Pour financer leurs actions, les pouvoirs publics doivent lever des ressources auprès de leurs administrés: ce sont les impôts. Mais vouloir prélever un certain niveau de ressources ne suffit pas, encore faut-il que les gens paient! L'histoire des impôts est pleine d'anecdotes qui démontrent l'inventivité sans limite de l'espèce humaine en matière d'évasion fiscale. Comme disait Keynes, éviter de payer des impôts est la seule activité intellectuelle gratifiante. De l'autre côté, les pouvoirs publics n'ont pas fait preuve de moins d'inventivité pour trouver des techniques de prélèvements (plus ou moins violentes) susceptibles de limiter l'évasion fiscale. Un fait central domine pourtant l'histoire de ce petit jeu du chat et de la souris : il y a cent ans, la part des impôts dans la richesse nationale était inférieure à 10% dans tous les pays. Aujourd'hui, elle est de l'ordre de 35% dans les pays de l'OCDE, et même de 45% en France, de 50% en Suède. Pourquoi l'Etat est-il aujourd'hui capable de prélever une part 4 fois plus importante de la richesse nationale qu'il y a cent ans?
La première explication, c'est évidemment que la demande de biens publics a considérablement augmenté. C'est la fameuse loi de Wagner, qui postule que l'élasticité revenu de la demande de biens publics est supérieure à 1: lorsque mon revenu augmente de 10%, ma demande de biens publics augmente de plus de 10%. Au cours du siècle passé, la demande sociale vis-à-vis de l'intervention publique s'est considérablement élargie, et il nous paraît désormais normal de voir l'Etat intervenir dans des domaines aussi divers que la santé ou la régulation des jeux d'argent. Ce que la loi de Wagner passe sous silence toutefois, c'est la manière dont l'on finance cette demande accrue de biens publics sans se heurter au problème classique de free riding (passager clandestin en français: c'est l'idée que, un bien public étant utilisable par tout le monde (on parle de bien non exclusif), personne n'a intérêt à payer pour le financer, et qu'au contraire tout le monde va agir en passager clandestin, c'est-à-dire attendre que les autres paient). Ce que la loi de Wagner n'explique pas non plus c'est pourquoi, alors que les revenus ont continué de croître dans les pays riches au cours des 20 dernières années, la part des prélèvements dans la richesse nationale s'est, elle, globalement arrêtée de croître (cf. graphique 1).
La seconde explication régulièrement avancée, nous la devons à Baumol, qui s'intéresse non pas à la demande, mais à l'offre de biens publics. L'idée est que la productivité augmente plus vite dans le secteur privé que dans le secteur public, car les activités du secteur public sont plus tournées vers les services, et par nature moins intensives en capital et plus intensives en travail. Le résultat est donc que la part des dépenses publiques dans la richesse nationale augmente nécessairement au cours du temps. Sur l'évolution comparée de la productivité dans le secteur public et privé, j'avoue ne pas être familier de la littérature empirique sur le sujet, mais je doute que les hypothèses de Baumol aient jamais réussies à être solidement étayées. Par ailleurs, le même problème se pose pour expliquer pourquoi les gains de productivité très importants dans les pays de l'OCDE dans les années 50 à 75 ne se sont pas traduits par une augmentation encore plus brutale de la part des dépenses publiques dans le PIB.
D'autres explications insistent plus spécifiquement sur la dimension historique du problème. Peacock and Wiseman (1961) défendent une théorie fondée sur des "effets de cliquets": les prélèvements publics font face à des chocs historiques (guerres, etc.), après lesquels ils ne retrouvent jamais leur niveau antérieur, car les chocs affectent durablement les normes sociales concernant le niveau désirable de prélèvements publics. Lorsque l'on regarde le graphique 1, cette théorie paraît assez séduisante, en particulier pour le cas de la Grande Bretagne, où le niveau de prélèvement a augmenté deux fois, par paliers, à la suite de chacune des deux guerres mondiales. Mais comment expliquer, si l'on croit à cette théorie, que la part des prélèvements soit restée si stable (et si faible) tout au long du 19ème siècle, alors que les guerres et autres révolutions susceptibles de créer des chocs temporaires sur la dépense publique n'ont pas été moins nombreuses. Et comment expliquer que la Suède, dont l'implication dans chacune des guerres mondiales a été bien plus faible que celle de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, a pourtant connu une croissance soutenue de la part des prélèvements dans le PIB semblable à celle de ces deux pays? Mentionnons enfin les théories du type économie politique, à la Acemoglu & Robinson, qui insistent sur l'importance des équilibres politiques et de la part dévolue aux classes moyennes et populaires dans la Constitution pour expliquer la part croissante des politiques redistributives.
Aussi intéressantes soient-elles, ce que ces théories passent sous silence, fondamentalement, c'est qu'il existe d'importantes contraintes qui pèsent sur la capacité qu'ont les pouvoirs publics à observer et prélever les ressources des individus. Et il y a un monde entre vouloir prélever des ressources, et être effectivement capable de les prélever: des Bagaudes du Bas-Empire, aux Jacqueries de l'Ancien Régime, les exemples de gouvernement se heurtant à des révoltes fiscales ne manquent pas. Et à lire la très intéressante Histoire de l'impôt de Gabriel Ardant, on a l'impression que le ressort de l'histoire fiscale n'est rien d'autre que cela: des gouvernements qui butent sans arrêt sur l'impossibilité de prélever des ressources plus abondantes, qui se heurtent de façon récurrente aux limites de leur capacité de contrainte fiscale.
Or que nous disent les économistes sur ce petit jeu-là. Le modèle standard, que l'on doit à Allingham et Sandmo (1971) se fonde sur l'idée simple que les individus sont rationnels, et détiennent de l'information, qui n'est pas directement observable par les pouvoirs publics, sur le niveau réel de leurs ressources. En contrepartie, les pouvoirs publics ont une capacité de contrainte: ils peuvent contrôler les individus et les forcer à payer une amende en cas de fraude. Ce que nous dit ce modèle simple, c'est que les individus ont intérêt à tricher jusqu'à ce que le bénéfice marginal de la fraude soit égal au bénéfice marginal de ne pas tricher. Et le bénéfice marginal de la fraude est 1 euro supplémentaire en cas d'absence d'audit, et 1 euro moins l'amende en cas d'audit. Donc tout dépend évidemment de l'importance de l'amende et de la probabilité d'être découvert, comme dans les modèles Beckeriens de criminalité.
Ce petit modèle permet-il d'expliquer pourquoi les pouvoirs publics sont aujourd'hui capables de prélever une part de la richesse nationale quatre fois plus importante qu'il y a cent ans? Pas franchement! Car pour cela, il faudrait que les taux de contrôle fiscal aient augmenté drastiquement. Or c'est plutôt l'inverse qui s'est produit: il semble que le coût administratif de prélèvement des impôts en pourcentage du montant prélevé ait plutôt baissé depuis le siècle dernier. Slemrod, dans une revue de littérature faisait justement remarquer que si l'on prenait le modèle d'Allingham et Sandmo à la lettre, étant donné les taux d'audits, le taux actuel de fraude fiscale est absurdement faible dans les pays développés! Quant aux amendes, il ne semble pas qu'elles aient considérablement augmenté non plus. Pour parvenir à réconcilier la théorie avec les faits, il faudrait donc ajouter des aspects non-standards dans la manière dont les individus se comportent vis-à-vis de l'administration fiscale, de type altruisme (les individus font naturellement preuve de respect vis-à-vis des injonctions de l'administration fiscale), erreurs de perception sur la probabilité d'être contrôlés, etc. Ces aspects non-standards sont sans doute tout à fait importants et réels. Ils peinent toutefois à expliquer la révolution fiscale du vingtième siècle. Car on comprend mal pourquoi les individus seraient aujourd'hui quatre fois plus enclins à respecter les demandes de leur administration fiscale qu'il y a cent ans.
Et si la solution était en fait beaucoup plus simple? C'est ce que suggèrent deux papiers récents signés Emmanuel Saez et le gang de Danois (Henrik Kleven et Claus Kreiner). Leur réponse: le salariat. Au cours du premier vingtième siècle, la part de la population salariée a explosé dans tous les pays développés. Or que permet le salariat? D'observer le revenu des individus, qui est désormais stipulé dans un contrat de travail. Le premier des deux papiers généralise cette idée simple. Un petit modèle théorique montre que la naissance des entreprises modernes, avec de nombreux salariés et poursuivant des tâches de production complexes nécessitant de garder des comptes de toutes leurs opérations, limite de manière importante les possibilités de fraude fiscale collusive au sein de l'entreprise. Cela ne veut pas dire que toute fraude fiscale disparaît. Mais qu'elle est largement limitée par rapport au cas du paysan qui peut simplement cacher son grain chez le voisin. Avec le salariat naît aussi la possibilité de double-déclaration des salaires: les administrations fiscales peuvent contrôler les déclarations des individus au travers des informations qui leur sont transmises directement par les entreprises. Plus besoin donc de faire donner la troupe pour aller lever la capitation! Avec le salariat naît un outil d'observation et de contrôle des ressources absolument redoutable pour le pouvoir fiscal. Le second papier, qui se fonde sur une expérience contrôlée auprès de l'administration fiscale danoise démontre justement que la fraude fiscale est très limitée, pour les revenus soumis à double déclaration comme les salaires, et ce en dépit de taux d'audits faibles, tandis que les revenus déclarés individuellement (comme les revenus d'activité non-salariées) révèlent des taux de fraude beaucoup plus importants. Evidemment, cela ne veut pas dire que la fraude disparaît, même parmi les salariés. Certains salariés peuvent toujours s'engager dans des stratégies d'évasion fiscale complexes, mais leurs coûts sont nécessairement beaucoup plus élevés.
La naissance de l'entreprise moderne et la généralisation du salariat ont donc été de puissants outils de la transformation du pouvoir fiscal au cours du 20ème siècle. Lorsque 80% de la population exerce une activité dont les revenus sont facilement observables par la puissance publique, la question du prélèvement fiscal change fondamentalement de nature, et c'est ce qui permet la naissance de l'Etat moderne tel que nous le connaissons. On notera d'ailleurs que les salaires ne sont pas nécessairement la seule base fiscale dont l'observation est facilitée par le développement de la comptabilité moderne au sein des entreprises: les ventes peuvent être également mieux observées et l'ingéniosité de la Taxe sur le Valeur Ajoutée est justement d'avoir créé un système implicite de double déclaration (par l'entreprise vendeuse qui paie la taxe et par l'acheteur qui déduit de la TVA de ses consommations intermédiaires) qui a considérablement réduit les opportunités d'évasion fiscale. C'est ce qui explique pourquoi la majeure partie des recettes fiscales des Etats modernes provient désormais de ces deux types de taxes (impôts sur les revenus et taxe sur la valeur ajoutée).
La première explication, c'est évidemment que la demande de biens publics a considérablement augmenté. C'est la fameuse loi de Wagner, qui postule que l'élasticité revenu de la demande de biens publics est supérieure à 1: lorsque mon revenu augmente de 10%, ma demande de biens publics augmente de plus de 10%. Au cours du siècle passé, la demande sociale vis-à-vis de l'intervention publique s'est considérablement élargie, et il nous paraît désormais normal de voir l'Etat intervenir dans des domaines aussi divers que la santé ou la régulation des jeux d'argent. Ce que la loi de Wagner passe sous silence toutefois, c'est la manière dont l'on finance cette demande accrue de biens publics sans se heurter au problème classique de free riding (passager clandestin en français: c'est l'idée que, un bien public étant utilisable par tout le monde (on parle de bien non exclusif), personne n'a intérêt à payer pour le financer, et qu'au contraire tout le monde va agir en passager clandestin, c'est-à-dire attendre que les autres paient). Ce que la loi de Wagner n'explique pas non plus c'est pourquoi, alors que les revenus ont continué de croître dans les pays riches au cours des 20 dernières années, la part des prélèvements dans la richesse nationale s'est, elle, globalement arrêtée de croître (cf. graphique 1).
La seconde explication régulièrement avancée, nous la devons à Baumol, qui s'intéresse non pas à la demande, mais à l'offre de biens publics. L'idée est que la productivité augmente plus vite dans le secteur privé que dans le secteur public, car les activités du secteur public sont plus tournées vers les services, et par nature moins intensives en capital et plus intensives en travail. Le résultat est donc que la part des dépenses publiques dans la richesse nationale augmente nécessairement au cours du temps. Sur l'évolution comparée de la productivité dans le secteur public et privé, j'avoue ne pas être familier de la littérature empirique sur le sujet, mais je doute que les hypothèses de Baumol aient jamais réussies à être solidement étayées. Par ailleurs, le même problème se pose pour expliquer pourquoi les gains de productivité très importants dans les pays de l'OCDE dans les années 50 à 75 ne se sont pas traduits par une augmentation encore plus brutale de la part des dépenses publiques dans le PIB.
D'autres explications insistent plus spécifiquement sur la dimension historique du problème. Peacock and Wiseman (1961) défendent une théorie fondée sur des "effets de cliquets": les prélèvements publics font face à des chocs historiques (guerres, etc.), après lesquels ils ne retrouvent jamais leur niveau antérieur, car les chocs affectent durablement les normes sociales concernant le niveau désirable de prélèvements publics. Lorsque l'on regarde le graphique 1, cette théorie paraît assez séduisante, en particulier pour le cas de la Grande Bretagne, où le niveau de prélèvement a augmenté deux fois, par paliers, à la suite de chacune des deux guerres mondiales. Mais comment expliquer, si l'on croit à cette théorie, que la part des prélèvements soit restée si stable (et si faible) tout au long du 19ème siècle, alors que les guerres et autres révolutions susceptibles de créer des chocs temporaires sur la dépense publique n'ont pas été moins nombreuses. Et comment expliquer que la Suède, dont l'implication dans chacune des guerres mondiales a été bien plus faible que celle de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis, a pourtant connu une croissance soutenue de la part des prélèvements dans le PIB semblable à celle de ces deux pays? Mentionnons enfin les théories du type économie politique, à la Acemoglu & Robinson, qui insistent sur l'importance des équilibres politiques et de la part dévolue aux classes moyennes et populaires dans la Constitution pour expliquer la part croissante des politiques redistributives.
Aussi intéressantes soient-elles, ce que ces théories passent sous silence, fondamentalement, c'est qu'il existe d'importantes contraintes qui pèsent sur la capacité qu'ont les pouvoirs publics à observer et prélever les ressources des individus. Et il y a un monde entre vouloir prélever des ressources, et être effectivement capable de les prélever: des Bagaudes du Bas-Empire, aux Jacqueries de l'Ancien Régime, les exemples de gouvernement se heurtant à des révoltes fiscales ne manquent pas. Et à lire la très intéressante Histoire de l'impôt de Gabriel Ardant, on a l'impression que le ressort de l'histoire fiscale n'est rien d'autre que cela: des gouvernements qui butent sans arrêt sur l'impossibilité de prélever des ressources plus abondantes, qui se heurtent de façon récurrente aux limites de leur capacité de contrainte fiscale.
Or que nous disent les économistes sur ce petit jeu-là. Le modèle standard, que l'on doit à Allingham et Sandmo (1971) se fonde sur l'idée simple que les individus sont rationnels, et détiennent de l'information, qui n'est pas directement observable par les pouvoirs publics, sur le niveau réel de leurs ressources. En contrepartie, les pouvoirs publics ont une capacité de contrainte: ils peuvent contrôler les individus et les forcer à payer une amende en cas de fraude. Ce que nous dit ce modèle simple, c'est que les individus ont intérêt à tricher jusqu'à ce que le bénéfice marginal de la fraude soit égal au bénéfice marginal de ne pas tricher. Et le bénéfice marginal de la fraude est 1 euro supplémentaire en cas d'absence d'audit, et 1 euro moins l'amende en cas d'audit. Donc tout dépend évidemment de l'importance de l'amende et de la probabilité d'être découvert, comme dans les modèles Beckeriens de criminalité.
Ce petit modèle permet-il d'expliquer pourquoi les pouvoirs publics sont aujourd'hui capables de prélever une part de la richesse nationale quatre fois plus importante qu'il y a cent ans? Pas franchement! Car pour cela, il faudrait que les taux de contrôle fiscal aient augmenté drastiquement. Or c'est plutôt l'inverse qui s'est produit: il semble que le coût administratif de prélèvement des impôts en pourcentage du montant prélevé ait plutôt baissé depuis le siècle dernier. Slemrod, dans une revue de littérature faisait justement remarquer que si l'on prenait le modèle d'Allingham et Sandmo à la lettre, étant donné les taux d'audits, le taux actuel de fraude fiscale est absurdement faible dans les pays développés! Quant aux amendes, il ne semble pas qu'elles aient considérablement augmenté non plus. Pour parvenir à réconcilier la théorie avec les faits, il faudrait donc ajouter des aspects non-standards dans la manière dont les individus se comportent vis-à-vis de l'administration fiscale, de type altruisme (les individus font naturellement preuve de respect vis-à-vis des injonctions de l'administration fiscale), erreurs de perception sur la probabilité d'être contrôlés, etc. Ces aspects non-standards sont sans doute tout à fait importants et réels. Ils peinent toutefois à expliquer la révolution fiscale du vingtième siècle. Car on comprend mal pourquoi les individus seraient aujourd'hui quatre fois plus enclins à respecter les demandes de leur administration fiscale qu'il y a cent ans.
Et si la solution était en fait beaucoup plus simple? C'est ce que suggèrent deux papiers récents signés Emmanuel Saez et le gang de Danois (Henrik Kleven et Claus Kreiner). Leur réponse: le salariat. Au cours du premier vingtième siècle, la part de la population salariée a explosé dans tous les pays développés. Or que permet le salariat? D'observer le revenu des individus, qui est désormais stipulé dans un contrat de travail. Le premier des deux papiers généralise cette idée simple. Un petit modèle théorique montre que la naissance des entreprises modernes, avec de nombreux salariés et poursuivant des tâches de production complexes nécessitant de garder des comptes de toutes leurs opérations, limite de manière importante les possibilités de fraude fiscale collusive au sein de l'entreprise. Cela ne veut pas dire que toute fraude fiscale disparaît. Mais qu'elle est largement limitée par rapport au cas du paysan qui peut simplement cacher son grain chez le voisin. Avec le salariat naît aussi la possibilité de double-déclaration des salaires: les administrations fiscales peuvent contrôler les déclarations des individus au travers des informations qui leur sont transmises directement par les entreprises. Plus besoin donc de faire donner la troupe pour aller lever la capitation! Avec le salariat naît un outil d'observation et de contrôle des ressources absolument redoutable pour le pouvoir fiscal. Le second papier, qui se fonde sur une expérience contrôlée auprès de l'administration fiscale danoise démontre justement que la fraude fiscale est très limitée, pour les revenus soumis à double déclaration comme les salaires, et ce en dépit de taux d'audits faibles, tandis que les revenus déclarés individuellement (comme les revenus d'activité non-salariées) révèlent des taux de fraude beaucoup plus importants. Evidemment, cela ne veut pas dire que la fraude disparaît, même parmi les salariés. Certains salariés peuvent toujours s'engager dans des stratégies d'évasion fiscale complexes, mais leurs coûts sont nécessairement beaucoup plus élevés.
La naissance de l'entreprise moderne et la généralisation du salariat ont donc été de puissants outils de la transformation du pouvoir fiscal au cours du 20ème siècle. Lorsque 80% de la population exerce une activité dont les revenus sont facilement observables par la puissance publique, la question du prélèvement fiscal change fondamentalement de nature, et c'est ce qui permet la naissance de l'Etat moderne tel que nous le connaissons. On notera d'ailleurs que les salaires ne sont pas nécessairement la seule base fiscale dont l'observation est facilitée par le développement de la comptabilité moderne au sein des entreprises: les ventes peuvent être également mieux observées et l'ingéniosité de la Taxe sur le Valeur Ajoutée est justement d'avoir créé un système implicite de double déclaration (par l'entreprise vendeuse qui paie la taxe et par l'acheteur qui déduit de la TVA de ses consommations intermédiaires) qui a considérablement réduit les opportunités d'évasion fiscale. C'est ce qui explique pourquoi la majeure partie des recettes fiscales des Etats modernes provient désormais de ces deux types de taxes (impôts sur les revenus et taxe sur la valeur ajoutée).
16 commentaires:
Il semble effectivement que la productivité dans le secteur public stagne par rapport à la productivité dans le secteur privé :
http://www.bloggers4labour.org/2009/06/public-and-private-sector-productivity.jsp
Aux Etats-Unis, entre 1998 et 2007, la productivité a CHUTE de 3,2% dans le secteur public et a augmenté de 22,8% dans le secteur privé.
Je ne sais pas si c'est une tendance de long terme, mais je suis aussi dubitatif que vous sur l'explication de Baumol (que je n'ai pas complètement comprise d'ailleurs).
En tout cas, je suis heureux que ce blog renaisse enfin :-)
Bonne continuation à tous et à toutes.
Pour un éclairage sociologique, français et récent, sur les illégalismes fiscaux et leur gestion différentielle, Cf. Alexis Spire, "ÉCHAPPER À L'IMPÔT ? La gestion différentielle des illégalismes fiscaux", Politix, n° 87, 2009/3
http://www.cairn.info/revue-politix-2009-3-p-143.htm
Article intéressant et bien écrit, merci! Ce côté enquête est agréable à lire. Au final, l'explication par les doubles déclarations est convaincante. Je note par exemple que les charges collectées par l'URSSAF et la TVA - vos deux exemples - sont les deux plus grosses recettes fiscales. Est-ce un exemple de la maxime selon laquelle la sévérité de la peine compte moins que la certitude d'être pris? Cela dit, l'IR est petit en France et l'évasion importante, alors qu'il y a double déclaration par l'employeur et le salarié. C'est l'exception qui confirme la règle.
Autres pistes:
- L'allongement de la chaîne d'intermédiaires entre producteur de base et consommateur. Ceci recoupe l'explication relative à la TVA.
- La diminution de l'utilisation des paiements en espèces.
- La proportion de salariés a peut-être augmenté dans les trente glorieuses, mais depuis c'est surtout la part des fonctionnaires,des allocataires et des pensionnés.
- L'informatisation des fichiers et du contrôle
- Le besoin grandissant de sécurité, qui se traduit par une aversion au risque.
- L'acceptation de l'impôt, soit par idéologie, soit par fatalisme. A l'école, on bourre le crâne des élèves qu'il faudrait toujours plus de moyens au "service public".
La fraude est elle bien mesurée? Difficile!
- Les résultats délocalisés dans les paradis fiscaux sont ils comptés dans le PIB?
- Quand les collectivités publiques sont très généreuses (avec l'argent des contribuables actuels et futurs), il peut être plus rentable et moins risqué, surtout si l'on n'est pas imposable, de tricher pour obtenir des allocations ou autres avantages de manière indue. Sans même frauder de manière individuelle, quand on fait partie d'un lobby influent (patrons mais aussi salariés), c'est facile d'obtenir de nos élus des privilèges indus, amoraux...
Ces modèles sont intéressants mais ils me semblent qu'ils négligent la dimension économie politique (genre Acemoglu par exemple). Sur l'impact de l'extension de la démocratisation à la fois sur la demande de dépense publique et sur l'acceptabilité de l'impôt. L'institution démocratique me semble plus importante que l'institution "salariat".
@ Yannick: merci pour ces chiffres. Il y a évidemment sans doute une part de vrai dans l'explication de Baumol, le seul problème, c'est que le timing du décollage des recettes fiscales dans le PIB ne colle pas franchement avec ce que l'on a en tête en termes d'évolution de la productivité dans le secteur privé. Mais il serait utile d'avoir les chiffres historiques long là-dessus...
@ Gu si fang: l'IR est effectivement petit en France, mais la TVA est importante. Concernant la fraude fiscale, elle est sans doute importante, mais à mon avis très limitée en ce qui concerne les salaires (soit plus de 90% de la base de l'IR). De toute façon, l'idée n'est pas de dire que la fraude disparaît. Et elle peut toujours etre à des niveaux que nous jugeons aujourd'hui importants. Mais c'est pourtant sans commune mesure avec un monde où l'Etat ne peut simplement pas observer les ressources des individus, et doit se contenter de taxer ce qu'il peut observer. Il faut se souvenir qu'avant le salariat, l'Etat ne peut taxer en gros que le foncier (avec les difficultés inhérentes à l'estimation de la valeur du foncier), les flux observables (péages etc,) et le nombre d'hommes (c'est le principe de la capitation). Cette contrainte d'observabilité nous paraît aujourd'hui triviale, mais il ne faut pas oublier qu'elle était terriblement "binding" pour les autorités. Dans les villes médiévales, on taxait ainsi le nombre de pains qui était mis à sécher aux fenêtres, qui permettait de donner un vague proxy des ressources du "feu" (foyer fiscal) et qui était la seule chose facilement observable sans se heurter directement aux contribuables.
@ Cultilandes: merci beacoup pour toutes ces intéressantes pistes. Je pense qu'elles sont toutes très valides, mais cela dit, je ne pense pas qu'elles permettent de répondre au timing et à l'ampleur de la transformation opérée au cours du siècle en termes de part des recettes fiscales dans le PIB. L'informatisation des fichiers par exemple, est relativement récente. Pour ce qui concerne l'aversion au risque, je crois que c'est un aspect important du problème d'évasion fiscale et plus généralement de tout un tas d'autres questions liées à la fiscalité et à l'assurance sociale en général. Mais contrairement à vous, je ne suis pas aussi persuadé que vous que l'aversion au risque est en moyenne plus grande dans les pays développés que dans les pays plus pauvres (cf. ce papier de Chetty, qui est très intéressant de ce point de vue: http://www.economics.harvard.edu/faculty/chetty/files/indonesia_risk.pdf)
@ Alexandre Delaigue: je n'oublie pas les explications du type économie politique. Je pense comme vous qu'elles sont très importantes. L'histoire de la fiscalité est justement l'histoire du succès de la stratégie de recherche de l'assentiment des contribuables sur la stratégie de pure contrainte. Et démocratisation et fiscalité sont inséparables à mes yeux: on ne peut prélever par la force durablement 40% des ressources des individus sans obtenir leur assentiment sur la manière dont ces prélèvements sont dépensés. Toutefois, il me semble qu'il y a un bon nombre d'exmples historiques qui montrent que l'assentiment ne suffit pas. Les Etats-Unis sont en effet un régime démocratique depuis 1787 et pourtant la part des prélèvements dans le PIB n'a pas augmenté bien avant tous les autres pays. De la même manière, des régimes très peu démocratiques au sens d'Acemoglu Robinson (URSS, Allemagne Nazie) ont quand même été capables de prélever une partie très importante de leur richesse nationale pour financer les objectifs particuliers de l'élite au pouvoir. Nos rois auraient été bien contents de pouvoir en faire autant!
C'est agréable de vous lire à nouveau...Et puis ce billet est très intéressant...
MacroPED
Un peu de sociologie dans ce monde de brutes ... Sûr que CL l'auteur de ce billet très intéressant (on commençait à être en manque après la longue période d'hibernation de ce blog, un comble en ces temps de réchauffement climatique !) ne verra pas d'inconvénient à compléter cette analyse économique par un peu de sociologie fiscale.
Marc Leroy, l'auteur d'un Repères-La Découverte sur la sociologie des finances publiques (n°481, 2007) a récemment mis en ligne sur le site de la revue socio-logos cet article éclairant me semble-t-il : http://socio-logos.revues.org/document2278.html
Merci pour ce billet clair et intéressant.
Outre les explications que vous apportez au quadruplement en un siècle de la part des prélèvements obligatoires dans la richesse nationale des pays de l'OCDE, la théorie des choix collectifs (Public Choice) y aurait-elle apporté une ou plusieurs explications ? (Ou bien l'ouvrage de Peacock et Wiseman (1961) relève-t-il déjà de cette "école" ?...)
Il y a quelques données sur la partie connue de la fraude fiscale dans mon billet de 2007 politique fiscale et transparence
Les bonnes années la fraude fiscale recouvrée peut représenter jusqu'a pres de 40% du déficit de l'état.
Voici un article facile à lire de Tyler Cowen où il liste la plupart des théories sur le sujet. Son hypothèse à lui c'est que la technologie joue un rôle important à plusieurs niveaux.
http://www.mps2009.org/files/Cowen.pdf
Bonne chance pour l'audition pour le poste de professeur d'économie à Sciences po Paris! Vos compétiteurs ont l'air plutôt balèzes!
Et sil y y avait une explication encore plus simple et plus "robuste".
À savoir que la part de richesse à prélever a beaucoup augmenté depuis - depuis quand? grâce à quoi? - au delà du seuil de survie, de satisfaction des besoins et de quelques désirs des contribuables.
Mais c'est sans doute trop difficile à comprendre pour un économiste académique moderne et peu susceptible de fournir la matière à un élégant modèle mathématique, intégrant de surcroît la théorie des jeux.
Pas anonyme
Coucou! c'est bof!
merci de recommencer ce blog, c'est toujours aussi passionnant!!
"de ces deux types de taxes (impôts sur les revenus et taxe sur la valeur ajoutée)"
Taxe sur la valeur ajoutée qui est... un impôt sur le revenu... normal, la valeur ajouté, c'est le revenu de quelqu'un.
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