lundi 22 novembre 2010

Savez-vous compter?


La crise financière des subprimes a conduit de nombreux commentateurs à blâmer la complexité des nouveaux produits financiers, dont l'intime fonctionnement échappe à la majorité des banquiers et des investisseurs. Ceux-ci les ont utilisés tant qu'ils généraient des profits mais se sont trouvés bien démunis lorsque la débâcle financière de l'automne 2008 les a obligés à démêler l'enchevêtrement de produits ultrasophistiqués dans lequel ils s'étaient fourvoyés. Si le commun des mortels n'a certes pas à manipuler ces obscurs outils, il reste que, comme tout trader, il est hautement probable qu'il ait à prendre des décisions financières d'épargne, de crédit, d'emprunt, à un moment ou à un autre de sa vie. Si le banquier chevronné ne comprend pas toujours les produits dans lesquels il investit, qu'en est-il du petit épargnant et de son livret?

I/ Un peu de théorie

Avant de tester vos connaissances en finance, commençons par un petit détour par la théorie économique de l'épargne et du crédit. L'économie explique l'épargne des individus par le désir de consommer à chaque période de la vie. Il est rationnel d'épargner aujourd'hui si dans quelques années on souhaite consommer au-delà de son revenu disponible alors. A l'inverse, un individu souhaitant consommer aujourd'hui plus que son revenu ne le lui permet, s'endettera puis remboursera dans le futur. Pour comprendre ces décisions d'épargne, le cadre théorique classique fait l'hypothèse que chaque individu considère l'ensemble de sa vie, estime combien il souhaitera consommer lors de chaque période, évalue ses revenus futurs, les taux d'intérêts pour épargner et emprunter qui prévaudront à chaque période, l'inflation, son espérance de vie, bref tout ce qui influencera sa consommation présente et future, puis décide d'un profil de consommation/épargne. Par exemple, il choisira de s'endetter jeune pour payer ses études, son premier logement, puis accumulera de l'épargne, qu'il utilisera enfin à sa retraite lorsque ses revenus seront plus bas mais qu'il souhaitera garder une consommation proche de celle qu'il avait lors de sa vie active. Ses décision sont optimales de son point de vue et il ne peut que porter un regard satisfait sur sa consommation à chaque âge de la vie, étant données ses contraintes de revenu. En d'autres termes, il fait au mieux et il y réussit parfaitement bien. Si de nombreux raffinements permettent d'obtenir des modèles plus réalistes où les individus ont du mal à planifier et ne prennent pas nécessairement des décisions optimales, il reste que chacun suppose de la part des individus une parfaite compréhension du problème qui se pose.
Des économistes, peut-être sceptiques quant à cette hypothèse, ont cherché à évaluer les connaissances financières de base des individus. En effet, si une majorité de personnes ne comprend pas la signification d'un taux d'intérêt, il semble encore plus douteux de supposer qu'elles sont capables de résoudre des problèmes complexes dont le taux d'intérêt n'est qu'une variable. Au-delà de la curiosité scientifique, cette question, a, comme nous le verrons, des implications importantes en politique publique.


II/ De la pratique

Annamaria Lusardi est une des spécialistes de ce domaine de recherche. Dans un article de 2006, co-écrit avec Olivia Mitchell, elle présente les résultats d'un sondage où trois questions simples ont été posées à des Américains âgés de plus de 50 ans. Ces individus ont donc déjà été confrontés à des décisions financières, surtout aux Etats-Unis où la retraite par capitalisation impose de réfléchir à ces problèmes. Les questions sont les suivantes:

1/ Supposez que vous avez $100 sur votre compte d'épargne, et que le taux d'intérêt est de 2% par an. Après 5 ans, combien, à votre avis, y aura-t-il d'argent sur ce compte, si vous l'avez laissé fructifier: plus de $102, exactement $102, moins de $102.

2/ Imaginez que le taux d'intérêt sur votre compte d'épargne est de 1% par an et que l'inflation est de 2% par an. Après 1 an, serez-vous capable de consommer plus, autant, ou moins qu'aujourd'hui avec l'argent sur votre compte?

3/ Pensez-vous que la proposition suivante est vraie ou fausse? "Achetez des actions d'une seule entreprise est généralement moins risqué qu'investir dans un fonds commun de placement?"

Tentez de répondre à ces questions, les réponses sont en bas du post. Les deux premières questions indiquent si les personnes interrogées comprennent deux principes de base pour toute décision d'épargne, le taux d'intérêt et l'inflation. La dernière évalue si elles connaissent la diversification des risques, élément crucial de la prise de décision en finance. Ces questions sont simples et très éloignées de la complexité liée à une décision d'épargner ou de s'endetter. Lusardi et Mitchell observent que 67% des personnes interrogées répondent correctement à la première question. 75% réussissent à identifier la bonne réponse à la deuxième, et 52% à la troisième. Cependant, seuls 56% répondent correctement aux deux premières, et 34% aux trois questions. Ces pourcentages sont assez faibles si on se souvient que ces personnes ont dû prendre des décisions financières autrement plus complexes au cours de leurs vies. Par ailleurs, le sondage trouvait que seulement 31% des personnes avaient essayé de planifier leur retraite, et que seulement 19% avaient réussi. De plus, les personnes avec plus de réponses correctes aux trois questions étaient aussi celles qui épargnaient pour leur retraite.

Dans un autre article, en collaboration avec Peter Tufano, Lusardi étudie la question de l'endettement des individus, plutôt que leur capacité à épargner pour leur retraite. En effet, de nombreuses personnes s'endettent lourdement, bien au-delà de leurs capacités à rembourser. Le surendettement en France est en forte croissance, et de nombreux ménages sont en situation financière délicate. Les organismes de crédits sont souvent critiqués pour proposer des prêts qui poussent à l'endettement. Cependant, si les ménages comprenaient le fonctionnement de ces prêts, et étaient capables d'en estimer les conséquences sur leurs finances, on peut estimer que beaucoup de situations de surendettement seraient évitées.

Lusardi et Tufano tentent donc d'estimer si le fonctionnement des crédits est bien compris par la population. Pour cela, ils posent de nouveau trois questions simples:

1/ Supposez que vous devez $1000 sur votre carte de crédit et que le taux d'intérêt est de 20% par an. Si vous ne remboursez pas d'argent, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle doublé: 2 ans, moins de 5 ans, de 5 à 10 ans, plus de 10 ans, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

2/ Vous avez une dette de $3000 sur votre carte de crédit. Vous remboursez chaque mois $30. Si le taux d'intérêt est de 1% par mois, et que vous ne dépensez pas plus d'argent avec votre carte, au bout de combien de temps votre dette aura-t-elle disparu: moins de 5 ans, entre 5 et 10 ans, entre 10 et 15 ans, jamais, ne sait pas, ne préfère pas répondre.

3/ Vous achetez quelque chose qui coûte $1000. Vous avez deux options pour le payer: a) payer 12 remboursements de $100 chaque mois; b) emprunter au taux annuel de 20% et rembourser $1200 dans un an. Laquelle des deux options est la plus avantageuse?

La première question révèle si la personne est capable de faire un calcul impliquant un taux d'intérêt; la deuxième, si la personne comprend la différence entre intérêts et dette; la troisième, un peu plus compliquée, si la personne comprend la valeur temporelle de l'argent.
Les réponses sont encore à la fin du texte. 36% des personnes répondent correctement à la question 1, 35% à la question 2, 7% à la question 3. Etant donnée la prépondérance des achats à crédits, ces résultats sont quelque peu préoccupants. Les résultats montrent aussi que certains groupes (les personnes âgées, les femmes, les minorités, les bas-revenus) réussissent moins bien ce court test. De plus, la plupart des personnes surévaluent leur capacité à répondre correctement. Enfin, il existe une forte corrélation entre le score au test et la manière dont les personnes gèrent leurs dettes. Ceux qui utilisent des crédits coûteux sont aussi ceux qui ne répondent pas correctement au test, et qui avouent avoir des difficultés à payer leurs dettes. Il semble donc que les connaissances évaluées par le test sont utiles pour bien gérer ses finances.

III/ Que faire?

Annamaria Lusardi a lancé la Financial Literacy Initiative pour promouvoir l’éducation sur les question financières. George W. Bush, suite à la débâcle des subprimes avait créé un Conseil spécial sur le sujet. Operation HOPE, une ONG américaine, offre des cours sur le sujet. La plupart des pays de l’Union Européenne ont leurs propres programmes. En France, Finances et pédagogie propose des formations sur le thème de l’argent dans la vie.

Si le lien entre maîtrise financière et capacité à planifier, épargner et s’endetter sans excès, a été fait à plusieurs reprises, peu d’évaluations rigoureuses de ces programmes existent, et les résultats sont mitigés (lire ici une revue de littérature). L’hebdomadaire The Economist, dans un article consacré au sujet en 2008, citait le célèbre économiste Richard Thaler, spécialiste des comportements irrationnels en finance, pour qui l’éducation financière ne représente pas une solution. Il avouait lui-même avoir des difficultés à connaître les bonnes décisions à prendre, preuve que l’éducation ne suffisait pas. Il suggère que l‘Etat devrait s’assurer que ces décisions sont simples, et offrir des options par défaut. Celles-ci permettent aux individus de ne pas faire de choix sans se retrouver dans des situations délicates. Elles offrent un filet de sécurité à chacun. Le système de retraite suédois contient un exemple de ces options par défaut: chaque citoyen doit choisir un fond de pension où investir une partie de ses cotisations retraite. Si aucun choix n’est fait, il existe un fond par défaut, d’ailleurs choisi par une écrasante majorité des actifs, si bien que chacun est assuré de bien placer son argent en prévision de sa retraite.

En conclusion, il est clairement établi que les faibles connaissances des principes les plus élémentaires de la finance sont un handicap pour prendre les bonnes décisions de crédit, d’épargne et de retraite. Des solutions pour le corriger commencent à émerger dans la littérature économique. Plusieurs articles suggèrent que des incitations à épargner, ainsi que l’information délivrée au travers de séminaires, ont des effets sur les décisions des individus. Il est donc possible de créer des programmes comblant leurs lacunes financières, en fournissant les bonnes incitations et l’information pour comprendre l’importance des décisions financières. La difficulté consiste alors à choisir soigneusement les détails de tels programmes. Il apparaît en effet que la manière de présenter ces incitations influence significativement leur succès. De même, il est important de ne pas chercher à inculquer des connaissances de base un tant soit peu trop complexes. Ce récent article montre qu’un cours dispensant des règles toutes faites à de petits entrepreneurs plutôt que des rudiments de comptabilité a plus de chances d’être suivi d’effets sur leur comptabilité.

Les réponses:
Premier ensemble de questions: 1/ plus de $102, 2/ moins, 3/ fausse
Deuxième ensemble: 1/ moins de 5 ans, 2/ jamais, 3/ b
_Emmanuel_

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Moi probablement pas très malin, mais je ne comprends vraiment pas la réponse (b) à la troisième question de la deuxième série de questions. Pour moi les deux configurations sont équivalentes (on doit rembourser 1200$ dans les deux cas). Pourquoi serait-il plus avantageux de rembourser les 1200$ d'un coup que de faire 12 remboursements de 100$?

Anonyme a dit…

Je viens de lire la réponse dans l'article. Il fallait donc considérer que toutes les informations nécessaires à la "bonne" réponse n'étaient pas contenues dans la question, qui donc est mal formulée. Pour quelqu'un qui, comme moi, n'a pas d'épargne rémunéré, et en supposant l'inflation nulle, les réponses a) et b) sont bel et bien équivalente. Du coup je ne suis pas très étonné que seulement 7% des personnes intérrogées aient répondu "correctement."

Anonyme a dit…

En fait, lorsque vous remboursez mensuellement, vous empruntez moins et moins longtemps que lorsque vous empruntez sur un an et remboursez tout à la fin, et ce pour un coût équivalent.

A titre d'exemple, pour rendre les choses plus claires, si vous aviez choisit b au lieu de a, vous auriez pu prêter 100 dollars pendant 11 mois, 100 dollars pendant 10 mois, etc.

henriparisien a dit…

@1° anonyme ;

Les deux configurations n'ont rien d'équivalentes. Si le taux de votre emprunt est de 20 % ; les mensualités constantes de remboursements sont de 92,63 euros ; inversement, un emprunt de 1 000 euros, dont on rembourse 12 mensualité de 100 euros a un taux effectif réel (TEG) de 35 % ;

Les deux cas que vous évoquez ne sont pas équivalent, même si vous ne placez pas votre épargne et qu'il n'y a pas d'inflation ; Dans un cas, pendant un an, vous allez disposez d'une somme d'argent que vous pourrez utiliser à votre guise (par exemple pour les prêter à un ami sans intérêts). Dans l'autre cas, non.

Pour en revenir au sujet initial, je ne suis pas vraiment surpris par les résultats que vous annoncez. C'est d'ailleurs assez atterrant que dans le débat public qui accompagne les publications du GIEC ou le livre blanc des retraites, personne ne fasse remarquer que les sommes avancées ne sont pas actualisées. Ce qui relativiserait fortement les conclusions que l'on peut en tirer.

Anonyme a dit…

La notion d'actualisation n'impose pas de placer son argent, mais simplement de valoriser différemment sa consommation à différentes périodes. Si la date de remboursemet n'a aucune importance pour l'emprunteur, il est indifférent entre rembourser les 1200 euros dans un an, dans un mois, ou tout de suite. L'absurdité du dernier cas (rembourser tout de suite 1200 euros pour un emprunt de 1000) montre la nécessité de prendre en compte la valeur temporelle de l'argent: c'est justement parce qu'elle existe qu'il y a un taux d'intérêt.

bouillaud a dit…

Très beau post, et ce genre de constat vaut sans doute pour bien d'autres domaines de la vie où les individus sont censés choisir librement entre des options. Chauffage électrique ou au gaz? Forfait téléphonique ou carte prépayée? Mariage ou PACS? etc. D'où le désarroi actuel de beaucoup de gens.

J-E a dit…

Merci pour cet intéressant billet ! Comme souvent on peut se demander dans quelle mesure on peut passer de décisions irrationnelles dans une expérience à des décisions irrationnelles dans de vraies situations.

Je ne suis pas sûr que les théories rationnelles supposent que les individus sont extrêmement bons en calcul financier, mais plutôt qu'ils sont conseillés par un banquier qui lui a été formé à ce genre de problème. Dans un monde où les conseillers bancaires auraient les bonnes incitations et seraient compétents, les décisions d'épargne seraient fortement conseillées par des agents qui se sont spécialisés dans la prise de décision d'épargne rationnelle, peu importe alors que l'individu lambda soit largué.

Ayant un jour appris à mon banquier que non 0.096% par mois ça faisait plus que 1% par an et pas nettement moins, j'ai tendance à penser que le problème est "pourquoi les conseillers en agence sont-ils aussi nuls que leurs clients".

In fine la question me semble donc plutôt être pourquoi les banquiers n'ont-ils pas les bonnes incitations, pourquoi par exemple une banque n'a-t-elle que peu intérêt à mieux conseiller ses clients afin d'augmenter sa part de marché ? Là le manque de culture financière des clients peut jouer un rôle puisqu'ils ne peuvent pas vraiment juger de la qualité du service rendu, ou alors seulement quand ils prennent leur retraite et qu'il est déjà trop tard.

ezacal a dit…

Le résultat de ce sondage est t'il toujours d'actualité: Les outils et l'information disponible aujourd'hui sont de plus en plus accessibles au "commun des mortels".
De plus ces question, bien que d'ordre générale ne concerne que peu de personnes : le milieu de la finance, même si tout un chacun est plus ou moins concerné ne s'intéresse pas à ce point le client moyen.
Post néanmoins très intéressant et très poussé.Merci pour cela.

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