Qui eût cru qu'aux pays des Gauloises brunes et blondes, on n’aurait un jour plus le droit de fumer dans les tavernes et auberges ? Et pourtant... à la suite de leurs voisins Celtes, Bretons et Latins, les Gaulois ont décidé d’interdire la consommation de tabac dans tous les lieux publics depuis le 1er janvier 2008. Cette loi s’inscrit dans un ensemble plus vaste de mesures anti-tabac adoptées depuis le début des années 1970 et qui visent à lutter à la fois contre le tabagisme actif, responsable d’environ 60 000 décès par an et contre le tabagisme passif, qui tuerait environ entre 1000 et 6000 non fumeurs par an selon les sources. Les mesures anti-tabac nourrissent pourtant de vives polémiques qui retentissent jusque dans la blogosphère économique gauloise, chez Econoclaste (ici, là ou encore là), l’économiste ou encore Gizmo. Si les échanges sont aussi passionnés, c’est que la controverse porte non seulement sur les chiffres du tabagisme, souvent imprécis voire suspects, mais également sur la justification même de l’intervention publique dans ce domaine. Afin de mieux comprendre les enjeux de ce débat complexe, Ecopublix vous propose un petit voyage au pays de l’addiction rationnelle…
La justification théorique de l’intervention publique en matière de lutte contre le tabagisme est l’une des questions les plus controversées de la science économique. Le champ et les modalités de cette intervention varient en effet considérablement selon la manière dont on appréhende le comportement tabagique, et plus particulièrement le phénomène de dépendance.
Pendant longtemps, les économistes ont considéré que la consommation de tabac (et plus généralement des substances génératrices de dépendance) relevait d’un comportement irrationnel, donc impossible à modéliser dans le cadre du modèle microéconomique standard. En favorisant leur plaisir immédiat sans penser aux conséquences néfastes de leur comportement sur leur avenir, les fumeurs semblent en effet violer la rationalité économique la plus élémentaire, celle qui consiste à arbitrer entre aujourd’hui et demain, à l’image de la cigale qui se voit contrainte d’aller crier famine chez la fourmi sa voisine après avoir chanté tout l’été. Aussi le comportement tabagique fut-il longtemps interprété comme relevant d’un comportement purement « myope », le fumeur n’étant pas conscient qu’en fumant davantage aujourd’hui, il se condamne à fumer davantage demain.
I/ Les accros au tabac : des « happy addicts » ?
Cette vision vola en éclats lorsqu’au début des années 1980, on montra que l’augmentation du prix du tabac tendait à réduire la consommation de cigarettes. Un fumeur réagissant aux variations de prix du tabac ne pouvant pas être totalement irrationnel, un certain nombre d’économistes ont cherché à montrer que le phénomène de dépendance pouvait être modélisé dans le cadre du modèle microéconomique standard. À cette époque, les travaux de Gary Becker et Kevin Murphy permirent une avancée théorique majeure. Ces deux économistes montrèrent en effet que contrairement à une idée reçue, la dépendance pouvait parfaitement relever d’un choix rationnel. Autrement dit : un individu peut choisir de devenir dépendant.
Dans le modèle fondateur de « dépendance rationnelle » qu’ils développèrent en 1988, l’individu maximise son bien-être au cours de son cycle de vie, qui est mesuré par la somme actualisée de l’utilité retirée à chaque période de sa consommation de tabac (ou plus généralement de tout bien addictif : alcool, drogues dures, jeux de hasard, etc.) et d’un bien composite non addictif. L’agent est rationnel au sens où il est conscient de l’interdépendance entre sa consommation passée, présente et future de tabac. Le modèle suppose par ailleurs que le fumeur dispose d’une information parfaite sur les niveaux passés et futurs des prix du tabac.
La dépendance se caractérise par deux propriétés essentielles :
1/ Le « renforcement » (reinforcement en anglais) : l’envie de fumer est d’autant plus grande que la consommation passée de tabac a été importante. Autrement dit, le supplément de plaisir que je retire d’une cigarette par rapport à la précédente est d’autant plus important que j’ai beaucoup fumé dans le passé (1). Du point de vue du fumeur, l’accroissement de la consommation de tabac aujourd’hui peut donc être considéré comme un investissement bénéfique à court terme, au sens où il va permettre de rendre plus désirable la cigarette de demain.
2/ l’ « accoutumance » (tolerance en anglais) : un niveau de consommation donné de tabac a d’autant moins d’effet que la consommation passée a été importante. Autrement dit, l’utilité d’une cigarette donnée est d’autant plus faible que j’ai beaucoup fumé dans le passé (2). Du point de vue du fumeur, cette caractéristique du tabagisme peut être assimilée à un coût à long terme : augmenter sa consommation de tabac aujourd’hui implique qu’il faudra acheter plus de cigarettes demain pour bénéficier du même plaisir.
Le graphique suivant permet de visualiser les deux propriétés de « renforcement » et d’ « accoutumance » :
Ce graphique représente le plaisir associé à la consommation de tabac en fonction des quantités consommées quotidiennement pour deux types de fumeurs : le fumeur occasionnel, qui a peu fumé dans le passé et le gros fumeur, qui a beaucoup fumé. Le phénomène de « renforcement » se traduit par le fait que le plaisir du gros fumeur augmente plus vite avec la consommation quotidienne de tabac que celui du fumeur occasionnel (la courbe orange est plus pentue que la courbe bleue) ; le phénomène d’« accoutumance » implique quant à lui qu’à quantité de tabac donnée, le plaisir éprouvé par le gros fumeur est inférieur à celui éprouvé par le fumeur occasionnel (la courbe orange se situe donc en-dessous de la courbe bleue).
Dans sa version la plus simple, le modèle de Becker et Murphy ne prend pas en compte le fait que la consommation de tabac nuit au « capital santé ». Cette hypothèse n’est pas en effet essentielle au modèle, dans la mesure où l’impact négatif de la consommation passée de tabac sur l’utilité d’un individu est déjà pris en compte par l’existence du phénomène d’accoutumance. La prise en compte de la nocivité du tabac sur la santé intervient simplement comme un « coût » supplémentaire, mais ne modifie pas les conclusions du modèle.
Dans ce cadre théorique, Becker et Murphy montrent que la consommation d’un bien de dépendance peut être parfaitement rationnelle du point de vue de l’agent économique. En effet, même en présence d’une forte dépendance à la nicotine, il existera généralement une séquence de consommation optimale sur l’ensemble du cycle de vie telle le fumeur maximisera le plaisir retiré à chaque période de sa consommation de tabac (ce plaisir étant lui-même lié au stock de cigarettes fumées dans le passé) de façon à maximiser l’écart entre le « bénéfice » retiré de la consommation de tabac et son « coût complet » (égal au prix des cigarettes augmenté du « coût » de l’accoutumance évoqué plus haut). Autrement dit, un individu peut de manière parfaitement rationnelle décider de consommer un bien addictif.
Trois prédictions empiriquement testables peuvent être dérivées de ce modèle :
1/ première prédiction : les quantités de bien addictif consommées à différentes périodes sont complémentaires. Le fait que la consommation présente de cigarettes dépende positivement de la consommation passée à cause de l’accoutumance provoquée par le bien addictif était un phénomène connu bien avant Becker et Murphy. La véritable nouveauté de leur modèle fut de montrer que le phénomène de « renforcement » évoqué plus haut a pour effet de rendre la consommation aujourd’hui dépendante de la consommation future : si on lui annonce que le prix des cigarettes va baisser l’année prochaine, un fumeur rationnel doit augmenter sa consommation de cigarettes dès aujourd’hui. En effet, fumer davantage aujourd’hui permet d’accroître le plaisir marginal procuré par la cigarette consommée demain, ce qui permet de tirer pleinement profit de la diminution du prix des cigarettes.
2/ deuxième prédiction : l’impact d’une augmentation du prix du bien addictif est plus forte à long terme qu’à court terme, dans la mesure où la réduction de la consommation courante a un effet cumulatif sur la consommation future à travers le stock de consommation accumulé. Ainsi, si le prix des cigarettes augmente, on doit observer que la consommation de cigarettes diminue davantage dans le long terme que dans le court terme.
3/ enfin, la réaction des individus aux variations de prix d’un bien addictif dépend de leur « préférence pour le présent »: ceux qui valorisent beaucoup le présent par rapport au futur réduiront davantage leur consommation à la suite d’une augmentation des prix que les individus moins « impatients ». Le modèle prédit donc que les individus jeunes, moins éduqués et ayant un revenu plus faible devraient être plus sensibles aux augmentations du prix des cigarettes que les autres.
Si le modèle de Becker et Murphy a longtemps paru indépassable, c’est que sa principale prédiction empirique – le fait que la consommation future de bien addictif influence la consommation présente – a été validée empiriquement par un certain nombre d’études qui ont montré que l’augmentation du prix des biens addictifs (tabac et alcool) à la date t+1 tendait à augmenter la consommation de tabac et d’alcool dès la date t. On trouvera un résumé de ces articles dans cette revue de littérature (un peu datée) signée Frank Chaloupka et Kenneth Warner. À l’époque, ces résultats furent interprétés un peu hâtivement comme la preuve ultime que le tabagisme relevait du calcul rationnel et non pas d’un comportement « myope ». Une autre famille de modèle allait bientôt montrer que ce n’était pas nécessairement le cas…
II/ L’incohérence temporelle des fumeurs : « Promis : demain, j’arrête »
Le modèle fondateur de dépendance rationnelle développé par Becker et Murphy repose sur une vision très stricte de la rationalité qui a suscité de nombreuses critiques. Parmi les hypothèses les moins réalistes du modèle figurent l’information parfaite sur le mécanisme de dépendance, l’absence de coûts d’ajustement à l’arrêt de la consommation de bien addictif et surtout la cohérence temporelle des choix du fumeur.
Dans le modèle de dépendance rationnelle, il n’y a pas de place pour le regret : les individus qui décident de consommer un bien générateur de dépendance sont des happy addicts au sens où ils assument leurs choix à tout moment au cours de leur cycle de vie. Or cette vision n’est guère compatible avec le cliché du fumeur qui se promet chaque jour de fumer sa dernière cigarette, le trop fameux « demain, j’arrête ».
Certains auteurs ont cherché à lever cette hypothèse en intégrant la possibilité de préférences qui ne seraient pas « cohérentes » dans le temps, ce qui revient à modéliser une dépendance psychologique en plus de la dépendance purement physique. Dans cette famille de modèles, l’usager dépendant a tendance à « trop » valoriser le présent au détriment du futur en lui accordant un poids relatif plus important que le poids relatif d’une date quelconque sur la suivante. Un fumeur auquel une cigarette aujourd’hui procure autant de plaisir que trois cigarettes demain, mais auquel une cigarette demain procure le même plaisir que deux cigarettes après-demain peut être considéré comme ayant ce type de préférences, dites « hyperboliques ». L’ « irrationalité » de ce type de comportement tient au fait que du point de vue de l’individu, le poids relatif d’une date par rapport à une autre varie au cours du temps.
Dans un article paru en 2001, Jonathan Gruber et Botond Köszegi ont démontré que la prédiction centrale du modèle beckerien, à savoir que la consommation future de bien addictif influençait la consommation présente, ne constituait nullement une preuve de la rationalité du consommateur dépendant, du moins dans la version « maximaliste » adoptée par Becker et Murphy. Ces deux auteurs ont en effet montré que cette prédiction restait valide si on maintenait l’hypothèse beckerienne selon laquelle les fumeurs sont conscients de l’interdépendance entre leur consommation passée, présente et future de tabac, mais qu’on autorisait désormais les fumeurs à « survaloriser » le présent. Un fumeur peut donc être à la fois rationnel et malheureux, car victime d’un problème de self control, victime en quelque sorte d’une perpétuelle contradiction entre son « moi » présent et son « moi » futur.
A l’appui de cette vision, Jonathan Gruber et Sendil Sendil Mullainathan ont montré dans un article récent que l’augmentation des taxes sur le tabac, loin d’amputer le bien-être des fumeurs, pouvait paradoxalement tendre à l’améliorer. En utilisant des indicateurs subjectifs de bien-être que l’augmentation des taxes sur le tabac aux Etats-Unis et au Canada avait eu pour effet de rendre les fumeurs plus heureux, un résultat incompatible avec la théorie beckerienne mais cohérent avec le modèle développé par Gruber et Köszegi.
III/ So what ?
Pourquoi ce long détour par les théories de l’addiction rationnelle ? Après tout, la distinction entre le fumeur « heureux » de Becker et Murphy et le fumeur « malheureux » de Gruber et Köszegi n’est-elle pas dérisoire en regard de notre sujet ?
En réalité, cette distinction est cruciale et détermine dans une très large mesure la manière dont les économistes appréhendent l’intervention publique en matière de lutte contre le tabac : la thèse de l’addiction « heureuse » ne justifie que des politiques minimalistes de lutte contre le tabagisme. En effet, si l’individu choisit de devenir dépendant, le forcer à réduire sa consommation de tabac ne peut que réduire son bien-être et l’argument consistant à réclamer une augmentation du prix des cigarettes pour protéger les fumeurs contre eux-mêmes relève d’un paternalisme absurde. La thèse de l’incohérence temporelle des « accros » au tabac justifie au contraire l’adoption d’une large panoplie de mesures d’inspiration paternaliste qui améliorent le bien-être des fumeurs en les protégeant contre eux-mêmes. Suite au prochain post…
NOTES :
(1) formellement, cela se traduit par le fait que l’utilité marginale de la consommation de cigarettes (notée C) augmente avec le stock de consommation passé (K) : U’’12(C,K) > 0.
(2) formellement, cela signifie que l’utilité décroît de la consommation de cigarettes avec le stock de consommation passé : U’2(C,K) < 0.
La justification théorique de l’intervention publique en matière de lutte contre le tabagisme est l’une des questions les plus controversées de la science économique. Le champ et les modalités de cette intervention varient en effet considérablement selon la manière dont on appréhende le comportement tabagique, et plus particulièrement le phénomène de dépendance.
Pendant longtemps, les économistes ont considéré que la consommation de tabac (et plus généralement des substances génératrices de dépendance) relevait d’un comportement irrationnel, donc impossible à modéliser dans le cadre du modèle microéconomique standard. En favorisant leur plaisir immédiat sans penser aux conséquences néfastes de leur comportement sur leur avenir, les fumeurs semblent en effet violer la rationalité économique la plus élémentaire, celle qui consiste à arbitrer entre aujourd’hui et demain, à l’image de la cigale qui se voit contrainte d’aller crier famine chez la fourmi sa voisine après avoir chanté tout l’été. Aussi le comportement tabagique fut-il longtemps interprété comme relevant d’un comportement purement « myope », le fumeur n’étant pas conscient qu’en fumant davantage aujourd’hui, il se condamne à fumer davantage demain.
I/ Les accros au tabac : des « happy addicts » ?
Cette vision vola en éclats lorsqu’au début des années 1980, on montra que l’augmentation du prix du tabac tendait à réduire la consommation de cigarettes. Un fumeur réagissant aux variations de prix du tabac ne pouvant pas être totalement irrationnel, un certain nombre d’économistes ont cherché à montrer que le phénomène de dépendance pouvait être modélisé dans le cadre du modèle microéconomique standard. À cette époque, les travaux de Gary Becker et Kevin Murphy permirent une avancée théorique majeure. Ces deux économistes montrèrent en effet que contrairement à une idée reçue, la dépendance pouvait parfaitement relever d’un choix rationnel. Autrement dit : un individu peut choisir de devenir dépendant.
Dans le modèle fondateur de « dépendance rationnelle » qu’ils développèrent en 1988, l’individu maximise son bien-être au cours de son cycle de vie, qui est mesuré par la somme actualisée de l’utilité retirée à chaque période de sa consommation de tabac (ou plus généralement de tout bien addictif : alcool, drogues dures, jeux de hasard, etc.) et d’un bien composite non addictif. L’agent est rationnel au sens où il est conscient de l’interdépendance entre sa consommation passée, présente et future de tabac. Le modèle suppose par ailleurs que le fumeur dispose d’une information parfaite sur les niveaux passés et futurs des prix du tabac.
La dépendance se caractérise par deux propriétés essentielles :
1/ Le « renforcement » (reinforcement en anglais) : l’envie de fumer est d’autant plus grande que la consommation passée de tabac a été importante. Autrement dit, le supplément de plaisir que je retire d’une cigarette par rapport à la précédente est d’autant plus important que j’ai beaucoup fumé dans le passé (1). Du point de vue du fumeur, l’accroissement de la consommation de tabac aujourd’hui peut donc être considéré comme un investissement bénéfique à court terme, au sens où il va permettre de rendre plus désirable la cigarette de demain.
2/ l’ « accoutumance » (tolerance en anglais) : un niveau de consommation donné de tabac a d’autant moins d’effet que la consommation passée a été importante. Autrement dit, l’utilité d’une cigarette donnée est d’autant plus faible que j’ai beaucoup fumé dans le passé (2). Du point de vue du fumeur, cette caractéristique du tabagisme peut être assimilée à un coût à long terme : augmenter sa consommation de tabac aujourd’hui implique qu’il faudra acheter plus de cigarettes demain pour bénéficier du même plaisir.
Le graphique suivant permet de visualiser les deux propriétés de « renforcement » et d’ « accoutumance » :
Ce graphique représente le plaisir associé à la consommation de tabac en fonction des quantités consommées quotidiennement pour deux types de fumeurs : le fumeur occasionnel, qui a peu fumé dans le passé et le gros fumeur, qui a beaucoup fumé. Le phénomène de « renforcement » se traduit par le fait que le plaisir du gros fumeur augmente plus vite avec la consommation quotidienne de tabac que celui du fumeur occasionnel (la courbe orange est plus pentue que la courbe bleue) ; le phénomène d’« accoutumance » implique quant à lui qu’à quantité de tabac donnée, le plaisir éprouvé par le gros fumeur est inférieur à celui éprouvé par le fumeur occasionnel (la courbe orange se situe donc en-dessous de la courbe bleue).
Dans sa version la plus simple, le modèle de Becker et Murphy ne prend pas en compte le fait que la consommation de tabac nuit au « capital santé ». Cette hypothèse n’est pas en effet essentielle au modèle, dans la mesure où l’impact négatif de la consommation passée de tabac sur l’utilité d’un individu est déjà pris en compte par l’existence du phénomène d’accoutumance. La prise en compte de la nocivité du tabac sur la santé intervient simplement comme un « coût » supplémentaire, mais ne modifie pas les conclusions du modèle.
Dans ce cadre théorique, Becker et Murphy montrent que la consommation d’un bien de dépendance peut être parfaitement rationnelle du point de vue de l’agent économique. En effet, même en présence d’une forte dépendance à la nicotine, il existera généralement une séquence de consommation optimale sur l’ensemble du cycle de vie telle le fumeur maximisera le plaisir retiré à chaque période de sa consommation de tabac (ce plaisir étant lui-même lié au stock de cigarettes fumées dans le passé) de façon à maximiser l’écart entre le « bénéfice » retiré de la consommation de tabac et son « coût complet » (égal au prix des cigarettes augmenté du « coût » de l’accoutumance évoqué plus haut). Autrement dit, un individu peut de manière parfaitement rationnelle décider de consommer un bien addictif.
Trois prédictions empiriquement testables peuvent être dérivées de ce modèle :
1/ première prédiction : les quantités de bien addictif consommées à différentes périodes sont complémentaires. Le fait que la consommation présente de cigarettes dépende positivement de la consommation passée à cause de l’accoutumance provoquée par le bien addictif était un phénomène connu bien avant Becker et Murphy. La véritable nouveauté de leur modèle fut de montrer que le phénomène de « renforcement » évoqué plus haut a pour effet de rendre la consommation aujourd’hui dépendante de la consommation future : si on lui annonce que le prix des cigarettes va baisser l’année prochaine, un fumeur rationnel doit augmenter sa consommation de cigarettes dès aujourd’hui. En effet, fumer davantage aujourd’hui permet d’accroître le plaisir marginal procuré par la cigarette consommée demain, ce qui permet de tirer pleinement profit de la diminution du prix des cigarettes.
2/ deuxième prédiction : l’impact d’une augmentation du prix du bien addictif est plus forte à long terme qu’à court terme, dans la mesure où la réduction de la consommation courante a un effet cumulatif sur la consommation future à travers le stock de consommation accumulé. Ainsi, si le prix des cigarettes augmente, on doit observer que la consommation de cigarettes diminue davantage dans le long terme que dans le court terme.
3/ enfin, la réaction des individus aux variations de prix d’un bien addictif dépend de leur « préférence pour le présent »: ceux qui valorisent beaucoup le présent par rapport au futur réduiront davantage leur consommation à la suite d’une augmentation des prix que les individus moins « impatients ». Le modèle prédit donc que les individus jeunes, moins éduqués et ayant un revenu plus faible devraient être plus sensibles aux augmentations du prix des cigarettes que les autres.
Si le modèle de Becker et Murphy a longtemps paru indépassable, c’est que sa principale prédiction empirique – le fait que la consommation future de bien addictif influence la consommation présente – a été validée empiriquement par un certain nombre d’études qui ont montré que l’augmentation du prix des biens addictifs (tabac et alcool) à la date t+1 tendait à augmenter la consommation de tabac et d’alcool dès la date t. On trouvera un résumé de ces articles dans cette revue de littérature (un peu datée) signée Frank Chaloupka et Kenneth Warner. À l’époque, ces résultats furent interprétés un peu hâtivement comme la preuve ultime que le tabagisme relevait du calcul rationnel et non pas d’un comportement « myope ». Une autre famille de modèle allait bientôt montrer que ce n’était pas nécessairement le cas…
II/ L’incohérence temporelle des fumeurs : « Promis : demain, j’arrête »
Le modèle fondateur de dépendance rationnelle développé par Becker et Murphy repose sur une vision très stricte de la rationalité qui a suscité de nombreuses critiques. Parmi les hypothèses les moins réalistes du modèle figurent l’information parfaite sur le mécanisme de dépendance, l’absence de coûts d’ajustement à l’arrêt de la consommation de bien addictif et surtout la cohérence temporelle des choix du fumeur.
Dans le modèle de dépendance rationnelle, il n’y a pas de place pour le regret : les individus qui décident de consommer un bien générateur de dépendance sont des happy addicts au sens où ils assument leurs choix à tout moment au cours de leur cycle de vie. Or cette vision n’est guère compatible avec le cliché du fumeur qui se promet chaque jour de fumer sa dernière cigarette, le trop fameux « demain, j’arrête ».
Certains auteurs ont cherché à lever cette hypothèse en intégrant la possibilité de préférences qui ne seraient pas « cohérentes » dans le temps, ce qui revient à modéliser une dépendance psychologique en plus de la dépendance purement physique. Dans cette famille de modèles, l’usager dépendant a tendance à « trop » valoriser le présent au détriment du futur en lui accordant un poids relatif plus important que le poids relatif d’une date quelconque sur la suivante. Un fumeur auquel une cigarette aujourd’hui procure autant de plaisir que trois cigarettes demain, mais auquel une cigarette demain procure le même plaisir que deux cigarettes après-demain peut être considéré comme ayant ce type de préférences, dites « hyperboliques ». L’ « irrationalité » de ce type de comportement tient au fait que du point de vue de l’individu, le poids relatif d’une date par rapport à une autre varie au cours du temps.
Dans un article paru en 2001, Jonathan Gruber et Botond Köszegi ont démontré que la prédiction centrale du modèle beckerien, à savoir que la consommation future de bien addictif influençait la consommation présente, ne constituait nullement une preuve de la rationalité du consommateur dépendant, du moins dans la version « maximaliste » adoptée par Becker et Murphy. Ces deux auteurs ont en effet montré que cette prédiction restait valide si on maintenait l’hypothèse beckerienne selon laquelle les fumeurs sont conscients de l’interdépendance entre leur consommation passée, présente et future de tabac, mais qu’on autorisait désormais les fumeurs à « survaloriser » le présent. Un fumeur peut donc être à la fois rationnel et malheureux, car victime d’un problème de self control, victime en quelque sorte d’une perpétuelle contradiction entre son « moi » présent et son « moi » futur.
A l’appui de cette vision, Jonathan Gruber et Sendil Sendil Mullainathan ont montré dans un article récent que l’augmentation des taxes sur le tabac, loin d’amputer le bien-être des fumeurs, pouvait paradoxalement tendre à l’améliorer. En utilisant des indicateurs subjectifs de bien-être que l’augmentation des taxes sur le tabac aux Etats-Unis et au Canada avait eu pour effet de rendre les fumeurs plus heureux, un résultat incompatible avec la théorie beckerienne mais cohérent avec le modèle développé par Gruber et Köszegi.
III/ So what ?
Pourquoi ce long détour par les théories de l’addiction rationnelle ? Après tout, la distinction entre le fumeur « heureux » de Becker et Murphy et le fumeur « malheureux » de Gruber et Köszegi n’est-elle pas dérisoire en regard de notre sujet ?
En réalité, cette distinction est cruciale et détermine dans une très large mesure la manière dont les économistes appréhendent l’intervention publique en matière de lutte contre le tabac : la thèse de l’addiction « heureuse » ne justifie que des politiques minimalistes de lutte contre le tabagisme. En effet, si l’individu choisit de devenir dépendant, le forcer à réduire sa consommation de tabac ne peut que réduire son bien-être et l’argument consistant à réclamer une augmentation du prix des cigarettes pour protéger les fumeurs contre eux-mêmes relève d’un paternalisme absurde. La thèse de l’incohérence temporelle des « accros » au tabac justifie au contraire l’adoption d’une large panoplie de mesures d’inspiration paternaliste qui améliorent le bien-être des fumeurs en les protégeant contre eux-mêmes. Suite au prochain post…
NOTES :
(1) formellement, cela se traduit par le fait que l’utilité marginale de la consommation de cigarettes (notée C) augmente avec le stock de consommation passé (K) : U’’12(C,K) > 0.
(2) formellement, cela signifie que l’utilité décroît de la consommation de cigarettes avec le stock de consommation passé : U’2(C,K) < 0.