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lundi 22 mars 2010

Ethnicité : spin off


Le premier post sur l’ethnicité et la fourniture du bien public nous avait laissé la désagréable impression que la seule issue permettant une fourniture de biens publics de qualité était la formation de « ghettos ethniques » dans lesquels chacun s’entendrait sur le type de bien public à fournir, serait prêt à participer à son financement, collaborerait efficacement avec les autres membres de son ethnie et surveillerait attentivement que chacun en fasse bien de même.
Ce post va s’attaquer à cette impression de deux manières.



Tout d’abord, plutôt que de la dénoncer sur des critères éthiques, nous allons, en bons économistes, voir si l’on peut effectivement atteindre un optimum social stable en redécoupant les frontières des pays selon des critères d’homogénéité ethnique.
Une fois cet exercice terminé, nous verrons également que notre impression que la solution ne saurait résider que dans une forme d’apartheid tient à une hypothèse très forte (et très fausse) sur l’ethnicité, à savoir qu’un individu ne peut se définir que par une et une seule identité ethnique au cours de sa vie.


I. La taille des Nations.

La question de la détermination de la taille optimale des pays, telle qu’analysée par Alberto Alesina et Enrico Spolaore dans leur ouvrage The Size of Nations (dont on peut trouver une partie des arguments résumés dans cet article ), nous offre un cadre analytique permettant de savoir si, oui ou non, on peut parvenir à un optimum social stable en redécoupant les pays selon des critères d’homogénéité ethnique. En effet, ces auteurs cherchent à comprendre la détermination de la taille des pays, dans un contexte d’arbitrage entre des économies d’échelles (plus le pays est grand, plus le coût par tête de la fourniture de bien public est faible) et d’hétérogénéité des préférences (plus le pays est grand, plus ses habitants diffèrent en termes de préférences sur le bien public). Définissant le nombre optimal de pays comme celui qui permet de maximiser la somme des utilités des habitants du monde, ils cherchent alors à savoir si celui-ci est effectivement réalisable.

Dans le modèle qu’ils proposent, volontairement simplifié, la distance géographique entre les individus est proportionnelle à leurs différences en termes de préférences sur le bien public à fournir. En posant que les groupes ethniques sont répartis sur des zones géographiques spécifiques, on peut donc reprendre leur problématique en l’appliquant à des groupes ethniques qui auraient des préférences différentes sur les biens publics à fournir.

Le nombre optimal de pays va être fonction décroissante du coût du bien public et croissante de la perte d’utilité que représente pour un individu le fait que ce bien est relativement éloigné de ses préférences (c'est-à-dire, ici, géographiquement éloigné). Ainsi, si l’on représente le monde comme une ligne et que le nombre de pays optimal est de 5, on peut représenter le monde comme sur le graphique ci-dessous. Dans le 3e pays, le bien public, est fourni exactement au centre (de même que dans chacun des autres pays). Il en résulte que les individus, ou groupes ethniques, situés près de la frontière seront très peu satisfaits car, alors qu’ils contribuent au financement de ce bien, ils n’en obtiennent qu’une faible utilité, car il ne correspond pas au bien public qu’ils désirent. Dès lors, les habitants de chaque pays résidant près des frontières auront intérêt à faire sécession et à créer leur propre pays, qui leur fournirait un bien public plus proche de leurs attentes. Partant d’une situation optimale, on constate alors que le nombre de pays n’est pas stable, et que, dans un cadre où la sécession peut se faire relativement aisément, le nombre de pays sera supérieur à celui désirable socialement.




En d’autres termes, laisser les individus décider de la taille de leur pays en fonction de leurs préférences entraine un nombre socialement sous optimal de pays. Dans notre contexte, cela signifie qu’un monde de ghettos ethniques, dans lesquels les populations sont très homogènes du point de vue de leurs préférences est un monde inefficace, car ne prenant pas bien en compte le fait qu’appartenir à un pays plus grand, et donc plus hétérogène ethniquement, permet de réduire la facture du bien public.


II. Un portefeuille d’identités ethniques ?

Définir les frontières des pays ou des juridictions sur des critères ethniques ne semble donc pas être optimal, alors même que nous avions complètement négligé le coût que peut représenter un tel découpage (les relations entre l’Inde et le Pakistan ou entre Israéliens et Palestiniens semblent pourtant indiquer que ce coût est loin d’être négligeable). Cependant, il ne faut pas nécessairement en conclure que nous sommes condamnés à une sous provision de biens publics due à la cohabitation de trop de groupes ethniques différents.
En effet, nous avons jusqu’à présent supposé que l’ethnicité des individus était clairement définie, identifiable et inaltérable. C’est en réalité loin d’être le cas. Les théories constructivistes ont en effet largement démontré à quel point l’identité ethnique peut être fluctuante. Ce type d’approche montre en effet que loin d’être quelque chose de fixé, l’identité ethnique d’un individu est le fruit d’une construction sociale, et qu’elle est donc sujette à évolution et manipulation.
La définition du concept d’ethnicité fait débat, car, comme l’écrit Max Weber, « le concept général d’ethnie […] est un fourre tout ». Kanchan Chandra dans un survey sur la définition du concept, propose de comprendre l’identité ethnique comme « un sous ensemble de catégories d’identité auxquelles l’éligibilité est déterminée par des attributs liés à l’origine (« descent based attributes ») » Dans cette définition, sont donc définies comme ethniques des identités telles que la couleur de la peau ou la région d’origine, que le sens commun ne considère généralement pas comme des ethnies, alors qu’elles le sont dans la littérature sur l’ethnicité.

Si l’on en croit Daniel Posner , les théories constructivistes enrichissent la question de l’ethnicité de deux manières. Tout d’abord, loin d’être définis par une seule identité ethnique, les individus, en possèdent en réalité plusieurs, susceptibles d’être mobilisées à des moments spécifiques dépendant du contexte économique et social (un individu peut choisir de s’identifier d’abord à son clan, à sa région, à sa langue, à sa couleur de peau, à son pays…).
Ensuite, à supposer que le type d’identité ethnique à laquelle on s’identifie soit fixé, la frontière entre chaque « ethnie » est souvent floue, rendant possible le passage d’une ethnie à l’autre. Même dans le cas extrême de la couleur de peau, pour lequel l’appartenance ethnique est directement visible, et donc difficilement manipulable, la différence de couleur n’est en réalité pas discrète mais continue, rendant possible des changements d’ethnie à la marge.
Ce type de manipulation d’identité ethnique a peu été étudié empiriquement, car nécessitant d’avoir des données d’identité ethnique prises en différentes périodes. On peut néanmoins citer l’exemple historique de la mobilisation des associations de caste dans l’Inde du début du XXe siècle (étudiés notamment par Nicholas Dirks ou Susan Bayly), qui cherchaient à améliorer le statut de leur caste, en passant notamment par une modification du nom de celle-ci pour adopter des noms tels que « Brahmane » ou « Rajput », plus prestigieux. Les données de recensement de l’époque sont en ce sens éloquentes, soulignant les tentatives des différents groupes de castes pour manipuler leurs noms face aux autorités du recensement. Ainsi, la caste des Kanets de l’actuel Himachal Pradesh (qui appartenait à l’époque à la Province du Punjab) a obtenu, au recensement de 1921, le droit de se déclarer comme Rajput, entrainant une modification massive de la population de ces deux groupes dans le recensement, comme on peut l’observer sur le graphique.




Cependant, ce type de manipulation reste relativement rare car difficile à mettre en œuvre, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Il n’est donc pas celui qui nous intéresse en priorité ici, le cas de figure le plus fréquent n’étant pas celui d’un changement d’ethnie (par exemple, changer de clan), mais plutôt celui où l’identité ethnique « pertinente » (en anglais « salient », je n’ai pas trouvé de traduction moins moche) change.

De nombreux travaux ont en effet montré à quel point l’identité ethnique « pertinente » répond au contexte économique et social. Les travaux de Daniel Posner sur la Zambie sont particulièrement marquants sur la question.
Dans cet article en particulier, il utilise le fait que la frontière entre la Zambie et le Malawi, décidée arbitrairement au moment des indépendances, ne coïncide pas avec la répartition géographique des groupes ethniques, et en coupe donc certains en deux. Il s’intéresse ainsi aux relations entre les Chewas et les Tumbukas, deux groupes répartis d’un coté et de l’autre de la frontière. L’arbitraire dans le tracé de la frontière implique que le fait de se trouver d’un coté ou de l’autre de celle-ci est uniquement du au hasard. Dès lors, on peut supposer qu’un Chewa du Malawi a des caractéristiques très similaires à celles d’un Chewa de Zambie, et de même pour les Tumbukas. Il en résulte que les différences culturelles entre Chewas et Tumbukas sont les mêmes de part et d’autre de la frontière, et que toute différence dans les rapports entre ces deux groupes peut être attribuée au fait d’appartenir à un pays différent, avec ce que cela implique en terme de différences institutionnelles, plutôt qu’à des différences culturelles fondamentales entre ces groupes spécifiques à un pays.

Or, on constate de manière relativement surprenante que si au Malawi ces deux groupes ethniques tendent à être des adversaires sur le plan politique, avec des partis spécifiques, et des votes très marqués par l’appartenance à l’une ou l’autre de ces communautés, ils sont au contraire alliés en Zambie, avec un parti politique commun, et le sentiment d’appartenir à une même communauté, celle de la région. Ce sentiment se trouve illustré de manière flagrante dans les résultats d’une enquête menée par Posner, et reproduite dans le graphe ci-après.




Pour rendre compte de cet état de fait, l’argument de Daniel Posner est que la taille relative de chacun de ces groupes par rapport à la population du pays dans son ensemble est très différente de part et d’autre de la frontière : alors qu’au Malawi, chacun représente une large part de la population, ils sont tous les deux très minoritaires en Zambie. Dès lors, un politicien désireux de remporter des élections en ayant recours à une identification ethnique des électeurs n’aura pas la même stratégie d’un coté ou de l’autre de la frontière : le politicien Zambien aura tout intérêt à chercher à mobiliser ses électeurs sur les bases de leur identité régionale, afin de s’assurer une base suffisamment large pour espérer gagner les élections, tandis qu’un politicien Malawite, lui, cherchera à mobiliser les électeurs sur leur identité communautaire.

Il apparait donc que l’écart culturel existant entre différents groupes ethniques n’est pas en soit clivant : il ne le devient que parce qu’il est stratégiquement construit en réponse à un contexte donné. D’autres études abondent dans le sens d’une identification stratégique à l’ethnie, qui n’est d’ailleurs pas systématiquement due aux calculs des hommes politiques, mais peut être également le fruit de stratégies individuelles, comme dans le cas de la recherche d’un emploi.


III. Heal the world, make it a better place.

L’identité ethnique étant largement construite, et donc susceptible d’être manipulée, notre problème de fourniture de biens publics dans un environnement multi ethnique n’apparait plus totalement insoluble, puisque pouvant potentiellement être surmonté par la redéfinition des lignes de clivages entre groupes ethniques. Il en résulte une large responsabilité des hommes politiques, qui, s’ils veulent véritablement tenter de résoudre cette situation sous optimale, doivent résister à la tentation électoraliste de mobiliser les électeurs sur des identités clivantes, pour tenter au contraire de lisser celles-ci afin qu’elles ne viennent pas polluer le débat politique. Autant dire qu’il n’y a pas de raison d’être très optimiste, les incitations des hommes politiques allant clairement à l’encontre d’une évolution bisounours des rapports entre groupes ethniques. Il ne reste plus qu’à gagner souvent des coupes du monde de rugby, de foot, ou les JO...
_Guilhem_

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mercredi 27 janvier 2010

Ethnicité et bien public 1/2


Oui, le sujet est ouvert de manière claire : demandez à n’importe quel économiste qui, selon lui, doit orchestrer la fourniture des biens publics, et « l’Etat » sera la réponse sans équivoque que vous obtiendrez. En effet, le financement de ce type de biens, tels les routes ou les trottoirs, qui ont notamment la particularité d’être ouverts à tous, est souvent problématique. Car, si tout le monde y a accès, sans condition de participation au financement, alors risquent de surgir des phénomènes de « passager clandestin » : chacun ayant intérêt à utiliser le bien, mais personne n’ayant de raison de le financer, plus personne ne finance le bien, qui au final, n’est donc pas produit. C’est pourquoi la théorie économique standard préconise une intervention publique afin de pallier à ce type de comportements, et ainsi d’éviter la sous production de biens publics. Nous allons voir cependant dans ce post que cette réponse n’est parfois pas suffisante, notamment dans le cas de communautés ou pays divisés par des tensions ethniques.


La question de la fourniture de biens publics est un objet de recherche central en économique publique. En particulier, on assiste depuis une dizaine d’années au développement d’une littérature s’intéressant au problème de l’impact de la composition et des tensions ethniques au sein des communautés sur l’accès aux biens publics.
Je négligerai ici volontairement la question de la définition de l’ethnie (que je compte traiter dans un post ultérieur), pour me concentrer d’abord simplement sur le constat du rôle de la composition ethnique dans l’accès aux biens publics et l’analyse des mécanismes potentiellement à l’œuvre. Ce post (et plus encore, le prochain de la série) pioche largement dans le récent ouvrage de Habyarimana, Humphreys, Posner et Weinstein « Coethnicity, diversity and the dilemmas of collective actions » (2009), et en est une forme de compte rendu de lecture.

I. Le rôle négatif de la diversité ethnique dans la fourniture de biens publics.

Le constat de la corrélation négative entre ce que l’on appelle la « fractionalisation ethnique » (qui mesure la probabilité que deux personnes tirées au sort dans la population soient de groupes ethniques différents) et le moindre accès aux biens publics est partagé par un nombre important de travaux empiriques, portant pourtant sur des contextes souvent très différents, et avec des définitions très différentes de l’ethnicité. Si ces travaux ne présentent souvent que des corrélations (et ne sauraient donc être interprétés causalement), ils prennent le soin de contrôler pour un ensemble de variables telles que les inégalités de revenu ou les situations économiques, géographiques et démographiques des régions étudiées, et donnent donc tout de même un certain degré d’assurance quant au fait qu’ils comparent des régions « toutes choses égales par ailleurs ».
Parmi les travaux pionniers de cette littérature, Alesina et al. montrent que la fractionalisation ethnique semble jouer un rôle négatif sur le financement des écoles publiques, routes, égouts et collecte des ordures des villes américaines. Leur argument est que lorsque les groupes ethniques présentent des préférences différentes pour différents types de biens publics, alors le financement de ceux-ci devient problématique : ne pouvant s’entendre sur un bien public « moyen » satisfaisant les deux groupes à la fois, chaque groupe préfère renoncer à financer le bien, et augmenter sa consommation privée (pour fixer les idées : si les Noirs préfèrent peindre les écoles en noir et les Blancs en blanc, personne ne voudra d’une école peinte en gris, et chaque groupe achètera sa propre peinture pour peindre sa maison, mais l’école n’aura par contre pas de ravalement de façade). Ils montrent alors qu’effectivement, dans les agglomérations américaines, on constate un moindre financement des biens publics lorsque la fractionalisation ethnique est élevée.

Miguel et Gugerty, très loin des Etats-Unis, travaillent sur des villages Kenyans, et constatent eux aussi que la diversité ethnique conduit à une réduction du financement des écoles par les communautés locales. Au Kenya, en effet, si le gouvernement paye les salaires des enseignants, le financement du matériel scolaire (de la craie aux locaux) est assuré par les contributions des communautés locales. Une action collective menée par les habitants des villages est donc nécessaire pour contribuer au bon fonctionnement de ces écoles. Conscients de la difficulté à considérer la composition ethnique d’une ville ou d’une région comme exogène (on peut en effet imaginer qu’en réalité, les résultats obtenus dans les travaux d’Alesina et al., par exemple, ne sont pas dus à la fractionalisation ethnique, mais à une autre variable qui serait corrélée à la composition ethnique des villes), ils utilisent de manière astucieuse l’histoire de la conquête coloniale du Kenya, qui a déterminé la répartition géographique des groupes ethniques, ainsi que nous allons le voir. En effet, jusqu’à l’affirmation de l’autorité coloniale Britannique sur la partie du Kenya qu’ils étudient, en 1894, les différents groupes ethniques étaient très souvent en conflit, entrainant une grande mobilité de la population, au gré des aléas des combats. L’arrivée de la puissante armée coloniale imposa l’arrêt de ces hostilités, et avec elles, celle des migrations, et ce d’autant plus que furent délimitées des « African Land Units », qui allouaient administrativement des terres aux différents groupes ethniques, et par là, empêchaient tout conflit de survenir de nouveau. Les migrations ayant été également relativement faibles après l’indépendance, il en résulte que la composition ethnique des localités a été fixée de manière quasi aléatoire par la composition ethnique de celles-ci au moment de l’arrivée des Britanniques. Utilisant cette forme d’expérience naturelle, ils retrouvent le résultat classique des études n’ayant pas à leur disposition ce type d’événement historique : les écoles (et les puits) sont moins financés dans les localités à plus forte fractionalisation ethnique. Cette relation, qui est dans leur étude une relation de causalité, est expliquée selon eux par le fait que les groupes ethniques homogènes peuvent plus facilement sanctionner les individus jouant au « passager clandestin ». Les auteurs défendent en effet l’idée qu’à l’intérieur d’un même groupe ethnique, les personnes se connaissent mieux, font partie des mêmes réseaux, et sont donc plus à même d’identifier et de punir un membre qui ne jouerait pas le jeu, tandis qu’une telle possibilité serait moins évidente entre membres de groupes ethniques différents.

II. Quelle théorie pour le lien entre action collective et ethnicité ?


Mais si ces deux études concordent dans leurs résultats empiriques, les justifications théoriques qu’elles fournissent sont par contre très différentes (des gouts hétérogènes dans un cas, des possibilités de sanctions moindres dans un autre). Et c’est là l’une des faiblesses de cette littérature : si l’on constate un large consensus quant à la régularité empirique du lien entre composition ethnique et biens publics, sa compréhension théorique fait par contre débat.
De nombreux arguments ont été avancés pour expliquer le rôle joué par l’ethnicité dans la plus ou moins grande réussite de l’action collective. On peut en effet penser, comme Alesina et al., que les membres d’un même groupe ethnique auront tendance à avoir les mêmes préférences quant au type de bien public à obtenir. Dans ce cas, une plus grande homogénéité ethnique entraine une plus grande facilité à l’obtention de ce bien. Mais ce n’est pas le seul mécanisme passant par les préférences. On peut tout aussi bien penser que les membres d’une ethnie ont plus tendance à prêter attention aux bien être les uns des autres, auquel cas, les problèmes de passagers clandestins ne se posent pas dans le cas d’un groupe homogène (puisque chaque individu obtient un gain d’utilité à améliorer la situation des autres membres du groupe) et surgissent uniquement avec l’hétérogénéité ethnique. D’autres auteurs, comme Miguel et Gugerty, on l’a vu, mettent en avant la plus grande facilité de sanction à l’intérieur d’un groupe ethnique.

Les théories ne manquent donc pas, la difficulté étant d’en évaluer leur pertinence respective, dans la mesure où elles ont la même prédiction empirique. Habyarimana et al. les classent en 3 grandes catégories : celle des préférences, qui regroupe les théories défendant l’idée que l’ethnie affecte les préférences des individus, celles des technologies, théories pour lesquelles l’ethnie affecte les outils à disposition pour mener à bien l’action collective, et enfin celles des sélection de stratégie, qui défendent l’idée que l’identité ethnique affecte le choix des stratégies poursuivies par les individus lors d’une interaction. Ces différents mécanismes sont résumés dans le tableau présenté en illustration (et directement traduit de l’ouvrage).



La contribution de l’ouvrage est justement dans sa tentative de tester chacun de ces types de théories. Pour ce faire, les auteurs ont recours aux méthodes de l’économie expérimentale, afin de créer en laboratoire les conditions leur permettant de tester chacune de ces mécanismes.
Ce type d’approche soulève généralement des objections quant au caractère généralisable des résultats obtenus. Pour tenir compte de cette forte limitation, les auteurs ont choisi de situer leur expérimentation dans des quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda, et dans lesquels les questions de fractionalisation ethnique et d’accès aux biens publics se posent avec acuité. Ensuite, le recrutement des personnes participant à l’expérience a été fait de manière aléatoire, afin de recruter une population représentative de ces quartiers.
Ce faisant, la généralisation de leurs résultats à un contexte autre que celui des quartiers qu’ils étudient n’est pas assurée, mais, contrairement à une large part des travaux d’économie expérimentale, on est néanmoins relativement confiant dans le fait qu’ils sont effectivement valables pour ceux-ci, et non uniquement pour les personnes ayant participé à l’expérimentation elle-même. En d’autres termes, par cette approche, les auteurs parviennent à un niveau de qualité de résultat très proche de celui des « expériences contrôlées » (dont Antoine a parlé à plusieurs reprises ) : une très forte « validité interne » (on est tout à fait convaincu des résultats obtenus) mais une faible « validité externe » (on n’est absolument pas certain que les résultats obtenus auraient été les mêmes dans un autre contexte).

Je vous présenterai ces expériences et leurs résultats dans le second post de cette série. Auparavant néanmoins, vous aurez droit à un spin off sur l'ethnicité, qui nous permettra d'aborder la question des politiques à mettre en œuvre pour tenter de résoudre ce problème de coordination de l'action collective entre groupes ethniques. Nous pourrons constater en particulier que la recherche d'une hypothétique "homogénéité" ethnique n'est certainement pas la solution.

edit le 29/01/2010: suite au commentaire de Pierre, correction de "Kampala, un district urbain pauvre d’Ouganda" par "dans les quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda"
_Guilhem_

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jeudi 27 novembre 2008

Crise financière: dommages collatéraux


La crise financière n’en finit pas de se propager des banques aux entreprises, puis aux ménages, et même aux économies qui pensaient ne pas être concernées par cette crise des pays riches. La récession qui s’installe dans les pays développés pourrait avoir des conséquences sur l’assistance aux pays les plus pauvres, et ce malgré les toutes récentes promesses, renouvelées à chaque sommet international, de ne pas faillir sur ce point. Mais quel rapport entre la tempête financière et l’assistance aux pays les plus pauvres ?

I/ La sonnette d’alarme

On peut envisager deux liens entre la crise et l’aide aux développements. Le premier plaiderait pour un rôle accru de l’aide. La crise s’étend aux pays émergents, qui n’ont rien demandé et en sont les victimes indirectes. Au-delà des difficultés à emprunter, les pays émergents et en voie de développement vont aussi voir chuter leurs revenus tirés du commerce avec les pays riches. L’investissement direct à l’étranger en provenance de ces mêmes pays riches risque de ne pas se porter très bien non plus, tout comme les flux de portefeuilles. Au final il y aura donc une baisse de revenus pour les pays pauvres et l’aide aurait un rôle à jouer pour compenser ces variations brutales de revenus. Nous laisserons de côté cette possibilité pour ce post, si ce n’est pour rapidement préciser que dans le passé l’aide n’a généralement pas compensé les baisses de revenus, au contraire, donc à moins d’un changement de comportement cette fonction a peu de chances d’être remplie.

Deuxième voie : la crise touche en premier lieu les pays riches. Ceux-ci entrent en récession et ils vont devoir se serrer la ceinture. Le stimulus budgétaire va creuser les déficits et les pays développés vont envisager de tailler dans les dépenses qui ne servent pas à amortir les effets de la crise. Or l’aide au développement est un candidat idéal. Elle est inutile face à la récession(1) et sa diminution est « facile » politiquement. Nous n’avons encore jamais vu d’élections se jouer sur l’aide au développement, ou des syndicats bloquer le pays car elle était diminuée. David Roodman, du Center for Global Development, un think tank basé à Washington, a été le premier à tirer la sonnette d’alarme. Il montre que les crises du début des années 90 en Finlande, Norvège, et Suède, mais aussi celle du Japon en 1990 se sont toutes traduites par des chutes brutales de leur aide au développement. Je reproduis ci-dessous son graphique pour la Scandinavie.


L’OCDE, par la voix de son Secrétaire Général Angel Gurría, a envoyé une lettre aux chefs d’états et aux gouvernements des pays membres pour les inviter à « souscrire à une Déclaration sur la politique d’aide qui aurait pour effet de confirmer les promesses d’aide antérieures et d’éviter des coupes dans les budgets d’aide au développement ». Elle les enjoint « à ne pas répéter les erreurs que nous avons pu commettre dans le passé à la suite de la récession du début des années 90 ». L’OCDE a calculé qu’entre 1992 et 1997 l’aide avait diminué de 0.33 à 0.22% du revenu national brut. Le passé semble bien indiquer que l’aide va chuter très prochainement. Il est par contre difficile de savoir pour combien de temps. Roodman estime probable une diminution sur les cinq prochaines années. Inutile de préciser que toutes les belles promesses sur la fameuse cible des 0.7 percent de revenu national brut risquent d’apparaître encore plus caduques qu’elles ne le sont déjà aujourd’hui.

II/ L’aide est-elle vraiment victime des récessions ?

L’argument de Roodman paraît irréfutable. Cependant il faut bien reconnaître qu’il ne regarde que des cas extrêmes et donc nécessairement en nombre très réduit. On pourrait avancer d’autres explications pour la chute de l’aide au début des années 90: la fin de la guerre froide et donc la fin du soutien à certains pays jugés stratégiquement importants, mais aussi la « fatigue de l’aide », c’est-à-dire le moment où beaucoup de pays ont commencé à sérieusement s’interroger sur l’efficacité de l’aide au développement. Par ailleurs on ne peut pas vraiment reprocher cette méthode à Roodman. Nous vivons une crise aux proportions jusqu’alors inconnues donc seuls quelques cas extrêmes peuvent, peut-être, nous informer.

L’OCDE, par le biais cette fois de son Centre de Développement, relativise un peu (regardez la première présentation par Andrew Mold, pages 33-34). Il souligne d’abord que de manière générale il n’existe quasiment pas de relation entre croissance dans le pays développé et niveau d’aide. Par exemple certains ont réduit leur aide en période de croissance (la France par exemple entre 1997 et 2001). Il rappelle ensuite que lors de récessions modérées l’aide a rapidement retrouvé son niveau d’avant crise. Enfin il fait remarquer que l’aide ne constitue qu’une part très faible du budget des états et des plans de sauvetage. Ce n’est sûrement pas sa réduction qui va permettre de financer le stimulus budgétaire.

Un petit calcul rapide sur les données de l’aide de 1960 à 2006 permet de chiffrer l’effet d’une récession : si l’année précédente l’économie n’était pas en récession, l’aide brute au développement augmente en moyenne de 16%. Si elle était en récession, alors l’aide n’augmente « que » de 4%. Cet effet est plus important si 2 ans auparavant l’économie était en récession : dans ce cas l’aide n’augmente que de 2%. La croissance de l’aide serait donc ralentie mais ne deviendrait pas pour autant systématiquement négative. On observe aussi que plus la récession est longue et plus ce ralentissement est marqué. Cependant les récessions longues sont relativement rares et leur étude repose sur peu d’observations. Il devient donc difficile d’en tirer des conclusions générales.

III/ Conclusion

Difficile de se faire une idée précise au final. D’un côté, on voit de bonnes raisons de penser que l’aide va chuter, et les expériences scandinaves le confirment. De l’autre il n’est pas clair que les récessions entraînent systématiquement une baisse de l’aide. Il est difficile, comme toujours, de prédire l’avenir. Il semble raisonnable de penser que l’aide ne va sûrement pas fortement augmenter dans les toutes prochaines années. Les promesses des pays développés, déjà jugées particulièrement difficiles à atteindre l’an dernier, ne seront donc pas respectées.

NOTES :
(1) C’est sûrement faux dans le long terme. Les pays développés n’ont pas intérêt à voir les pays pauvres devenir encore plus pauvres, mais en ce moment le long terme ne pèse pas lourd dans les prises de décision.

Crédit photo : gwburke2001
_Emmanuel_

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jeudi 9 octobre 2008

Combien donne-t-on réellement d'aide au développement?


Lors d’un précédent post sur l’aide au développement, des lecteurs s’étaient interrogés sur la pertinence de la définition même de l’aide au développement. Simple paranoïa sur le mode du « on nous cache tout on nous dit rien » ou réel souci ? Ecopublix revient sur le sujet en se livrant à un petit exercice comptable simple et instructif.


I/ De quoi est faite l’aide au développement ?

Nous l’avions déjà dit, la définition de l’aide publique au développement (APD) est donnée par l’OCDE en ces termes : « des dons ou prêts aux pays en développement qui : (a) proviennent du secteur public ; (b) ont pour objectif principal le développement économique et le bien-être ; (c) à des conditions financières avantageuses (pour un prêt, celui-ci doit avoir un équivalent don d’au moins 25%). En plus des flux financiers, la coopération technique est incluse dans l’aide. Les dons, prêts et crédits à des fins militaires sont exclus. Les paiements à des individus privés ne sont en général pas pris en compte » (ma traduction). Quelques définitions sont à préciser : l’équivalent don mesure à quel point un transfert est fait à des conditions avantageuses par rapport à un taux de marché de 10%. Un don pur (donc sans remboursement) a un équivalent de 100%, un prêt à taux d’intérêt de 10% un équivalent de 0%, etc. La coopération technique se définit comme suit : « (a) les dons aux citoyens des pays en développement qui reçoivent une éducation ou un apprentissage dans leur pays ou à l’étranger, et (b) le paiement des consultants, conseillers et autre personnel de ce type ainsi que celui des enseignants et des administrateurs servant dans les pays qui perçoivent de l’aide (incluant le coût de l’équipement associé). Si ce type d’aide sert spécifiquement à faciliter la mise en œuvre d’un projet, il est inclus dans les dépenses du projet, et non pas en tant que coopération technique. » Finalement, l’OCDE a publié cette note explicative pour en savoir un peu plus sur ce qu’est l’aide au développement.

Le point (b) de la définition de l’APD est assez problématique tellement il est vague mais d’un autre côté, on voit mal comment une définition pourrait préciser dans le détail ce qui relève du développement ou pas. Ce n’est généralement pas sur la partie (b) que les avis divergent, mais bien plus sur la suite qui stipule que la coopération technique fait partie de l’APD. On peut comprendre que la formation des personnes vivant dans les pays en développement soit de l’aide. En revanche les salaires des consultants payés par le pays développé sont beaucoup plus litigieux. On accuse la coopération technique de gonfler artificiellement les chiffres de l’APD : le pays en développement n’en profite pas directement et elle s’apparente à de l’aide liée, autre travers que nous avions déjà évoqué. L’aide liée consiste à donner les fonds pour, par exemple, construire une école, à la condition expresse qu’une entreprise choisie par le donneur (donc de son pays ou par « pure amitié », mais rarement sur des critères d’efficacité) la construise. Evidemment l’entreprise en question va profiter de cette situation de monopole pour alourdir la facture. Le montant « réel » de l’aide s’en trouve donc diminué. La coopération technique est similaire : on finance un projet mais on impose aussi son consultant, dont le salaire est considéré comme de l’aide. Quand de nombreux donneurs sont présents dans un pays, chacun va imposer son consultant, multipliant les coûts et réduisant l’« appropriation » du projet par le pays en développement. Les ONGs, telles que Action Aid, accusent directement la coopération technique d’avoir été utilisée pour contribuer aux intérêts commerciaux et géopolitiques des donneurs puisqu’elle a servi à mettre en place des réformes imposées de l’extérieur. Les pays développés se sont engagés à modifier leurs pratiques dans ce domaine. Il faut souligner qu’on ne peut pas non plus considérer que la coopération technique n’ait rien à voir avec l’APD. Les modalités de sa mise en place sont souvent critiquées, mais un accompagnement technique par du personnel qualifié relève bien, à mon sens, de l’APD (vous pouvez lire ici quelques « success stories » de la coopération technique du, et selon le, DFID, l’agence britannique de développement, souvent considérée comme un modèle de bonnes pratiques ; pour un résumé des critiques et des nouvelles pratiques concernant ce type d’aide lire ce document de l’Agence Française de Développement ; pour un rapport d’Action Aid sur le sujet, lire ici).

Le précédent post avait aussi souligné combien la prise en compte des allègements de dette faussait quelque peu la perspective. Ces allègements gonflent l’aide quand ils ont lieu. De plus, comme pour la coopération technique, le pays en développement ne « voit » pas l’argent. L’allègement modifie certes sa position financière mais dire que X reçoit 100 d’aide dans ses caisses car sa dette est allégée de 100 est un peu abusif. Là encore, il ne s’agit pas de dire que la remise de dette n’est pas de l’aide mais plutôt qu’elle ne se traduit pas directement en espèces sonnantes et trébuchantes. Autres points : l’aide alimentaire est souvent donnée en nature ou liée (ce qui permet parfois d’écouler la marchandise des pays développés au détriment des producteurs locaux, d’où une critique assez fréquente de ce genre d’aide) et l’aide humanitaire est délivrée en cas d’urgence et ne relève donc pas d’une stratégie de développement de long terme. Finalement, les coûts administratifs sont aussi une aide indirecte. Toutes ces catégories font partie du total « aide au développement » qui apparaît dans les médias et qui sert à mesurer l’effort financier des pays, en termes de produit intérieur brut (la fameuse cible des 0,7%, toujours renouvelée, jamais atteinte). Dernière catégorie à considérer : l’aide aux réfugiés est considérée comme de l’APD pendant les 12 premiers mois de résidence.

Ce petit tour d’horizon terminé, nous pouvons maintenant passer à la deuxième phase de notre exercice comptable : combien les pays développés, la France en particulier, donnent-ils « réellement » d’APD ?

II/ Le cœur de l’aide publique au développement

Une fois pris en compte ces éléments qui représentent un effort indirect envers le développement, que reste-t-il de l’aide ? Pour le savoir, nous définissons une nouvelle variable qui ne prend en compte, autant que possible, que les fonds qui peuvent être utilisés directement pour le développement. Cette grandeur est appelée CPA (country programmable aid) par Homi Kharas de la Brookings Institution, un think tank basé à Washington, mais aussi par l’OCDE lors de récentes études. Pour obtenir la CPA nous soustrayons à l’APD la coopération technique, l’aide alimentaire, l’aide humanitaire, les coûts administratifs, les allègements de dette et l’aide aux réfugiés. Précisons bien que le but de l’exercice n’est pas d’enlever ce qui « n’est pas » de l’aide au développement, mais de soustraire ce qui ne relève pas du « flux de trésorerie » pour les pays en développement. Nous ne disons pas ici que l’aide alimentaire, humanitaire, etc, sont inutiles et devraient être abandonnées.

Nous présentons d’abord les résultats en additionnant l’aide des 22 pays membres du Comité d’Aide au Développement (CAD), qui regroupe les plus gros donneurs. Quand les médias rapportent le montant total de l’APD pour l’année, ils se réfèrent à ce groupe de pays. Nous décomposons cette aide totale en trois groupes : CPA, aide bilatérale moins CPA, et contributions aux organisations multilatérales (ce sont les montants payés par les pays du CAD à ces organisations). Le graphique ci-dessous empile ces trois catégories. Il indique donc la décomposition de l’aide totale des « pays développés » (en fait les pays membres du CAD).


Si on ne regarde que la courbe supérieure, et donc l’aide totale, on observe que l’APD a augmenté jusqu’au début des années 1990, puis a chuté de 1993 à 1999 avant de repartir de plus belle à la hausse et de culminer en 2005 et de décroître en 2006. Nous ne pouvons malheureusement pas présenter les données pour 2007. Les chiffres sont encore préliminaires et ne permettent pas de faire la décomposition pour parvenir à la CPA. Cependant, par rapport à 2006, l’aide totale a chuté de 8,4% en 2007. Par ailleurs, l’aide aux institutions multilatérales a, bon an mal an, augmenté de manière continue mais est assez stable. La tendance générale est donc donnée par les évolutions de l’aide bilatérale, comme on le voit très bien sur le graphique. La décomposition qui nous intéresse véritablement est celle séparant la CPA du reste de cette aide bilatérale. Et là, surprise ! La CPA est grosso modo constante depuis 50 ans ou du moins le fort accroissement de l’aide n’est pas du tout expliqué par un accroissement de la CPA. Strictement parlant, la CPA est, en prix constants, plus basse en 2006 qu’en 1965. Je me garderai cependant d'en tirer des conclusions hâtives car il est fort probable que les directives de report de données aient été moins strictes, moins bien définies, ou moins bien suivies en 1960-1970 qu’aujourd’hui. La décomposition des flux en aide alimentaire, coûts administratifs, etc., était sûrement de moins bonne qualité dans le passé. Cependant, même en évitant cette dangereuse conclusion, il faut reconnaître que la CPA était plus basse en 2006 que dans le milieu des années 1980.

Les pays développés ont donc certes augmenté leur effort financier, mis à part une période de doute dans les années 1990, mais cet effort ne s’est porté que sur la « non-CPA ». Pour mieux comprendre comment cet accroissement s’est fait, on décompose sur le graphique qui suit cette non-CPA en ses différentes composantes.


Tout d’abord, de nombreuses catégories sont absentes avant les années 1970, ce qui confirme nos doutes sur la validité des données durant cette période. A part l’aide alimentaire qui a chuté, chaque secteur a bénéficié des fonds supplémentaires mais la coopération technique et les allègements de dette dominent. Il est frappant de voir à quel point la coopération technique pèse de plus en plus lourd dans l’aide, d’autant plus que cette expertise et ces conseils techniques ne semblent pas être accompagnés d’un plus grand nombre de projets matériels. Si c’était le cas, la CPA augmenterait aussi. Il y a eu inflation de la coopération technique sans inflation technique. Evidemment notre simple graphique ne nous permet d’aller plus loin et de comprendre les causes et conséquences de cette observation mais il y a là matière à réflexion.

III/ Et la France dans tout ça ?

Nous répétons l’analyse précédente pour la France en décomposant son aide. Nous retrouvons les variations commentées dans ce post : stabilité puis forte croissance à partir de 1981, pic en 1994, suivi d’une chute brutale jusqu’en 1998-1999 avant une forte reprise à la hausse pour retrouver un niveau proche du pic de 1994 (l’APD en 2007 est cependant de nouveau plus basse, principalement à cause de la fin des allègements importants de la dette, comme nous l’avions déjà évoqué). Mais c’est la courbe du bas qui nous intéresse maintenant (en bleu).


Si vous aviez été surpris par la courbe de CPA pour l’ensemble des pays développés, vous serez choqués par celle de la France. La CPA française en 2006 est faible et minime par rapport à l’aide bilatérale. Surtout, la chute marquée de l’aide française à partir de 1994 a essentiellement touché la CPA. En 10 ans, de 1993 à 2003, elle a chuté de 3,6 milliards à 208 millions. Regardons comment la France a pu maintenir son niveau d’aide tout en coupant largement dans sa CPA :


La France n’a pas vraiment augmenté le montant de sa coopération technique. Elle est certes prépondérante, mais assez stable. Ce sont les allègements de dette qui ont creusé l’écart entre l’APD et la CPA. De manière assez intéressante, on peut remarquer qu’au milieu des années 1990, quand les crédits diminuaient, les annulations de dette augmentaient et ont permis de ralentir la chute de l’aide. Comme le graphique précédent le soulignait déjà, sans la dette, l’aide française aurait encore plus chuté – comme la CPA l’a fait. On peut avoir une vague idée de ce qu’aurait été l’aide sans la dette. En 2001 la réduction de dette a été assez faible, mais la CPA n’a pas pour autant augmenté. C’est précisément le moment où l’aide française a été au plus bas depuis 1981. Par contre, en 2002, la CPA a comme réagi dans un bref sursaut à la faible annulation de dette de cette année. Nous l’avions déjà dit dans notre premier post sur l’aide française, les annulations de dette ne peuvent se répéter à l’infini et la France, si elle veut tenir ses engagements en matière d’aide (ou du moins ne pas trop y déroger) va bien devoir sortir des crédits pour combler le tarissement de cette source.

IV/ Et le reste du monde dans tout ça ?

Nous comparons maintenant les différents pays du Comité d’Aide au Développement en calculant leur ratio CPA sur aide bilatérale. Rappelons que ce ratio va simplement nous indiquer la part de l’aide bilatérale qui ne provient pas de l’aide alimentaire, humanitaire, aux réfugiés, de la coopération technique, des annulations de dette ou encore des coûts administratifs. Nous présentons uniquement les résultats pour 2006 (il est intéressant de regarder l’évolution de ce ratio au cours du temps pour chaque pays mais je vous épargne les 22 graphiques nécessaires) :


La France est en rouge, la moyenne des pays développés en violet (la moyenne et non le ratio qu’on obtiendrait à partir du premier graphique de ce post en aggrégeant tous les pays). Cela se passe, je crois, de commentaires. Ou plutôt une remarque : on pourrait faire valoir que les pays avec un faible ratio sont ceux qui ont annulé le plus de dette. En d’autres termes, ils ont répercuté ces annulations sur leur montant d’aide et il est donc « injuste » de les comparer avec, par exemple, les pays nordiques. C’est peut-être en partie correct, mais le contre-exemple du Royaume-Uni montre bien que dette et CPA ne sont pas nécessairement liées. L’annulation de la dette anglaise n’a pas entraîné de réduction de sa CPA, au contraire. La France et l’Allemagne ont fait l’inverse. Elles ont en partie compensé l’augmentation des annulations de dette par une moindre CPA. Il sera intéressant de voir comment la France ajustera sa CPA quand les allègements de dettes diminueront dans le futur.

V/ Conclusion

S’il fallait donner un chiffre choc, propre à faire la une des journaux, ce serait celui-ci : seuls 6,8% de l’aide bilatérale française parviennent vraiment aux pays en développement. La France est avant-dernière des principaux pays donateurs en ce qui concerne le ratio aide « effective » sur aide « déboursée ». Elle fait beaucoup moins bien que la moyenne des donneurs, située à 39%. L’Irlande, première du classement, achemine 76% de son aide vers ces mêmes pays. Ceci signifie que la France, troisième plus gros pourvoyeur d’aide bilatérale en 2006 après les Etats-Unis et le Royaume-Uni, a un niveau d’aide effective juste au-dessus de celui de… l’Irlande, seulement dix-septième sur vingt-deux du classement des quantités déboursées!

Mais l’esprit suédois du consensus universel, et la rigueur scientifique dont ce blog se réclame, m’oblige à qualifier ce chiffre de médiatique. Comme nous l’avons indiqué, il semble que la France ait profité de la réduction de la dette pour maintenir un niveau d’aide élevé. Les années à venir nous diront si sa CPA n’est faible qu’à cause de ces allègements de dette. Deuxième point, la France dépense une part très importante de son budget en coopération technique ; son exclusion de la CPA réduit donc fortement l’aide française. Nous avons vu que cette catégorie d’aide a été et est toujours très critiquée. Il me semble pour autant exagéré de dire que la coopération technique est totalement inutile. Une évaluation plus fine tenterait d’estimer la part de cette coopération qui a un impact sur le développement. Il reste cependant que les quelques chiffres présentés ici offrent une perspective assez éloignée des chiffres officiels.
_Emmanuel_

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lundi 9 juin 2008

Qui reçoit de l'aide humanitaire? Intérêts politiques et influence des médias


Le cyclone Nargis a durement frappé la Birmanie le 2 mai, faisant des dizaines de milliers de morts et des millions de sinistrés. La folie du régime en place ne fait qu’aggraver une situation humanitaire déjà désespérée. Dans ce contexte, on a pu lire l’appel de l’économiste Esther Duflo à donner de l’argent pour financer l’aide humanitaire en Birmanie, ou du moins ce qui peut passer au travers des délires fanatiques des militaires birmans. Médecins sans Frontières (MSF) explique aussi que l’aide est insuffisante et espère que les donateurs officiels vont accroître rapidement leur soutien. Dur contraste avec la Chine où la même ONG a mis un terme à ses activités médicales d’urgence à la suite du séisme, constatant que les autorités assumaient largement leur rôle. Certains se souviendront peut-être encore que lors du tsunami en Asie du Sud-Est en décembre 2004, MSF avait demandé un arrêt des dons tant l’organisation en avait été submergée et ne pouvait honnêtement prétendre allouer tout cet argent à cette unique catastrophe. Ces quelques exemples suggèrent que chaque catastrophe naturelle reçoit des réponses bien différentes de la part des donateurs. Dans ce billet, je propose d’analyser un peu plus l’aide humanitaire publique et de mieux comprendre les motivations des donateurs.

I/Catastrophes naturelles : quelques tendances historiques

L’étude des catastrophes naturelles a été assez récemment grandement facilitée par la création de la base de données de l’Université Catholique de Louvain. Celle-ci recense ces catastrophes, leur intensité et leur coût. Le site web propose, en plus des données détaillées pour les chercheurs, des cartes et des graphiques qui permettent de se faire rapidement une idée des tendances historiques.

On y apprend notamment que le nombre de catastrophes naturelles dans le monde augmente continuellement, même si la tendance semble s’être ralentie ces toutes dernières années. Il faut néanmoins être prudent avec ce genre de résultats avant de conclure qu’ils annonce l’imminence de l’apocalypse. Il est à craindre en effet que beaucoup de catastrophes dans le passé n’aient pas été documentées. Les changements de régime peuvent parfois améliorer de manière surprenante les données : ainsi, le nombre de catastrophes naturelles par an a soudainement augmenté en Chine dès 1980, année où Deng Xiaoping se hisse à la tête du pays après la mort de Mao Zedong en 1976. Tandis que le nombre de catastrophes au niveau mondial a augmenté, le nombre de morts a légèrement diminué. Nous nous trouvons donc dans une situation où nous sommes plus exposés du fait du plus grand nombre de catastrophes, mais avec un risque moindre de mourir à cause de ces mêmes catastrophes.

Deux autres caractéristiques sont plus intéressantes. L'Emergency Events Database permet de comparer la distribution géographique des catastrophes et la distribution géographique du nombre de victimes qu’elles font. La carte qui suit indique, pour la période 1976-2005, le nombre de catastrophes par pays. Comme on peut le voir, les pays pauvres ne sont pas particulièrement touchés par rapport au reste du monde. On peut même dire que les pays riches sont plus exposés.


La seconde carte montre, pour la même période, le nombre de victimes pour 100000 habitants. On y constate l’inverse. Ce n’est sûrement pas une surprise de voir que les gens meurent davantage de catastrophes naturelles dans les pays pauvres que dans les pays riches, mais il faut bien souligner que ceci n’est pas dû à un acharnement excessif de la nature envers ces pays. L’idée selon laquelle il n’y a pas vraiment de catastrophes naturelles mais plutôt des sociétés et des politiques qui ne savent y faire face prend un peu plus de poids.


David Strömberg, de l’Institute for International Economic Studies, situé à Stockholm, a confirmé de manière plus rigoureuse dans cet article les impressions données par ces cartes. Il montre que le revenu d’un pays contribue négativement au nombre de victimes d’une catastrophe naturelle. D’après ses estimations, étant donné le nombre croissant de catastrophes, si le revenu des pays n’avait pas évolué depuis 1960, le nombre de morts aurait augmenté de 30% sur la période 1960-2004, au lieu d’être resté relativement stable. Il trouve aussi que la qualité des services publics et des infrastructures réduit le nombre de victimes. Ces deux variables expliquent donc en partie les deux cartes présentées ici.

II/ Qui reçoit de l’aide humanitaire ?

Il ne faut pas une imagination débordante pour penser que d’autres critères que la seule intensité de la catastrophe vont intervenir dans le montant d’aide humanitaire. David Strömberg montre qu’un pays a plus de chances de recevoir de l’aide humanitaire d’un pays développé s’il en est une ancienne colonie (et encore plus s’il est une ancienne colonie d’un pays latin comme la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), qu’il est proche géographiquement du pays donateur,et que le commerce entre les deux pays est important. Il montre ensuite que le montant déboursé dépend de la même manière de ces variables. Ces effets sont larges et confirment que les pays développés ne traitent pas de manière équivalente les pays touchés par des catastrophes naturelles. Ce résultat peut sembler évident et d’autres études avaient déjà prouvé que c’était le cas pour l’aide au développement en général, en soulignant la dimension politique de cette aide. On aurait cependant pu s’attendre à des résultats moins forts concernant l’aide humanitaire.

Rien de très surprenant jusqu’ici. Il semble cependant que ces variables ne prennent pas en compte un aspect important du problème. Comme nous l’avons déjà indiqué dans l’introduction, la couverture médiatique du tsunami en 2004 fut gigantesque et suscita plus de dons que les ONG ne pouvaient apparemment gérer pour cette seule catastrophe. L’originalité de l’article de Strömberg réside dans son analyse de l’impact des médias sur l’aide humanitaire officielle. Il utilise une variable « médiatique » qui indique si une des plus importantes chaînes de télévision américaine (ABC, CBS, NBC, ou CNN) a couvert l’événement. Naturellement, il ne s’intéresse qu'à l’aide américaine, mais cela n'est pas trop gênant dans la mesure où les Etats-Unis représentent une part très importante de l’aide humanitaire mondiale. Strömberg trouve que si la catastrophe est couverte par les médias, la probabilité que les Etats-Unis donnent de l’aide humanitaire augmente de 9%, à intensité égale (mesurée par le nombre de victimes et de sinistrés).

Cependant corrélation ne signifie pas causalité. Les médias, tout comme les donateurs, s’intéressent aux catastrophes les plus importantes ou les plus spectaculaires, qui ne sont pas nécessairement celles qui font le plus de victimes ou de sinistrés ne (les éruptions volcaniques ont tendance à attirer davantage l'attention des médias que les famines, même si les éruptions font généralement peu de morts). Dans ce cas, rien ne permet d'affirmer que les medias ont une influence causale sur les dons : il se peut en effet que l’attention des médias et des donateurs soit simplement éveillée par des caractéristiques similaires (le volcan qui crache de la lave), mais non observées.

Afin de résoudre ce problème pour déterminer l'impact réellement causal des médias sur les dons humanitaires, nous avons besoin d’une variable qui va faire varier le niveau d’attention des médias de manière indépendante, sans influer par ailleurs sur le comportement des donateurs. Strömberg utilise le fait que si d’autres événements importants (procès d’O.J. Simpson, jeux Olympiques, mort de la princesse Diana, etc.) ont eu lieu en même temps que la catastrophe, la couverture médiatique sera réduite. Reprenons l’exemple des éruptions. Celles-ci attirent médias et donateurs. On trouvera donc que couverture médiatique et éruptions sont associées, sans pour autant que cela signifie que l’un cause l’autre. Prenons maintenant deux éruptions strictement identiques. La seule différence est que la première a lieu pendant les JO, la seconde une semaine « normale » sans autre événement particulier. Si on constate que la première apparaît moins dans les médias et attire peu d’aide humanitaire, tandis que la seconde y apparaît plus et attire beaucoup d’aide, alors on aura réussi à isoler le lien de cause à effet.

Dans un autre article par Thomas Eisensee et le même David Strömberg, il est montré que la relation entre couverture médiatique et « pression médiatique » (c'est-à-dire la concurrence entre différents événements) existe bien. Et lorsqu'on utilise cette source de variation, le lien de causalité entre médias et aide humanitaire est confirmé. En d’autres termes, il vaut mieux être frappé par une catastrophe naturelle lorsque les médias sont disponibles, afin de profiter d’une bonne couverture médiatique et d’un montant d’aide humanitaire important. Cet effet est important : dans l’article d'Eisensee et Strömberg, il est estimé que pour avoir la même chance de provoquer une aide humanitaire américaine, une catastrophe naturelle doit faire 6 fois plus de victimes lorsque que la « pression médiatique » est haute plutôt que basse. Elle doit en faire 3 fois si elle a lieu lors de Jeux Olympiques plutôt qu’un jour normal. Les auteurs montrent également que les médias s’intéressent à 30% des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, mais à seulement 5% des épidémies, sécheresses et famines alors qu’elles ne sont pas moins meurtrières. Le biais existe aussi entre les régions, avec moins de 5% des catastrophes en Afrique dans les médias, contre 15% pour l’Europe et l’Amérique du Sud. Ce biais médiatique se traduit ensuite par un niveau plus faible d’aide humanitaire et des conséquences humaines malheureusement difficiles à quantifier.

Au final, on peut regretter que les dons humanitaires réagissent aux choix éditoriaux des chaînes de télévision, du moins aux Etats-Unis (il reste à confirmer ces effets pour d’autres pays), mais on est obligé de reconnaître l’influence des médias, aussi biaisée qu'elle soit. Et apprendre que le procès d’O.J. Simpson ait pu avoir des répercussions sur la politique d’aide au développement n’est pas une perspective particulièrement réjouissante.

III/ Conclusion

Plusieurs points importants n’ont pas été évoqués dans ce billet. Nous avons souligné que l’allocation de l’aide publique humanitaire dépend de variables politiques et de l’attention que les médias leur portent. Les données sur l’aide privée sont très incomplètes et ne permettent pas de faire le même genre d’analyse. C’est dommage car on aimerait savoir si les ONG, sûrement moins sensibles aux motivations politiques et stratégiques, permettent de compenser le biais public. Malheureusement on voit mal pourquoi les donateurs privés seraient moins sensibles que l’Etat aux images médiatiques (l’exemple du tsunami de 2004 laisserait même envisager le contraire). De même les ONG, qui doivent rendre des comptes à ceux qui les financent par leurs dons et acquérir une visibilité sur la scène encombrée de l’aide au développement, ne peuvent pas complètement s’affranchir d’une couverture médiatique.

Par ailleurs, les résultats précédents sur le rôle des médias n'ont été démontrés que pour l’aide américaine. Même si celle-ci représente une part importante de l’aide total, on aimerait savoir si les résultats sont robustes au niveau international. Les nombreux acteurs officiels, bilatéraux et multilatéraux, interagissent sur le marché de l’aide et un biais américain pourrait être compensé par un autre biais européen ou, de manière peut-être plus probable, par les institutions multilatérales. Là encore, on doitrester très prudent face à ces hypothèses, en attendant des études complémentaires.

Dernière question soulevée par l’exemple de la Birmanie : le problème de l’aide aux dictatures. Nous reviendrons sur ce sujet épineux dans d’autres billets, mais ce pays constitue un cas d’école. Non seulement se pose la question du soutien financier aux dictateurs, mais aussi des moyens de toucher une population mise à l’écart par le régime. On voit bien que même dans le cas d’une catastrophe, il est difficile d’accéder aux zones sinistrées à cause du blocage politique. Au-delà des calculs politiques et stratégiques effectués par les donateurs et malgré la couverture médiatique, un pays peut sciemment décider d’affamer et de laisser périr sa population. L’aide au développement pour la Birmanie a été fortement réduite après la violente répression qui a suivi les émeutes de 1988 et le refus des militaires de reconnaître leur défaite lors des élections de 1990. On peut comprendre les raisons qui avaient alors motivé la diminution de l'aide publique. Dans ces conditions, une fois que l’urgence de l’aide humanitaire déclenchée par le cyclone Nargis sera passée, que devront faire les donateurs ?
_Emmanuel_

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vendredi 25 avril 2008

Doublement de l'aide alimentaire française: un geste significatif?


La crise alimentaire mondiale alimentée par la hausse des prix s'amplifie chaque jour. Les pays donateurs d’aide au développement et les organisations internationales ont annoncé en chaîne leur émotion et leur intention de s’attaquer au problème. En France, Nicolas Sarkozy annonça le 18 avril que le pays doublerait « dès cette année son enveloppe d'aide alimentaire en la portant à 60 millions d'euros pour 2008 ». Il précisa que nous ne pouvions pas « rester indifférents à la révolte de ceux qui, dans les pays du Sud, ne peuvent plus manger à leur faim ». La crise est avérée, les causes débattues, les besoins réels, il semble donc difficile de s’attaquer à ces bonnes intentions. Cependant, immédiatement après l’annonce du président Sarkozy, Sébastien Fourmy, porte-parole de l’organisation non-gouvernementale Oxfam en France, déclara ce discours « hypocrite » et dénonça le « double-jeu » de la France. Le PS, de son côté, se dépêcha d’en faire autant. Ce court billet n’a ni la prétention d’analyser les causes de la crise ni de faire une analyse complète de l’aide au développement en général ou en France (de prochains posts s’en chargeront éventuellement) mais simplement de passer, dans la plus pure tradition Ecopublix, ces déclarations à la moulinette des données.

I/ L’aide française au développement : quantités

Les attaques d’Oxfam reposent sur les récentes données publiées par la Direction de la Coopération pour le Développement de l’OCDE (que nous appellerons ici DAC, par anglophilie et convention). La DAC publia au début du mois d’avril les chiffres de l’aide au développement pour l’année 2007. Il y apparaît que la France a réduit le montant total de son aide au développement, qui est passée de 0,47% de son revenu national brut à 0,39%. Cela représente une chute de 1,68 milliard de dollars (en dollars constants), ou encore une chute de 15,9%, ce qui n’est pas rien. Le PS, par la voix de son secrétaire national à l’égalité Faouzi LAMDAOUI, déclara que « cette augmentation de l'aide alimentaire [était] annoncée pour masquer la chute libre de l'aide publique au développement sous la droite ».

Mettons ces chiffres en perspective. Commençons par préciser le montant exact de l’aide française au développement. Peu de gens ont en effet une idée, même vague, de la quantité déboursée chaque année par la France. En 2006, cette aide s’élevait à 8,92 milliards de dollars. Le graphique suivant montre comment elle a évolué au cours des 48 dernières années, en dollars constants et en pourcentage du revenu national brut (1).


Qu’en apprend-on? De 1981 à 1993, donc sous une présidence de gauche, l’aide a beaucoup augmenté en volume, mais l’effort national en termes de revenu est resté constant autour de 0,6%, après une significative augmentation de 1981 à 1984. Jacques Chirac est élu en 1995 et l’aide chute fortement. Le gouvernement Jospin ne freine pas cette tendance. Il faut attendre 2002, et la réélection de Jacques Chirac pour voir l’aide augmenter de nouveau, mais sans jamais retrouver les niveaux précédents atteints au début des années 90. 2007 est la première année depuis 2002 où l’aide diminue.

En second lieu, on peut s’étonner des variations observées depuis le pic de 1993. Que s’est-il passé au cours de cette période ? Il faut savoir que l’aide française suit assez fidèlement les évolutions mondiales, et donc que le cas de la France est assez représentatif du reste du monde. L’aide mondiale a en effet chuté dans les années 90, peut-être à cause de la fin de la guerre froide, mais aussi peut-être d’une certaine lassitude à l’époque face aux maigres résultats de l’aide. A la fin des années 1990, le moteur de la générosité se remet en marche. Les pays développés décident en effet de faire un effort significatif, signent des traités, s’accordent sur les objectifs du millénaire, Bono fait la tournée des dirigeants des pays développés, l’économiste Jeffrey Sachs promet la fin de la pauvreté dans le monde et Angelina Jolie est envoyée en Afrique. Une part importante de la dette des pays pauvres est alors effacée. Or cela gonfle les chiffres de l’aide au développement car il s’agit bien de ressources supplémentaires pour le pays pauvre, même si une annulation de dette ne s’accompagne pas d’un transfert direct d’argent. Par ailleurs cette augmentation soudaine ne peut se reproduire car on n’annule qu’une fois une dette. Le pays développé apparaît donc très généreux au moment de l’annulation mais avare ensuite. Ainsi, la DAC ne s’est pas étonnée que l’aide totale de ses pays membres ait chuté en 2007 de 8,4% « avec la fin des opérations exceptionnelles d’allégement de la dette de ces dernières années ». Qu’en est-il de la France ? Répétons le graphique précédent en n’incluant plus les remises de dettes dans les chiffres de l’aide au développement :


Les deux graphiques sont assez similaires : pic au début des années 90 avant une chute marquée puis un nouvel accroissement. Cette augmentation est cependant moins marquée quand on considère l’aide nette des allègements de dettes. L’aide incluant les annulations de dette a augmentée de 40% entre 2000 (point le plus bas) et 2006 (le plus haut). Mais sans ces annulations, elle n’a augmenté « que » de 32%. De plus, observez bien le dernier point de la courbe. Alors que l’aide incluant les remises de dettes a diminué en 2007, l’aide nette de ces annulation a augmenté au cours de cette année, passant de 0,31% en 2006 à 0,39% du revenu national brut en 2007. Ces chiffres n’ont rien de secret, ils sont bien précisés dans le communiqué de la DAC. Là encore il ne s’agit pas de dire que la France fait preuve d’une générosité sans faille (beaucoup de pays, malgré la fin des annulations de dettes, ont augmenté leur aide au développement), mais de présenter de manière plus honnête les données. Finalement, l’effet « deuxième présidence Chirac » est absent avec cette nouvelle mesure. Il n’est peut-être pas inutile pour savourer pleinement ce résultat de rappeler combien Jacques Chirac s’est souvent placé en champion de l’aide au développement.

Dernier point, comparons la France et les autres pays de la DAC. La France se définit comme le plus généreux donateur des grands pays industrialisés, ce qui est certes vrai si cela doit être pris dans le sens « pays du G8 ». Cependant le graphique suivant montre, pour l’année 2007, qu’elle est aussi en dessous de la moyenne des pays de la DAC et bien loin des pays nordiques.


II/ L’aide alimentaire et la France

L’aide alimentaire se décompose en plusieurs parties. Les pays développés fournissent une aide d’urgence dans le cadre de l’aide humanitaire. L’aide alimentaire ne répond cependant pas uniquement à des besoins urgents et inattendus, il existe donc aussi une aide alimentaire plannifiée. Ne prendre en compte que ces deux composantes sous-estimerait cependant les montant alloués. Une grande partie de l’aide alimentaire est fournie par le Programme Alimentaire mondial ( PAM), qui est une agence de l’ONU. D’autres organisations multilatérales et l’Europe y participent aussi et la France contribue financièrement à ces organisations. Les données de la DAC sont très incomplètes sur ces contributions. En revanche, le site du PAM indique les contributions respectives des gouvernements au financement de cette agence. On pourrait additionner les données bilatérales de la DAC avec les dons au PAM pour obtenir les flux totaux d’aide alimentaire. J’y suis réticent car un don au PAM ne se traduit pas directement par de l’aide alimentaire, mais aussi par des coûts divers et variés, entre autres administratifs. Je retiens donc les deux dimensions mais je en maintenant la distinction.

1/ L’aide alimentaire bilatérale (hors PAM)

Sous cette dénomination, j’inclus l’aide alimentaire payée directement par la France, que cette aide soit humanitaire ou non. Elle exclut donc le financement au PAM. Sur la période 1990-2006, l’aide alimentaire a représenté en moyenne 1% de l’aide bilatérale française. On ne peut donc pas dire qu’elle soit un élément majeur de la politique d’aide au développement ! Cette moyenne masque de larges variations. Ainsi, si en 2000-2001 l’aide alimentaire représentait un peu plus 2% du total bilatéral, elle n’a cessé de baisser depuis, aussi bien en pourcentage du revenu alloué (sauf en 2007) qu’en quantités. Elle est passée de 93 millions de dollars en 2001 à 37 millions en 2007. L’annonce de notre président prend donc une toute autre perspective. Il a promis de doubler l’aide alimentaire, en la portant à 60 millions de dollars. Voilà un geste généreux ! Deux fois plus ce n’est pas rien… En fait, il ne propose « que » de revenir au montant de 2002.

Mais comment la France se compare-t-elle aux autres pays donateurs d’aide alimentaire ? Si on considère tous les pays membres de la DAC sur la période 1990-2007, l’aide alimentaire représente en moyenne 2,8% de leur aide bilatérale. Le graphique suivante indique les contribution de chacun des 22 pays.

La France fait plutôt figure de mauvais élève, même si d’autres accordent encore moins d’importance à l’aide alimentaire, notamment la Suède et le Danemark, pourtant généralement champions toutes catégories en termes d’aide au développement. Notez aussi que les Etats-Unis sont largement en-dessus des autres pays. Notons enfin que même si la France double son aide alimentaire en 2008, elle restera toujours en dessous de sa propre moyenne sur la période 1990-2007.


2/ Aide au Programme Alimentaire Mondial

Le site du PAM nous apprend que la France a donné 33,7 millions de dollars en 2006 à cette organisation. C’est le 16e plus gros montant, très très loin derrière les Etats-Unis qui se situent à plus d’un milliard de dollars. La comparaison est cependant injuste. Il est plus raisonnable de comparer la France à l’Allemangne ou au Royaume-Uni qui allouent des montants d’aide similaires à la France. Ces deux pays donnent deux fois plus que la France. La Suède (environ 1/4 de l’aide française) donne aussi deux fois plus que la France, et le Danemark (environ 1/6) donne 30% de plus. Mais 2007 est peut-être une mauvaise année. Examinons 2006 : le Royaume-Uni a donné 4 fois plus, l’Allemagne 2,3 fois plus, la Suède aussi, le Danemark 1,7 fois plus. On comprend donc pourquoi ces deux pays nordiques donnent peu d’aide alimentaire : ils concentrent leurs efforts sur le PAM . La France fait donc piètre figure dans ce classement. Il n’y a là rien d’étonnant, les contributions de la France aux agences de l’ONU étant très en-dessous de la moyenne des pays développés. Ce sentiment est confirmé par la porte-parole du PAM dans cet article de Libération. Notre pays est donc clairement loin derrière les autres donateurs pour l’aide alimentaire, qu’il s’agisse de l’aide bilatérale ou du PAM.

III/ Conclusion

Concernant l’aide au développement, nous avons vu que l’aide française en 2007 a certes chuté mais pas si l’on exclut les annulations de dette. Je serais donc un peu plus prudent quant aux conclusions à tirer des chiffres de l’année 2007 que ne le sont les membres d’Oxfam France dans cet article.

Cependant, Oxfam a raison de reprocher à la France de ne pas respecter du tout son engagement de porter le montant de son aide au développement à 0,7% du revenu national brut (nous avons vu qu’elle s’en est même éloignée depuis les années 1980). Notre pays avait promis d’atteindre ce montant d’ici 2012, avant de repousser récemment cet objectif à 2015. Il avait aussi indiqué qu’il allouerait 0,5% de son revenu à l’aide en 2007. La politique française contraste donc fortement avec son discours et ses promesses. Elle n’est d’ailleurs pas la seule. D’après la DAC, il y a très peu de chances qu’aucun des pays qui ne satisfont pas aujourd’hui le critère de 0,7% ne l’atteigne d’ici la date promise de 2015.

Enfin, de manière plus générale, on assiste à une obsession du chiffre magique de 0,7% sans vraiment se poser la question de sa validité. Les annonces tonitruantes n’arrangent rien, donnant l’impression qu’il « suffit » d’allouer des fonds pour résoudre le problème de la pauvreté. Les preuves permettant d’étayer cette hypothèse sont pourtant bien maigres. Un débat plus riche s’interrogerait sur l’importance de l’aide dans le processus de développement et sur les pratiques qui réduisent la pauvreté. La quantité est très loin d’être le seul critère utile et la manière dont l’aide est utilisée, ainsi que l’évaluation de ses résultats, devrait être davantage mises en avant.

Note :

(1) Nous utilisons la définition de l’aide de la DAC, c’est-à-dire les dons et les prêts, à la condition qu’ils soient composés d’au moins 25% de dons, faits par des acteurs officiels (les prêts des organisations privées sont donc exclus) et qui visent à promouvoir le développement (les aides militaires sont donc exclues). Les contributions aux organisations multilatérales sont inclues. Le graphique présente donc le total de l’aide française officielle.

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lundi 2 avril 2007

Mind the gap !


J’indique aux lecteurs de ce blog le site web gapminder qui permet de visualiser l’évolution des PIB des pays du monde depuis 1960. Je ne peux que recommander aux profs d’économie qui viendraient à errer sur notre blog d’aller voir ces graphiques animés. C’est un outil pédagogique très parlant pour expliquer l’évolution des inégalités dans le monde, les théories de la croissance et même des intuitions basiques d’économétrie.

Le graphique par défaut est l’évolution du PIB en abscisse et l’espérance de vie en ordonnée. Chaque pays est représenté par un disque dont la taille est proportionnelle à la population, chaque continent est d’une couleur différente et les données varient de façon animée dans le temps. Le mieux est de commencer par ralentir la vitesse de défilement des années afin de pouvoir repérer les pays en question en posant le curseur sur les bulles colorées.

On voit de façon frappante la Chine croître à une vitesse considérable depuis les années 1980, l’Inde suit avec une dizaine d’années de retard. Ces deux pays représentent la moitié de la population mondiale et influencent largement la moyenne mondiale. L’Afrique (en bleu) stagne désespérement en restant en bas à gauche avec l’espérance de vie la plus faible et sans croissance des revenus nationaux. Plus frappant encore est l’impact du Sida et des guerres sur les pays africains : l’Afrique du Sud voit son espérance de vie réduite avec la montée de l’épidémie, le Rwanda chute littéralement avec le génocide (l’espérance de vie atteint 20 ans !)... La Russie et les pays de l’ex-URSS voient aussi leur espérance de vie baisser dans les années 1990. De façon assez comique les pays du Golfe (petits en vert) zigzaguent de droite à gauche avec les prix du pétrole. A côté de ces faits majeurs, les différences entre nos pays développés sont à peine visibles. Il est possible d’utiliser la fonction zoom (en bas à droite) et d’obtenir un encadré d’un groupe de pays. Si l’on zoom sur les pays développés, un certain nombre de faits économiques récents apparaissent clairement : pendant les années 1960, les pays européens rattrapent les Etats-Unis et l’écart se creuse à nouveau pendant la décennie 1990. Un petit point jaune mérite un peu d’intérêt. Dans le groupe des pays riches, il a tendance à reculer par période et se rapproche peu à peu du groupe des pays de richesse intermédiaire : vous l’avez reconnu ? C’est l’Argentine.

Il y a quelques années, un vif débat sur l’évolution des inégalités dans le monde avait occupé la communauté des économistes. The Economist avait largement relaté l’opposition entre les chiffres proposés par Martin Ravallion de la Banque mondiale et ceux du professeur de l’université Columbia Xavier Sala-i-Martin. Ce dernier mettait en évidence que la pauvreté dans le monde était en forte réduction et ainsi que les inégalités entre individus du monde. Les chercheurs de la Banque mondiale, trouvaient que la pauvreté avait baissé dans le monde, mais en restant à un niveau très élevé (deux fois plus élevé que les chiffres de l’universitaire catalan) et que les inégalités entre pays étaient aussi importantes qu’auparavant. De nombreuses raisons expliquaient les différences de résultat entre les deux études (données différentes, échantillon de pays différent), mais un des points majeurs soulevés par ce débat était le poids que l’Inde et la Chine exercent sur la moyenne. Si l’on regarde l’inégalité uniquement entre pays (chaque pays est une observation), les inégalités ont tendance à s’accroître depuis une dizaine d’années. A l’inverse, si on pondère chaque pays par sa population, les inégalités ont tendance à se réduire (du fait de la croissance de l’Inde et de la Chine). Enfin, une troisième mesure consiste à comparer tous les individus du monde en utilisant les distributions de revenu au sein de chaque pays et la baisse de la pauvreté (réelle) est moins forte que dans la seconde mesure. A la figure ci-dessous, issue de The Economist (11 mars 2004), on retrouve cette vision opposée :


Pour les spécialistes : On peut même aller plus loin pour ceux qui sont familiers avec le modèle de Solow et les débats économétriques autour de sa validité. Si on régresse le taux de croissance des pays (comme une observation) sur leur niveau de richesse en 1960, on ne trouve pas la relation négative prédite par le modèle de Solow, mais si on contrôle pour le degré d’éducation, l’épargne et la croissance démographique (à la Mankiw, Romer et Weil, QJE 1992), on retrouve la prédiction de Solow que les pays plus pauvres doivent croître plus vite que les plus riches et donc les rattraper. C’est là qu’on peut discuter l’exogénéité du niveau d’éducation : n’est-il pas simplement corrélé au niveau de revenu ? est-ce que l’éducation est la source de la croissance ou seulement un signe de richesse ?… mais je sens que je perds des lecteurs, donc je vous laisse jouer avec cet outil formidable et méditer sur l’évolution des inégalités dans le monde.

On peut aussi changer les variables, comme la mortalité enfantine, le nombre de médecins, les dépenses militaires….
_Antoine_

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