cette forme de consommation sur les recettes fiscales. Mais surtout, dans quelle mesure les nouvelles possibilités d'achat par internet peuvent-elle amplifier ce phénomène d'optimisation, voire de fraude fiscale ?
Des études sur données américaines, où la taxation des biens de consommation varie d’un Etat à l’autre, ont montré que l’augmentation des taxes dans un Etat conduisait les ménages proches de la frontière avec un autre Etat ayant des taxes plus faibles à aller acheter leurs cigarettes dans la juridiction voisine. Une étude a ainsi estimé qu'environ trois quarts de paquets de cigarette jetés sur la voie publique à Chicago n’avaient pas été achetés sur place, mais dans des villes voisines où les taxes sont moins élevées (Merriman, 2010). Ces comportements d'optimisation ont un impact sur les prix : une analyse récente (Harding, Leibtag et Lovenheim, 2010) montre que les hausses de taxes sont moins répercutées dans les zones proches des frontières avec un Etat ayant des taxes plus faibles. Cependant l’exercice de ce type d’optimisation fiscale est limité par les coûts de transports, et les ménages qui habitent loin de la frontière réagissent de fait beaucoup moins.
L’apparition du commerce sur internet, qui supprime en grande partie ces limites géographiques, offre de nouvelles possibilités de fraude fiscale sans quitter son fauteuil, et pose un défi aux autorités douanières. Précisons tout de suite que l’achat de cigarettes en ligne est pour l’instant interdit en France, et que dans les pays où il est autorisé, comme par exemple aux Etats-Unis, les acheteurs sont théoriquement tenus de payer les taxes dues en déclarant leurs achats. Acheter sur internet sans payer les taxes du lieu de résidence constitue donc de la fraude fiscale. Malgré ces obligations, peu de consommateurs déclarent spontanément leurs achats réalisés en ligne, et les efforts menés jusqu’à présent par certains Etats américains pour tenter de limiter ce type de fraude fiscale n’ont pas été couronnés de succès.
Les premières études sur l’interaction entre les taxes et le commerce internet datent du début de l’ère numérique et Austan Goolsbee, a été un des premiers économistes à étudier le lien entre le commerce en ligne et la taxation (avant d’aller conseiller Barack Obama). Dans un article publié en dans le Quarterly Journal of Economics en 2000, il étudie le commerce internet aux Etats-Unis à la fin des années quatre-vingt dix et montre que les ménages qui résident dans les Etats où les taxes sur les ventes sont les plus élevées ont une probabilité beaucoup plus forte que les autres ménages de faire des achats sur internet. Cependant, la mise en évidence de cette corrélation ne suffit pas à établir un lien de causalité entre niveau de taxation et achats en ligne, car il est par exemple possible que les villes les plus riches aient des taux de taxes plus élevés, mais connaissent aussi un développement rapide d’internet, ce qui entraînerait la même corrélation. Pour montrer que c’est bien le niveau de taxation qui pousse les individus à acheter sur internet, Austan Golsbee restreint son analyse aux grandes communautés urbaines qui s’étendent sur plusieurs Etats et compare les ménages qui habitent dans la même aire métropolitaine mais pas dans le même Etat. Ces ménages bénéficient des mêmes conditions de vie, mais ne paient pas les mêmes taxes lorsqu’ils font leurs courses près de chez eux (par exemple, l’aire métropolitaine de Boston s’étend sur deux Etats, Massachussetts et le New Hampshire, et le taux de taxe sur les ventes en 2010 est de 6,25% pour le premier, contre zéro pour le second). Les résultats confirment que les ménages qui sont soumis à des taux de taxes plus élevés font plus souvent des achats sur internet. Si la possibilité d’éviter les taxes semble être un moteur important du développement du commerce internet aux Etats-Unis à la fin des années 90, la part du commerce en ligne est alors trop faible à cette époque pour avoir un impact significatif sur les recettes fiscales. Mais avec le développement d’internet depuis ces dix dernières années, mesurer la perte de recettes due à la fraude fiscale digitale est devenu un enjeu pour les politiques publiques.
Une étude de Goolsbee, Lovenheim et Slemrod s’attache à mesurer plus précisément la perte de recette fiscale des Etats américains due à la vente en ligne, en concentrant leur analyse sur les taxes sur les cigarettes, qui ont augmenté dans beaucoup d'Etats depuis les années 1990. Les chercheurs analysent comment la sensibilité des consommateurs aux taxes a évolué au cours du temps, avec l’apparition puis le développement d’internet. La sensibilité des consommateurs aux taxes est mesurée par l’élasticité des ventes au taux de taxe, qui indique le pourcentage de variation des ventes officielles (réellement taxées) lorsque le taux de taxe augmente de 1 pourcent. En l’absence d’internet, les chercheurs estiment que l’élasticité des ventes au taux de taxe était d’environ -0,11% (ce qui signifie qu’une augmentation des taxes sur les cigarettes faisait baisser les ventes de 0,11%), mais le développement d’internet s’est accompagné d’une augmentation de l’élasticité en valeur absolue de 69%. En d’autres termes, les ventes « officielles » de cigarettes sont devenues beaucoup plus sensibles aux taxes à partir des années 1990 et du développement d’internet et diminuent plus fortement qu’avant lorsque les taux de taxe sur les cigarettes augmentent. Les chercheurs analysent par ailleurs des données d'enquête sur la consommation individuelle de cigarettes (quelle que soit la façon dont les individus se les sont procurées) en plus des données officielles sur les ventes. Ils montrent que la différence entre les cigarettes réellement consommées et les ventes officielles de cigarettes augmente lorsque les taxes augmentent, et que cet effet est renforcé avec le développement d'internet. En d'autres termes, leurs résultats suggèrent qu'internet a contribué au développement de la fraude fiscale en matière de cigarettes. De plus, alors que l'augmentation des taxes sur les cigarettes avait été justifiée par les pouvoir publics par des motifs de santé publique, force est de constater que la consommation totale de cigarettes a baissé moins que prévu, à cause du commerce électronique. Les auteurs calculent finalement que les Etats ont récolté environ 9% de recettes fiscales en moins à cause de la vente en ligne de cigarettes, ce qui peut sembler relativement modeste. Cependant, ils soulignent que le développement du commerce sur internet pourrait entraîner des comportements de fraude fiscale de plus grande ampleur à l'avenir, et limiter fortement la capacité des Etats à augmenter les taxes sur les biens de consommation.
Les Etats cherchent actuellement une solution contre la fraude fiscale due à la vente de cigarettes sur internet, avec l'argument supplémentaire de la nécessité de santé publique de contrôler l'âge des acheteurs de tabac. Le gouvernement français a ainsi vite fait taire les rumeurs qui ont circulé en 2009 sur la libéralisation des ventes de cigarettes. Aux Etats-Unis, où la vente de cigarettes est libre, les autorités se sont attaquées au réseau de distribution, en interdisant récemment les services postaux américains d'acheminer des cigarettes, sauf dans des conditions précises réglées par le « Prevent All Cigarette Trafficking » (PACT) Act. Ce genre de législation risque cependant d'être difficile à mettre en place pour d'autres types de bien de consommation, en exigeant un coûteux renforcement du contrôle du fret postal, et de se heurter dans l'Union Européenne au principe de libre circulation des biens. Finalement, la fraude électronique pourrait pousser les Etats à s'engager plus avant sur la voie de l'harmonisation des taxes sur la consommation.