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lundi 22 novembre 2010

Savez-vous compter?


La crise financière des subprimes a conduit de nombreux commentateurs à blâmer la complexité des nouveaux produits financiers, dont l'intime fonctionnement échappe à la majorité des banquiers et des investisseurs. Ceux-ci les ont utilisés tant qu'ils généraient des profits mais se sont trouvés bien démunis lorsque la débâcle financière de l'automne 2008 les a obligés à démêler l'enchevêtrement de produits ultrasophistiqués dans lequel ils s'étaient fourvoyés. Si le commun des mortels n'a certes pas à manipuler ces obscurs outils, il reste que, comme tout trader, il est hautement probable qu'il ait à prendre des décisions financières d'épargne, de crédit, d'emprunt, à un moment ou à un autre de sa vie. Si le banquier chevronné ne comprend pas toujours les produits dans lesquels il investit, qu'en est-il du petit épargnant et de son livret?

I/ Un peu de théorie

Avant de tester vos connaissances en finance, commençons par un petit détour par la théorie économique de l'épargne et du crédit. L'économie explique l'épargne des individus par le désir de consommer à chaque période de la vie. Il est rationnel d'épargner aujourd'hui si dans quelques années on souhaite consommer au-delà de son revenu disponible alors. A l'inverse, un individu souhaitant consommer aujourd'hui plus que son revenu ne le lui permet, s'endettera puis remboursera dans le futur. Pour comprendre ces décisions d'épargne, le cadre théorique classique fait l'hypothèse que chaque individu considère l'ensemble de sa vie, estime combien il souhaitera consommer lors de chaque période, évalue ses revenus futurs, les taux d'intérêts pour épargner et emprunter qui prévaudront à chaque période, l'inflation, son espérance de vie, bref tout ce qui influencera sa consommation présente et future, puis décide d'un profil de consommation/épargne. Par exemple, il choisira de s'endetter jeune pour payer ses études, son premier logement, puis accumulera de l'épargne, qu'il utilisera enfin à sa retraite lorsque ses revenus seront plus bas mais qu'il souhaitera garder une consommation proche de celle qu'il avait lors de sa vie active. Ses décision sont optimales de son point de vue et il ne peut que porter un regard satisfait sur sa consommation à chaque âge de la vie, étant données ses contraintes de revenu. En d'autres termes, il fait au mieux et il y réussit parfaitement bien. Si de nombreux raffinements permettent d'obtenir des modèles plus réalistes où les individus ont du mal à planifier et ne prennent pas nécessairement des décisions optimales, il reste que chacun suppose de la part des individus une parfaite compréhension du problème qui se pose.
Des économistes, peut-être sceptiques quant à cette hypothèse, ont cherché à évaluer les connaissances financières de base des individus. En effet, si une majorité de personnes ne comprend pas la signification d'un taux d'intérêt, il semble encore plus douteux de supposer qu'elles sont capables de résoudre des problèmes complexes dont le taux d'intérêt n'est qu'une variable. Au-delà de la curiosité scientifique, cette question, a, comme nous le verrons, des implications importantes en politique publique.


II/ De la pratique

Annamaria Lusardi est une des spécialistes de ce domaine de recherche. Dans un article de 2006, co-écrit avec Olivia Mitchell, elle présente les résultats d'un sondage où trois questions simples ont été posées à des Américains âgés de plus de 50 ans. Ces individus ont donc déjà été confrontés à des décisions financières, surtout aux Etats-Unis où la retraite par capitalisation impose de réfléchir à ces problèmes. Les questions sont les suivantes:

1/ Supposez que vous avez $100 sur votre compte d'épargne, et que le taux d'intérêt est de 2% par an. Après 5 ans, combien, à votre avis, y aura-t-il d'argent sur ce compte, si vous l'avez laissé fructifier: plus de $102, exactement $102, moins de $102.

2/ Imaginez que le taux d'intérêt sur votre compte d'épargne est de 1% par an et que l'inflation est de 2% par an. Après 1 an, serez-vous capable de consommer plus, autant, ou moins qu'aujourd'hui avec l'argent sur votre compte?

3/ Pensez-vous que la proposition suivante est vraie ou fausse? "Achetez des actions d'une seule entreprise est généralement moins risqué qu'investir dans un fonds commun de placement?"

Tentez de répondre à ces questions, les réponses sont en bas du post. Les deux premières questions indiquent si les personnes interrogées comprennent deux principes de base pour toute décision d'épargne, le taux d'intérêt et l'inflation. La dernière évalue si elles connaissent la diversification des risques, élément crucial de la prise de décision en finance. Ces questions sont simples et très éloignées de la complexité liée à une décision d'épargner ou de s'endetter. Lusardi et Mitchell observent que 67% des personnes interrogées répondent correctement à la première question. 75% réussissent à identifier la bonne réponse à la deuxième, et 52% à la troisième. Cependant, seuls 56% répondent correctement aux deux premières, et 34% aux trois questions. Ces pourcentages sont assez faibles si on se souvient que ces personnes ont dû prendre des décisions financières autrement plus complexes au cours de leurs vies. Par ailleurs, le sondage trouvait que seulement 31% des personnes avaient essayé de planifier leur retraite, et que seulement 19% avaient réussi. De plus, les personnes avec plus de réponses correctes aux trois questions étaient aussi celles qui épargnaient pour leur retraite.

Dans un autre article, en collaboration avec Peter Tufano, Lusardi étudie la question de l'endettement des individus, plutôt que leur capacité à épargner pour leur retraite. En effet, de nombreuses personnes s'endettent lourdement, bien au-delà de leurs capacités à rembourser. Le surendettement en France est en forte croissance, et de nombreux ménages sont en situation financière délicate. Les organismes de crédits sont souvent critiqués pour proposer des prêts qui poussent à l'endettement. Cependant, si les ménages comprenaient le fonctionnement de ces prêts, et étaient capables d'en estimer les conséquences sur leurs finances, on peut estimer que beaucoup de situations de surendettement seraient évitées.

Lusardi et Tufano tentent donc d'estimer si le fonctionnement des crédits est bien compris par la population. Pour cela, ils posent de nouveau trois questions simples:

1/ Supposez que vous devez $1000 sur votre carte de crédit et que le taux d'intérêt est de 20% par an. Si vous ne remboursez pas d'argent, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle doublé: 2 ans, moins de 5 ans, de 5 à 10 ans, plus de 10 ans, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

2/ Vous avez une dette de $3000 sur votre carte de crédit. Vous remboursez chaque mois $30. Si le taux d'intérêt est de 1% par mois, et que vous ne dépensez pas plus d'argent avec votre carte, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle disparu: moins de 5 ans, entre 5 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, jamais, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

3/ Vous achetez quelque chose qui coûte $1000. Vous avez deux options pour le payer: a) payer 12 remboursements de $100 chaque mois; b) emprunter au taux annuel de 20% et rembourser $1200 dans un an. Laquelle des deux options est la plus avantageuse?

La première question révèle si la personne est capable de faire un calcul impliquant un taux d'intérêt; la deuxième, si la personne comprend la différence entre intérêts et dette; la troisième, un peu plus compliquée, si la personne comprend la valeur temporelle de l'argent.
Les réponses sont encore à la fin du texte. 36% des personnes répondent correctement à la question 1, 35% à la question 2, 7% à la question 3. Etant donnée la prépondérance des achats à crédits, ces résultats sont quelque peu préoccupants. Les résultats montrent aussi que certains groupes (les personnes âgées, les femmes, les minorités, les bas-revenus) réussissent moins bien ce court test. De plus, la plupart des personnes surévaluent leur capacité à répondre correctement. Enfin, il existe une forte corrélation entre le score au test et la manière dont les personnes gèrent leurs dettes. Ceux qui utilisent des crédits coûteux sont aussi ceux qui ne répondent pas correctement au test, et qui avouent avoir des difficultés à payer leurs dettes. Il semble donc que les connaissances évaluées par le test sont utiles pour bien gérer ses finances.

III/ Que faire?

Annamaria Lusardi a lancé la Financial Literacy Initiative pour promouvoir l’éducation sur les question financières. George W. Bush, suite à la débâcle des subprimes avait créé un Conseil spécial sur le sujet. Operation HOPE, une ONG américaine, offre des cours sur le sujet. La plupart des pays de l’Union Européenne ont leurs propres programmes. En France, Finances et pédagogie propose des formations sur le thème de l’argent dans la vie.

Si le lien entre maîtrise financière et capacité à planifier, épargner et s’endetter sans excès, a été fait à plusieurs reprises, peu d’évaluations rigoureuses de ces programmes existent, et les résultats sont mitigés (lire ici une revue de littérature). L’hebdomadaire The Economist, dans un article consacré au sujet en 2008, citait le célèbre économiste Richard Thaler, spécialiste des comportements irrationnels en finance, pour qui l’éducation financière ne représente pas une solution. Il avouait lui-même avoir des difficultés à connaître les bonnes décisions à prendre, preuve que l’éducation ne suffisait pas. Il suggère que l‘Etat devrait s’assurer que ces décisions sont simples, et offrir des options par défaut. Celles-ci permettent aux individus de ne pas faire de choix sans se retrouver dans des situations délicates. Elles offrent un filet de sécurité à chacun. Le système de retraite suédois contient un exemple de ces options par défaut: chaque citoyen doit choisir un fond de pension où investir une partie de ses cotisations retraite. Si aucun choix n’est fait, il existe un fond par défaut, d’ailleurs choisi par une écrasante majorité des actifs, si bien que chacun est assuré de bien placer son argent en prévision de sa retraite.

En conclusion, il est clairement établi que les faibles connaissances des principes les plus élémentaires de la finance sont un handicap pour prendre les bonnes décisions de crédit, d’épargne et de retraite. Des solutions pour le corriger commencent à émerger dans la littérature économique. Plusieurs articles suggèrent que des incitations à épargner, ainsi que l’information délivrée au travers de séminaires, ont des effets sur les décisions des individus. Il est donc possible de créer des programmes comblant leurs lacunes financières, en fournissant les bonnes incitations et l’information pour comprendre l’importance des décisions financières. La difficulté consiste alors à choisir soigneusement les détails de tels programmes. Il apparaît en effet que la manière de présenter ces incitations influence significativement leur succès. De même, il est important de ne pas chercher à inculquer des connaissances de base un tant soit peu trop complexes. Ce récent article montre qu’un cours dispensant des règles toutes faites à de petits entrepreneurs plutôt que des rudiments de comptabilité a plus de chances d’être suivi d’effets sur leur comptabilité.

Les réponses:
Premier ensemble de questions: 1/ plus de $102, 2/ moins, 3/ fausse
Deuxième ensemble: 1/ moins de 5 ans, 2/ jamais, 3/ b
_Emmanuel_

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jeudi 22 janvier 2009

Médias et manipulation de l'information


Il y a un peu plus d’un mois Guilhem nous parlait de liberté de la presse et de démocratie. Son post soulignait le lien entre presse libre et bon fonctionnement démocratique mais n’entrait pas dans le subtil domaine de la manipulation de l’information. Il faut en effet un certain talent pour manipuler l’information sans pour autant décrédibiliser la source.

Le pouvoir politique a certes intérêt à contrôler l’information mais on perçoit aussi le risque créé par ce contrôle. Si la source perd toute validité, l’information n’aura aucune valeur et l’influence sur les électeurs sera très faible. Sous un régime dictatorial où les élections n’existent pas ou sont facilement biaisées, il importe finalement peu que personne n’accorde de valeur aux informations véhiculées par les médias puisqu’elles n’ont pas d’impact sur la vie politique. A l’inverse dans une démocratie au fonctionnement irréprochable et aux électeurs parfaitement informés, toute manipulation sera inutile car immédiatement mise à jour et pénalisée. Mais qu’en est-il dans le monde réel, le plus souvent situé entre ces deux extrêmes ? Les politiciens devront se révéler moins grossiers dans leur contrôle. Quand la force brute est à éviter, on peut utiliser des moyens plus subtils.

Amos Tversky et Daniel Kahneman, tous deux récompensés par le Prix Nobel d’économie en 2002, ont étudié en profondeur le concept de « framing » ou cadrage, c’est-à-dire la manière dont est présenté un choix à des individus. En économie traditionnelle, les agents rationnels ignorent ce genre de détails et choisissent l’option qui leur apporte le plus de bien-être sans ne porter aucune attention à l’emballage. Kahneman et Tversky ont montré que dans de nombreuses situations le « framing » avait au contraire un effet très important et qu’on pouvait influencer les décisions par le choix des mots, des images, ou parfois même de détails totalement hors de propos. Le marketing se délecte de ces exercices de fine manipulation pour modifier nos perceptions d’objets sinon identiques et nous faire acheter l’un plutôt que l’autre. Le pouvoir politique, par l’intermédiaire des médias officiels, va lui aussi tenter de jouer sur ces biais de perceptions dont nous sommes tous victimes. L’art consiste donc à ne pas mentir mais à cependant présenter les faits de manière à tromper l’électeur. En voici trois exemples assez savoureux.

Au mois de novembre se déroula à Stockholm une conférence intitulée « Russia beyond oil », à laquelle participa l’économiste Konstantin Sonin, de la New Economic School située à Moscou. Sa présentation portait sur les médias en Russie. Il expliqua que le pouvoir russe ne falsifiait pas ouvertement les faits mais usait de moyens beaucoup plus malins visant à communiquer des faits corrects mais à donner une impression différente de la réalité. L’image qui suit, tirée de sa présentation, présente les résultats d’une élection locale en Russie et donne les pourcentages (exacts) obtenus par chaque parti.


Les chiffres n’ont pas été modifiés, l’information est correcte. Cependant si on regarde les barres, a priori censées avoir une hauteur proportionnelle au nombre de voix, on observe un léger décalage. Le vainqueur semble avoir gagné largement, tandis que les trois autres partis semblent avoir reçu un nombre similaire de voix. Mais ceci ne correspond pas du tout aux chiffres. Que va retenir le téléspectateur ? Les chiffres ou le graphique ? Et même s’il lit bien les chiffres, ne sera-t-il pas influencé par le graphique ? Nous sommes en pleine manipulation.

Deuxième exemple : le graph suivant donne la production de Gazprom par année.


Si on regarde les barres verticales, on a l’impression que l’entreprise produit de plus en plus. Cependant les chiffres contredisent clairement cette interprétation. La production est stable. Là encore la manipulation est manifeste mais assez subtile pour passer inaperçue.

Dernier exemple, moins délicat. Le Kremlin ne supporte guère l’oligarque Boris Berezovsky. Le journal anglais le Times a publié un point de vue le critiquant dans ses pages « opinion. La télévision russe a repris l’information en montrant que même le Times, respectueux et sérieux journal anglais, critiquait l’homme d’affaire, et que cette information faisait même la une du journal. L’image ci-dessous montre à gauche la première page, fictive, qui est apparue à la télévision russe, et à droite la véritable première page, parue en Angleterre.


Dans tous ces exemples, la chaîne de télévision pourra se défendre d’avoir falsifié les faits : les pourcentages de voix obtenues sont corrects, les chiffres de la production sont justes, l’article a bien été publié. Mais dans tous les cas, la présentation est tellement biaisée qu’elle vide l’information de son contenu. Comme quoi il vaut toujours mieux remonter à la source de l’information et surtout apprendre à savoir déchiffrer les graphiques et données qui nous sont présentés.

Crédit photo : fliegender
_Emmanuel_

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jeudi 27 novembre 2008

Crise financière: dommages collatéraux


La crise financière n’en finit pas de se propager des banques aux entreprises, puis aux ménages, et même aux économies qui pensaient ne pas être concernées par cette crise des pays riches. La récession qui s’installe dans les pays développés pourrait avoir des conséquences sur l’assistance aux pays les plus pauvres, et ce malgré les toutes récentes promesses, renouvelées à chaque sommet international, de ne pas faillir sur ce point. Mais quel rapport entre la tempête financière et l’assistance aux pays les plus pauvres ?

I/ La sonnette d’alarme

On peut envisager deux liens entre la crise et l’aide aux développements. Le premier plaiderait pour un rôle accru de l’aide. La crise s’étend aux pays émergents, qui n’ont rien demandé et en sont les victimes indirectes. Au-delà des difficultés à emprunter, les pays émergents et en voie de développement vont aussi voir chuter leurs revenus tirés du commerce avec les pays riches. L’investissement direct à l’étranger en provenance de ces mêmes pays riches risque de ne pas se porter très bien non plus, tout comme les flux de portefeuilles. Au final il y aura donc une baisse de revenus pour les pays pauvres et l’aide aurait un rôle à jouer pour compenser ces variations brutales de revenus. Nous laisserons de côté cette possibilité pour ce post, si ce n’est pour rapidement préciser que dans le passé l’aide n’a généralement pas compensé les baisses de revenus, au contraire, donc à moins d’un changement de comportement cette fonction a peu de chances d’être remplie.

Deuxième voie : la crise touche en premier lieu les pays riches. Ceux-ci entrent en récession et ils vont devoir se serrer la ceinture. Le stimulus budgétaire va creuser les déficits et les pays développés vont envisager de tailler dans les dépenses qui ne servent pas à amortir les effets de la crise. Or l’aide au développement est un candidat idéal. Elle est inutile face à la récession(1) et sa diminution est « facile » politiquement. Nous n’avons encore jamais vu d’élections se jouer sur l’aide au développement, ou des syndicats bloquer le pays car elle était diminuée. David Roodman, du Center for Global Development, un think tank basé à Washington, a été le premier à tirer la sonnette d’alarme. Il montre que les crises du début des années 90 en Finlande, Norvège, et Suède, mais aussi celle du Japon en 1990 se sont toutes traduites par des chutes brutales de leur aide au développement. Je reproduis ci-dessous son graphique pour la Scandinavie.


L’OCDE, par la voix de son Secrétaire Général Angel Gurría, a envoyé une lettre aux chefs d’états et aux gouvernements des pays membres pour les inviter à « souscrire à une Déclaration sur la politique d’aide qui aurait pour effet de confirmer les promesses d’aide antérieures et d’éviter des coupes dans les budgets d’aide au développement ». Elle les enjoint « à ne pas répéter les erreurs que nous avons pu commettre dans le passé à la suite de la récession du début des années 90 ». L’OCDE a calculé qu’entre 1992 et 1997 l’aide avait diminué de 0.33 à 0.22% du revenu national brut. Le passé semble bien indiquer que l’aide va chuter très prochainement. Il est par contre difficile de savoir pour combien de temps. Roodman estime probable une diminution sur les cinq prochaines années. Inutile de préciser que toutes les belles promesses sur la fameuse cible des 0.7 percent de revenu national brut risquent d’apparaître encore plus caduques qu’elles ne le sont déjà aujourd’hui.

II/ L’aide est-elle vraiment victime des récessions ?

L’argument de Roodman paraît irréfutable. Cependant il faut bien reconnaître qu’il ne regarde que des cas extrêmes et donc nécessairement en nombre très réduit. On pourrait avancer d’autres explications pour la chute de l’aide au début des années 90: la fin de la guerre froide et donc la fin du soutien à certains pays jugés stratégiquement importants, mais aussi la « fatigue de l’aide », c’est-à-dire le moment où beaucoup de pays ont commencé à sérieusement s’interroger sur l’efficacité de l’aide au développement. Par ailleurs on ne peut pas vraiment reprocher cette méthode à Roodman. Nous vivons une crise aux proportions jusqu’alors inconnues donc seuls quelques cas extrêmes peuvent, peut-être, nous informer.

L’OCDE, par le biais cette fois de son Centre de Développement, relativise un peu (regardez la première présentation par Andrew Mold, pages 33-34). Il souligne d’abord que de manière générale il n’existe quasiment pas de relation entre croissance dans le pays développé et niveau d’aide. Par exemple certains ont réduit leur aide en période de croissance (la France par exemple entre 1997 et 2001). Il rappelle ensuite que lors de récessions modérées l’aide a rapidement retrouvé son niveau d’avant crise. Enfin il fait remarquer que l’aide ne constitue qu’une part très faible du budget des états et des plans de sauvetage. Ce n’est sûrement pas sa réduction qui va permettre de financer le stimulus budgétaire.

Un petit calcul rapide sur les données de l’aide de 1960 à 2006 permet de chiffrer l’effet d’une récession : si l’année précédente l’économie n’était pas en récession, l’aide brute au développement augmente en moyenne de 16%. Si elle était en récession, alors l’aide n’augmente « que » de 4%. Cet effet est plus important si 2 ans auparavant l’économie était en récession : dans ce cas l’aide n’augmente que de 2%. La croissance de l’aide serait donc ralentie mais ne deviendrait pas pour autant systématiquement négative. On observe aussi que plus la récession est longue et plus ce ralentissement est marqué. Cependant les récessions longues sont relativement rares et leur étude repose sur peu d’observations. Il devient donc difficile d’en tirer des conclusions générales.

III/ Conclusion

Difficile de se faire une idée précise au final. D’un côté, on voit de bonnes raisons de penser que l’aide va chuter, et les expériences scandinaves le confirment. De l’autre il n’est pas clair que les récessions entraînent systématiquement une baisse de l’aide. Il est difficile, comme toujours, de prédire l’avenir. Il semble raisonnable de penser que l’aide ne va sûrement pas fortement augmenter dans les toutes prochaines années. Les promesses des pays développés, déjà jugées particulièrement difficiles à atteindre l’an dernier, ne seront donc pas respectées.

NOTES :
(1) C’est sûrement faux dans le long terme. Les pays développés n’ont pas intérêt à voir les pays pauvres devenir encore plus pauvres, mais en ce moment le long terme ne pèse pas lourd dans les prises de décision.

Crédit photo : gwburke2001
_Emmanuel_

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jeudi 23 octobre 2008

La crise financière, version suédoise


La crise financière a forcé les Etats à intervenir pour éviter une débâcle générale du système bancaire. Les Etats-Unis ont ouvert la marche avec le plan Paulson, puis le Royaume-Uni a suivi, entraînant l’ensemble des pays de l’Union Européenne. Les Etats-Unis, constatant que leurs annonces n’avaient pas stoppé la crise et inspirés par le plan de sauvetage britannique, ont dû revoir leur approche. Les gouvernements ont ainsi hésité sur la marche à suivre face à cette situation exceptionnelle, créant de l’incertitude sur les marchés qui n’en avaient pourtant pas besoin. Cependant, quelques années plus tôt, un petit pays d’Europe du Nord subissait une véritable tempête financière et adoptait un train de mesures qui se révélèrent bénéfiques. Le plan de sauvetage britannique, qui a inspiré ceux des américains et des européens, est en fait directement inspiré de celui alors mis en place par la Suède. Le modèle suédois aurait-il encore frappé, résolvant en toute discrétion et seize ans avant tout le monde ce qui aujourd’hui menace de nombreuses économies ?

I/ La crise financière suédoise de 1992

La Suède est une petite économie ouverte qui dépend énormément de ses exportations. La banque centrale, avant la crise, observait donc une politique de taux de change fixe afin d'éviter que les variations de taux de change n'affectent le prix des exportations à l’international. Quand les exportations représentent un revenu important pour le pays, on comprend les motivations de ce choix (voir les plaintes répétées d’Airbus à ce sujet lors de la chute du dollar ; si la BCE alignait l’euro sur le dollar ces plaintes n’existeraient plus). Par ailleurs, l'objectif principal du gouvernement était de maintenir un faible taux de chômage. Lorsque, dans les années soixante, la productivité des principales industries suédoises a ralenti, le gouvernement a agi afin de respecter cet engagement. Pour cela, il a augmenté ses dépenses, payant pour la reconversion des chômeurs et augmentant considérablement l’emploi dans le secteur public. Cette coûteuse politique a creusé le déficit, forçant le gouvernement à emprunter de l’argent sur les marchés internationaux et à augmenter l’impôt sur le revenu. Le très faible taux de chômage a aussi nourri une inflation des salaires, les puissants syndicats pouvant ainsi plus facilement négocier des augmentations.

La situation était donc la suivante : il était nécessaire de maintenir le prix des exportations fixes tandis que les salaires s’envolaient. La solution passait nécessairement par une dévaluation de la monnaie, qui fut utilisée de nombreuses fois. Malheureusement les syndicats anticipaient ces dévaluations qui réduisaient le pouvoir d’achat des suédois et demandaient des salaires encore plus élevés, préparant ainsi la prochaine dévaluation. Dans les années 1980, le gouvernement décida de casser la spirale inflationniste et de favoriser la croissance en adoptant une série de réformes.

Une de ces réformes consista à déréguler les marchés financiers en renonçant au contrôle des taux d’intérêts et de la quantité de crédits sur le marché. Le marché fut donc complètement libéralisé en 1985. Evidemment les entreprises qui auparavant n’avaient pas accès au crédit se dépêchèrent d’emprunter, créant un boom sur le marché du crédit (cela vous rappelle-t-il quelque chose ?). Les banques suivirent, empruntant à l’étranger pour ensuite prêter aux ménages et aux entreprises. Ceci était d’autant plus rentable que les taux suédois étaient beaucoup plus élevés que les taux étrangers. Ceci poussait, outre les banques, les entreprises suédoises à aussi emprunter à l’étranger, devenant ainsi de plus en plus exposées au risque de change. Les consommateurs, de leur côté, profitaient à plein de leurs nouvelles capacités d’emprunt. Les prix du logement augmentèrent fortement, doublant en 10 ans. Rétrospectivement, il est probable que les banques, plongées dans cet environnement nouveau pour elles, n’ont pas saisi les risques qu’elles prenaient (1).

Tous les ingrédients pour une crise étaient donc en place : des banques empruntant massivement en monnaie étrangère, prêtant tout aussi massivement en couronnes, alimentant une bulle immobilière, avec un taux de change fixe intenable face à la pression de l’inflation. A première vue, l’économie suédoise se portait bien : en 1989 le taux de chômage était de 1,4%, en août 1989 la bourse atteignit un pic, 42% au-dessus de son niveau de début d’année. Il suffisait cependant d’un choc externe pour déclencher la crise. Ce choc se produisit lors de la réunification de l’Allemagne : les taux d’intérêt allemands augmentèrent, forçant la Suède à faire de même pour matinenir son taux de change fixe (2).

Emprunter devint donc plus cher, ce qui mit un terme à la bulle immobilière. En cinq ans, de 1990 à 1995, les prix chutèrent de 25%, et de 42% pour l’immobilier d’entreprise. Les banques, habituées à des taux de défaut sur leurs prêts de 0,2 à 0,5%, les virent grimper à 5% en 1992. Le célèbre spéculateur George Soros s’attaqua alors aux taux de change fixes en vigueur en Europe et força la banque centrale suédoise à laisser flotter sa monnaie. La couronne, surévaluée, chuta brutalement. En 1993, le taux de défaut des prêts atteignit 11%, frappant de plein fouet les banques, surtout celles qui avaient emprunté à l’étranger. Les banques firent progressivement faillite, prises entre des individus incapables de payer leurs dettes, et leurs propres dettes en monnaie étrangère dont la valeur avait fortement augmenté. L’Etat injecta d’abord du capital ou accorda des garanties pour que les banques puissent emprunter. Malgré ces précautions, une banque appelée Gota Bank fit faillite en 1992. L’Etat garantit immédiatement tous ses dépôts puis étendit cette garantie à toutes les banques quelques semaines plus tard. Il procéda également à des nationalisations pour sauver les banques, qui le conduisirent à posséder près de 22% des actifs bancaires du pays. Le système bancaire était sauvé et, à l’instar d’un plan Paulson, l’Etat créa une banque qui absorba tous les « mauvais actifs » des banques qui avaient fait faillite. Le gouvernement, en entrant massivement au capital de certaines banques, suivit une politique visant à sauver les banques plutôt que leurs propriétaires. Chaque öre (centime pour les non-scandinaves) de capital apporté par l’Etat impliquait de laisser ce dernier devenir actionnaire. Seules les banques ayant vraiment besoin de cet argent se présentèrent donc, les autres préférant ne pas perdre le contrôle de leurs établissements. Le gouvernement fit aussi appel à des consultants suédois et étrangers spécialisés dans les crises bancaires, pour ne pas perdre de temps et fit payer la coûteuse facture aux banques qui demandaient de l’aide. L’Etat évita donc de subventionner des banques qui n’en avaient pas besoin. La plus grande banque du pays, SEB, décida ainsi de se passer de l’aide de l’Etat, ses actionnaires préférant puiser dans leurs poches.

Les « mauvais actifs » (parc immobilier, entreprises en faillite) placés dans une « mauvaise » banque, appelée Securum et détenue à 100% par l’Etat mais gérée intelligemment et indépendamment du pouvoir politique, furent revendues progressivement. Les ventes et restructurations d’entreprises furent terminées en 1997, amenant de l’argent dans les caisses de l’Etat, et Securum fut liquidée. La crise financière suédoise prit fin. L’Etat dépensa beaucoup, mais obtint des parts dans des banques et donc des dividendes qui lui rapportent toujours de l’argent, ainsi que le produit des ventes d’actifs. Au final, il a été estimé que le coût total pour le pays fut de 2,1% de PNB, une quantité jugée raisonnable pour éviter une faillite généralisée des banques. Ce coût est purement comptable. Pour être juste, il faudrait y ajouter trois années de récession, un taux chômage qui explose en un an et d’importantes difficultés de crédit pour les entreprises. D’un autre côté l’économie se remit assez vite et connut même une belle embellie, portée par des conditions mondiales favorables. Le graph ci-dessous montre l'évolution du taux de chômage en Suède, on voit bien le choc dû à la crise, puis le redémarrage de l'économie.


II/ Leçons

Comme pour la crise actuelle, le mot clé semble être dérégulation. Si l’Etat suédois n’avait pas libéralisé les marchés financiers, rien de tout ceci ne serait arrivé. Mais en est-on si sûr ? Peter Englund, un économiste suédois qui a étudié de près la crise et faisait partie du comité gouvernemental sur la crise, trouve cette idée beaucoup trop simpliste. D’après lui la responsabilité revient à un effet combiné de politiques économiques (dépenses effrénées, taux de change fixe, inflation débridée, et dérégulation) et non pas à un seul de ces facteurs. Quelles qu’en soient les causes, les deux crises ont reposé sur des bulles immobilières et ont eu des effets similaires, avec des banques en faillite nécessitant l’intervention de l’Etat. La solution adoptée par le gouvernement suédois à l’époque a cependant été différente de celle choisie par le Trésor américain qui avait d’abord choisi de ne pas rentrer au capital des banques, mais simplement de reprendre leurs actifs « toxiques ». Ce plan initial avait d’ailleurs été critiqué par de nombreux économistes, en grande partie pour ne pas exiger en retour du rachat des actifs toxiques dont personne ne veut des actions de la banque. Le Royaume-Uni a été le premier à choisir de recapitaliser les banques directement, une utilisation de l’argent du contribuable jugée plus judicieuse par beaucoup, mais aussi plus adaptée à la crise. Les Etats-Unis ont finalement suivi l’exemple anglais. La Suède avait aussi opté pour ce double mécanisme qui consista à prendre à son compte les actifs qui plombaient les banques et à entrer dans leur actionnariat, leur fournissant ainsi du capital. La réussite de l’opération de sauvetage suédoise a aussi reposé sur plusieurs critères : l’Etat a tout d’abord très vite imposé aux banques d’estimer de manière réaliste leurs pertes en renforçant les règles pour l’évaluation des actifs. De cette manièren, il a apporté de la transparence et de la confiance, le marché étant capable de prendre la mesure de la crise. Il a aussi, au travers de Securum, agi rapidement pour restaurer l’économie, liquidant les entreprises non viables, apportant des liquidités à celles qui pouvaient être sauvées et acquérant des parts de leur capital.

Le parallèle entre la crise suédoise et celle d’aujourd’hui a été fait à plusieurs reprises dans les médias et sur des blogs. Elles semblent en effet appeler les mêmes remèdes, même si leurs causes ne sont pas exactement identiques, au-delà de la frénésie des banques à prêter trop d’argent à des individus pas toujours solvables (les Etats-Unis n’ont souffert ni d’un taux de change fixe, ni d’inflation, ni de spéculation sur leur monnaie). La bonne gestion de la crise a reposé sur quelques idées simples. Tout d’abord, la transparence quant aux pertes bancaires. Il semble malheureusement que ce point pose justement problème actuellement. Les actifs « toxiques » suédois étaient principalement constitués d’immobilier et d’entreprises qui pouvaient être évalués, tandis que les banques américaines se retrouvent avec des produits financiers complexes dont la valeur est inconnue. Personne ne sait exactement quelles pertes les banques vont afficher tant elles sont emmêlées dans ces montages. Dans ces conditions, le marché a du mal à se faire une opinion quant à l’ampleur réelle de la crise. Deuxièmement, le gouvernement a agi vite et dans un climat de consensus avec l’opposition. Il a rapidement fourni les liquidités nécessaires et personne n’a douté qu’il apporterait son soutien à toute banque jugée en difficulté. Les Etats-Unis comme l’Europe ont tergiversé avant d’agir. Le Trésor américain a laissé plongé Lehman Brothers, puis les républicains ont fait capoter le premier plan Paulson, les allemands n’ont pas voulu d’une approche européenne coordonnée, puis les anglais ont agi seuls, donnant finalement des idées à leurs camarades européens. Troisièmement, le gouvernement suédois a compris que pour rendre le plan de sauvetage politiquement viable, il devait montrer aux contribuables que les propriétaires des banques n’étaient pas favorisés à leurs dépens. Là encore, le plan Paulson a fait les frais de ce genre de craintes. Finalement, la gestion des « mauvais » actifs a été confiée à des spécialistes qui purent travailler de manière indépendante, éloignés des pressions politiques. Cette gestion est généralement considérée comme un succès et a permis à l’économie de repartir sans être trop plombée pendant de trop longues années. Il reste à voir comment les Etats-Unis se débarrasseront de leurs actifs « toxiques ».

La crise suédoise apporte aussi une touche d’optimisme à l’atmosphère de fin du monde qui se répand parfois dans les médias. Il est possible de gérer une crise efficacement et à un coût raisonnable. Après la crise l’économie suédoise, jusqu’à aujourd’hui, est en bonne santé. Les prévisions qui avaient été faites durant la crise se sont révélées trop pessimistes, le marché de l’immobilier et le crédit se refaisant assez rapidement une santé. Les gouvernements ont aussi compris que leurs politiques économiques passées avaient engendré la crise et les citoyens, échaudés par la chute brutale du début des années 1990, ont accepté sans trop broncher les réformes nécessaires. Il est difficile de savoir où la comparaison s’arrête. Après tout, la crise bancaire ne concerna que les pays scandinaves, et jamais ne menaça le reste du monde. L’économie suédoise profita ensuite des bonnes conditions mondiales de la fin des années 1990. La configuration actuelle est différente, avec une crise généralisée touchant les plus importantes économies de la planète et qui menace de s’étendre aux pays émergents. Espérons que l’expérience suédoise n’aura pas été qu’une exception.

Notes :

(1) Comme me l’a fait remarquer Laurent, cette situation peut rappeler celle de l’Islande aujourd’hui dont les banques proposaient des taux plus élevées que le reste du marché, attirant des capitaux, mais n’étaient pas très regardantes sur la qualité de leurs investissements. A la différence de la Suède, l’Islande n’a cependant pas pu trouver de l’argent pour sauver ses banques. La Suède avait donc gardé une certaine crédibilité sur les marchés pour pouvoir emprunter et fournir des liquidités à ses banques. L’Islande, à court d’argent sur les marchés, a été obligée d’en appeler à ses partenaires occidentaux qui ont fait la sourde oreille, avant de se tourner vers la Russie.

(2) Le mécanisme est assez simple : si la Suède propose des taux plus faibles que les autres, les investisseurs vont s’en détourner et échanger leurs couronnes suédoises pour la monnaie d’autres pays. Il va y avoir afflux de couronnes sur le marché, ce qui va faire baisser leur valeur. Si le régime de taux de change n’est pas fixe, l’histoire s’arrête là car l’ajustement s’est fait par le taux de change. Avec un taux fixe, la banque centrale est obligée d’augmenter les taux d'intérêts pour éviter que les investisseurs ne se détournent du pays.
_Emmanuel_

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jeudi 9 octobre 2008

Combien donne-t-on réellement d'aide au développement?


Lors d’un précédent post sur l’aide au développement, des lecteurs s’étaient interrogés sur la pertinence de la définition même de l’aide au développement. Simple paranoïa sur le mode du « on nous cache tout on nous dit rien » ou réel souci ? Ecopublix revient sur le sujet en se livrant à un petit exercice comptable simple et instructif.


I/ De quoi est faite l’aide au développement ?

Nous l’avions déjà dit, la définition de l’aide publique au développement (APD) est donnée par l’OCDE en ces termes : « des dons ou prêts aux pays en développement qui : (a) proviennent du secteur public ; (b) ont pour objectif principal le développement économique et le bien-être ; (c) à des conditions financières avantageuses (pour un prêt, celui-ci doit avoir un équivalent don d’au moins 25%). En plus des flux financiers, la coopération technique est incluse dans l’aide. Les dons, prêts et crédits à des fins militaires sont exclus. Les paiements à des individus privés ne sont en général pas pris en compte » (ma traduction). Quelques définitions sont à préciser : l’équivalent don mesure à quel point un transfert est fait à des conditions avantageuses par rapport à un taux de marché de 10%. Un don pur (donc sans remboursement) a un équivalent de 100%, un prêt à taux d’intérêt de 10% un équivalent de 0%, etc. La coopération technique se définit comme suit : « (a) les dons aux citoyens des pays en développement qui reçoivent une éducation ou un apprentissage dans leur pays ou à l’étranger, et (b) le paiement des consultants, conseillers et autre personnel de ce type ainsi que celui des enseignants et des administrateurs servant dans les pays qui perçoivent de l’aide (incluant le coût de l’équipement associé). Si ce type d’aide sert spécifiquement à faciliter la mise en œuvre d’un projet, il est inclus dans les dépenses du projet, et non pas en tant que coopération technique. » Finalement, l’OCDE a publié cette note explicative pour en savoir un peu plus sur ce qu’est l’aide au développement.

Le point (b) de la définition de l’APD est assez problématique tellement il est vague mais d’un autre côté, on voit mal comment une définition pourrait préciser dans le détail ce qui relève du développement ou pas. Ce n’est généralement pas sur la partie (b) que les avis divergent, mais bien plus sur la suite qui stipule que la coopération technique fait partie de l’APD. On peut comprendre que la formation des personnes vivant dans les pays en développement soit de l’aide. En revanche les salaires des consultants payés par le pays développé sont beaucoup plus litigieux. On accuse la coopération technique de gonfler artificiellement les chiffres de l’APD : le pays en développement n’en profite pas directement et elle s’apparente à de l’aide liée, autre travers que nous avions déjà évoqué. L’aide liée consiste à donner les fonds pour, par exemple, construire une école, à la condition expresse qu’une entreprise choisie par le donneur (donc de son pays ou par « pure amitié », mais rarement sur des critères d’efficacité) la construise. Evidemment l’entreprise en question va profiter de cette situation de monopole pour alourdir la facture. Le montant « réel » de l’aide s’en trouve donc diminué. La coopération technique est similaire : on finance un projet mais on impose aussi son consultant, dont le salaire est considéré comme de l’aide. Quand de nombreux donneurs sont présents dans un pays, chacun va imposer son consultant, multipliant les coûts et réduisant l’« appropriation » du projet par le pays en développement. Les ONGs, telles que Action Aid, accusent directement la coopération technique d’avoir été utilisée pour contribuer aux intérêts commerciaux et géopolitiques des donneurs puisqu’elle a servi à mettre en place des réformes imposées de l’extérieur. Les pays développés se sont engagés à modifier leurs pratiques dans ce domaine. Il faut souligner qu’on ne peut pas non plus considérer que la coopération technique n’ait rien à voir avec l’APD. Les modalités de sa mise en place sont souvent critiquées, mais un accompagnement technique par du personnel qualifié relève bien, à mon sens, de l’APD (vous pouvez lire ici quelques « success stories » de la coopération technique du, et selon le, DFID, l’agence britannique de développement, souvent considérée comme un modèle de bonnes pratiques ; pour un résumé des critiques et des nouvelles pratiques concernant ce type d’aide lire ce document de l’Agence Française de Développement ; pour un rapport d’Action Aid sur le sujet, lire ici).

Le précédent post avait aussi souligné combien la prise en compte des allègements de dette faussait quelque peu la perspective. Ces allègements gonflent l’aide quand ils ont lieu. De plus, comme pour la coopération technique, le pays en développement ne « voit » pas l’argent. L’allègement modifie certes sa position financière mais dire que X reçoit 100 d’aide dans ses caisses car sa dette est allégée de 100 est un peu abusif. Là encore, il ne s’agit pas de dire que la remise de dette n’est pas de l’aide mais plutôt qu’elle ne se traduit pas directement en espèces sonnantes et trébuchantes. Autres points : l’aide alimentaire est souvent donnée en nature ou liée (ce qui permet parfois d’écouler la marchandise des pays développés au détriment des producteurs locaux, d’où une critique assez fréquente de ce genre d’aide) et l’aide humanitaire est délivrée en cas d’urgence et ne relève donc pas d’une stratégie de développement de long terme. Finalement, les coûts administratifs sont aussi une aide indirecte. Toutes ces catégories font partie du total « aide au développement » qui apparaît dans les médias et qui sert à mesurer l’effort financier des pays, en termes de produit intérieur brut (la fameuse cible des 0,7%, toujours renouvelée, jamais atteinte). Dernière catégorie à considérer : l’aide aux réfugiés est considérée comme de l’APD pendant les 12 premiers mois de résidence.

Ce petit tour d’horizon terminé, nous pouvons maintenant passer à la deuxième phase de notre exercice comptable : combien les pays développés, la France en particulier, donnent-ils « réellement » d’APD ?

II/ Le cœur de l’aide publique au développement

Une fois pris en compte ces éléments qui représentent un effort indirect envers le développement, que reste-t-il de l’aide ? Pour le savoir, nous définissons une nouvelle variable qui ne prend en compte, autant que possible, que les fonds qui peuvent être utilisés directement pour le développement. Cette grandeur est appelée CPA (country programmable aid) par Homi Kharas de la Brookings Institution, un think tank basé à Washington, mais aussi par l’OCDE lors de récentes études. Pour obtenir la CPA nous soustrayons à l’APD la coopération technique, l’aide alimentaire, l’aide humanitaire, les coûts administratifs, les allègements de dette et l’aide aux réfugiés. Précisons bien que le but de l’exercice n’est pas d’enlever ce qui « n’est pas » de l’aide au développement, mais de soustraire ce qui ne relève pas du « flux de trésorerie » pour les pays en développement. Nous ne disons pas ici que l’aide alimentaire, humanitaire, etc, sont inutiles et devraient être abandonnées.

Nous présentons d’abord les résultats en additionnant l’aide des 22 pays membres du Comité d’Aide au Développement (CAD), qui regroupe les plus gros donneurs. Quand les médias rapportent le montant total de l’APD pour l’année, ils se réfèrent à ce groupe de pays. Nous décomposons cette aide totale en trois groupes : CPA, aide bilatérale moins CPA, et contributions aux organisations multilatérales (ce sont les montants payés par les pays du CAD à ces organisations). Le graphique ci-dessous empile ces trois catégories. Il indique donc la décomposition de l’aide totale des « pays développés » (en fait les pays membres du CAD).


Si on ne regarde que la courbe supérieure, et donc l’aide totale, on observe que l’APD a augmenté jusqu’au début des années 1990, puis a chuté de 1993 à 1999 avant de repartir de plus belle à la hausse et de culminer en 2005 et de décroître en 2006. Nous ne pouvons malheureusement pas présenter les données pour 2007. Les chiffres sont encore préliminaires et ne permettent pas de faire la décomposition pour parvenir à la CPA. Cependant, par rapport à 2006, l’aide totale a chuté de 8,4% en 2007. Par ailleurs, l’aide aux institutions multilatérales a, bon an mal an, augmenté de manière continue mais est assez stable. La tendance générale est donc donnée par les évolutions de l’aide bilatérale, comme on le voit très bien sur le graphique. La décomposition qui nous intéresse véritablement est celle séparant la CPA du reste de cette aide bilatérale. Et là, surprise ! La CPA est grosso modo constante depuis 50 ans ou du moins le fort accroissement de l’aide n’est pas du tout expliqué par un accroissement de la CPA. Strictement parlant, la CPA est, en prix constants, plus basse en 2006 qu’en 1965. Je me garderai cependant d'en tirer des conclusions hâtives car il est fort probable que les directives de report de données aient été moins strictes, moins bien définies, ou moins bien suivies en 1960-1970 qu’aujourd’hui. La décomposition des flux en aide alimentaire, coûts administratifs, etc., était sûrement de moins bonne qualité dans le passé. Cependant, même en évitant cette dangereuse conclusion, il faut reconnaître que la CPA était plus basse en 2006 que dans le milieu des années 1980.

Les pays développés ont donc certes augmenté leur effort financier, mis à part une période de doute dans les années 1990, mais cet effort ne s’est porté que sur la « non-CPA ». Pour mieux comprendre comment cet accroissement s’est fait, on décompose sur le graphique qui suit cette non-CPA en ses différentes composantes.


Tout d’abord, de nombreuses catégories sont absentes avant les années 1970, ce qui confirme nos doutes sur la validité des données durant cette période. A part l’aide alimentaire qui a chuté, chaque secteur a bénéficié des fonds supplémentaires mais la coopération technique et les allègements de dette dominent. Il est frappant de voir à quel point la coopération technique pèse de plus en plus lourd dans l’aide, d’autant plus que cette expertise et ces conseils techniques ne semblent pas être accompagnés d’un plus grand nombre de projets matériels. Si c’était le cas, la CPA augmenterait aussi. Il y a eu inflation de la coopération technique sans inflation technique. Evidemment notre simple graphique ne nous permet d’aller plus loin et de comprendre les causes et conséquences de cette observation mais il y a là matière à réflexion.

III/ Et la France dans tout ça ?

Nous répétons l’analyse précédente pour la France en décomposant son aide. Nous retrouvons les variations commentées dans ce post : stabilité puis forte croissance à partir de 1981, pic en 1994, suivi d’une chute brutale jusqu’en 1998-1999 avant une forte reprise à la hausse pour retrouver un niveau proche du pic de 1994 (l’APD en 2007 est cependant de nouveau plus basse, principalement à cause de la fin des allègements importants de la dette, comme nous l’avions déjà évoqué). Mais c’est la courbe du bas qui nous intéresse maintenant (en bleu).


Si vous aviez été surpris par la courbe de CPA pour l’ensemble des pays développés, vous serez choqués par celle de la France. La CPA française en 2006 est faible et minime par rapport à l’aide bilatérale. Surtout, la chute marquée de l’aide française à partir de 1994 a essentiellement touché la CPA. En 10 ans, de 1993 à 2003, elle a chuté de 3,6 milliards à 208 millions. Regardons comment la France a pu maintenir son niveau d’aide tout en coupant largement dans sa CPA :


La France n’a pas vraiment augmenté le montant de sa coopération technique. Elle est certes prépondérante, mais assez stable. Ce sont les allègements de dette qui ont creusé l’écart entre l’APD et la CPA. De manière assez intéressante, on peut remarquer qu’au milieu des années 1990, quand les crédits diminuaient, les annulations de dette augmentaient et ont permis de ralentir la chute de l’aide. Comme le graphique précédent le soulignait déjà, sans la dette, l’aide française aurait encore plus chuté – comme la CPA l’a fait. On peut avoir une vague idée de ce qu’aurait été l’aide sans la dette. En 2001 la réduction de dette a été assez faible, mais la CPA n’a pas pour autant augmenté. C’est précisément le moment où l’aide française a été au plus bas depuis 1981. Par contre, en 2002, la CPA a comme réagi dans un bref sursaut à la faible annulation de dette de cette année. Nous l’avions déjà dit dans notre premier post sur l’aide française, les annulations de dette ne peuvent se répéter à l’infini et la France, si elle veut tenir ses engagements en matière d’aide (ou du moins ne pas trop y déroger) va bien devoir sortir des crédits pour combler le tarissement de cette source.

IV/ Et le reste du monde dans tout ça ?

Nous comparons maintenant les différents pays du Comité d’Aide au Développement en calculant leur ratio CPA sur aide bilatérale. Rappelons que ce ratio va simplement nous indiquer la part de l’aide bilatérale qui ne provient pas de l’aide alimentaire, humanitaire, aux réfugiés, de la coopération technique, des annulations de dette ou encore des coûts administratifs. Nous présentons uniquement les résultats pour 2006 (il est intéressant de regarder l’évolution de ce ratio au cours du temps pour chaque pays mais je vous épargne les 22 graphiques nécessaires) :


La France est en rouge, la moyenne des pays développés en violet (la moyenne et non le ratio qu’on obtiendrait à partir du premier graphique de ce post en aggrégeant tous les pays). Cela se passe, je crois, de commentaires. Ou plutôt une remarque : on pourrait faire valoir que les pays avec un faible ratio sont ceux qui ont annulé le plus de dette. En d’autres termes, ils ont répercuté ces annulations sur leur montant d’aide et il est donc « injuste » de les comparer avec, par exemple, les pays nordiques. C’est peut-être en partie correct, mais le contre-exemple du Royaume-Uni montre bien que dette et CPA ne sont pas nécessairement liées. L’annulation de la dette anglaise n’a pas entraîné de réduction de sa CPA, au contraire. La France et l’Allemagne ont fait l’inverse. Elles ont en partie compensé l’augmentation des annulations de dette par une moindre CPA. Il sera intéressant de voir comment la France ajustera sa CPA quand les allègements de dettes diminueront dans le futur.

V/ Conclusion

S’il fallait donner un chiffre choc, propre à faire la une des journaux, ce serait celui-ci : seuls 6,8% de l’aide bilatérale française parviennent vraiment aux pays en développement. La France est avant-dernière des principaux pays donateurs en ce qui concerne le ratio aide « effective » sur aide « déboursée ». Elle fait beaucoup moins bien que la moyenne des donneurs, située à 39%. L’Irlande, première du classement, achemine 76% de son aide vers ces mêmes pays. Ceci signifie que la France, troisième plus gros pourvoyeur d’aide bilatérale en 2006 après les Etats-Unis et le Royaume-Uni, a un niveau d’aide effective juste au-dessus de celui de… l’Irlande, seulement dix-septième sur vingt-deux du classement des quantités déboursées!

Mais l’esprit suédois du consensus universel, et la rigueur scientifique dont ce blog se réclame, m’oblige à qualifier ce chiffre de médiatique. Comme nous l’avons indiqué, il semble que la France ait profité de la réduction de la dette pour maintenir un niveau d’aide élevé. Les années à venir nous diront si sa CPA n’est faible qu’à cause de ces allègements de dette. Deuxième point, la France dépense une part très importante de son budget en coopération technique ; son exclusion de la CPA réduit donc fortement l’aide française. Nous avons vu que cette catégorie d’aide a été et est toujours très critiquée. Il me semble pour autant exagéré de dire que la coopération technique est totalement inutile. Une évaluation plus fine tenterait d’estimer la part de cette coopération qui a un impact sur le développement. Il reste cependant que les quelques chiffres présentés ici offrent une perspective assez éloignée des chiffres officiels.
_Emmanuel_

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lundi 9 juin 2008

Qui reçoit de l'aide humanitaire? Intérêts politiques et influence des médias


Le cyclone Nargis a durement frappé la Birmanie le 2 mai, faisant des dizaines de milliers de morts et des millions de sinistrés. La folie du régime en place ne fait qu’aggraver une situation humanitaire déjà désespérée. Dans ce contexte, on a pu lire l’appel de l’économiste Esther Duflo à donner de l’argent pour financer l’aide humanitaire en Birmanie, ou du moins ce qui peut passer au travers des délires fanatiques des militaires birmans. Médecins sans Frontières (MSF) explique aussi que l’aide est insuffisante et espère que les donateurs officiels vont accroître rapidement leur soutien. Dur contraste avec la Chine où la même ONG a mis un terme à ses activités médicales d’urgence à la suite du séisme, constatant que les autorités assumaient largement leur rôle. Certains se souviendront peut-être encore que lors du tsunami en Asie du Sud-Est en décembre 2004, MSF avait demandé un arrêt des dons tant l’organisation en avait été submergée et ne pouvait honnêtement prétendre allouer tout cet argent à cette unique catastrophe. Ces quelques exemples suggèrent que chaque catastrophe naturelle reçoit des réponses bien différentes de la part des donateurs. Dans ce billet, je propose d’analyser un peu plus l’aide humanitaire publique et de mieux comprendre les motivations des donateurs.

I/Catastrophes naturelles : quelques tendances historiques

L’étude des catastrophes naturelles a été assez récemment grandement facilitée par la création de la base de données de l’Université Catholique de Louvain. Celle-ci recense ces catastrophes, leur intensité et leur coût. Le site web propose, en plus des données détaillées pour les chercheurs, des cartes et des graphiques qui permettent de se faire rapidement une idée des tendances historiques.

On y apprend notamment que le nombre de catastrophes naturelles dans le monde augmente continuellement, même si la tendance semble s’être ralentie ces toutes dernières années. Il faut néanmoins être prudent avec ce genre de résultats avant de conclure qu’ils annonce l’imminence de l’apocalypse. Il est à craindre en effet que beaucoup de catastrophes dans le passé n’aient pas été documentées. Les changements de régime peuvent parfois améliorer de manière surprenante les données : ainsi, le nombre de catastrophes naturelles par an a soudainement augmenté en Chine dès 1980, année où Deng Xiaoping se hisse à la tête du pays après la mort de Mao Zedong en 1976. Tandis que le nombre de catastrophes au niveau mondial a augmenté, le nombre de morts a légèrement diminué. Nous nous trouvons donc dans une situation où nous sommes plus exposés du fait du plus grand nombre de catastrophes, mais avec un risque moindre de mourir à cause de ces mêmes catastrophes.

Deux autres caractéristiques sont plus intéressantes. L'Emergency Events Database permet de comparer la distribution géographique des catastrophes et la distribution géographique du nombre de victimes qu’elles font. La carte qui suit indique, pour la période 1976-2005, le nombre de catastrophes par pays. Comme on peut le voir, les pays pauvres ne sont pas particulièrement touchés par rapport au reste du monde. On peut même dire que les pays riches sont plus exposés.


La seconde carte montre, pour la même période, le nombre de victimes pour 100000 habitants. On y constate l’inverse. Ce n’est sûrement pas une surprise de voir que les gens meurent davantage de catastrophes naturelles dans les pays pauvres que dans les pays riches, mais il faut bien souligner que ceci n’est pas dû à un acharnement excessif de la nature envers ces pays. L’idée selon laquelle il n’y a pas vraiment de catastrophes naturelles mais plutôt des sociétés et des politiques qui ne savent y faire face prend un peu plus de poids.


David Strömberg, de l’Institute for International Economic Studies, situé à Stockholm, a confirmé de manière plus rigoureuse dans cet article les impressions données par ces cartes. Il montre que le revenu d’un pays contribue négativement au nombre de victimes d’une catastrophe naturelle. D’après ses estimations, étant donné le nombre croissant de catastrophes, si le revenu des pays n’avait pas évolué depuis 1960, le nombre de morts aurait augmenté de 30% sur la période 1960-2004, au lieu d’être resté relativement stable. Il trouve aussi que la qualité des services publics et des infrastructures réduit le nombre de victimes. Ces deux variables expliquent donc en partie les deux cartes présentées ici.

II/ Qui reçoit de l’aide humanitaire ?

Il ne faut pas une imagination débordante pour penser que d’autres critères que la seule intensité de la catastrophe vont intervenir dans le montant d’aide humanitaire. David Strömberg montre qu’un pays a plus de chances de recevoir de l’aide humanitaire d’un pays développé s’il en est une ancienne colonie (et encore plus s’il est une ancienne colonie d’un pays latin comme la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), qu’il est proche géographiquement du pays donateur,et que le commerce entre les deux pays est important. Il montre ensuite que le montant déboursé dépend de la même manière de ces variables. Ces effets sont larges et confirment que les pays développés ne traitent pas de manière équivalente les pays touchés par des catastrophes naturelles. Ce résultat peut sembler évident et d’autres études avaient déjà prouvé que c’était le cas pour l’aide au développement en général, en soulignant la dimension politique de cette aide. On aurait cependant pu s’attendre à des résultats moins forts concernant l’aide humanitaire.

Rien de très surprenant jusqu’ici. Il semble cependant que ces variables ne prennent pas en compte un aspect important du problème. Comme nous l’avons déjà indiqué dans l’introduction, la couverture médiatique du tsunami en 2004 fut gigantesque et suscita plus de dons que les ONG ne pouvaient apparemment gérer pour cette seule catastrophe. L’originalité de l’article de Strömberg réside dans son analyse de l’impact des médias sur l’aide humanitaire officielle. Il utilise une variable « médiatique » qui indique si une des plus importantes chaînes de télévision américaine (ABC, CBS, NBC, ou CNN) a couvert l’événement. Naturellement, il ne s’intéresse qu'à l’aide américaine, mais cela n'est pas trop gênant dans la mesure où les Etats-Unis représentent une part très importante de l’aide humanitaire mondiale. Strömberg trouve que si la catastrophe est couverte par les médias, la probabilité que les Etats-Unis donnent de l’aide humanitaire augmente de 9%, à intensité égale (mesurée par le nombre de victimes et de sinistrés).

Cependant corrélation ne signifie pas causalité. Les médias, tout comme les donateurs, s’intéressent aux catastrophes les plus importantes ou les plus spectaculaires, qui ne sont pas nécessairement celles qui font le plus de victimes ou de sinistrés ne (les éruptions volcaniques ont tendance à attirer davantage l'attention des médias que les famines, même si les éruptions font généralement peu de morts). Dans ce cas, rien ne permet d'affirmer que les medias ont une influence causale sur les dons : il se peut en effet que l’attention des médias et des donateurs soit simplement éveillée par des caractéristiques similaires (le volcan qui crache de la lave), mais non observées.

Afin de résoudre ce problème pour déterminer l'impact réellement causal des médias sur les dons humanitaires, nous avons besoin d’une variable qui va faire varier le niveau d’attention des médias de manière indépendante, sans influer par ailleurs sur le comportement des donateurs. Strömberg utilise le fait que si d’autres événements importants (procès d’O.J. Simpson, jeux Olympiques, mort de la princesse Diana, etc.) ont eu lieu en même temps que la catastrophe, la couverture médiatique sera réduite. Reprenons l’exemple des éruptions. Celles-ci attirent médias et donateurs. On trouvera donc que couverture médiatique et éruptions sont associées, sans pour autant que cela signifie que l’un cause l’autre. Prenons maintenant deux éruptions strictement identiques. La seule différence est que la première a lieu pendant les JO, la seconde une semaine « normale » sans autre événement particulier. Si on constate que la première apparaît moins dans les médias et attire peu d’aide humanitaire, tandis que la seconde y apparaît plus et attire beaucoup d’aide, alors on aura réussi à isoler le lien de cause à effet.

Dans un autre article par Thomas Eisensee et le même David Strömberg, il est montré que la relation entre couverture médiatique et « pression médiatique » (c'est-à-dire la concurrence entre différents événements) existe bien. Et lorsqu'on utilise cette source de variation, le lien de causalité entre médias et aide humanitaire est confirmé. En d’autres termes, il vaut mieux être frappé par une catastrophe naturelle lorsque les médias sont disponibles, afin de profiter d’une bonne couverture médiatique et d’un montant d’aide humanitaire important. Cet effet est important : dans l’article d'Eisensee et Strömberg, il est estimé que pour avoir la même chance de provoquer une aide humanitaire américaine, une catastrophe naturelle doit faire 6 fois plus de victimes lorsque que la « pression médiatique » est haute plutôt que basse. Elle doit en faire 3 fois si elle a lieu lors de Jeux Olympiques plutôt qu’un jour normal. Les auteurs montrent également que les médias s’intéressent à 30% des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, mais à seulement 5% des épidémies, sécheresses et famines alors qu’elles ne sont pas moins meurtrières. Le biais existe aussi entre les régions, avec moins de 5% des catastrophes en Afrique dans les médias, contre 15% pour l’Europe et l’Amérique du Sud. Ce biais médiatique se traduit ensuite par un niveau plus faible d’aide humanitaire et des conséquences humaines malheureusement difficiles à quantifier.

Au final, on peut regretter que les dons humanitaires réagissent aux choix éditoriaux des chaînes de télévision, du moins aux Etats-Unis (il reste à confirmer ces effets pour d’autres pays), mais on est obligé de reconnaître l’influence des médias, aussi biaisée qu'elle soit. Et apprendre que le procès d’O.J. Simpson ait pu avoir des répercussions sur la politique d’aide au développement n’est pas une perspective particulièrement réjouissante.

III/ Conclusion

Plusieurs points importants n’ont pas été évoqués dans ce billet. Nous avons souligné que l’allocation de l’aide publique humanitaire dépend de variables politiques et de l’attention que les médias leur portent. Les données sur l’aide privée sont très incomplètes et ne permettent pas de faire le même genre d’analyse. C’est dommage car on aimerait savoir si les ONG, sûrement moins sensibles aux motivations politiques et stratégiques, permettent de compenser le biais public. Malheureusement on voit mal pourquoi les donateurs privés seraient moins sensibles que l’Etat aux images médiatiques (l’exemple du tsunami de 2004 laisserait même envisager le contraire). De même les ONG, qui doivent rendre des comptes à ceux qui les financent par leurs dons et acquérir une visibilité sur la scène encombrée de l’aide au développement, ne peuvent pas complètement s’affranchir d’une couverture médiatique.

Par ailleurs, les résultats précédents sur le rôle des médias n'ont été démontrés que pour l’aide américaine. Même si celle-ci représente une part importante de l’aide total, on aimerait savoir si les résultats sont robustes au niveau international. Les nombreux acteurs officiels, bilatéraux et multilatéraux, interagissent sur le marché de l’aide et un biais américain pourrait être compensé par un autre biais européen ou, de manière peut-être plus probable, par les institutions multilatérales. Là encore, on doitrester très prudent face à ces hypothèses, en attendant des études complémentaires.

Dernière question soulevée par l’exemple de la Birmanie : le problème de l’aide aux dictatures. Nous reviendrons sur ce sujet épineux dans d’autres billets, mais ce pays constitue un cas d’école. Non seulement se pose la question du soutien financier aux dictateurs, mais aussi des moyens de toucher une population mise à l’écart par le régime. On voit bien que même dans le cas d’une catastrophe, il est difficile d’accéder aux zones sinistrées à cause du blocage politique. Au-delà des calculs politiques et stratégiques effectués par les donateurs et malgré la couverture médiatique, un pays peut sciemment décider d’affamer et de laisser périr sa population. L’aide au développement pour la Birmanie a été fortement réduite après la violente répression qui a suivi les émeutes de 1988 et le refus des militaires de reconnaître leur défaite lors des élections de 1990. On peut comprendre les raisons qui avaient alors motivé la diminution de l'aide publique. Dans ces conditions, une fois que l’urgence de l’aide humanitaire déclenchée par le cyclone Nargis sera passée, que devront faire les donateurs ?
_Emmanuel_

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vendredi 7 mars 2008

Faut-il moins taxer le travail des femmes ?


Les inégalités salariales entre hommes et femmes et le débat sur la taxation des couples ayant déjà été abordés par Ecopublix, les bases sont posées pour discuter d’une question plus provocatrice, à savoir la taxation différentielle selon le sexe. La proposition de taxer moins le travail des femmes a en effet alimenté récemment le débat économique, à la suite à un article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, fortement contesté par Gilles Saint-Paul sur Vox Populi (voir ici, ici, et là) et repris par Etienne Wasmer. Cette proposition est d’autant plus d’actualité qu’elle fait partie du programme du parti conservateur espagnol Partido Popular pour les prochaines élections législatives. Voici un résumé et une discussion des arguments en présence.

I/ La proposition initiale

L’idée d’une taxation différenciée du travail des hommes et des femmes repose sur la constatation empirique que l’offre de travail des femmes, en particulier celles qui sont en couple, est plus élastique que celle des hommes (c’est-à-dire qu’une femme réduira plus fortement son offre de travail à la suite d'une baisse de 10% de son salaire qu’un homme). Si l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées a eu tendance à baisser ces trente dernières années, elle reste significativement plus élevée que celle des hommes. Les estimations actuelles de l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées par rapport à celle des hommes varient d’un ratio de 1 à 4 pour les Etats-Unis (Blau et Khan 2007), qui pratiquent la taxation jointe des couples (le second apporteur de revenu étant plus taxé que le premier, comme expliqué ici), à un ratio 1 à 2 pour un pays comme la Suède (Gelber 2008), où la taxation est individuelle (et non par couple) et où la participation des femmes au marché du travail est particulièrement forte.

Partant du constat que l’offre de travail des femmes est plus élastique que celle des hommes, si on applique le principe de finance publique, déjà exposé dans un précédent post, qui consiste à taxer plus fortement les biens inélastiques (car leur demande est peu sensible au prix) et moins fortement les biens élastiques, alors le travail des femmes devrait être moins taxé que celui des hommes. Plus précisément, si le gouvernement prend ses décisions en fonction d’un objectif « utilitariste », c’est-à-dire en maximisant la somme des utilités des individus, alors il apparaît qu’il est plus efficace de taxer moins les femmes et plus les hommes pour récolter un niveau donné de recettes fiscales. L’essentiel du débat porte sur la question de l’origine de la différence d’élasticité d’offre de travail selon le sexe. Si cette différence est liée à des caractéristiques non manipulables, alors le principe d’égalité de traitement des individus conduit à contester une telle proposition.

II/ La critique

C’est précisément au nom du principe d’égalité de traitement des individus que s’articule la critique de la taxation différenciée selon le sexe. En effet, le résultat précédent est établi en supposant que l’objectif du gouvernement a une forme bien particulière, qui ne prend pas en compte le principe constitutionnel de base d’égalité de traitement des individus. La fonction de bien-être social utilitariste ne considère pas le bien-être de chaque individu pris séparément, mais la somme totale du bien-être au sein de la Société. Selon le même raisonnement « utilitariste », s’il était avéré que les blondes ont une offre de travail plus élastique que les brunes, alors il faudrait taxer plus les brunes que les blondes !

Au nom du principe d’égalité de traitement des individus, on peut donc s’opposer à une maximisation du bien-être social qui conduirait à discriminer les individus sur la base de leurs caractéristiques innées. Cependant, la taxation différenciée selon le sexe vise à rétablir l’égalité des opportunités, ce que l’égalité en droit ne suffit pas toujours à assurer. En effet, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail ne sont certainement pas innées, mais résultent du mode d’organisation de nos sociétés.

III/ Mais d’où vient la différence d’élasticité d’offre de travail des hommes et des femmes ?

Sans refaire l’histoire de la « domination masculine », la plus forte élasticité des femmes sur le marché du travail semble être fortement liée à la division traditionnelle des tâches au sein du couple, l’homme partant chasser travailler, et la femme s’occupant surtout des enfants. D’ailleurs, l’offre de travail des femmes célibataires est proche de celle des hommes et c’est l'offre de travail des femmes mariées qui est beaucoup plus élastique. Dans l’article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail résultent d’une négociation sur le partage des tâches ménagères au sein du couple où le pouvoir de négociation du mari est le plus fort.

Alesina et al. font plus que proposer de taxer davantage l’offre de travail la moins élastique : ils explicitent les causes de cette inélasticité. Ils considèrent que les membres d’un couple se partagent les tâches ménagères et que l’homme a un pouvoir de négociation plus élevé, pour des raisons culturelles ou historiques. À salaire égal, un homme va donc avoir plus de temps libre qu’une femme et les auteurs considèrent que cela lui permet de s’impliquer plus fortement dans son travail. Si, par exemple, l’homme ne va chercher les enfants à la sortie de l’école qu’un soir par semaine, il va être plus flexible dans son emploi du temps. On peut également considérer qu’un homme qui ne fait jamais le ménage aura plus d’énergie disponible pour son travail que sa femme, fatiguée de nettoyer. Bref, l’homme tirera plus d’avantages de son travail que sa femme ne pourra le faire. Alesina et al. résument cette propriété en disant que la femme ne travaille « que » pour son salaire, tandis que l’homme parvient à en tirer d’autres bénéfices (un travail plus intéressant, plus de considération au bureau, etc.). La différence entre l’élasticité de l’offre de travail des hommes et celle des femmes émane du déséquilibre caractérisant le pouvoir de négociation au sein du ménage. Puisque les hommes tirent des bénéfices non-matériels de leur travail, ils réagissent peu à un changement de salaire. Les femmes, dont la seule récompense au travail est le salaire, réagissent au contraire fortement à un changement de rémunération.

Que se passe-t-il lorsque la taxe sur le salaire masculin augmente ? Trois effets peuvent être identifiés :

1/ L’homme y perd car il touche moins d’argent à la fin du mois. Pour compenser cette perte, il va tenter de négocier moins de tâches ménagères à la maison. C’est l’effet « avec ce qu’il m’arrive déjà avec les taxes, si en plus je dois faire la vaisselle, ça ne va plus aller entre nous ».
2/ L’homme touche moins d’argent et sent bien qu’il ne peut plus commander sa femme comme avant. Il va accepter plus de tâches ménagères car son pouvoir de négociation faiblit. Cet effet (et le suivant) est à la base du résultat de la taxation sexuée, en ce qu’elle affecte les rapports de force au sein du ménage. C’est l’effet « déjà que je ramène moins d’argent, laisse-moi faire la vaisselle ».
3/ La femme y perd aussi car son homme ramène moins d’argent à la maison, or cet argent lui profitait aussi en partie car certains biens sont consommés en commun (les factures, la télévision, le réfrigérateur, etc.). Elle demande donc à être compensée pour cette perte en acceptant moins de tâches ménagères. C’est l’effet « tu ramènes moins d’argent alors si tu crois qu’en plus je vais faire la vaisselle, tu te mets le Paic Citron dans l’œil ».

Alesina et al. montrent que le deuxième effet est dominant et donc que des taxes plus élevées sur l’homme rétablissent la balance dans l’allocation des tâches ménagères. La taxation différenciée selon le sexe incite donc non seulement les femmes à participer davantage sur le marché du travail, mais elle conduit aussi à une modification du partage des tâches quotidiennes au sein du couple, au profit d'une répartition plus équitable.

On comprend maintenant qu’il faut faire la distinction entre la politique proposée et celle mentionnée plus haut dans l’exemple blondes/brunes. Si les blondes avaient une offre de travail plus élastique que les brunes, cela proviendrait de leurs préférences et en aucun cas il ne serait question de moins les taxer. Elles seraient libres de gérer leur offre de travail comme bon leur semble et une taxation basée sur la couleur des cheveux irait bien à l’encontre du principe d’égalité. Mais Alesina et al. fondent leur proposition sur le différentiel de pouvoir de négociation contre lequel les femmes ne peuvent pas agir. Elles subissent un héritage culturel, historique, sociologique qui n’a rien à voir avec leurs choix. La critique de Gilles Saint-Paul repose plus sur une distinction blondes/brunes que hommes/femmes et en ce sens elle est réductrice, puisqu’elle ne s’attaque pas au cœur du problème.

IV/ Taxation différenciée et pratiques des politiques familiales

Cette taxation différenciée s’inscrit donc dans le cadre des politiques visant à rétablir l’égalité d’opportunité des hommes et des femmes sur le marché du travail, en agissant à la racine de l’organisation sociale. Son principal avantage est de ne pas considérer les élasticités du travail des hommes et des femmes comme des données, mais au contraire comme le produit d’une négociation, d’une histoire. Il s'agit donc pour ces politiques d'intervenir au cœur du réacteur familial. Ce type de politique fiscale porte donc une vision moderne de la lutte contre les inégalités, dans la mesure où l’on s’intéresse aux conditions de formation de ces inégalités. Il est donc vraiment stupéfiant d'assister, au nom du principe d'« égalité » de traitement, à une telle levée de bouclier face à des mesures du type de celles proposées par Alesina et al., alors qu’un grand nombre de politiques sexuées sont déjà tout à fait « inégales » dans leur principe et ne déclenchent pas autant de polémiques. Pis, on ignore généralement que ces politiques sexuées tendent souvent à accroître les inégalités au sein du couple, en renforçant les mécanismes à l’œuvre dans la négociation inégale au sein des couples. Un exemple : les trimestres gratuits accordés aux seules femmes dans le calcul des retraites du régime général pour le simple fait d’avoir eu des enfants. C’est évidemment une mesure qui déroge au principe de l’égalité de traitement. Or on oublie souvent que de telles mesures de politique familiale, qui visent à compenser les femmes pour des carrières plus courtes parce qu'elles ont eu des enfants, ont réduit le pouvoir de négociation des femmes au sein du couples, en rendant plus attractif dans la négociation familiale le fait que ce soit la femme plutôt que l’homme qui s’occupe des enfants ! L’effet incitatif est donc désastreux car la mesure créé les conditions de l’inégalité des carrières qu’elle prétend combattre.

En réalité, les mérites de la taxation sexuée devraient être évalués en comparant son efficacité avec celle des politiques qui visent à favoriser le travail des femmes, comme l’aide à la garde d’enfants, le congé parental, ou encore les politiques de discrimination positive, et ce au regard d’un double objectif : aider les carrières des femmes d’une part, mais aussi entraîner une plus grande implication des hommes dans les tâches quotidiennes d’autre part. Plutôt que de ruer dans les brancards au nom du principe d’égalité, ce pour quoi milite ce genre de propositions de taxation différenciée, il faudrait plutôt mener une analyse empirique sérieuse de l’élasticité réelle des comportements d’offre de travail et de production domestique des hommes et des femmes par rapport au niveau de taxation. On pourrait ainsi comparer cette proposition à d’autres mesures de politique familiale comme la construction de crèches ou les aides à la garde d’enfant à domicile, qui jouent également sur le cœur du réacteur des inégalités, à savoir la négociation familiale sur les tâches domestiques.

Pour finir, il convient quand même de rappeler que si la taxation différenciée n’est peut-être pas la meilleure des solutions au problème, il est en revanche certain que le système français actuel, qui taxe plus à la marge le deuxième apporteur de ressources (et donc en général les femmes) que le premier est sous-optimal. Avant d’envisager une taxation sexuée, dont l’implémentation pose d’ailleurs d’importantes difficultés (liées en particulier à la différence d’élasticité des femmes célibataires et des femmes mariées), le fait d’avoir une taxation individuelle serait sans doute un premier pas vers l’efficacité.
_Camille_ _Emmanuel_ _Gabrielle_

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vendredi 29 février 2008

La peur de la vente à perte : des mugs à la crise immobilière


Un vaste champ de l’économie a émergé durant les vingt dernières années, inspiré par la psychologie et motivé par des expériences remettant en cause certains fondements de la théorie économique. L’économie comportementale traque les anomalies, observations difficiles à rationaliser dans le cadre de l’économie traditionnelle et tente d’y apporter des réponses dans un cadre rénové.

I/ Une anomalie célèbre: l’effet dotation

Comme l’expliquent dans un article de 1991 le psychologue Kahneman et les économistes Ketsch et Thaler, trois acteurs majeurs de l’économie comportementale, l’économie fait l’hypothèse que les individus sont caractérisés par des préférences stables, bien définies et des comportements rationnels. Ces auteurs ont multiplié les expériences qui mettent à mal cette hypothèse et ont proposé une nouvelle théorie permettant de pallier ces déficiences. Une des plus célèbres expériences met à jour l’effet dotation (endowment effect), difficilement compréhensible avec les outils de l’économie classique.

L’expérience est simple. Les auteurs donnent de manière aléatoire des tasses (mugs) à des étudiants choisis au hasard. Chaque tasse a une valeur de cinq dollars et ce prix est connu de tous. Ils demandent ensuite à ces étudiants dotés d’une tasse le prix minimal auquel ils seraient prêts à vendre leur tasse. Ils posent une question similaire à un autre groupe d’étudiants qui lui n’a pas reçu de tasse : ils doivent indiquer la somme minimale d’argent qu’ils préféreraient accepter plutôt que la tasse. Les deux groupes font face au même choix entre une somme d’argent et la tasse. Chaque individu, ayant ses préférences propres, évalue de manière différente la tasse mais comme les tasses ont été distribuées au hasard, le groupe « avec tasse » ne diffère pas de celui « sans tasse ». Par conséquent les moyennes des évaluations dans chaque groupe ne devraient pas différer. Or un individu du premier groupe déclare être prêt à vendre sa tasse en moyenne pour 7 dollars, tandis qu’un individu du second groupe préfère toute somme d’argent supérieure à 3,50 dollars à la tasse. La seule différence entre les deux groupes est la possession de l’objet. Il y a donc un effet dotation : le simple fait de posséder la tasse modifie les préférences.

L’explication fait appel à deux notions. La première stipule que les individus évaluent leurs choix par rapport à un point de référence. Nous évaluons notre situation en termes relatifs plutôt qu’absolus. La perspective d’un revenu annuel de 20 000 euros est réjouissante pour quelqu’un avec un revenu de 10 000 euros, mais terrible pour celui avec un revenu de 100 000 euros. La deuxième notion est l’aversion aux pertes : la perte que nous ressentons face à une perte d’argent est beaucoup plus grande que le plaisir que nous avons face à un gain de même taille. Reprenons l’exemple de nos étudiants propriétaires de tasse. La situation « propriétaire de tasse » constitue le point de référence d’un individu du groupe « avec tasse ». Il doit évaluer la perte de cette tasse en termes monétaires. Dans l’autre groupe le point de référence est simplement l’état « sans tasse ». Il doit évaluer le gain de la tasse. L’aversion aux pertes implique que le propriétaire ressent plus durement la perte que l’autre ne ressent le gain. Il va donc réclamer un prix supérieur pour s’en séparer qu’un non-propriétaire n’est prêt à payer pour l’acquérir.

Ce genre d’expérience a été répliqué dans de nombreux environnements, avec des modalités variées et l’effet dotation a toujours été observé. Pour être complet et honnête il faut aussi mentionner ce récent article qui a semé le doute. Un résumé complet peut en être lu sur le blog du journal The Economist, mais en gros les auteurs montrent que les résultats tiennent à la manière dont les expériences sont menées et donc que leur lien avec la théorie n'est pas si évident.
Notons cependant que la théorie du point de référence et de l’aversion aux pertes repose sur bien plus que les expériences mesurant l’effet dotation. L’émergence de l’économie comportementale a engendré des discussions passionnées, avec des défenseurs zélés, un prix Nobel, et des adversaires acharnés. Nous n’entrerons pas ici dans ce débat pour mieux expliquer un champ d’application de la théorie.

II/Application au marché du logement

Le lecteur peu soucieux des discussions sur les fondements de la théorie économique trouvera en effet peut-être qu’une expérience avec des tasses à 5 dollars a une portée plutôt limitée. Cependant remplaçons la tasse par une maison et essayons de comprendre les conséquences du point de référence et de l’aversion aux pertes sur le marché du logement. Tout d’abord on se convaincra aisément que le point de référence pour un vendeur est fortement influencé par le prix auquel il a acheté son bien. L’aversion aux pertes nous apprend que le vendeur sera fortement réticent à vendre sa maison en dessous de son prix d’achat. En période de prix immobiliers faibles, on observera donc moins de ventes, alors que « rationnellement » il n’y a pas de raisons à cela. Si les prix étaient déterminés uniquement par les caractéristiques du bien et l’état du marché alors un individu devrait accepter de vendre sa maison à un prix plus bas que le prix d’achat puisqu’il pourra racheter une maison de même qualité à ce prix de vente. L’aversion aux pertes introduit une dimension supplémentaire qui pousse les propriétaires à ne pas vendre leur bien à perte. David Genesove et Christopher Mayer ont confirmé cet effet dans un article. Ils observent que les vendeurs qui ont acheté au-dessus du prix de marché actuel demandent des prix de vente plus élevés, vendent en effet à des prix plus élevés mais au prix d’une attente plus longue. Ceci explique la forte corrélation entre volume de ventes et prix du marché immobilier. L’aversion aux pertes influence donc considérablement le marché et réduit la mobilité des personnes. Elle implique qu’en période de crise immobilière le marché du logement ne fonctionne pas très bien et que les acheteurs auront sûrement du mal à trouver des propriétaires prêts à vendre à perte, quand bien même ils pourraient racheter un bien similaire. De quoi limiter l’enthousiasme de ceux qui parient sur une crise immobilière pour acheter.
_Emmanuel_

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