Pourquoi s’intéresser encore à cette période des 30 Glorieuses qu’on ressasse tel un âge d’or que nous (enfin… certains d’entre nous) n’aurions pas connu et ne serions pas prêts de revivre ? Justement, parce qu’à force de s’en servir comme totem, on finit par travestir le sens à donner à cette époque.
On peut classer les explications sur le sujet très simplement : soit vous êtes de gauche et vous considérez que cette période exceptionnelle a pour origine l’application d’un programme de la Résistance imposé par la force, soit vous êtes de droite et vous pensez que c’est un simple rattrapage technologique auquel nous avons assisté. Dans la première version, vous direz que les réformes de 1945 ont été travesties depuis 1974 ; dans la seconde, vous direz que le rattrapage étant terminé, il faut au plus vite en finir avec cet Etat qui bloque tout. Le trait est grossi à dessein, et il y a certainement en chacun d’entre nous un mélange des deux visions. Raison de plus pour se clarifier les idées sur le sujet.
Pour revenir là-dessus, j’ai choisi de vous raconter une lecture croisée de deux ouvrages écrits en 1972 et 1981, à une époque où l’on avait pas encore tout à fait conscience d’être sortis pour de bon des 30 Glorieuses, tout en ayant la possibilité d’en tirer déjà quelques enseignements : un livre d’analyse statistique de la croissance française, devenu un classique, « La Croissance Française », de Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, alors économistes à l’INSEE, et un livre d’histoire de la modernisation française, « Le capitalisme et l’Etat en France », de Richard Kuisel, historien américain. La confrontation de l’historien et du statisticien, de l’étranger et du français est particulièrement fructueuse.
Quel est l’objet du livre de Kuisel ? Rien de moins que de comprendre la rupture spectaculaire de la Seconde Guerre Mondiale dans l’histoire économique française. Et pour l’auteur, cela passe par une analyse serrée du rôle de l’Etat dans cette évolution : l’évolution de la pensée économique, de la formation de l’élite, du contexte international, l’état des institutions publiques, le rôle des groupes socioprofessionnels, l’incarnation par un petit nombre d’individus des grandes idéologies, tout cela est passé en revue sur la période 1900-1960 de manière minutieuse et magistrale. Sa thèse est la suivante : le triomphe du dirigisme économique de 1945 n’est que l’aboutissement d’une longue mue commencée avec la 1ère Guerre Mondiale, mais cette évolution idéologique a été particulièrement conflictuelle, avec deux champs de bataille principaux : les tenants du statu quo libéral contre les promoteurs d’une organisation de l’économie plus ordonnée, et au sein de ces derniers, les défenseurs d’un capitalisme organisé contre les planificateurs socialistes. La toile de fond qui inspire ces débats c’est le sentiment d’un déclassement économique de la France, d’abord par rapport à l’Allemagne puis par rapport aux Etats-Unis. Une vraie tradition en somme, encore très bien représentée aujourd’hui.
C’est ici qu’un premier détour vers le livre de Carré, Dubois, Malinvaud peut être utile. C’est le premier livre à rassembler sur très longue période (de 1896 à 1969) des données quantitatives détaillées sur l’économie française : production brute, évolutions quantitatives et qualitatives du capital productif et de la population active, structures des marchés, etc. Et que disent ces statistiques sur un éventuel déclin français dans la première partie du 20ème siècle ? La réponse est : que nenni !, comme le montre ce tableau :
La France est loin d’être déclassée en termes de niveau de vie par ses concurrents les plus proches durant le premier tiers du 20ème siècle. Elle est bien placée dans la 2ème Révolution Industrielle avec son industrie automobile et aéronautique et la taylorisation commence à faire des émules en France parmi les grandes entreprises dés les années 20 (la « rationalisation » était alors un mot à la mode). Sur le plus long terme, le pays commence à bénéficier de sa politique de scolarisation de masse. Ce qui va mettre les Français dans le doute, c’est la crise des années 30, qui touche justement très fort ces industries neuves de la 2ème Révolution Industrielle.
Que fait l’Etat pendant cette période ? Il navigue à vue et cherche surtout à éviter les représailles politiques de la crise économique sans offrir de véritable politique cohérente. Les élections se jouant souvent auprès de notables locaux, les hommes politiques s’efforcent surtout d’éviter les faillites retentissantes et d’encourager les cartels et autres restrictions à la production et aux échanges. Les leviers du pouvoir économique (Ministère des Finances, Banque de France) sont détenus par une élite financière soucieuse avant tout de préserver les épargnants, et qui a donc pour dogmes l’étalon or et l’équilibre budgétaire.
La Seconde Guerre Mondiale renverse ces rapports de force. De nombreux capitalistes y ont perdu leurs biens, comme peuvent le montrer les statistiques fiscales sur les hauts revenus, et quand ils ont pu conserver leur entreprise, ils ont souvent subi l’opprobre à la Libération pour ne s’être pas suffisamment opposés à l’occupation allemande. En revanche, du côté de la Résistance sont surreprésentés les partisans d’une économie dirigée, et ce d’autant plus qu’ils ont vu fonctionner avec succès les économies de guerre américaine et britannique. Il est désormais acquis que l’orthodoxie libérale a vécu mais à la fin de la Libération on peut tout de même distinguer deux camps.
D’un côté les partisans de la table rase, parmi lesquels se rangent les socialistes et notamment Pierre Mendès France ; pour eux, les principaux responsables de la chute de la France depuis 1929, ce sont les dirigeants d’entreprises et leur immobilisme (on parle alors de « malthusianisme économique ») et il faut donc les écarter en nationalisant lorsqu’il s’agit de grosses entreprises, en freinant l’inflation, qui permet de mettre à l’abri les producteurs incompétents, et enfin en taxant les grandes fortunes pour permettre à l’économie de repartir sur des bases plus justes. L’autre groupe est celui des planificateurs « néo-libéraux », parmi lesquels on peut ranger Jean Monnet. Ils sont bien conscients que la France ne peut faire l’économie d’une coordination des décisions économiques pour reconstruire le pays. Mais pour eux, cela ne doit pas se faire contre les capitalistes et surtout ils ne croient pas que les fonctionnaires fassent de bons chefs d’entreprises. Ils proposent donc que l’économie soit coordonnée par l’Etat mais que les orientations d’ensemble doivent se décider de manière concertée avec les chefs d’entreprises, dans le cadre des Commissions de Modernisation du Plan.
Dés 1946 et la démission de Pierre Mendès France, il apparaît que le premier groupe a perdu : l’inflation ne sera jamais jugulée, l’impôt sur la fortune ne sera pas mis en œuvre avant 1981, les nationalisations sont réduites à la portion congrue, le Plan prendra exactement la forme voulue par Jean Monnet. En réalité, cette victoire a été largement influencée par le Plan Marshall : il est beaucoup plus facile de se « concerter » lorsque l’on doit partager de l’argent tombé du ciel. Surtout, les Résistants de l’époque avaient l’impression que la guerre avait largement profité aux capitalistes alors que c’est exactement l’inverse qui s’est produit : l’Occupation a été de très loin la période de redistribution la plus importante du 20ème siècle. Dés lors, on peut comprendre que les industriels encore en place après une telle purge aient su trouver les arguments pour faire pencher la balance en faveur du groupe « néo-libéral ».
Comment peut-on lier la croissance des 30 Glorieuses à ces joutes idéologiques ? C’est finalement la question qui nous intéresse le plus aujourd’hui. Mais l’historien ne peut plus guère nous aider à ce stade, il s’agit de faire parler les chiffres et un peu de théorie économique. Nos statisticiens de l’INSEE ont ainsi décomposé les facteurs de la croissance du PIB sur la période 1929-1963 :
C’est un graphe assez classique en comptabilité de la croissance. Il permet simplement de voir quelle est la part des causes observables de la croissance économique (investissements physiques, capital humain, etc.) et quelle est la part des facteurs inobservables (ce qu’on appelle le résidu). Il est classique d’obtenir un résidu élevé mais ce que Carré, Dubois et Malinvaud remarquent, c’est que ce résidu est particulièrement élevé en France par rapport aux estimations réalisées en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre. L’explication donnée par les auteurs à ce dynamisme français est une très forte capacité d’adoption de nouvelles techniques ainsi que de nouvelles méthodes de gestion (sans être beaucoup plus précis). Mais qui en est réellement responsable ?
Ici s’arrête la comptabilité et commence l’explication. Deux thèses s’affrontent, avec chacune leur part de vérité. D’une part celle du rattrapage : la France était sortie d’un chemin de croissance forte après 1929, elle ne ferait que le retrouver spontanément après-guerre. D’autre part, on a la thèse du choc de la défaite et du renouveau de la Libération : le triomphe de l’Etat, par le biais du Plan et des nationalisations, aurait fait entrer l’économie française dans un nouvel âge, débarrassée de ses habitudes malthusiennes d’antan. Qui a raison, qui a tort ? La première thèse souffre d’un problème : elle ne permet pas d’expliquer pourquoi la France s’est perdue après 1929. La deuxième thèse fait peu de cas de la période de croissance des années 20 : à l’époque le dynamisme économique allait sans Etat fort, pourquoi en irait-il autrement après 1945 ?
La synthèse passe par une analyse de la répartition des revenus ; s’il y a un choc bien identifié juste avant et surtout pendant la guerre, c’est une euthanasie des gros détenteurs de capital à très forte puissance, comme le montre ce graphique tiré du livre de Thomas Piketty :
Cela a probablement permis aux patrons les plus entreprenants d’émerger plus facilement après-guerre. Et ce sont ces personnes qui porteront les innovations techniques et gestionnaires de l’après-guerre, au moins autant que les rares entreprises nationalisées. L’Etat français n’a été ni plus ni moins intelligent que dans les autres pays : il fallait avoir un Plan pour la reconstruction, c’est évident, mais ce Plan ne permet pas d’expliquer la croissance d’après 1950 ; quant aux autres interventions dans l’économie, elles ont pris place de la même manière que dans toutes les autres économies développées de l’époque. Nul besoin d’exhiber un rapport de forces favorable à la classe ouvrière pour comprendre la sécurité sociale ou la nationalisation des entreprises de transport et d’énergie, il suffit pour cela de suivre un bon cours d’économie publique !
Quel souvenir faut-il donc garder des 30 Glorieuses ? Celui d’un rattrapage technologique porté par les entreprises privées mais permis par un renouvellement brutal des élites dirigeantes et soutenu par des interventions d’Etat raisonnables. La leçon est toujours la même : si vous voulez croître, il faut écarter les rentiers (si possible sans guerre ni révolution) ET faire fonctionner correctement les marchés. En bref, du Mendès France et du Monnet.
On peut classer les explications sur le sujet très simplement : soit vous êtes de gauche et vous considérez que cette période exceptionnelle a pour origine l’application d’un programme de la Résistance imposé par la force, soit vous êtes de droite et vous pensez que c’est un simple rattrapage technologique auquel nous avons assisté. Dans la première version, vous direz que les réformes de 1945 ont été travesties depuis 1974 ; dans la seconde, vous direz que le rattrapage étant terminé, il faut au plus vite en finir avec cet Etat qui bloque tout. Le trait est grossi à dessein, et il y a certainement en chacun d’entre nous un mélange des deux visions. Raison de plus pour se clarifier les idées sur le sujet.
Pour revenir là-dessus, j’ai choisi de vous raconter une lecture croisée de deux ouvrages écrits en 1972 et 1981, à une époque où l’on avait pas encore tout à fait conscience d’être sortis pour de bon des 30 Glorieuses, tout en ayant la possibilité d’en tirer déjà quelques enseignements : un livre d’analyse statistique de la croissance française, devenu un classique, « La Croissance Française », de Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, alors économistes à l’INSEE, et un livre d’histoire de la modernisation française, « Le capitalisme et l’Etat en France », de Richard Kuisel, historien américain. La confrontation de l’historien et du statisticien, de l’étranger et du français est particulièrement fructueuse.
Quel est l’objet du livre de Kuisel ? Rien de moins que de comprendre la rupture spectaculaire de la Seconde Guerre Mondiale dans l’histoire économique française. Et pour l’auteur, cela passe par une analyse serrée du rôle de l’Etat dans cette évolution : l’évolution de la pensée économique, de la formation de l’élite, du contexte international, l’état des institutions publiques, le rôle des groupes socioprofessionnels, l’incarnation par un petit nombre d’individus des grandes idéologies, tout cela est passé en revue sur la période 1900-1960 de manière minutieuse et magistrale. Sa thèse est la suivante : le triomphe du dirigisme économique de 1945 n’est que l’aboutissement d’une longue mue commencée avec la 1ère Guerre Mondiale, mais cette évolution idéologique a été particulièrement conflictuelle, avec deux champs de bataille principaux : les tenants du statu quo libéral contre les promoteurs d’une organisation de l’économie plus ordonnée, et au sein de ces derniers, les défenseurs d’un capitalisme organisé contre les planificateurs socialistes. La toile de fond qui inspire ces débats c’est le sentiment d’un déclassement économique de la France, d’abord par rapport à l’Allemagne puis par rapport aux Etats-Unis. Une vraie tradition en somme, encore très bien représentée aujourd’hui.
C’est ici qu’un premier détour vers le livre de Carré, Dubois, Malinvaud peut être utile. C’est le premier livre à rassembler sur très longue période (de 1896 à 1969) des données quantitatives détaillées sur l’économie française : production brute, évolutions quantitatives et qualitatives du capital productif et de la population active, structures des marchés, etc. Et que disent ces statistiques sur un éventuel déclin français dans la première partie du 20ème siècle ? La réponse est : que nenni !, comme le montre ce tableau :
La France est loin d’être déclassée en termes de niveau de vie par ses concurrents les plus proches durant le premier tiers du 20ème siècle. Elle est bien placée dans la 2ème Révolution Industrielle avec son industrie automobile et aéronautique et la taylorisation commence à faire des émules en France parmi les grandes entreprises dés les années 20 (la « rationalisation » était alors un mot à la mode). Sur le plus long terme, le pays commence à bénéficier de sa politique de scolarisation de masse. Ce qui va mettre les Français dans le doute, c’est la crise des années 30, qui touche justement très fort ces industries neuves de la 2ème Révolution Industrielle.
Que fait l’Etat pendant cette période ? Il navigue à vue et cherche surtout à éviter les représailles politiques de la crise économique sans offrir de véritable politique cohérente. Les élections se jouant souvent auprès de notables locaux, les hommes politiques s’efforcent surtout d’éviter les faillites retentissantes et d’encourager les cartels et autres restrictions à la production et aux échanges. Les leviers du pouvoir économique (Ministère des Finances, Banque de France) sont détenus par une élite financière soucieuse avant tout de préserver les épargnants, et qui a donc pour dogmes l’étalon or et l’équilibre budgétaire.
La Seconde Guerre Mondiale renverse ces rapports de force. De nombreux capitalistes y ont perdu leurs biens, comme peuvent le montrer les statistiques fiscales sur les hauts revenus, et quand ils ont pu conserver leur entreprise, ils ont souvent subi l’opprobre à la Libération pour ne s’être pas suffisamment opposés à l’occupation allemande. En revanche, du côté de la Résistance sont surreprésentés les partisans d’une économie dirigée, et ce d’autant plus qu’ils ont vu fonctionner avec succès les économies de guerre américaine et britannique. Il est désormais acquis que l’orthodoxie libérale a vécu mais à la fin de la Libération on peut tout de même distinguer deux camps.
D’un côté les partisans de la table rase, parmi lesquels se rangent les socialistes et notamment Pierre Mendès France ; pour eux, les principaux responsables de la chute de la France depuis 1929, ce sont les dirigeants d’entreprises et leur immobilisme (on parle alors de « malthusianisme économique ») et il faut donc les écarter en nationalisant lorsqu’il s’agit de grosses entreprises, en freinant l’inflation, qui permet de mettre à l’abri les producteurs incompétents, et enfin en taxant les grandes fortunes pour permettre à l’économie de repartir sur des bases plus justes. L’autre groupe est celui des planificateurs « néo-libéraux », parmi lesquels on peut ranger Jean Monnet. Ils sont bien conscients que la France ne peut faire l’économie d’une coordination des décisions économiques pour reconstruire le pays. Mais pour eux, cela ne doit pas se faire contre les capitalistes et surtout ils ne croient pas que les fonctionnaires fassent de bons chefs d’entreprises. Ils proposent donc que l’économie soit coordonnée par l’Etat mais que les orientations d’ensemble doivent se décider de manière concertée avec les chefs d’entreprises, dans le cadre des Commissions de Modernisation du Plan.
Dés 1946 et la démission de Pierre Mendès France, il apparaît que le premier groupe a perdu : l’inflation ne sera jamais jugulée, l’impôt sur la fortune ne sera pas mis en œuvre avant 1981, les nationalisations sont réduites à la portion congrue, le Plan prendra exactement la forme voulue par Jean Monnet. En réalité, cette victoire a été largement influencée par le Plan Marshall : il est beaucoup plus facile de se « concerter » lorsque l’on doit partager de l’argent tombé du ciel. Surtout, les Résistants de l’époque avaient l’impression que la guerre avait largement profité aux capitalistes alors que c’est exactement l’inverse qui s’est produit : l’Occupation a été de très loin la période de redistribution la plus importante du 20ème siècle. Dés lors, on peut comprendre que les industriels encore en place après une telle purge aient su trouver les arguments pour faire pencher la balance en faveur du groupe « néo-libéral ».
Comment peut-on lier la croissance des 30 Glorieuses à ces joutes idéologiques ? C’est finalement la question qui nous intéresse le plus aujourd’hui. Mais l’historien ne peut plus guère nous aider à ce stade, il s’agit de faire parler les chiffres et un peu de théorie économique. Nos statisticiens de l’INSEE ont ainsi décomposé les facteurs de la croissance du PIB sur la période 1929-1963 :
C’est un graphe assez classique en comptabilité de la croissance. Il permet simplement de voir quelle est la part des causes observables de la croissance économique (investissements physiques, capital humain, etc.) et quelle est la part des facteurs inobservables (ce qu’on appelle le résidu). Il est classique d’obtenir un résidu élevé mais ce que Carré, Dubois et Malinvaud remarquent, c’est que ce résidu est particulièrement élevé en France par rapport aux estimations réalisées en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre. L’explication donnée par les auteurs à ce dynamisme français est une très forte capacité d’adoption de nouvelles techniques ainsi que de nouvelles méthodes de gestion (sans être beaucoup plus précis). Mais qui en est réellement responsable ?
Ici s’arrête la comptabilité et commence l’explication. Deux thèses s’affrontent, avec chacune leur part de vérité. D’une part celle du rattrapage : la France était sortie d’un chemin de croissance forte après 1929, elle ne ferait que le retrouver spontanément après-guerre. D’autre part, on a la thèse du choc de la défaite et du renouveau de la Libération : le triomphe de l’Etat, par le biais du Plan et des nationalisations, aurait fait entrer l’économie française dans un nouvel âge, débarrassée de ses habitudes malthusiennes d’antan. Qui a raison, qui a tort ? La première thèse souffre d’un problème : elle ne permet pas d’expliquer pourquoi la France s’est perdue après 1929. La deuxième thèse fait peu de cas de la période de croissance des années 20 : à l’époque le dynamisme économique allait sans Etat fort, pourquoi en irait-il autrement après 1945 ?
La synthèse passe par une analyse de la répartition des revenus ; s’il y a un choc bien identifié juste avant et surtout pendant la guerre, c’est une euthanasie des gros détenteurs de capital à très forte puissance, comme le montre ce graphique tiré du livre de Thomas Piketty :
Cela a probablement permis aux patrons les plus entreprenants d’émerger plus facilement après-guerre. Et ce sont ces personnes qui porteront les innovations techniques et gestionnaires de l’après-guerre, au moins autant que les rares entreprises nationalisées. L’Etat français n’a été ni plus ni moins intelligent que dans les autres pays : il fallait avoir un Plan pour la reconstruction, c’est évident, mais ce Plan ne permet pas d’expliquer la croissance d’après 1950 ; quant aux autres interventions dans l’économie, elles ont pris place de la même manière que dans toutes les autres économies développées de l’époque. Nul besoin d’exhiber un rapport de forces favorable à la classe ouvrière pour comprendre la sécurité sociale ou la nationalisation des entreprises de transport et d’énergie, il suffit pour cela de suivre un bon cours d’économie publique !
Quel souvenir faut-il donc garder des 30 Glorieuses ? Celui d’un rattrapage technologique porté par les entreprises privées mais permis par un renouvellement brutal des élites dirigeantes et soutenu par des interventions d’Etat raisonnables. La leçon est toujours la même : si vous voulez croître, il faut écarter les rentiers (si possible sans guerre ni révolution) ET faire fonctionner correctement les marchés. En bref, du Mendès France et du Monnet.
2 commentaires:
Ce fameux "résidu" peut-il être assimilé à la productivité totale des facteurs? Puisque les facteurs de production n'ont pas augmenté aussi vite que le PIB, c'est qu'ils ont été combinés d'un façon de plus en plus performante?
Votre dernier commentaire peut être interprété de deux façons : "si vous voulez croître, il faut écarter les rentiers". A qui pensez-vous? Aux rentiers capitalistes qui vivent de leurs revenus après s'être constitué une fortune par la réussite de leurs affaires? Ou bien aux rentiers d'Etat qui prospèrent grâce à des privilèges, statuts, et une connivence particulière avec l'administration?
@ gu si fang: Le "résidu" peut partiellement s'assimiler à la productivité totale des facteurs que vous évoquez. La différence étant que le résidu est plus petit que la productivité totale des facteurs car il prend en compte la qualité du travail et du capital qui sont employés, l'effet des migrations professionnels, celui du dynamisme de la demande.
A propos du mot "rentier", il y a effectivement une ambiguité. A l'origine, le mot veut simplement dire "détenteur d'un titre de rente perpétuelle d'Etat" soit un simple épargnant. Mais en économie néo-classique, est rentier toute personne rémunérée au-delà du prix en concurrence pure et parfaite, c'est-à-dire payé au-delà du "juste" prix, de sa véritable contribution (sa productivité marginale). Les rentes naissent donc par définition de l'imperfection des marchés, mais celle-ci peut avoir des origines très diverses, étatiques (ce sont les privilèges dont vous parlez) ou pas (pensez aux cartels de la téléphonie mobile par exemple). Par ailleurs l'Etat peut aussi contribuer à réduire ces rentes en taxant ou en contrôlant certains prix.
Là où ça se complique, c'est que dans le monde imparfait qui est le nôtre, les rentes peuvent être ex ante utiles pour inciter les individus à travailler, à innover, etc. Mais une fois que ces individus ont entrepris, il serait optimal d'éliminer leurs rentes. Il y a donc dans certains cas un niveau optimal de rente qui est non nul. L'important est surtout que ces rentes ne soient pas "perpétuelles".
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