mercredi 8 décembre 2010

La bourse ou la vie : la rationalité des marchés au service de la loi


Depuis la crise des subprimes, on a beaucoup entendu parler de l’irrationalité des marchés et des conséquences néfastes de celle-ci sur l’économie. Ce post se propose de se faire un peu l’avocat du diable en montrant comment, grâce au fait que les marchés ne sont généralement pas irrationnels, on peut les utiliser afin d’avoir une activité parfaitement bénéfique, à savoir détecter et mesurer des activités illégales. En effet, le cours des actions n’est pas uniquement dû au comportement de spéculateurs fous coupés de toute réalité économique, mais reflètent également pour partie ce que les actionnaires croient savoir des profits futurs de l’entreprise dont ils échangent les actions. Le cours des actions est donc affecté par le constant réajustement de ces anticipations aux nouvelles pouvant influencer ces profits futurs. Dès lors, le cours des actions, ainsi que son évolution, constitue une source d’information sur la manière dont les actionnaires pensent que les profits évolueront en fonction des évènements qui susceptibles d'affecter la vie de l’entreprise. Les cours boursiers peuvent donc être utilisés pour chercher à comprendre ce qui fait, d’après les actionnaires, la valeur de ces entreprises, et, pourquoi pas, en débusquer les activités illégales, telles que la corruption ou la vente d’arme à des pays sous embargo de l’ONU. Nous verrons donc tout d’abord pourquoi il tout à fait plausible que la réaction instantanée du cours de l’action d’une entreprise à un évènement révèle une information valable sur l’influence de celui-ci sur les profits à venir, avant de voir comment utiliser cette intuition pour détecter les activités illégales des entreprises. Ce post s’inspire d’un cours d’Eliana La Ferrara, spécialiste de ces sujets (disponible ici).

I. La méthode des event studies.

La littérature consacrée à ces questions utilise une méthode baptisée event studies (« étude d’évènements ») qui fut d’abord développée en finance à la fin des années 1960 pour comprendre, comme son nom l’indique, l’impact d’événements divers (fusions, chocs macroéconomiques…) sur le cours boursier des entreprises et donc, peut-être, sur les profits futurs de ces dernières. Comme évoqué en introduction, cette méthode suppose une certaine rationalité des marchés, avec l’idée que le cours boursier répond instantanément aux évènements en fonction de leur impact sur l’évolution anticipée des profits des entreprises. Face à une fusion, par exemple, les détenteurs d’actions qui pensent que celle-ci est mauvaise pour les profits de l’entreprise vont chercher à vendre leurs actions, tandis que ceux qui pensent la fusion est une bonne opportunité pour l’entreprise chercheront à en acheter. Il en résulte que le prix de l’action augmentera ou diminuera en fonction du poids de chaque type d’anticipation et, au final, si le prix augmente (diminue), on pourra dire que le « marché » évalue la fusion comme un évènement positif (négatif) pour l’entreprise. Au passage, une petite précision sémantique : quand je parle d’évènements, il faut comprendre évènements imprévus, car si ceux-ci étaient prévus/prévisibles, alors le cours des actions ne serait pas affecté par leur réalisation, puisqu’ils auraient déjà été incorporé dans le cours.

Mais le « marché » est composé d’une multitude d’acheteurs et de vendeurs, tous très différents. Pourquoi la somme de leurs actions souvent contradictoires peut-elle apporter une quelconque information ? En effet, les actionnaires tentent, avec l’information dont ils disposent, d’ajuster au mieux leur portefeuille d’action. Mais tous les actionnaires ne sont pas égaux : on imagine bien que le petit actionnaire a autre chose à faire que de passer sa vie à étudier en détail les activités des chacune des entreprises dont il détient des actions. On peut donc supposer que l’information dont disposent les petits actionnaires ne va guère plus loin que ce qui est disponible dans la presse économique, et que face à un évènement relativement ambigu pour son entreprise, il ne sache pas vraiment comment réagir. Il n’en va pas de même pour les gros actionnaires, souvent présents dans les instances dirigeantes des entreprises, et qui jouent beaucoup plus gros : ils ont une incitation très forte à avoir des informations précises sur les activités de leur entreprise et sont en position d’obtenir plus aisément cette information. Dès lors, la réaction du cours des actions d’une entreprise à un évènement est également influencée par l’information privée que détiennent les gros actionnaires, mieux à même d’interpréter l’impact d'un évènement que l’actionnaire moyen. On peut donc utiliser la variation des cours de l’action pour essayer de déceler cette information privée, souvent secrète, si l’on est à même d’identifier des types d’évènements permettant de la révéler par le biais de leur influence sur le cours des actions de l’entreprise.

L’un des exemples les plus fameux de la répercussion d’un évènement sur le cours boursier d’une entreprise due à la connaissance spécifique de ses actionnaires est l’explosion de la navette Challenger en 1986 (étudié par Maloney et Mulherin en 2003,) : alors qu’il a fallu plusieurs semaines à la commission d’enquête pour débusquer la pièce défectueuse, à peine une heure après l’explosion, et alors que le cours de toutes les entreprises liées à Challenger a diminué, une seule entreprise voit le cours de son action continuer à s’effondrer : Morton-Thiokol, l'entreprise justement responsable de la construction de l’élément défectueux (le fameux « O-ring »)…



II. Les event studies appliquées à la mesure des activités illégales.

Des chercheurs ont alors eu l’idée d’appliquer ce genre de méthodes à des évènements permettant de distinguer les entreprises ayant des activités illégales, et d’évaluer ainsi la part de profit qu'elles tirent de ces activités.

L’étude pionnière dans ce domaine est celle de Ray Fisman sur la corruption en Indonésie sous Suharto. Dans cet article, Fisman cherche à mettre en évidence l’importance des connections politiques à Suharto dans le profit des entreprises. Classant les entreprises cotées sur la bourse indonésienne en fonction de leur proximité avec le clan Suharto, il utilise comme « évènements » les 6 principales alertes de santé qu’a connues Suharto à la fin de son règne, et qui chacune annonçait le rapprochement de cette fin de règne. On constate alors que les entreprises les plus liées au clan Suharto voient leur cours brusquement chuter le jour de ces alertes (voir Figure 2), signe que le profit de ces entreprises n’est pas lié à leur technologie, mais à leur aptitude à obtenir des marchés par le biais de petits arrangements avec la famille Suharto. A l’aide de cette méthode, il estime que si la bourse dans son ensemble perd 1 % à la suite de ces rumeurs, chaque niveau de connexion au clan Suharto ajoute encore 0,28 point de pourcentage à cette perte (i.e. dans une situation où le marché juge l’état de santé de Suharto tellement grave que la valeur boursière dans son ensemble diminue de 1% en raison des craintes pour l’ensemble de l’économie Indonésienne, les entreprises très liées à Suharto –indice de dépendance à Suharto de 4 – perdront elles 2,02 %). Le pourcentage peut paraitre faible, mais il faut garder en tête qu’il ne s’agit là de l’impact de la variation dans la probabilité du décès de Suharto, et non pas de l’impact du décès lui-même, dont on peut penser qu’il serait bien plus grand. On notera au passage que Fisman a également appliqué cette technique aux entreprises liées à Dick Cheney, l’ex Vice-président des Etats-Unis, largement soupçonné d’avoir favorisé ses anciens employeurs dans l’obtention de contrats en Irak, mais n’a rien trouvé de probant, ce qui suggère que malgré les soupçons pesant sur lui, Dick Cheney n’a eu que peu d’influence sur l’allocation des contrats d’armement à une entreprise plutôt qu’à une autre. D’autres encore ont montré à quel point il était profitable d’être liés au Nazis dans l’Allemagne hitlérienne.

Della Vigna et La Ferrara ont recours au même type de méthode pour détecter le commerce illégal d’armes Pour ce faire, ils ont recours, tout comme Fisman, à des évènements imprévisibles survenus à l'occasion de conflits armés pour d’évaluer l’impact de ceux-ci sur les cours des entreprises de vente d'armes. L’idée est simple : les pays sous embargo de l’ONU ne doivent en théorie pas pouvoir acheter d’armes à l’étranger. Il en résulte que si un évènement imprévisible vient augmenter la durée probable du conflit, cela réduira le cours boursier des vendeurs d’armes qui respectent l’embargo (et n’auront donc pas accès à ce marché pour plus longtemps que prévu) et augmentera les cours des entreprises passant outre l’embargo (qui peuvent extraire plus de profit plus longtemps du pays sous embargo). Pour détecter ces évènements, les chercheurs utilisent la base de données Lexis Nexis Academic, qui a numérisé une très grande partie de la presse depuis les années 80, pour identifier et coder les évènements imprévisibles à même d’allonger ou de raccourcir la durée des conflits donnant lieu à embargo. Ils procèdent alors à deux types d’analyses. Tout d’abord, ils séparent les firmes situées dans des pays à faible corruption de celles situées dans les pays corrompus, l’idée étant que violer l’embargo est beaucoup moins coûteux pour les secondes que pour les premières. Ils constatent alors qu’en effet, ce sont les firmes situées dans les pays les plus corrompus qui voient leurs cours grimper quand la durée du conflit semble devoir s’allonger, et vice versa (voir figure 3). Puis ils utilisent cette même méthode pour distinguer précisément quelle entreprise semble bénéficier de ces évènements, et donc suspecte de violer l’embargo.



III. Conclusion.

Loin d’être systématiquement néfastes et irrationnels, les marchés boursiers répondent très souvent à une logique économique. Dès lors, les cours des actions et leur évolution sont pour partie déterminés par ce que l’on appelle les « fondamentaux », à savoir les profits futurs anticipés des entreprises, et non uniquement par une spéculation que l’on présente souvent comme aveugle et coupée de la réalité. Le cours des actions offre donc une source d’information sur ce que pensent les propriétaires, les actionnaires, sur l’évolution de leur entreprise, et notamment, permet de débusquer l’information privée que détiennent ceux-ci sur les activités parfois illégales de leur entreprise. Intelligemment utilisée, cette caractéristique offre des possibilités insoupçonnées, notamment pour qui partirait du postulat que les marchés boursiers pour par définition irrationnels, passant alors à côté d’un outil puissant de compréhension de la vie économique.
_Guilhem_

7 commentaires:

Moggio a dit…

Captivant, merci.

Cultilandes a dit…

Très intéressant.

Quelles entreprises françaises ont vu leurs cours monter à la suite de l'élection de tel ou tel?

Guilhem a dit…

Moggio> Merci.

Cultilandes> Merci. Pour répondre à votre question, lors d'élections, la victoire d'un candidat n'est généralement pas une surprise totale, et est donc généralement incorporée dans le cours des actions avant le résultat.
Du coup, ce genre de méthode ne peut pas être directement appliqué. Dans ce cas, on peut utiliser non pas l'élection en tant que telle, mais l'évolution des anticipations de victoire (un peu à la manière du papier de Fisman sur les anticipations sur la mort de Suharto). Il existe un mémoire sur le sujet pour la dernière présidentielle, et qui ne trouve pas d'effet significatif pour les entreprises proches de Sarkozy ou de Royal. Je n'avais pas utilisé ce papier pour ce post parce qu'il est encore trop peu avancé.

Anonyme a dit…

Le blog est il définitivement mort ?

FrédéricLN a dit…

Très instructif. Et d'ailleurs, le papier évoqué dans le commentaire précédent est-il maintenant assez mûr ? ;-)

gidmoz a dit…

@Guilhem
La question indirecte que soulève votre article est comment l'information d'une société cotée vient aux actionnaires, comment ceux-ci l'analysent.
Pour certaines sociétés cotées, votre article montre qu'il existe plusieurs catégories d'actionnaires, et qui n'ont pas accès aux mêmes informations. C'est, en soi, la question du délit d'initié.
Mais il serait intéressant de faire la sociologie des actionnaires et du temps qu'ils consacrent à s'informer sur la valeur de leurs actions de telle société. Dans quelle mesure, les gestionnaires de patrimoine passent du temps à s'informer pour leur client.
Cette technique des "events studies" pourrait-elle servir à juger la qualité du travail des gestionnaires de patrimoine?

centra a dit…

Passionnant, je ne connaissais pas, cette façon d'optimiser la prédicitivité est remarquable.

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