La campagne de l’élection présidentielle américaine suscite un intérêt croissant, y compris de ce côté de l’Atlantique. Ceci est dû en grande partie à la qualité des candidats, au charisme d’un Barack Obama, à la détermination d’une Hillary Clinton et à l’aura de l’ancien prisonnier du Vietnam John McCain. Derrière la démocratie à grand spectacle et les questions de personnes se cache aussi un débat sur les politiques publiques que le/la futur(e) président(e) souhaitera mettre en place. Et c’est là que les économistes entrent en scène. Ecopublix avait exprimé en avril dernier sa déception en commentant le rôle partisan (et peu convaincant) que les économistes français avaient joué lors de la dernière campagne présidentielle. Est-ce que leurs confrères d’Outre-Atlantique font mieux ? Comment gèrent-ils les dilemmes du savant (l’expert) et du politique (le conseiller) ?
Le premier point à remarquer est le fait que les questions économiques prennent une part croissante dans le débat politique, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis. Même si la presse française n’insiste pas fortement sur le débat de fond qui anime la campagne des primaires, les enjeux sont considérables. L’opposition Obama/Clinton est tout en autant marquée sur la question de l’assurance maladie que sur la question irakienne. Des enjeux aussi divers que la l’opportunité d’un « stimulus fiscal », le relèvement barrières commerciales, la réévaluation du Yuan, la mondialisation et les jobs Américains divisent démocrates et républicains. L’importance des questions économiques dans le débat politique ne date pas d’aujourd’hui aux Etats-Unis. Le fameux « it’s the economy stupid ! » de Bill Clinton s’est rarement démenti. La blogosphère économique américaine avait pris une longueur d’avance dans son développement sur son homologue gauloise (avant le rôle pionnier des Econoclastes). Les économistes sont sollicités pour donner leur avis, juger les programmes ou même les écrire.
D’une façon similaire, mais moins nouvelle, les économistes américains participent largement à la campagne électorale, soit en analysant les programmes, soit en affichant leur soutien partisan ou en apparaissant comme conseillers sur des propositions de réformes. On savait depuis longtemps Paul Krugman (Princeton) démocrate de longue date et pourfendeur de Bush. De façon moins attendue, il a émis un soutien très marqué à Hillary Clinton en critiquant nettement le plan d’Obama de réforme de l’assurance maladie. Il rejoint ainsi Jon Gruber (MIT), spécialiste des assurances sociales et de la fiscalité, qui est devenu le conseiller d’Hillary pour les questions d’assurance maladie. Toujours chez les démocrates, trois stars de l’économie publique ont rejoint Barack Obama : David Cutler (Harvard), spécialiste de l’économie de la santé qui a concocté le plan de réforme de l’assurance maladie du candidat, Jeffrey Liebmann (Harvard Kennedy School), spécialiste des questions de retraite et Austan Goolsbee (Chicago), spécialiste de la fiscalité et de la nouvelle économie. Brad DeLong a exprimé son soutien à Obama dans son blog sans déjuger la candidature d’Hillary, suivant ainsi Paul Volcker, l’ancien directeur de la Banque fédérale américaine et célèbre pour avoir impulsé le tournant monétariste de 1980. Du côté républicain, la liste n’est pas moins impressionnante : Kenneth Rogoff (Harvard), star de la Finance internationale, ancien chef économiste du FMI, Harvey Rosen (Princeton), spécialiste d’économie publique, auteur d’un manuel prisé par les jeunes étudiants ou Douglas Holtz-Eakin, ancien directeur du Congressional Budget Office (le centre d’expertise économique du Congrès américain qui donne aux Parlementaires américains l’expertise nécessaire pour contrôler efficacement l’action de l’exécutif), ont rejoint la longue liste des conseillers économiques de John McCain. Greg Mankiw (Harvard), peut-être échaudé par sa (mauvaise) expérience de conseiller économique de George Bush, soutient modérément John McCain (on remarquera au passage qu’économiste keynésien ne rime pas nécessairement avec économiste de gauche ni économiste néoclassique avec économiste de droite…). Son collègue Ed Glaeser, de l'université de Harvard, le fait plus directement.
La participation active des universitaires américains à la campagne présidentielle comme conseillers ou soutiens des candidats n’est donc pas sans faire penser au rôle qu’ont joué les économistes français en avril dernier. Une des grandes différences vient du fait que leur rôle militant est de fait limité par l’auto-contrôle que s’impose la profession : la crédibilité des économistes vient de leur travaux, publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture où une grande attention est mise à séparer l’analyse qui fait consensus des points qui relèvent des choix politiques et donc des préférences personnelles. Un universitaire qui viendrait proclamer sur les plateaux que « la science économique » prouve que telle politique est supérieure ou qu’elle invite à préférer un candidat à un autre se verrait immédiatement remis en place par ses confrères et perdrait une certaine crédibilité. On peut d'ailleurs constater que les prises de position très partisanes d’un Stiglitz ou d’un Krugman leur ont fait perdre, en partie, la crédibilité qu’ils avaient accumulée au sein du milieu académique. C’est peut-être pour cette raison que les engagements partisans des économistes américains se traduisent rarement par des prises de positions militantes et encore moins par une différence dans l’approche ou l’analyse économique elle-même. Jeffrey Liebmann coécrit avec Martin Feldstein le chapitre du Handbook sur les retraites. Feldstein et Cutler partagent le cours d’économie publique à Harvard sans qu’il n’y ait rien à redire. Cela ne les empêche pas d’en tirer des conclusions politiques très différentes, mais la démarche scientifique consistant à établir des faits, à établir des causalités et à réfléchir au fonctionnement sous-jacent n’est pas de l’ordre politique et n’est remise en question par personne. Les universités américaines abritent des économistes qui sont sélectionnés sur leurs travaux de recherche et se trouvent souvent avoir des avis politique assez divergents. Certes, ils sont en moyenne plus démocrates que républicains (mais moins que les autres universitaires), certes le MIT est un peu plus à gauche que Chicago, mais grosso modo, les différences politiques ne créent pas de chapelles scientifiques. La conséquence est que personne ne confond son rôle d’expert (de conseiller) avec son rôle académique.
L’exemple du Royaume-Uni offre peut-être un troisième modèle. Les économistes britanniques, s’ils participent activement au débat public, le font de façon plus collective, par le biais de think-tanks ou de centres de recherche où doit dominer un consensus académique. Le soutien partisan est rare et, s’il existe, de nombreuses précautions sont prises pour éviter de confondre le rôle d’expert (qui doit souligner les zones d’ombre, les incertitudes et les résultats parfois contradictoires) du rôle de conseiller ou de partisan qui fait des choix politiques (et exprime ainsi des préférences personnelles) qui ne sont pas le produit de son expertise. Pour donner un exemple (pas forcément représentatif de tous les économistes britanniques), l’institut où je travaille (Institute for Fiscal Studies) avait organisé une réunion des chercheurs en novembre dernier au moment où les bruits courraient d’une élection anticipée au Royaume-Uni. La première règle à respecter pendant cette période de campagne était de bien dissocier le rôle de chacun au sein de l’institution (rôle d’expertise, non partisan) de ses préférences personnelles (soutien partisan). Les chercheurs de l’institut se sont donc mis d’accord sur un code de conduite pour protéger la crédibilité de l’institution tout en laissant la liberté à chacun de jouer son rôle de citoyen (sans donc citer son titre d’expert ou faire référence à l’institut). Les recommandations portaient aussi bien sur la façon de répondre aux journalistes (ne parler que des faits, éviter de se faire piéger, de critiquer ou louer un parti/candidat, oser dire que l’on ne sait pas…) que sur les précautions à prendre pour éviter qu’un rôle partisan (tout à fait admis à titre personnel) puisse être perçu comme une expression de l’institut.
J’entends déjà ricaner ceux qui pensent qu’il ne peut exister d’analyse économique indépendante, non partisane, et qui pensent que celui qui a bien appris ses cours de sciences sociales sait que tout est politique. L’objet de ce post n’est pas de commencer une controverse sur la nature de la démarche scientifique ou sur le statut de la connaissance, mais simplement de souligner qu’il y a de la part des chercheurs, et en particulier des économistes, un choix à faire dans leur démarche vis-à-vis du public et de la politique. Faire de l’économie publique sans s’intéresser aux conséquences de ses recherches sur les choix des politiques publiques est totalement absurde : il y a donc un impératif très fort (scientifique tout autant que démocratique) à participer au débat public. La question reste néanmoins celle du comment. Est-ce que la distinction entre expertise et choix partisan est hypocrite ? Les économistes français ont-ils eu raison de passer sous silence les critiques qu’ils faisaient en privé au programme de leur candidat favori ? Que penser de l’exemple américain ? Et puis, finalement, n'est-ce pas la qualité du débat politique qui détermine en partie le mode d’intervention des économistes plutôt que l’inverse ? Corrélation n’est pas causalité…
Le premier point à remarquer est le fait que les questions économiques prennent une part croissante dans le débat politique, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis. Même si la presse française n’insiste pas fortement sur le débat de fond qui anime la campagne des primaires, les enjeux sont considérables. L’opposition Obama/Clinton est tout en autant marquée sur la question de l’assurance maladie que sur la question irakienne. Des enjeux aussi divers que la l’opportunité d’un « stimulus fiscal », le relèvement barrières commerciales, la réévaluation du Yuan, la mondialisation et les jobs Américains divisent démocrates et républicains. L’importance des questions économiques dans le débat politique ne date pas d’aujourd’hui aux Etats-Unis. Le fameux « it’s the economy stupid ! » de Bill Clinton s’est rarement démenti. La blogosphère économique américaine avait pris une longueur d’avance dans son développement sur son homologue gauloise (avant le rôle pionnier des Econoclastes). Les économistes sont sollicités pour donner leur avis, juger les programmes ou même les écrire.
D’une façon similaire, mais moins nouvelle, les économistes américains participent largement à la campagne électorale, soit en analysant les programmes, soit en affichant leur soutien partisan ou en apparaissant comme conseillers sur des propositions de réformes. On savait depuis longtemps Paul Krugman (Princeton) démocrate de longue date et pourfendeur de Bush. De façon moins attendue, il a émis un soutien très marqué à Hillary Clinton en critiquant nettement le plan d’Obama de réforme de l’assurance maladie. Il rejoint ainsi Jon Gruber (MIT), spécialiste des assurances sociales et de la fiscalité, qui est devenu le conseiller d’Hillary pour les questions d’assurance maladie. Toujours chez les démocrates, trois stars de l’économie publique ont rejoint Barack Obama : David Cutler (Harvard), spécialiste de l’économie de la santé qui a concocté le plan de réforme de l’assurance maladie du candidat, Jeffrey Liebmann (Harvard Kennedy School), spécialiste des questions de retraite et Austan Goolsbee (Chicago), spécialiste de la fiscalité et de la nouvelle économie. Brad DeLong a exprimé son soutien à Obama dans son blog sans déjuger la candidature d’Hillary, suivant ainsi Paul Volcker, l’ancien directeur de la Banque fédérale américaine et célèbre pour avoir impulsé le tournant monétariste de 1980. Du côté républicain, la liste n’est pas moins impressionnante : Kenneth Rogoff (Harvard), star de la Finance internationale, ancien chef économiste du FMI, Harvey Rosen (Princeton), spécialiste d’économie publique, auteur d’un manuel prisé par les jeunes étudiants ou Douglas Holtz-Eakin, ancien directeur du Congressional Budget Office (le centre d’expertise économique du Congrès américain qui donne aux Parlementaires américains l’expertise nécessaire pour contrôler efficacement l’action de l’exécutif), ont rejoint la longue liste des conseillers économiques de John McCain. Greg Mankiw (Harvard), peut-être échaudé par sa (mauvaise) expérience de conseiller économique de George Bush, soutient modérément John McCain (on remarquera au passage qu’économiste keynésien ne rime pas nécessairement avec économiste de gauche ni économiste néoclassique avec économiste de droite…). Son collègue Ed Glaeser, de l'université de Harvard, le fait plus directement.
La participation active des universitaires américains à la campagne présidentielle comme conseillers ou soutiens des candidats n’est donc pas sans faire penser au rôle qu’ont joué les économistes français en avril dernier. Une des grandes différences vient du fait que leur rôle militant est de fait limité par l’auto-contrôle que s’impose la profession : la crédibilité des économistes vient de leur travaux, publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture où une grande attention est mise à séparer l’analyse qui fait consensus des points qui relèvent des choix politiques et donc des préférences personnelles. Un universitaire qui viendrait proclamer sur les plateaux que « la science économique » prouve que telle politique est supérieure ou qu’elle invite à préférer un candidat à un autre se verrait immédiatement remis en place par ses confrères et perdrait une certaine crédibilité. On peut d'ailleurs constater que les prises de position très partisanes d’un Stiglitz ou d’un Krugman leur ont fait perdre, en partie, la crédibilité qu’ils avaient accumulée au sein du milieu académique. C’est peut-être pour cette raison que les engagements partisans des économistes américains se traduisent rarement par des prises de positions militantes et encore moins par une différence dans l’approche ou l’analyse économique elle-même. Jeffrey Liebmann coécrit avec Martin Feldstein le chapitre du Handbook sur les retraites. Feldstein et Cutler partagent le cours d’économie publique à Harvard sans qu’il n’y ait rien à redire. Cela ne les empêche pas d’en tirer des conclusions politiques très différentes, mais la démarche scientifique consistant à établir des faits, à établir des causalités et à réfléchir au fonctionnement sous-jacent n’est pas de l’ordre politique et n’est remise en question par personne. Les universités américaines abritent des économistes qui sont sélectionnés sur leurs travaux de recherche et se trouvent souvent avoir des avis politique assez divergents. Certes, ils sont en moyenne plus démocrates que républicains (mais moins que les autres universitaires), certes le MIT est un peu plus à gauche que Chicago, mais grosso modo, les différences politiques ne créent pas de chapelles scientifiques. La conséquence est que personne ne confond son rôle d’expert (de conseiller) avec son rôle académique.
L’exemple du Royaume-Uni offre peut-être un troisième modèle. Les économistes britanniques, s’ils participent activement au débat public, le font de façon plus collective, par le biais de think-tanks ou de centres de recherche où doit dominer un consensus académique. Le soutien partisan est rare et, s’il existe, de nombreuses précautions sont prises pour éviter de confondre le rôle d’expert (qui doit souligner les zones d’ombre, les incertitudes et les résultats parfois contradictoires) du rôle de conseiller ou de partisan qui fait des choix politiques (et exprime ainsi des préférences personnelles) qui ne sont pas le produit de son expertise. Pour donner un exemple (pas forcément représentatif de tous les économistes britanniques), l’institut où je travaille (Institute for Fiscal Studies) avait organisé une réunion des chercheurs en novembre dernier au moment où les bruits courraient d’une élection anticipée au Royaume-Uni. La première règle à respecter pendant cette période de campagne était de bien dissocier le rôle de chacun au sein de l’institution (rôle d’expertise, non partisan) de ses préférences personnelles (soutien partisan). Les chercheurs de l’institut se sont donc mis d’accord sur un code de conduite pour protéger la crédibilité de l’institution tout en laissant la liberté à chacun de jouer son rôle de citoyen (sans donc citer son titre d’expert ou faire référence à l’institut). Les recommandations portaient aussi bien sur la façon de répondre aux journalistes (ne parler que des faits, éviter de se faire piéger, de critiquer ou louer un parti/candidat, oser dire que l’on ne sait pas…) que sur les précautions à prendre pour éviter qu’un rôle partisan (tout à fait admis à titre personnel) puisse être perçu comme une expression de l’institut.
J’entends déjà ricaner ceux qui pensent qu’il ne peut exister d’analyse économique indépendante, non partisane, et qui pensent que celui qui a bien appris ses cours de sciences sociales sait que tout est politique. L’objet de ce post n’est pas de commencer une controverse sur la nature de la démarche scientifique ou sur le statut de la connaissance, mais simplement de souligner qu’il y a de la part des chercheurs, et en particulier des économistes, un choix à faire dans leur démarche vis-à-vis du public et de la politique. Faire de l’économie publique sans s’intéresser aux conséquences de ses recherches sur les choix des politiques publiques est totalement absurde : il y a donc un impératif très fort (scientifique tout autant que démocratique) à participer au débat public. La question reste néanmoins celle du comment. Est-ce que la distinction entre expertise et choix partisan est hypocrite ? Les économistes français ont-ils eu raison de passer sous silence les critiques qu’ils faisaient en privé au programme de leur candidat favori ? Que penser de l’exemple américain ? Et puis, finalement, n'est-ce pas la qualité du débat politique qui détermine en partie le mode d’intervention des économistes plutôt que l’inverse ? Corrélation n’est pas causalité…
4 commentaires:
Petite précision : Si Mankiw soutient modérément McCain c'est parce qu'il appartenait à l'équipe de Romney.
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2006/11/28/AR2006112801364.html
Bonjour,
merci pour ce texte dont le thème est intéressant et le contenu plutôt bien informé (j'abonde dans le sens de Robinson à propos de Mankiw : http://gregmankiw.blogspot.com/2007/06/on-political-advising.html ).
Mais pourquoi diable cédez-vous à la facilité intellectuelle, décidément pathologique parmi les économistes expatriés, consistant à prendre de haut l'économie en France par principe ? Les économistes américains qui s'engagent en politique, dites-vous en substance, sont sérieux, la preuve, ils publient et sont reconnus par leurs pairs. Mais la dernière campagne présidentielle a justement vu l'engagement passionné d'un des meilleurs économistes français, namely Thomas Piketty, qui est allé jusque sur les plateaux de télévision défendre "sa" candidate avec conviction. Aux dernières nouvelles, il était encore son conseiller. Lui contestez-vous ses articles dans des revues à comité de lecture ? Sa stature internationale ? Le fondement scientifique (notamment fiscal) de son soutien ? De la même manière, pardon de vous le dire un peu brutalement, mais je crois que vous manquez tout de même un peu de recul pour apprécier ce que la profession pense de la crédibilité scientifique de Paul Krugman et Joe Stiglitz. Ou bien donnez-nous s'il vous plaît le nom d'un/une économiste qui attaquerait la contribution de Krugman au commerce international et celle de Stiglitz à l'économie de l'information au nom de la ferveur qu'ils mettent dans leur engagement politique (engagements qui, au demeurant, honorent la profession, cf. par exemple Krugman sur le système de santé US et Stiglitz sur la guerre en Iraq)?
Un peu de modestie, par Toutatis...
@robinson: merci pour le lien, je ne savais pas.
@EL: J'espère ne pas prendre l'économie en France de haut. Si c'est votre impression à la lecture de ce billet, j'en suis désolé (consterné). Je ne conteste pas plus la stature internationale de Thomas Piketty et encore moins la qualité de ses travaux scientifiques. Bien au contraire ! J'ai pour lui non seulement un respect immense mais en plus une grande admiration (qui dépasse largement ce que vous pouvez imaginer). Quant aux apports de Krugman et de Stiglitz à la discipline, absolument personne ne les conteste (et ce n'est en tous cas pas ce que j'ai écris) !
Ce que j'ai voulu dire (qui visiblement n'était pas clair) c’est que pour intervenir utilement dans le débat public, il faut que le dit public puisse faire la différence entre la casquette d'expert et celle de citoyen. Un homme de droite doit pouvoir écouter et être influencé par un expert de gauche et vice versa. C’est la condition pour qu'un débat public ait lieu. Sinon on se retrouve aux champs de course et on crie le plus fort : « allez les rouges » en essayant de couvrir ceux qui crient « allez les bleus ». Dans ce dernier cas, il ne sert à rien de faire de la recherche.
Lorsque je parle de la crédibilité que « la profession » attache aux propos partisans de Krugman et de Stiglitz, je ne fais que transmettre aux lecteurs de ce blog ce que l'on entend souvent dans des séminaires ou les couloirs des universités d'outre-atlantique : les prises de position partisanes de ces brillants chercheurs sont perçues comme un abus de leur position d'experts. Ils ont perdu leur crédibilité dans le débat public au sens ou ils ne parviennent pas à convaincre des non-déjà-convaincus. Un Jon Gruber ou un David Cutler sont beaucoup plus écoutés qu'un Krugman sur la question de l’assurance maladie même s'ils sont moins sous les feux de la rampe que ce dernier. Ils ont plus d’influence car ils sont moins partisans et donc peuvent convaincre des indépendants ou des Républicains modérés.
Ce que je reproche (si je peux modestement émettre une remarque critique) aux économistes français pendant la dernière campagne électorale, c’est d’avoir dépensé le faible capital de crédibilité qu'ils avaient réussi à accumuler au cours d'années de travail. Le public français croit, à tort, que les économistes sont juste des idéologues, qu'il n’est donc pas nécessaire de financer leurs recherches, encore moins d’écouter ce qu’ils ont à dire sur les politiques publiques. Quelle surprise alors qu'on préfère inviter un psychologue ou des écrivains à une commission pour réfléchir sur la croissance plutôt que des économistes ! Si les économistes de gauche (de droite) ne font que louer les politiques mises en place ou défendues par des hommes/femmes politiques de gauche (de droite), à quoi bon défendre l'idée qu’il faut évaluer les politiques publiques. Les gouvernements choisiront ceux qui disent toujours du bien d'eux et personne n'accordera le moindre crédit à leurs travaux.
Si Thomas Piketty et Philippe Aghion (et d'autres) avaient émis publiquement les critiques qu'ils pouvaient faire en privé au programme de leur candidate préférée, si Olivier Blanchard et Bernard Salanié avaient émis leur opinion négative plus nettement à propos du « paquet fiscal » de leur candidat préféré, peut-être que l'on donnerait aujourd’hui plus de crédit aux économistes, peut-être même que les partis politiques prendraient en compte leurs critiques. Mais peut-être pas...
Avec des « si » on pourrait surtout mettre Lutèce dans une amphore...
Merci pour ces clarifications... qui laissent encore dans l'ombre un certain nombre de points.
- Sur la nécessaire "différence entre la casquette d'expert et celle de citoyen", je crois, si je peux me permettre, que vous confondez deux modalités d'intervention dans le débat public. La première consiste à conseiller un(e) candidat(e), la seconde à le/la défendre publiquement, voire à prendre à partie le/la candidat(e) adverse. Ce sont deux exercices très différents, et pour tout dire le second est assez peu pratiqué aux Etats-Unis. Ainsi, contrairement à ce que vous semblez croire, personne ne connaît David Cutler au sein du "public" américain. Il n'a donc à convaincre ni modérés, ni indépendants. Il convainc des responsables politiques avec des présentations Power point dans des chambres d'hôtel et des salles de réunion. Il n'écrit pas de tribune enflammée, ne participe à aucun meeting... Son bouquin de 2004 est à peu près la seule incursion, limitée vous en conviendrez, dans la littérature "grand public" (OUP, tout de même). La seconde modalité d'intervention est beaucoup plus française. Appelons ça une intervention d'intellectuel. Il s'agit alors, selon la fameuse définition de Sartre, pour lui ou elle de se mêler ce qui ne le/la regarde pas. En langage économique, il s'agit d'exporter dans le débat public un capital réputationnel accumulé dans un domaine de compétence scientifique. Les Français font ça depuis Voltaire au moins. Les Américains pensent en règle générale que chacun est mieux chez soi. Krugman et Stiglitz sont donc des intellectuels américains, et c'est le caractère rare de ce positionnement qui explique les critiques dont il font l'objet. C'est d'autant plus méritoire de leur part et n'enlève strictement rien à leur crédibilité scientifique. En revanche, cela peut agacer, notamment des économistes avides de lumière médiatique. L'engagement de Krugman contre l'administration Bush depuis le premier jour est un modèle d'intelligence vive mise au service d'une conviction juste.
- Sur la neutralité politique de la recherche en économie, je vous souhaite simplement de dîner un soir avec Alberto Alesina et nous en reparlerons... En attendant, voyez ses prises de position au nom de sa légitimité scientifique dans le débat politique italien.
- Vous écrivez : "Si Thomas Piketty et Philippe Aghion (et d'autres) avaient émis publiquement les critiques qu'ils pouvaient faire en privé au programme de leur candidate préférée, si Olivier Blanchard et Bernard Salanié avaient émis leur opinion négative plus nettement à propos du « paquet fiscal » de leur candidat préféré, peut-être que l'on donnerait aujourd’hui plus de crédit aux économistes".
Je ne comprends pas votre argument. Cutler, pour ne parler décidément que de lui, n'émet pas de critique publique à l'encontre du plan santé d'Obama (qu'il a conçu), que je sâche ? Ni à l'égard des autres aspects du programme de BO, qu'il réprouve peut-être ? Est-il moins estimable pour autant ? Par ailleurs, vous imaginez l'effet pour le moins comique d'un papier du NYT titré : "l'économiste en chef de Barack Obama critique la viabilité financière de son plan santé" ??
- Dernier point, et non des moindres : "Ce que je reproche (si je peux modestement émettre une remarque critique) aux économistes français pendant la dernière campagne électorale, c’est d’avoir dépensé le faible capital de crédibilité qu'ils avaient réussi à accumuler au cours d'années de travail." Là non plus, je ne vois pas le point. De qui parlez-vous ?
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