jeudi 9 octobre 2008

Combien donne-t-on réellement d'aide au développement?


Lors d’un précédent post sur l’aide au développement, des lecteurs s’étaient interrogés sur la pertinence de la définition même de l’aide au développement. Simple paranoïa sur le mode du « on nous cache tout on nous dit rien » ou réel souci ? Ecopublix revient sur le sujet en se livrant à un petit exercice comptable simple et instructif.


I/ De quoi est faite l’aide au développement ?

Nous l’avions déjà dit, la définition de l’aide publique au développement (APD) est donnée par l’OCDE en ces termes : « des dons ou prêts aux pays en développement qui : (a) proviennent du secteur public ; (b) ont pour objectif principal le développement économique et le bien-être ; (c) à des conditions financières avantageuses (pour un prêt, celui-ci doit avoir un équivalent don d’au moins 25%). En plus des flux financiers, la coopération technique est incluse dans l’aide. Les dons, prêts et crédits à des fins militaires sont exclus. Les paiements à des individus privés ne sont en général pas pris en compte » (ma traduction). Quelques définitions sont à préciser : l’équivalent don mesure à quel point un transfert est fait à des conditions avantageuses par rapport à un taux de marché de 10%. Un don pur (donc sans remboursement) a un équivalent de 100%, un prêt à taux d’intérêt de 10% un équivalent de 0%, etc. La coopération technique se définit comme suit : « (a) les dons aux citoyens des pays en développement qui reçoivent une éducation ou un apprentissage dans leur pays ou à l’étranger, et (b) le paiement des consultants, conseillers et autre personnel de ce type ainsi que celui des enseignants et des administrateurs servant dans les pays qui perçoivent de l’aide (incluant le coût de l’équipement associé). Si ce type d’aide sert spécifiquement à faciliter la mise en œuvre d’un projet, il est inclus dans les dépenses du projet, et non pas en tant que coopération technique. » Finalement, l’OCDE a publié cette note explicative pour en savoir un peu plus sur ce qu’est l’aide au développement.

Le point (b) de la définition de l’APD est assez problématique tellement il est vague mais d’un autre côté, on voit mal comment une définition pourrait préciser dans le détail ce qui relève du développement ou pas. Ce n’est généralement pas sur la partie (b) que les avis divergent, mais bien plus sur la suite qui stipule que la coopération technique fait partie de l’APD. On peut comprendre que la formation des personnes vivant dans les pays en développement soit de l’aide. En revanche les salaires des consultants payés par le pays développé sont beaucoup plus litigieux. On accuse la coopération technique de gonfler artificiellement les chiffres de l’APD : le pays en développement n’en profite pas directement et elle s’apparente à de l’aide liée, autre travers que nous avions déjà évoqué. L’aide liée consiste à donner les fonds pour, par exemple, construire une école, à la condition expresse qu’une entreprise choisie par le donneur (donc de son pays ou par « pure amitié », mais rarement sur des critères d’efficacité) la construise. Evidemment l’entreprise en question va profiter de cette situation de monopole pour alourdir la facture. Le montant « réel » de l’aide s’en trouve donc diminué. La coopération technique est similaire : on finance un projet mais on impose aussi son consultant, dont le salaire est considéré comme de l’aide. Quand de nombreux donneurs sont présents dans un pays, chacun va imposer son consultant, multipliant les coûts et réduisant l’« appropriation » du projet par le pays en développement. Les ONGs, telles que Action Aid, accusent directement la coopération technique d’avoir été utilisée pour contribuer aux intérêts commerciaux et géopolitiques des donneurs puisqu’elle a servi à mettre en place des réformes imposées de l’extérieur. Les pays développés se sont engagés à modifier leurs pratiques dans ce domaine. Il faut souligner qu’on ne peut pas non plus considérer que la coopération technique n’ait rien à voir avec l’APD. Les modalités de sa mise en place sont souvent critiquées, mais un accompagnement technique par du personnel qualifié relève bien, à mon sens, de l’APD (vous pouvez lire ici quelques « success stories » de la coopération technique du, et selon le, DFID, l’agence britannique de développement, souvent considérée comme un modèle de bonnes pratiques ; pour un résumé des critiques et des nouvelles pratiques concernant ce type d’aide lire ce document de l’Agence Française de Développement ; pour un rapport d’Action Aid sur le sujet, lire ici).

Le précédent post avait aussi souligné combien la prise en compte des allègements de dette faussait quelque peu la perspective. Ces allègements gonflent l’aide quand ils ont lieu. De plus, comme pour la coopération technique, le pays en développement ne « voit » pas l’argent. L’allègement modifie certes sa position financière mais dire que X reçoit 100 d’aide dans ses caisses car sa dette est allégée de 100 est un peu abusif. Là encore, il ne s’agit pas de dire que la remise de dette n’est pas de l’aide mais plutôt qu’elle ne se traduit pas directement en espèces sonnantes et trébuchantes. Autres points : l’aide alimentaire est souvent donnée en nature ou liée (ce qui permet parfois d’écouler la marchandise des pays développés au détriment des producteurs locaux, d’où une critique assez fréquente de ce genre d’aide) et l’aide humanitaire est délivrée en cas d’urgence et ne relève donc pas d’une stratégie de développement de long terme. Finalement, les coûts administratifs sont aussi une aide indirecte. Toutes ces catégories font partie du total « aide au développement » qui apparaît dans les médias et qui sert à mesurer l’effort financier des pays, en termes de produit intérieur brut (la fameuse cible des 0,7%, toujours renouvelée, jamais atteinte). Dernière catégorie à considérer : l’aide aux réfugiés est considérée comme de l’APD pendant les 12 premiers mois de résidence.

Ce petit tour d’horizon terminé, nous pouvons maintenant passer à la deuxième phase de notre exercice comptable : combien les pays développés, la France en particulier, donnent-ils « réellement » d’APD ?

II/ Le cœur de l’aide publique au développement

Une fois pris en compte ces éléments qui représentent un effort indirect envers le développement, que reste-t-il de l’aide ? Pour le savoir, nous définissons une nouvelle variable qui ne prend en compte, autant que possible, que les fonds qui peuvent être utilisés directement pour le développement. Cette grandeur est appelée CPA (country programmable aid) par Homi Kharas de la Brookings Institution, un think tank basé à Washington, mais aussi par l’OCDE lors de récentes études. Pour obtenir la CPA nous soustrayons à l’APD la coopération technique, l’aide alimentaire, l’aide humanitaire, les coûts administratifs, les allègements de dette et l’aide aux réfugiés. Précisons bien que le but de l’exercice n’est pas d’enlever ce qui « n’est pas » de l’aide au développement, mais de soustraire ce qui ne relève pas du « flux de trésorerie » pour les pays en développement. Nous ne disons pas ici que l’aide alimentaire, humanitaire, etc, sont inutiles et devraient être abandonnées.

Nous présentons d’abord les résultats en additionnant l’aide des 22 pays membres du Comité d’Aide au Développement (CAD), qui regroupe les plus gros donneurs. Quand les médias rapportent le montant total de l’APD pour l’année, ils se réfèrent à ce groupe de pays. Nous décomposons cette aide totale en trois groupes : CPA, aide bilatérale moins CPA, et contributions aux organisations multilatérales (ce sont les montants payés par les pays du CAD à ces organisations). Le graphique ci-dessous empile ces trois catégories. Il indique donc la décomposition de l’aide totale des « pays développés » (en fait les pays membres du CAD).


Si on ne regarde que la courbe supérieure, et donc l’aide totale, on observe que l’APD a augmenté jusqu’au début des années 1990, puis a chuté de 1993 à 1999 avant de repartir de plus belle à la hausse et de culminer en 2005 et de décroître en 2006. Nous ne pouvons malheureusement pas présenter les données pour 2007. Les chiffres sont encore préliminaires et ne permettent pas de faire la décomposition pour parvenir à la CPA. Cependant, par rapport à 2006, l’aide totale a chuté de 8,4% en 2007. Par ailleurs, l’aide aux institutions multilatérales a, bon an mal an, augmenté de manière continue mais est assez stable. La tendance générale est donc donnée par les évolutions de l’aide bilatérale, comme on le voit très bien sur le graphique. La décomposition qui nous intéresse véritablement est celle séparant la CPA du reste de cette aide bilatérale. Et là, surprise ! La CPA est grosso modo constante depuis 50 ans ou du moins le fort accroissement de l’aide n’est pas du tout expliqué par un accroissement de la CPA. Strictement parlant, la CPA est, en prix constants, plus basse en 2006 qu’en 1965. Je me garderai cependant d'en tirer des conclusions hâtives car il est fort probable que les directives de report de données aient été moins strictes, moins bien définies, ou moins bien suivies en 1960-1970 qu’aujourd’hui. La décomposition des flux en aide alimentaire, coûts administratifs, etc., était sûrement de moins bonne qualité dans le passé. Cependant, même en évitant cette dangereuse conclusion, il faut reconnaître que la CPA était plus basse en 2006 que dans le milieu des années 1980.

Les pays développés ont donc certes augmenté leur effort financier, mis à part une période de doute dans les années 1990, mais cet effort ne s’est porté que sur la « non-CPA ». Pour mieux comprendre comment cet accroissement s’est fait, on décompose sur le graphique qui suit cette non-CPA en ses différentes composantes.


Tout d’abord, de nombreuses catégories sont absentes avant les années 1970, ce qui confirme nos doutes sur la validité des données durant cette période. A part l’aide alimentaire qui a chuté, chaque secteur a bénéficié des fonds supplémentaires mais la coopération technique et les allègements de dette dominent. Il est frappant de voir à quel point la coopération technique pèse de plus en plus lourd dans l’aide, d’autant plus que cette expertise et ces conseils techniques ne semblent pas être accompagnés d’un plus grand nombre de projets matériels. Si c’était le cas, la CPA augmenterait aussi. Il y a eu inflation de la coopération technique sans inflation technique. Evidemment notre simple graphique ne nous permet d’aller plus loin et de comprendre les causes et conséquences de cette observation mais il y a là matière à réflexion.

III/ Et la France dans tout ça ?

Nous répétons l’analyse précédente pour la France en décomposant son aide. Nous retrouvons les variations commentées dans ce post : stabilité puis forte croissance à partir de 1981, pic en 1994, suivi d’une chute brutale jusqu’en 1998-1999 avant une forte reprise à la hausse pour retrouver un niveau proche du pic de 1994 (l’APD en 2007 est cependant de nouveau plus basse, principalement à cause de la fin des allègements importants de la dette, comme nous l’avions déjà évoqué). Mais c’est la courbe du bas qui nous intéresse maintenant (en bleu).


Si vous aviez été surpris par la courbe de CPA pour l’ensemble des pays développés, vous serez choqués par celle de la France. La CPA française en 2006 est faible et minime par rapport à l’aide bilatérale. Surtout, la chute marquée de l’aide française à partir de 1994 a essentiellement touché la CPA. En 10 ans, de 1993 à 2003, elle a chuté de 3,6 milliards à 208 millions. Regardons comment la France a pu maintenir son niveau d’aide tout en coupant largement dans sa CPA :


La France n’a pas vraiment augmenté le montant de sa coopération technique. Elle est certes prépondérante, mais assez stable. Ce sont les allègements de dette qui ont creusé l’écart entre l’APD et la CPA. De manière assez intéressante, on peut remarquer qu’au milieu des années 1990, quand les crédits diminuaient, les annulations de dette augmentaient et ont permis de ralentir la chute de l’aide. Comme le graphique précédent le soulignait déjà, sans la dette, l’aide française aurait encore plus chuté – comme la CPA l’a fait. On peut avoir une vague idée de ce qu’aurait été l’aide sans la dette. En 2001 la réduction de dette a été assez faible, mais la CPA n’a pas pour autant augmenté. C’est précisément le moment où l’aide française a été au plus bas depuis 1981. Par contre, en 2002, la CPA a comme réagi dans un bref sursaut à la faible annulation de dette de cette année. Nous l’avions déjà dit dans notre premier post sur l’aide française, les annulations de dette ne peuvent se répéter à l’infini et la France, si elle veut tenir ses engagements en matière d’aide (ou du moins ne pas trop y déroger) va bien devoir sortir des crédits pour combler le tarissement de cette source.

IV/ Et le reste du monde dans tout ça ?

Nous comparons maintenant les différents pays du Comité d’Aide au Développement en calculant leur ratio CPA sur aide bilatérale. Rappelons que ce ratio va simplement nous indiquer la part de l’aide bilatérale qui ne provient pas de l’aide alimentaire, humanitaire, aux réfugiés, de la coopération technique, des annulations de dette ou encore des coûts administratifs. Nous présentons uniquement les résultats pour 2006 (il est intéressant de regarder l’évolution de ce ratio au cours du temps pour chaque pays mais je vous épargne les 22 graphiques nécessaires) :


La France est en rouge, la moyenne des pays développés en violet (la moyenne et non le ratio qu’on obtiendrait à partir du premier graphique de ce post en aggrégeant tous les pays). Cela se passe, je crois, de commentaires. Ou plutôt une remarque : on pourrait faire valoir que les pays avec un faible ratio sont ceux qui ont annulé le plus de dette. En d’autres termes, ils ont répercuté ces annulations sur leur montant d’aide et il est donc « injuste » de les comparer avec, par exemple, les pays nordiques. C’est peut-être en partie correct, mais le contre-exemple du Royaume-Uni montre bien que dette et CPA ne sont pas nécessairement liées. L’annulation de la dette anglaise n’a pas entraîné de réduction de sa CPA, au contraire. La France et l’Allemagne ont fait l’inverse. Elles ont en partie compensé l’augmentation des annulations de dette par une moindre CPA. Il sera intéressant de voir comment la France ajustera sa CPA quand les allègements de dettes diminueront dans le futur.

V/ Conclusion

S’il fallait donner un chiffre choc, propre à faire la une des journaux, ce serait celui-ci : seuls 6,8% de l’aide bilatérale française parviennent vraiment aux pays en développement. La France est avant-dernière des principaux pays donateurs en ce qui concerne le ratio aide « effective » sur aide « déboursée ». Elle fait beaucoup moins bien que la moyenne des donneurs, située à 39%. L’Irlande, première du classement, achemine 76% de son aide vers ces mêmes pays. Ceci signifie que la France, troisième plus gros pourvoyeur d’aide bilatérale en 2006 après les Etats-Unis et le Royaume-Uni, a un niveau d’aide effective juste au-dessus de celui de… l’Irlande, seulement dix-septième sur vingt-deux du classement des quantités déboursées!

Mais l’esprit suédois du consensus universel, et la rigueur scientifique dont ce blog se réclame, m’oblige à qualifier ce chiffre de médiatique. Comme nous l’avons indiqué, il semble que la France ait profité de la réduction de la dette pour maintenir un niveau d’aide élevé. Les années à venir nous diront si sa CPA n’est faible qu’à cause de ces allègements de dette. Deuxième point, la France dépense une part très importante de son budget en coopération technique ; son exclusion de la CPA réduit donc fortement l’aide française. Nous avons vu que cette catégorie d’aide a été et est toujours très critiquée. Il me semble pour autant exagéré de dire que la coopération technique est totalement inutile. Une évaluation plus fine tenterait d’estimer la part de cette coopération qui a un impact sur le développement. Il reste cependant que les quelques chiffres présentés ici offrent une perspective assez éloignée des chiffres officiels.
_Emmanuel_

3 commentaires:

Unknown a dit…

J'avais cru lire il y a longtemps quelque part le fait que, sous un des deux mandats de Jacques Chirac, une partie des crédits budgétaires alloués aux départements et territoires ultra-marins français avaient pu être comptabilisé dans l'APD française... C'est de la légende urbaine ou bien ?

Emmanuel a dit…

Je vous renvoie tout d'abord aux commentaires de ce post, où la question avait été abordée. L'OCDE ne considère que l'aide aux pays en développement, or seules Wallis et Futuna, et Mayotte entrent dans cette catégorie. Chirac ou pas, à moins de bidouiller les comptes en faisant entrer l'aide à la Guadeloupe dans d'autres catégories, je ne pense pas que ça influence le total officiel.
Il peut par ailleurs être intéressant de regarder de plus près l'aide aux deux DOM-TOMs qui sont des pays en développement. De 1974 à 2006, l'aide y est passée de 19 à 440 millions (en dollars constants). Elle a donc été multipliée par un facteur de 23 (il y a eu un très fort accroissement en 2006, en 2005 l'aide n'y était que de 282 millions). Dans le même temps l'aide française totale était multipliée par 2,28. A noter aussi que l'aide n'y est que de la CPA, à l'opposé de ce que le post montre pour l'aide aux autres pays.

Y voit-on un effet Chirac? La tendance accélère en 1998, mais il serait bien hâtif de conclure que la France a commencé à déclarer certains crédits qui existaient auparavant comme de l'aide à cette époque. Il faudrait regarder de près la composition de l'aide à ces deux collectivité d'outre-mer pour espérer trouver un élément de réponse.

Ces sommes sont faibles par rapport au budget total, mais pas non plus négligeables. En 2006 la France a dépensé 10,6 milliards de dollars en aide au développement. ce qui représente 0,47% de son PIB. Si on enlève la part allouée aux collectivités d'outre-mer, on arrive à 0,45%.

Anonyme a dit…

"L’allègement modifie certes sa position financière mais dire que X reçoit 100 d’aide dans ses caisses car sa dette est allégée de 100 est un peu abusif. "

C'est d'autant plus abusif que ces 100 étant un prêt, ils ont vraisemblablement déjà été comptabilisés comme APD les années précédentes!

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