dans le modèle fondateur de « dépendance rationnelle » qu’ils développèrent en 1988, l’individu maximise son bien-être au cours de son cycle de vie, qui est mesuré par la somme actualisée de l’utilité retirée à chaque période de sa consommation de tabac (ou plus généralement de tout bien addictif : alcool, drogues dures, jeux de hasard, etc.) et d’un bien composite non addictif. L’agent est rationnel au sens où il est conscient de l’interdépendance entre sa consommation passée, présente et future de tabac. Le modèle suppose par ailleurs que le fumeur dispose d’une information parfaite sur les niveaux passés et futurs des prix du tabac.

La dépendance se caractérise par deux propriétés essentielles :

1/ Le « renforcement » (reinforcement en anglais) : l’envie de fumer est d’autant plus grande que la consommation passée de tabac a été importante. Autrement dit, le supplément de plaisir que je retire d’une cigarette par rapport à la précédente est d’autant plus important que j’ai beaucoup fumé dans le passé (1). Du point de vue du fumeur, l’accroissement de la consommation de tabac aujourd’hui peut donc être considéré comme un investissement bénéfique à court terme, au sens où il va permettre de rendre plus désirable la cigarette de demain.

2/ l’ « accoutumance » (tolerance en anglais) : un niveau de consommation donné de tabac a d’autant moins d’effet que la consommation passée a été importante. Autrement dit, l’utilité d’une cigarette donnée est d’autant plus faible que j’ai beaucoup fumé dans le passé (2). Du point de vue du fumeur, cette caractéristique du tabagisme peut être assimilée à un coût à long terme : augmenter sa consommation de tabac aujourd’hui implique qu’il faudra acheter plus de cigarettes demain pour bénéficier du même plaisir.

Le graphique suivant permet de visualiser les deux propriétés de « renforcement » et d’ « accoutumance » :


Ce graphique représente le plaisir associé à la consommation de tabac en fonction des quantités consommées quotidiennement pour deux types de fumeurs : le fumeur occasionnel, qui a peu fumé dans le passé et le gros fumeur, qui a beaucoup fumé. Le phénomène de « renforcement » se traduit par le fait que le plaisir du gros fumeur augmente plus vite avec la consommation quotidienne de tabac que celui du fumeur occasionnel (la courbe orange est plus pentue que la courbe bleue) ; le phénomène d’« accoutumance » implique quant à lui qu’à quantité de tabac donnée, le plaisir éprouvé par le gros fumeur est inférieur à celui éprouvé par le fumeur occasionnel (la courbe orange se situe donc en-dessous de la courbe bleue).

Dans sa version la plus simple, le modèle de Becker et Murphy ne prend pas en compte le fait que la consommation de tabac nuit au « capital santé ». Cette hypothèse n’est pas en effet essentielle au modèle, dans la mesure où l’impact négatif de la consommation passée de tabac sur l’utilité d’un individu est déjà pris en compte par l’existence du phénomène d’accoutumance. La prise en compte de la nocivité du tabac sur la santé intervient simplement comme un « coût » supplémentaire, mais ne modifie pas les conclusions du modèle.

Dans ce cadre théorique, Becker et Murphy montrent que la consommation d’un bien de dépendance peut être parfaitement rationnelle du point de vue de l’agent économique. En effet, même en présence d’une forte dépendance à la nicotine, il existera généralement une séquence de consommation optimale sur l’ensemble du cycle de vie telle le fumeur maximisera le plaisir retiré à chaque période de sa consommation de tabac (ce plaisir étant lui-même lié au stock de cigarettes fumées dans le passé) de façon à maximiser l’écart entre le « bénéfice » retiré de la consommation de tabac et son « coût complet » (égal au prix des cigarettes augmenté du « coût » de l’accoutumance évoqué plus haut). Autrement dit, un individu peut de manière parfaitement rationnelle décider de consommer un bien addictif.

Trois prédictions empiriquement testables peuvent être dérivées de ce modèle :

1/ première prédiction : les quantités de bien addictif consommées à différentes périodes sont complémentaires. Le fait que la consommation présente de cigarettes dépende positivement de la consommation passée à cause de l’accoutumance provoquée par le bien addictif était un phénomène connu bien avant Becker et Murphy. La véritable nouveauté de leur modèle fut de montrer que le phénomène de « renforcement » évoqué plus haut a pour effet de rendre la consommation aujourd’hui dépendante de la consommation future : si on lui annonce que le prix des cigarettes va baisser l’année prochaine, un fumeur rationnel doit augmenter sa consommation de cigarettes dès aujourd’hui. En effet, fumer davantage aujourd’hui permet d’accroître le plaisir marginal procuré par la cigarette consommée demain, ce qui permet de tirer pleinement profit de la diminution du prix des cigarettes.

2/ deuxième prédiction : l’impact d’une augmentation du prix du bien addictif est plus forte à long terme qu’à court terme, dans la mesure où la réduction de la consommation courante a un effet cumulatif sur la consommation future à travers le stock de consommation accumulé. Ainsi, si le prix des cigarettes augmente, on doit observer que la consommation de cigarettes diminue davantage dans le long terme que dans le court terme.

3/ enfin, la réaction des individus aux variations de prix d’un bien addictif dépend de leur « préférence pour le présent »: ceux qui valorisent beaucoup le présent par rapport au futur réduiront davantage leur consommation à la suite d’une augmentation des prix que les individus moins « impatients ». Le modèle prédit donc que les individus jeunes, moins éduqués et ayant un revenu plus faible devraient être plus sensibles aux augmentations du prix des cigarettes que les autres.

Si le modèle de Becker et Murphy a longtemps paru indépassable, c’est que sa principale prédiction empirique – le fait que la consommation future de bien addictif influence la consommation présente – a été validée empiriquement par un certain nombre d’études qui ont montré que l’augmentation du prix des biens addictifs (tabac et alcool) à la date t+1 tendait à augmenter la consommation de tabac et d’alcool dès la date t. On trouvera un résumé de ces articles dans cette revue de littérature (un peu datée) signée Frank Chaloupka et Kenneth Warner. À l’époque, ces résultats furent interprétés un peu hâtivement comme la preuve ultime que le tabagisme relevait du calcul rationnel et non pas d’un comportement « myope ». Une autre famille de modèle allait bientôt montrer que ce n’était pas nécessairement le cas…

II/ L’incohérence temporelle des fumeurs : « Promis : demain, j’arrête »

Le modèle fondateur de dépendance rationnelle développé par Becker et Murphy repose sur une vision très stricte de la rationalité qui a suscité de nombreuses critiques. Parmi les hypothèses les moins réalistes du modèle figurent l’information parfaite sur le mécanisme de dépendance, l’absence de coûts d’ajustement à l’arrêt de la consommation de bien addictif et surtout la cohérence temporelle des choix du fumeur.

Dans le modèle de dépendance rationnelle, il n’y a pas de place pour le regret : les individus qui décident de consommer un bien générateur de dépendance sont des happy addicts au sens où ils assument leurs choix à tout moment au cours de leur cycle de vie. Or cette vision n’est guère compatible avec le cliché du fumeur qui se promet chaque jour de fumer sa dernière cigarette, le trop fameux « demain, j’arrête ».

Certains auteurs ont cherché à lever cette hypothèse en intégrant la possibilité de préférences qui ne seraient pas « cohérentes » dans le temps, ce qui revient à modéliser une dépendance psychologique en plus de la dépendance purement physique. Dans cette famille de modèles, l’usager dépendant a tendance à « trop » valoriser le présent au détriment du futur en lui accordant un poids relatif plus important que le poids relatif d’une date quelconque sur la suivante. Un fumeur auquel une cigarette aujourd’hui procure autant de plaisir que trois cigarettes demain, mais auquel une cigarette demain procure le même plaisir que deux cigarettes après-demain peut être considéré comme ayant ce type de préférences, dites « hyperboliques ». L’ « irrationalité » de ce type de comportement tient au fait que du point de vue de l’individu, le poids relatif d’une date par rapport à une autre varie au cours du temps.

Dans un article paru en 2001, Jonathan Gruber et Botond Köszegi ont démontré que la prédiction centrale du modèle beckerien, à savoir que la consommation future de bien addictif influençait la consommation présente, ne constituait nullement une preuve de la rationalité du consommateur dépendant, du moins dans la version « maximaliste » adoptée par Becker et Murphy. Ces deux auteurs ont en effet montré que cette prédiction restait valide si on maintenait l’hypothèse beckerienne selon laquelle les fumeurs sont conscients de l’interdépendance entre leur consommation passée, présente et future de tabac, mais qu’on autorisait désormais les fumeurs à « survaloriser » le présent. Un fumeur peut donc être à la fois rationnel et malheureux, car victime d’un problème de self control, victime en quelque sorte d’une perpétuelle contradiction entre son « moi » présent et son « moi » futur.

A l’appui de cette vision, Jonathan Gruber et Sendil Sendil Mullainathan ont montré dans un article récent que l’augmentation des taxes sur le tabac, loin d’amputer le bien-être des fumeurs, pouvait paradoxalement tendre à l’améliorer. En utilisant des indicateurs subjectifs de bien-être que l’augmentation des taxes sur le tabac aux Etats-Unis et au Canada avait eu pour effet de rendre les fumeurs plus heureux, un résultat incompatible avec la théorie beckerienne mais cohérent avec le modèle développé par Gruber et Köszegi.

III/ So what ?

Pourquoi ce long détour par les théories de l’addiction rationnelle ? Après tout, la distinction entre le fumeur « heureux » de Becker et Murphy et le fumeur « malheureux » de Gruber et Köszegi n’est-elle pas dérisoire en regard de notre sujet ?

En réalité, cette distinction est cruciale et détermine dans une très large mesure la manière dont les économistes appréhendent l’intervention publique en matière de lutte contre le tabac : la thèse de l’addiction « heureuse » ne justifie que des politiques minimalistes de lutte contre le tabagisme. En effet, si l’individu choisit de devenir dépendant, le forcer à réduire sa consommation de tabac ne peut que réduire son bien-être et l’argument consistant à réclamer une augmentation du prix des cigarettes pour protéger les fumeurs contre eux-mêmes relève d’un paternalisme absurde. La thèse de l’incohérence temporelle des « accros » au tabac justifie au contraire l’adoption d’une large panoplie de mesures d’inspiration paternaliste qui améliorent le bien-être des fumeurs en les protégeant contre eux-mêmes. Suite au prochain post…


NOTES :

(1) formellement, cela se traduit par le fait que l’utilité marginale de la consommation de cigarettes (notée C) augmente avec le stock de consommation passé (K) : U’’12(C,K) > 0.
(2) formellement, cela signifie que l’utilité décroît de la consommation de cigarettes avec le stock de consommation passé : U’2(C,K) < 0.
_Julien_

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lundi 14 janvier 2008

Fin de la pub sur les chaînes publiques : une manne pour TF1 et M6 ?


Lors de sa conférence de presse du 8 janvier dernier, le Président Sarkozix a créé la surprise en annonçant la fin de la publicité sur les chaînes publiques et en proposant que le manque à gagner de 830 millions d’euros pour France Télévisions soit compensé par « une taxe sur les recettes publicitaires accrue des chaînes privées et par une taxe infinitésimale sur le chiffre d'affaires de nouveaux moyens de communication, comme l'accès à Internet ou la téléphonie mobile ». Le jour même, on apprenait que les cours de TF1 et M6 s’envolaient à la Bourse de Paris, au point que la plupart des commentateurs semblaient considérer qu’il s’agissait forcément d’une bonne affaire pour les chaînes privées. Nous alors voir que si la demande de spots publicitaires n'est pas trop sensible à son prix, ce sera effectivement le cas.

I/ Le marché des espaces publicitaires à la télévision

Le marché des spots publicitaires brasse beaucoup d’argent : en 2007, les recettes publicitaires brutes de la télévision s’élevaient à 6,7 milliards d’euros, dont 5,5 milliards pour la télévision hertzienne (soit 82% du total) et 1,2 milliards pour la TNT, le câble et le satellite (soit 18% du total).

Du point de vue de l’économiste, ce marché constitue une vraie curiosité, dans la mesure où l’offre et la demande de spots publicitaires présentent des caractéristiques assez atypiques.

La demande de spots de pub

La demande de spots publicitaires est le fait d’une multitude d’entreprises en concurrence pour l’achat de « temps de cerveau disponible » auprès des régies publicitaires des grandes chaînes publiques et privées de la télévision. Le prix qu’un annonceur est prêt à débourser pour 30 secondes d’espace publicitaire dépend à la fois du nombre de téléspectateurs qui seront devant leur télé au moment de la diffusion (ce qui explique les prix stratosphériques atteints par les spots publicitaires à l’occasion de certains événements sportifs) et du degré de proximité de ces téléspectateurs avec le « cœur de cible » de l’annonceur (les pubs pour les jouets pour enfants sont rarement diffusés à 2 heures du matin...). En toute logique, la demande de spots publicitaires télévisés n’échappe pas à la « loi de la demande » : toutes choses égales par ailleurs, plus le prix du spot publicitaire augmente, plus la demande de spots diminue. La sensibilité de la demande de spots publicitaires à leur prix est mesurée par son élasticité-prix (un concept auquel Kanelbullix a récemment consacré un post) : à titre d’exemple, une élasticité de 0,5 signifie que lorsque le prix du spot de pub augmente de 1%, la demande diminue de 0,5%.

L’offre de spots de pub

L’offre de spots publicitaires présente trois grandes spécificités :

1/ L’espace publicitaire offert à la télévision se caractérise d’abord par des coûts de revient pratiquement nuls et une valeur qui dépend avant tout de l’audience. En effet, la fourniture d’un espace publicitaire ne coûte quasiment rien au diffuseur, les coûts étant pour l’essentiel des coûts fixes (coûts de création et de maintenance d’une chaîne de télévision). On peut même considérer que la diffusion d’un message publicitaire permet à une chaîne de réaliser des économies, dans la mesure où elle n’a pas à diffuser de programme pendant le temps de la pub. Dans ces conditions, la marge réalisée par les régies publicitaires s’élève à environ 90% du prix de vente des espaces publicitaires.

2/ L’offre d’espaces publicitaires à la télévision est très inélastique (peu sensible aux prix). En effet, étant donné la faiblesse des coûts de diffusion de messages publicitaires, les chaînes de télévision souhaiteraient offrir un volume d’espaces publicitaires beaucoup plus important que celui qui prévaut actuellement (environ 7% de l’offre de programme des grandes chaînes nationales en 2003), mais elles n’en n’ont pas la faculté, dans la mesure où la durée des espaces réservés à la publicité à la télévision est très étroitement encadrée par un ensemble de dispositions législatives, réglementaires et conventionnelles qui concernent aussi bien les chaînes publiques que les chaînes privées. A l’heure actuelle, les télévisions privées hertziennes sont limitées à 6 minutes de publicité par heure en moyenne quotidienne et à 12 minutes en heures glissantes (c'est-à-dire aussi bien entre 13h et 14h qu'entre 13h07 et 14h07, etc.) ; les télévisions publiques (France 2, France 3 et France 5) sont limitées à 6 minutes par heure en moyenne quotidienne et à 8 minutes par heure glissante ; les télévisions diffusées par câble ou satellite sont limitées à 9 minutes de publicité par heure en moyenne quotidienne et à 12 minutes en heures glissantes ; enfin, les télévisions hertziennes locales peuvent diffuser 12 minutes par heure d’antenne et 15 minutes par heure donnée.

3/ L’existence de coûts fixes élevés pour créer une chaîne de télévision explique que l’offre de spots publicitaires soit fortement concentrée : le marché des spots publicitaires est aux mains d’un très petit nombre de régies publicitaires qui regroupent généralement plusieurs chaînes (sur le câble, le groupe M6 possède par exemple W9, Paris Première, Téva ou encore Série Club). À l’heure actuelle, trois grandes régies contrôlent la quasi-totalité du marché : TF1, qui détient 55% du marché des spots publicitaires, M6, qui en détient 24% et France Télévisions, qui en détient seulement 20% (pour un montant de 830 millions de recettes publicitaires nettes en 2007, ce qui représente 30% de ses ressources financières). Les offreurs de spots publicitaires à la télévision sont donc en situation d’oligopole, ce qui leur confère un pouvoir de marché qui va lui-même influencer la manière dont les prix vont se fixer. Les propriétés de ce mode de concurrence dépendent de la manière dont les firmes interagissent : traditionnellement, les économistes distinguent une concurrence « par les quantités », dite concurrence à la Cournot et une concurrence « en prix », dite concurrence à la Bertrand. Dans le cas des spots publicitaires, la concurrence se rapprocherait davantage d’une concurrence en prix, dans la mesure où les régies publicitaires n’ont pas la possibilité de modifier la durée des espaces publicitaires vendus, pour les raisons mentionnées au point 2/. En l’absence d’une entente sur les prix, les propriétés d’une concurrence oligopolistique en prix sont relativement proches de celles de la concurrence « pure et parfaite » : à l’équilibre, les firmes ne parviennent pas à profiter de leur pouvoir de marché pour extraire une rente et proposer des prix supérieurs à ceux qui prévaudraient dans un univers parfaitement concurrentiel. Ce résultat n’est valable que si les régies publicitaires des grandes chaînes de télévision ne sont pas en collusion : les décisions du Conseil de la concurrence en la matière semblent indiquer que l’existence d’une entente sur le prix des espaces publicitaires ne peut être caractérisée. En revanche, le Conseil a considéré en 2001 que TF1 et sa filiale TF1 publicité, en détenant une part de marché nettement plus importante que celle de leur concurrence immédiat, France Télévisions Publicité, étaient entre 1993 et 1997 en abus de position dominante sur le marché de la publicité télévisuelle. A cette occasion, TF1 fut condamnée à une sanction pécuniaire d’un montant de 1,2 millions d’euros.

Le graphique suivant résume de manière très schématique le fonctionnement du marché des spots publicitaires à la télévision :


La quantité de spots publicitaires vendus est indiquée en abscisses, le prix du spot de pub en ordonnées. La courbe de demande de spots est une fonction décroissante des prix pratiqués, alors que l’offre d’espaces publicitaires est totalement inélastique, pour les raisons mentionnées plus haut. L’équilibre sur ce marché se fixe au point E, situé à l’intersection des courbes d’offre et de demande : en ce point, le prix du spot de pub est égal à PE et le nombre de spots vendus à QE. Le rectangle colorié en jaune mesure le total des recettes publicitaires perçues par les régies publicitaires des chaînes publiques et privées. Ces recettes sont égales au prix unitaire du spot publicitaire multiplié par la quantité vendue, soit PE*QE. La part qui revient à chacune de régies publicitaires est indiquée par le découpage du rectangle en trois portions : TF1 (55%), M6 (25%) et France Télévisions (20 %).

II/ Quel sera l’impact de la suppression de la publicité sur les chaînes publiques ?

Dans ce contexte, quel sera l’impact de la suppression des espaces publicitaires sur les chaînes publiques (on ne prend pas encore en compte la création d’une taxe sur les spots publicitaires diffusés sur les chaînes privées) ?

Graphiquement, la fin de la publicité sur les chaînes de France Télévision se traduira par un déplacement vers la gauche de la courbe d’offre de spots publicitaires. L’ampleur de déplacement sera égal à la part de marché détenue par France Télévisions dans le total des recettes publicitaires des chaînes de télévision, soit 20% :


Ce déplacement de la courbe d’offre de spots publicitaires aura trois effets :

1/ une réduction de 20 % du nombre total de spots publicitaires diffusés à la télévision ;

2/ une augmentation du prix du spot publicitaires qui va dépendre de la forme de la courbe de demande de spots publicitaires : une demande très élastique (très sensible aux prix, donc plutôt « horizontale ») se traduira par une faible augmentation des prix alors qu’une demande très inélastique (très peu sensible aux prix, dont plutôt « verticale ») se traduira par une forte augmentation des prix.

3/ en l’absence de taxe sur les spots publicitaires, l’augmentation du prix de l’espace publicitaires sur les chaînes privées se traduira par une augmentation de leurs recettes publicitaires globales. Graphiquement, ce supplément de recettes publicitaires est représenté par le rectangle colorié en vert : plus l’élasticité de la demande de spots publicitaires est faible, plus ce supplément de recettes sera important.

III/ Quel sera l’impact de la création d’une taxe sur les spots publicitaires ?

Que se passe-t-il maintenant si l’Etat décide de créer une taxe sur les spots publicitaires diffusés sur les chaînes privées, afin de compenser le manque à gagner des chaînes publiques, soit 830 millions d’euros par an ?

La première question qui se pose est de savoir qui va réellement payer cette taxe : Les annonceurs ou les régies publicitaires ? Le second principe de l’incidence fiscale, énoncé par Petitsuix dans ce post et appliqué au cas des cotisations sociales par votre serviteur stipule qu’en général, la taxe sera payée par le côté le moins « élastique » du marché, autrement dit par les agents économiques qui n’ont pas la faculté de « refourguer » la taxe à d’autres. Dans le cas des spots publicitaires, l’application de ce principe signifie que ce sont les régies publicitaires qui vont payer l’intégralité de la taxe, puisque l’offre d’espaces publicitaires est totalement inélastique. Pour s’en convaincre, imaginons que les régies publicitaires des chaînes de télévisions privées décident de répercuter l’intégralité de la taxe sur le prix des spots qu’elles proposent aux annonceurs : dans cette situation, la demande d’espaces publicitaires sera inférieure à l’offre, si bien que toutes les chaînes de télévision auront intérêt à réduire leurs prix pour attirer les annonceurs, jusqu’à ce que la demande soit de nouveau égale à l’offre (elle-même inchangée), c'est-à-dire jusqu’au moment où le prix taxe comprise sera égal au prix qui prévalait avant la création de cette taxe. Les régies publicitaires des chaînes privées paieront donc l’intégralité de la taxe. La structure oligopolistique du marché des espaces publicitaires et la position dominante de TF1 n’y changeront rien : en présence d’une offre totalement rigide, le prix incluant la taxe ne pourra pas excéder le prix de l’équilibre sans taxe.

La seconde question posée par la création de cette taxe est celle de son montant. Quel est le taux que devra fixer l’Etat pour permettre de compenser les pertes de recettes publicitaires des chaînes publiques, soit 830 millions d’euros ? La réponse à cette question dépend du prix du spot publicitaire qui prévaudra lorsque la publicité aura disparu des chaînes publiques, ce prix étant lui-même fonction de l’élasticité de la demande de spots publicitaires. Le graphique suivant indique que le taux de cette taxe, mesuré par l’écart entre le prix P1 (taxe comprise) et le prix P2 (hors taxe), devra être fixé de manière à ce que les revenus engendrés par la taxe (le rectangle colorié en bleu) compensent le manque à gagner des chaînes publiques (le rectangle colorié en rouge) :


Le taux t de la taxe qu’il faudra appliquer aux spots publicitaires diffusés par les chaînes privées peut même être précisément calculé. Il s’écrit : t=0,25*(1/(1 + (0,2/ε))) où ε désigne l’élasticité-prix de la demande de spots publicitaires (1). Si la demande de spots publicitaires est très sensible aux prix (élasticité infinie), alors il faudra appliquer une taxe de 25% ; si la demande est très peu sensible aux prix (élasticité nulle), alors on pourra se contenter d’une taxe très faible. En fonction de la valeur de l’élasticité-prix de la demande d’espaces publicitaires, le taux de taxe qu’il faudra appliquer sera compris entre 0 et 25%.

Le graphique précédent permet de constater que la création d’une taxe sur les spots publicitaires aura pour effet de « rogner » sur le supplément de recettes publicitaires engrangées par les chaînes privées à la suite de la suppression de la publicité sur les chaînes publiques. Dans le cas particulier illustré sur ce graphique, les recettes publicitaires des chaînes privées auront quand même augmenté au total (le supplément net de recettes étant mesuré par le rectangle colorié en vert), parce que la demande est assez peu élastique.

Mais on pourrait tout aussi bien se retrouver dans une situation telle que les recettes publicitaires des chaînes privées diminueront si une taxe est mise en place pour compenser le manque à gagner des chaînes publiques. Ce sera le cas si la demande de spots publicitaires est suffisamment élastique (sensible au prix). Le graphique suivant permet en effet de constater que dans cette situation, les recettes publicitaires globales des chaînes privées seront plus faibles qu’avant :


Sur ce graphique, la partie hachurée du rectangle bleu indique la perte de recettes publicitaires des chaînes privées engendrée par la création d’une taxe sur les spots de pub.

La fin de la pub sur le service public n’est donc pas forcément une bonne affaire pour TF1 et M6. Pour qu’elle le soit, il faudrait que la demande ne soit pas trop élastique. On peut même calculer grossièrement le seuil d’élasticité-prix de la demande d’espaces publicitaires au-delà duquel la création d’une taxe sur les spots de pub serait une mauvaise affaire pour les chaînes privées. Ce seuil correspond à la situation où le prix hors taxe du spot (noté P2) est égal au prix qui prévalait avant la suppression de la publicité sur les chaînes publiques (noté P0) : si P2 est supérieur à P0, alors les chaînes privées seront gagnantes ; si P2 est inférieur à P0, elles seront gagnantes. Un calcul rapide montre que l’élasticité-prix de la demande de spots publicitaires au-delà de laquelle les chaînes privées subiront des pertes est égal à 0,8 (2). Ce niveau d’élasticité correspond à une demande très sensible aux prix: il signifie que si le prix du spot de pub augmente de 10%, la demande de spots diminue de 8%. L’élasticité réelle de la demande de spots publicitaires se situe sans doute en dessous d’un tel niveau. On peut donc en conclure que la création d’une taxe sur les spots publicitaires ne devrait pas empêcher TF1 et M6 de bénéficier de la suppression de la publicité sur les chaînes publiques.

C’est d’autant plus probable que d’après les déclarations du Président, une partie de la perte de recettes publicitaires de France Télévisions pourrait être compensée par la création d’une taxe « infinitésimale » prélevée sur le chiffre d’affaires des opérateurs Internet et de téléphonie mobile. Si tel était le cas, le prélèvement opéré sur les recettes publicitaires des chaînes privées serait encore plus faible, ce qui minimiserait considérablement l’impact négatif de la taxe pour TF1 et M6.

Dans ces conditions, on comprend que les actions des deux principales chaînes privées de télévision aient flambé juste après l’annonce faite par le Président Sarkozix : le 8 janvier, l’action TF1 augmentait de 10% :


Le même jour, l’action M6 grimpait de 6% :


L’euphorie n’aura cependant été que de courte durée : les cours des deux actions sont redescendus à des niveaux proches de leurs niveaux antérieurs dès le lendemain. Il faut sans doute voir là une certaine forme de prudence face au flou qui entoure encore les projets du gouvernement en matière de réforme du financement de l’audiovisuel public. Une autre raison susceptible d’expliquer cette correction des cours boursiers est que les actionnaires de TF1 et M6 ont pu anticiper une privatisation prochaine d’une partie des chaînes publiques, rendue nécessaires par l’insuffisance des ressources dégagées par une taxe sur les spots publicitaires, ce qui annulerait le bénéfice tiré de la réduction du nombre total de spots diffusés et donnerait naissance à des concurrentes autrement plus dangereuses que les actuelles France 2, France 3 et France 5.

Il reste que ces soubresauts financiers montrent que le temps de cerveau disponible a encore de beaux jours devant lui…


NOTES :

(1) Détails du calcul :
A la date t=0, les chaînes publiques et privées ont le droit de diffuser des spots publicitaires. A la date t=1, la publicité est supprimée sur les chaînes publiques et les pertes de recettes compensées par la création d’une taxe (dont le taux est noté t) sur les spots diffusés par les chaînes privées.
Soit P0 et Q0 respectivement le prix du spot publicitaire et le nombre de spots vendus en t=1. Soit P1 et Q1 respectivement le prix taxe comprise du spot publicitaire et Q1 le nombre de spots vendus en t=1.
Le taux de taxe t doit être fixé de manière à ce que les revenus de la taxe (égaux à t*P1*Q1) couvrent les pertes de recettes publicitaires de France Télévisions (pertes égales à 0,2*P0*Q0). Or, par définition, le nombre Q1 de spots publicitaires qui seront vendus lorsque la publicité aura disparu des chaînes publiques est égal à :
Q1 = (1-0,2)Q0 = 0,8*Q0
Le taux de taxe t que devra fixer le gouvernement sera donc égal à :
t =0,25*P0/P1 (i)
On note ε l’élasticité-prix de la demande de spots publicitaires correspondant à cette augmentation de prix ? Cette élasticité est par définition égale à :
ε =(∆Q/Q)/ (∆P/P), où ∆Q/Q désigne la variation proportionnelle du nombre de spots vendus entre la période 0 et la période 1 et ∆P/P la variation de prix correspondante. On peut donc écrire :
∆P/P = (P1-P0)/P0 = (1/ε)*(∆Q/Q)
Cette équation peut se réécrire :
P0/P1 = 1/(1+ (0,2/ε))
En remplaçant cette expression dans l’équation (i), on trouve que le taux de taxe t s’écrit :
t = 0,25*(1/(1 + (0,2)/ε))

(2) Détails du calcul :
En t=1, le prix hors taxe du spot publicitaire en deçà duquel les recettes publicitaires des chaînes privées seront inférieures aux recettes publicitaires de la période 0 est tel que P1*(1-t)=P0 (ii).
Le taux de taxe t doit lui-même être fixé de manière à ce que les revenus de la taxe (égaux à t*P1*Q1) couvrent les pertes de recettes publicitaires de France Télévisions (pertes égales à 0,2*P0*Q0). Or, par définition, le nombre Q1 de spots publicitaires qui seront vendus lorsque la publicité aura disparu des chaînes publiques est égal à :
Q1 = (1-0,2)Q0 = 0,8*Q0
Le taux de taxe t que devra fixer le gouvernement sera donc égal à :
t= 0,25*P0/P1
En remplaçant le taux de taxe t par cette valeur dans l’équation (ii), on trouve que pour que les chaînes privées soient « gagnantes », il faudrait que le prix du spot de publicité (taxe incluse) soit supérieur de 25% au prix de la période 0 :
∆P/P = (P1-P0)/P0 = 0,25
On note ε l’élasticité-prix de la demande de spots publicitaires correspondant à cette augmentation de prix ? Cette élasticité est par définition égale à :
ε = (∆Q/Q)/(∆P/P)
où ∆Q/Q désigne la variation proportionnelle du nombre de spots vendus entre la période 0 et la période 1 et ∆P/P la variation de prix correspondante. Une augmentation de 25% du prix du spot de pub pour une réduction de 20% des quantité vendues correspond donc à une élasticité-prix de la demande de spots publicitaires ε égale à :
ε = (0,2 / 0,25) = 0,8
_Julien_

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mardi 11 décembre 2007

Les Gaulois sont-ils plus productifs que les autres ?


Cocorico ! Dans un accès de gallophilie remarqué par Olivier Bouba-Olga (mais contesté par quelques rabat-joie), Paul Krugman s’appuyait il y a quelques mois sur l’exemple gaulois pour pourfendre le mythe d’une Europe moins productive que les Etats-Unis. Pour étayer sa thèse, l’économiste américain rappelait que la productivité du travail en France (égale à la production divisée par le nombre d’heures travaillées) était supérieure à celle de nos voisins d’outre-Atlantique et réfutait l’argument selon lequel cet écart serait la conséquence d’un taux de chômage plus élevé et d’une durée du travail moyenne plus faible dans notre pays. Oncle Sam-le-glandu aurait-il donc du souci à se faire face à l’irrésistible ascension de Vercingétorix-le-productif ? On aimerait tellement le croire… mais soyons prudents... car avant de fourbir nos armes, d’avaler une bonne rasade de potion magique et d’entonner fièrement l’hymne de la victoire, on serait bien avisé d’aller faire un petit tour du côté des chiffres. On ne sait jamais quelles surprises ces coquins-là peuvent nous réserver…

I/ Une productivité apparente du travail à faire pâlir ?

A première vue, la comparaison de la productivité horaire du travail en Gaule avec celle des autres pays de l’OCDE est plutôt flatteuse, puisque notre ardeur légendaire nous place au sommet de la hiérarchie des pays les plus productifs :


Ce graphique fait apparaître que notre productivité horaire, supérieure de 13% à celle des Etats-Unis (qui servent de point de comparaison), n’était dépassée en 2002 que par celle des valeureux Norvégiens (125) et se situait très au-dessus de celle des perfides Bretons (78). Certes, mais en confrontant ainsi les niveaux de productivité entre pays, ne commet-on pas un abus de langage ? Compare-t-on réellement des choses comparables ?

II/ Oui, mais… la légende d’Ocedeus

Une légende tirée de notre tradition nationale permet d’en douter.

En des temps reculés, quelque part dans la forêt d’Ocedeus, une assemblée de druides gaulois décida de lancer un grand concours : le village « le plus productif de Gaule » se verrait récompensé par la remise du fameux bouclier de Brennus. Au terme de longues péripéties (que je vous épargnerai par charité), deux villages parvinrent en finale : à ma gauche, Malthusianus, où la coutume locale interdisaient aux habitants incapables de produire plus d’un menhir par an de travailler, ce qui revenait à exclure les jeunes et les anciens des carrières du village (leur productivité individuelle étant justement égale à un menhir par an) ; à ma droite, Darwinianus, où toute la population, conduite d’une main de fer par l’impitoyable Stakhanovix, était contrainte aux travaux forcés, du berceau jusqu’à la tombe. Chacun de ces villages était peuplé de 100 habitants. A l’issue d’une année de dur labeur, le village de Darwinianus parvint à faire sortir 400 menhirs de ses carrières, dont 100 produits à la sueur de leur front par les 50 jeunes et vieux du village (qui représentaient la moitié des habitants). De son côté, le village de Malthusianus amena 250 menhirs à l’assemblée des druides, en signalant au jury qu’ils avaient été produits par les seuls membres du village autorisés à travailler (soit 50 individus en tout). A l’issue d’une longue délibération, les druides décidèrent d’attribuer le bouclier de Brénus aux Malthusiens, en justifiant ainsi leur décision : « la productivité du travail des Malthusiens s’élevant à 250/50 = 5 menhir/travailleur contre 400/100 = 4 menhir/travailleur pour les Darwiniens, l’assemblée des druides déclare Malthusianus village le plus productif de Gaule ! ».

Criant à l’injustice, les économistes darwiniens contestèrent le verdict des druides, en faisant valoir que pris individuellement, les Darwiniens étaient tous plus productifs que les Malthusiens : la productivité des jeunes et vieux de Darwinianus s’élevait en effet à 2 menhirs/travailleur (100/50) contre une productivité potentielle de 1 menhir/habitant chez les jeunes et vieux de Malthusianus ; la productivité des individus d’âge mur atteignait quant à elle 6 menhir/habitant (300/50) chez les Darwiniens contre 5 menhirs/habitant (250/50) chez les Malthusiens. A l’appui de leur réclamation, les Darwiniens demandèrent à leurs meilleurs économètres de produire le tableau suivant, afin de faire apparaître clairement que leur productivité structurelle était supérieure à celle de leurs adversaires malthusiens, quand bien même leur productivité apparente était inférieure :


Ce louable effort n’eut pas l’effet escompté : instruits par le barde Attalix de l’incompétence des économistes darwiniens et n’étant eux-mêmes guère versés dans l’occultisme économétrique, les druides gaulois traitèrent cette requête avec le plus grand mépris et confirmèrent leur décision souveraine. Il n’en fallut pas plus pour mettre le feu aux poudres et déclencher une interminable guerre civile…

Cette petite fable montre les limites d’une comparaison naïve de la productivité apparente du travail entre différents pays. Qu’un pays ait une productivité apparente du travail plus élevée qu’un autre ne signifie nullement qu’un individu pris au hasard dans ce pays soit plus productif en moyenne qu’un individu pris au hasard dans un autre pays : techniquement, la moyenne d’une distribution tronquée est différente de la moyenne de l’ensemble de la distribution. Dans l’exemple qui précède, les Darwiniens sont réellement plus productifs que les Malthusiens pris globalement ; la raison pour laquelle la productivité des seconds apparaît supérieure à celle des premiers est que la fraction la moins productive des Malthusiens ne travaille pas, ce qui tend à « gonfler » artificiellement leurs statistiques.

Or, que nous apprennent les statistiques gauloises à ce sujet ? Eh bien, qu’il y a de bonnes raisons de penser que certaines caractéristiques de notre marché du travail pourraient expliquer une légère surévaluation de nos performances productives…

Ces caractéristiques sont au nombre de deux, ainsi qu’on peut le voir sur le tableau suivant :


1/ Ce que ces statistiques font d’abord apparaître, c’est que notre taux d’emploi (égal à la population en emploi rapportée à la population totale) se situe en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE : en 2002, seuls 62,2% des Français âgés de 15 à 64 ans occupaient un emploi, contre 71,9% aux Etats-Unis, 72,7% au Royaume-Uni et 65,1% en moyenne pour les pays membre de l’OCDE. Cet écart de taux d’emploi est particulièrement accusé pour deux catégories de la population : les jeunes âgés de 15 à 24 ans d’une part (taux d’emploi de 24,1% contre 43,7% dans les pays de l’OCDE) et les seniors âgés de 55 à 64 ans (39,3% contre 49,4%). Plusieurs facteurs expliquent cette situation relativement atypique :
  • une durée d’études plus longue en moyenne, qui retarde l’entrée sur le marché du travail d’une grande partie des jeunes ;
  • un taux de chômage relativement élevé, particulièrement pour les 20-25 ans ;
  • enfin, un certain nombre de dispositifs légaux qui ont eu pour effet de diminuer drastiquement le taux d’emploi des seniors : abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, politiques d’incitation aux départs anticipés (dispenses de recherche d’emploi, préretraites, contribution « Delalande », etc.) ;
Certes, me direz-vous, mais en quoi cela influence-t-il notre productivité ? La réponse est simple : à l’image du village gaulois de Mathusianus, il est probable que la productivité des jeunes et des seniors qui ne sont pas en emploi soit plus faible que celle des adultes en emploi : les jeunes, parce qu’ils n’ont pas acquis l’expérience professionnelle de leurs aînés ; les seniors, en raison du phénomène de tassement de la productivité individuelle observée après 55 ans et surtout parce que ceux d’entre eux qui sont sortis de la population active, outre qu’ils étaient sans doute initialement moins productifs que ceux qui y sont restés, ont vraisemblablement subi une dégradation importante de leur capital humain en n’étant plus sur le marché du travail. Le fait que le taux de chômage des jeunes et des plus de 55 ans soit sensiblement plus élevé que la moyenne semble d’ailleurs plaider en faveur de cette hypothèse. Dans ces conditions, que se passerait-il si on augmentait le taux d’emploi de ces deux catégories de la population ? Selon toute probabilité, on assisterait à un abaissement relatif de la productivité horaire du travail, en vertu du même mécanisme que celui qui expliquait que la productivité apparente des Darwiniens était plus faible que celle des Malthusiens, quand bien même leur productivité structurelle était plus élevée.

2/ L’autre caractéristique du marché du travail français qui peut biaiser à la hausse la productivité apparente du travail est notre faible durée du travail : en 2002, la durée annuelle du travail en France était égale à 1437 heures/an contre 1739 heures/an en moyenne dans les pays de l’OCDE, en raison principalement d’une durée légale du travail plus faible qu’ailleurs (35 heures oblige). Or il ne paraît pas absurde de penser que les rendements de la durée du travail sont globalement décroissants : autrement dit, plus on travaille longtemps, et moins on est efficace. Cette idée était d’ailleurs au cœur de l’argumentation en faveur du passage aux 35 heures, la réduction du temps de travail devant permettre non seulement de réduire l’ « effet fatigue » des salariés, mais également d’accroître la durée d’utilisation des équipements afin d’optimiser la chaîne de production. Il est donc probable que si la durée du travail des français était portée au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE, la productivité horaire diminuerait sensiblement.

III/ Ouf… l’honneur est sauf, par Belenos !

Les deux remarques qui précèdent devraient nous inciter à considérer avec circonspection les comparaisons de productivité apparente du travail entre pays. Au minimum, il faudrait pouvoir corriger ces comparaisons des effets structurels liés aux différentiels de taux d’emploi et de durée du travail.

C’est à cet exercice que ce sont livrés deux économistes gaulois : dans cet article paru dans la Revue économique de l’OCDE, Renaud Bourlès et Gilbert Cette proposent une estimation des niveaux de productivité structurels de 25 pays de l’OCDE sur la période 1992-2002. Malgré les limites de l’approche adoptée (petit nombre d’observations, hypothèses simplificatrices), les auteurs se sont efforcés d’estimer le niveau de productivité horaire « structurelle » qui serait observée dans les différents pays si la durée du travail et le taux d’emploi (pour chaque catégorie d’âge) étaient les mêmes qu’aux Etats-Unis, pris comme pays de référence.

Le tableau suivant reproduit les résultats de leurs estimations :


Plusieurs enseignements peuvent être tirés de la lecture de ces résultats :
1/ Pour tous les pays, le niveau relatif (aux Etats-Unis) de la productivité horaire « structurelle » du travail est inférieur à celui de la productivité horaire « observée ». Cette différence provient du fait que la plupart des pays présentent une durée du travail et un taux d’emploi plus faible que celui des Etats-Unis.
2/ Comme on pouvait s’y attendre, la productivité structurelle relative de la France diminue sensiblement par rapport à sa productivité observée : par rapport aux Etats-Unis, elle perd 15 points, en passant de 113 à 98 (ce qui signifie que notre productivité structurelle est égale à 98% de celle des Américains). Les calculs des auteurs indiquent que les deux tiers de cette diminution sont imputables à l’écart de durée du travail, le tiers restant provenant du différentiel de taux d’emploi entre les deux pays.
3/ Néanmoins, malgré cette correction, la France continue de faire plutôt bonne figure par rapport à ses voisins européens : elle n’est dépassée que par l’Irlande et la Norvège et sa productivité structurelle reste sensiblement supérieure à celle des Anglais (77), même si l’écart de productivité entre les deux pays se réduit de 30% environ.

Au total, si l’étude de Bourlès et Cette devrait inciter plus d’un commentateur à mettre de l’eau dans sa cervoise et à ne pas conclure trop rapidement à la supériorité productive du peuple gaulois, elle montre que nos performances ne sont pas humiliantes non plus, en tout cas pas autant que certains voudraient le faire croire.

IV/ Et alors ?

Que conclure de tout cela ?

1/ D’abord, que les comparaisons naïves des productivités horaires du travail sont tout sauf un bon indicateur de la productivité réelle d’un pays.

2/ Ensuite, que ces chiffres doivent au minimum être corrigés des effets structurels liés aux écarts de durée du travail et de taux d’emploi des pays considérés.

3/ Enfin et surtout, qu’il faut s’interroger sur le sens de ces écarts. La faiblesse de notre taux d’emploi et de notre volume d’heures de travail est-elle le signe d’un dysfonctionnement du marché du travail français ou bien l’expression d’un choix de société ayant contribué à améliorer le bien-être global ? Derrière cette question en apparence anodine se situe un débat particulièrement difficile à trancher, surtout en ce qui concerne la réduction du temps de travail : d’un côté, l’adoption des 35 heures peut être vue comme une politique malthusienne qui a tari artificiellement la production de richesses en France ; mais d’un autre côté, si les 35 heures n’ont fait que traduire légalement une plus forte préférence des Français pour le loisir, leur suppression serait synonyme de perte de bien-être, notamment si les individus n’ont pas la faculté de choisir librement leur temps de travail et sont contraints de travailler plus qu’ils ne le souhaiteraient (c’est d’ailleurs l’un des arguments avancé par Krugman dans sa défense du modèle français). Pour approfondir cette question, je renvoie le lecteur aux riches échanges qu’Emmanuel de Ceteris Paribus et Alexandre d’Econoclaste avaient eu il y a trois ans sur la durée du travail, en cinq actes (I, II, III, IV et V) résumés ici pour les flemmards. Et qu’on ne vienne pas nous dire après ça que les blogueurs gaulois ne sont pas productifs, par Toutatis !
_Julien_

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