Quelques mois après sa mise en service, le succès du Vélib' est maintenant incontesté (même si certains économistes réfléchissent déjà aux moyens d’améliorer le système). Le consul de la cité se félicite d’avoir réussi son pari de faire rouler les (bobos) lutéciens à bicyclette, et sans même débourser un sesterce ! La ville a en effet inclus la fourniture d’un service de vélo dans l’appel d’offre pour la concession d’affichage publicitaire, finalement remporté par JC Decaux, à l'issue d'un combat des chefs épique avec Clearchannel. Mais cette analyse comptable conduit à conclure bien trop facilement à la bonne affaire pour la Ville. Une analyse économique plus approfondie invite à remettre en cause non seulement l’idée des vélos (presque) gratuits, mais aussi à s’interroger sur la nature bien particulière d’un contrat liant fourniture d’un service public de bicyclettes à la concession d’affichage publicitaire.
D’abord, tordons le cou à l’idée selon laquelle JC Decaux aurait fourni gratuitement à la ville quelque 20600 vélos dans 1451 stations, supportant gracieusement les coûts fixes comme les coûts d’entretien (les premiers représentant, d’après le magazine Challenges, 90 millions d’euros). Certes, d’un point de vue comptable (c’est-à-dire en prenant en compte uniquement les dépenses réellement engagées), l’affaire semble bonne pour la mairie. En effet, le contrat antérieur fixait à 2 millions d’euros la redevance annuelle payée à la ville pour l’exploitation de l’affichage publicitaire, alors que le nouveau contrat prévoit un versement annuel de 3,5 millions d’euros, auquel s’ajouteront les recettes liées à l’exploitation du système Vélib' (qui seront en partie reversées à JC Decaux si l’entreprise remplit certaines conditions sur l’entretien du système). Cependant, si on adopte une approche économique et qu'on considère les coûts d’opportunité (c’est-à-dire les coûts par rapport aux autres opportunités non réalisées), il apparaît que Vélib' n’est pas fourni gratuitement aux lutéciens : en effet, si la Ville avait séparé fourniture de vélos et affichage publicitaire, elle aurait probablement obtenu le paiement d’une redevance plus élevée pour la concession de ce dernier (sachant que les revenus annuels de publicité pour la Ville sont estimés à 60 millions d’euros pour 2009), qui lui auraient permis par ailleurs de financer un service de vélos. La ville paie donc la fourniture de Vélib', en acceptant une redevance publicitaire moindre de la part de JC Decaux, et c’est le contrat couplé de concession publicitaire, fourniture de mobilier urbain et fourniture de vélo qui rend le véritable coût du Vélib' relativement peu transparent.
D’où la question à mille sesterces : mais pourquoi donc, par Toutatis, coupler fourniture de Vélib' et concession publicitaire ? Est-ce plus efficace que de faire deux appels d’offre séparés ? Certes, ce type de contrat couplé est déjà en place pour le mobilier urbain, mais le lien avec l'affichage publicitaire paraît plus évident d'un point de vue économique, dans la mesure où le mobilier urbain sert aussi de support publicitaire et que le design de ce dernier est probablement un élément important pour maximiser les recettes publicitaires (une petite analyse sur le terrain permet notamment de constater l’importance de l’image de marque des abribus, qui sont particulièrement prisées par les marques de luxe, grandes consommatrices de publicité, au détriment des affichages grand format ou dans le métro). Mais ni les vélos, ni les stations Vélib' ne supportent de la publicité, et la nécessité de coupler les deux ne semble pas évidente. Une autre justification possible de ce type de contrat est que la gestion simultanée d'un système de vélos et de l’affichage publicitaire engendre d'importantes économies d'échelles. Mais l'entretien des vélos requiert des compétences propres, et les économies d’échelle entre les deux activités n’ont jamais vraiment été mises en avant.
Ce type de contrat couplé présente néanmoins un inconvénient de taille : il a clairement pour effet de réduire la concurrence pour la fourniture de Vélib', puisqu’il exclut de fait les entreprises qui ne sont pas des afficheurs publicitaires. Or, la fourniture d’un service vélos est un marché encore nouveau, en plein développement, alors que le secteur de l’affichage publicitaire est relativement concentré, avec deux ou trois acteurs mondiaux. Le couplage de la fourniture de vélos et de l’affichage publicitaire réduit donc de fait la concurrence : ainsi, alors que pour l’appel d’offre toulousain, concernant la fourniture de vélos uniquement, quatre candidats étaient en lice (dont deux, Véolia et la coopérative Movimento ne sont pas des afficheurs) ils n’étaient finalement que deux pour Lutèce (Clearchannel et Decaux). Au passage, la bataille entre les deux afficheurs pour la capitale a permis de lever un coin du voile sur les taux de marge habituellement pratiqués par ces derniers. L’offre initiale de JC Decaux pour Lutèce était en effet beaucoup moins généreuse, avec 7500 vélos, 600 stations et 2 millions de redevance annuelle à la mairie pour les recettes, contre une offre concurrente de Clearchannel de 14000 vélos, 850 stations et 3 millions de redevance. Après avoir perdu ce premier appel d’offre, JC Decaux a su trouver un détail juridique permettant de casser la procédure et, connaissant l’offre de son concurrent, il a pu faire une nouvelle offre beaucoup plus généreuse, afin de remporter le marché. Et le retour sur investissement envisagé est encore de 15 à 20 % d’ici à cinq ans (contre, certes, en moyenne 40 % de marge pour l’entreprise dans le secteur du mobilier urbain). Dans ce contexte, il paraît clair qu'en réduisant la concurrence, un contrat couplé affichage publicitaire-vélos ne constitue pas le meilleur moyen pour les collectivités d'obtenir la fourniture d'un service au meilleur coût…
Le contrat couplé permet donc aux spécialistes de l’affichage d’étendre leur pouvoir de marché sur le secteur du service de vélo, non seulement pour Lutèce, mais aussi pour les contrats à venir (après avoir remporté les contrats couplés de Lugdunum et Lutèce, JC Decaux a acquis une expertise qui lui confère un avantage important par rapport aux autres concurrents, et a remporté les contrats non couplés de Tolosa et Massilia…). D’ailleurs, même si la bataille entre Clearchannel et JC Decaux a in fine plutôt profité à la Ville, cette dernière paie maintenant au prix fort l’extension du réseau (en s’engageant à payer 7 millions d’euros par an pour 300 stations en banlieue et 4500 vélos supplémentaires).
Au total, si la mairie de Lutèce a choisi de renégocier prématurément le contrat sur les concessions publicitaires, qui courrait jusqu’en 2010, et d’y coupler la fourniture de Vélib', c’est probablement davantage pour des raisons d’économie politique que par souci d’efficacité économique : sans renégociation du contrat publicitaire, le coût comptable pour la ville de la mise en place d’un service de vélos aurait été probablement élevé, alors que la stratégie choisie donne l’illusion d’une bonne affaire pour la mairie, très appréciable avant les élections ! De plus, comme le contrat court sur 10 ans, le coût réel de Vélib' sera essentiellement supporté lors du prochain mandat...
D’abord, tordons le cou à l’idée selon laquelle JC Decaux aurait fourni gratuitement à la ville quelque 20600 vélos dans 1451 stations, supportant gracieusement les coûts fixes comme les coûts d’entretien (les premiers représentant, d’après le magazine Challenges, 90 millions d’euros). Certes, d’un point de vue comptable (c’est-à-dire en prenant en compte uniquement les dépenses réellement engagées), l’affaire semble bonne pour la mairie. En effet, le contrat antérieur fixait à 2 millions d’euros la redevance annuelle payée à la ville pour l’exploitation de l’affichage publicitaire, alors que le nouveau contrat prévoit un versement annuel de 3,5 millions d’euros, auquel s’ajouteront les recettes liées à l’exploitation du système Vélib' (qui seront en partie reversées à JC Decaux si l’entreprise remplit certaines conditions sur l’entretien du système). Cependant, si on adopte une approche économique et qu'on considère les coûts d’opportunité (c’est-à-dire les coûts par rapport aux autres opportunités non réalisées), il apparaît que Vélib' n’est pas fourni gratuitement aux lutéciens : en effet, si la Ville avait séparé fourniture de vélos et affichage publicitaire, elle aurait probablement obtenu le paiement d’une redevance plus élevée pour la concession de ce dernier (sachant que les revenus annuels de publicité pour la Ville sont estimés à 60 millions d’euros pour 2009), qui lui auraient permis par ailleurs de financer un service de vélos. La ville paie donc la fourniture de Vélib', en acceptant une redevance publicitaire moindre de la part de JC Decaux, et c’est le contrat couplé de concession publicitaire, fourniture de mobilier urbain et fourniture de vélo qui rend le véritable coût du Vélib' relativement peu transparent.
D’où la question à mille sesterces : mais pourquoi donc, par Toutatis, coupler fourniture de Vélib' et concession publicitaire ? Est-ce plus efficace que de faire deux appels d’offre séparés ? Certes, ce type de contrat couplé est déjà en place pour le mobilier urbain, mais le lien avec l'affichage publicitaire paraît plus évident d'un point de vue économique, dans la mesure où le mobilier urbain sert aussi de support publicitaire et que le design de ce dernier est probablement un élément important pour maximiser les recettes publicitaires (une petite analyse sur le terrain permet notamment de constater l’importance de l’image de marque des abribus, qui sont particulièrement prisées par les marques de luxe, grandes consommatrices de publicité, au détriment des affichages grand format ou dans le métro). Mais ni les vélos, ni les stations Vélib' ne supportent de la publicité, et la nécessité de coupler les deux ne semble pas évidente. Une autre justification possible de ce type de contrat est que la gestion simultanée d'un système de vélos et de l’affichage publicitaire engendre d'importantes économies d'échelles. Mais l'entretien des vélos requiert des compétences propres, et les économies d’échelle entre les deux activités n’ont jamais vraiment été mises en avant.
Ce type de contrat couplé présente néanmoins un inconvénient de taille : il a clairement pour effet de réduire la concurrence pour la fourniture de Vélib', puisqu’il exclut de fait les entreprises qui ne sont pas des afficheurs publicitaires. Or, la fourniture d’un service vélos est un marché encore nouveau, en plein développement, alors que le secteur de l’affichage publicitaire est relativement concentré, avec deux ou trois acteurs mondiaux. Le couplage de la fourniture de vélos et de l’affichage publicitaire réduit donc de fait la concurrence : ainsi, alors que pour l’appel d’offre toulousain, concernant la fourniture de vélos uniquement, quatre candidats étaient en lice (dont deux, Véolia et la coopérative Movimento ne sont pas des afficheurs) ils n’étaient finalement que deux pour Lutèce (Clearchannel et Decaux). Au passage, la bataille entre les deux afficheurs pour la capitale a permis de lever un coin du voile sur les taux de marge habituellement pratiqués par ces derniers. L’offre initiale de JC Decaux pour Lutèce était en effet beaucoup moins généreuse, avec 7500 vélos, 600 stations et 2 millions de redevance annuelle à la mairie pour les recettes, contre une offre concurrente de Clearchannel de 14000 vélos, 850 stations et 3 millions de redevance. Après avoir perdu ce premier appel d’offre, JC Decaux a su trouver un détail juridique permettant de casser la procédure et, connaissant l’offre de son concurrent, il a pu faire une nouvelle offre beaucoup plus généreuse, afin de remporter le marché. Et le retour sur investissement envisagé est encore de 15 à 20 % d’ici à cinq ans (contre, certes, en moyenne 40 % de marge pour l’entreprise dans le secteur du mobilier urbain). Dans ce contexte, il paraît clair qu'en réduisant la concurrence, un contrat couplé affichage publicitaire-vélos ne constitue pas le meilleur moyen pour les collectivités d'obtenir la fourniture d'un service au meilleur coût…
Le contrat couplé permet donc aux spécialistes de l’affichage d’étendre leur pouvoir de marché sur le secteur du service de vélo, non seulement pour Lutèce, mais aussi pour les contrats à venir (après avoir remporté les contrats couplés de Lugdunum et Lutèce, JC Decaux a acquis une expertise qui lui confère un avantage important par rapport aux autres concurrents, et a remporté les contrats non couplés de Tolosa et Massilia…). D’ailleurs, même si la bataille entre Clearchannel et JC Decaux a in fine plutôt profité à la Ville, cette dernière paie maintenant au prix fort l’extension du réseau (en s’engageant à payer 7 millions d’euros par an pour 300 stations en banlieue et 4500 vélos supplémentaires).
Au total, si la mairie de Lutèce a choisi de renégocier prématurément le contrat sur les concessions publicitaires, qui courrait jusqu’en 2010, et d’y coupler la fourniture de Vélib', c’est probablement davantage pour des raisons d’économie politique que par souci d’efficacité économique : sans renégociation du contrat publicitaire, le coût comptable pour la ville de la mise en place d’un service de vélos aurait été probablement élevé, alors que la stratégie choisie donne l’illusion d’une bonne affaire pour la mairie, très appréciable avant les élections ! De plus, comme le contrat court sur 10 ans, le coût réel de Vélib' sera essentiellement supporté lors du prochain mandat...
4 commentaires:
il y a un s à appel d'offres
Sur le coût d'opportunité, je souhaiterais ajouter que le vélib' (velo'v, comme on dit chez nous à Lugdunum depuis quelques années) est certes coûteux mais que l'alternative de comparaison est sans doute le coût du voyage en transport public pour la collectivité. Hors le coût d'un déplacement en transport en commun pour la collectivité (dont 40% à la charge de l'usager en moyenne en France) est en gros entre 1 euro et 1,5 euros (hors investissement, juste en exploitation, c'est plutôt 2,5 tout compris), et je n'inclus pas l'externalité environnementale des 50 litres au 100km consommés par le bus. Par un calcul de coin de table, chacun pourra se rendre compte qu'on est encore loin d'une égalité des coûts marginaux sociaux...
Sur la capacité des élus à comprendre l'intérêt de la concurrence, il y a beaucoup à dire. Vous en dites l'essentiel, et on ne peut qu'être d'accord. En passant, sur ce thème, j'ajoute que l'enjeu stratégique pour Decaux est de s'assurer que les espaces publicitaires ne seront pas mis en concurrence par lots géographique (ou autre d'ailleurs), ce que le couplage avec le velo'v permet de plaider auprès des élus, qui n'avaient déjà pas compris ce que coute une rente de monopole sans benchmark.
J'ajoute ici qu'en liant les contrats, la municipalité s'épargne le souci de devoir évaluer puis veiller strictement sur les coûts de fonctionnement du système vélib.
Or les institutions publiques ne sont pas réputées pour la maîtrise de leurs coûts..
Oui, à Vélorution, on avait déjà un peu dit ça, mais dans le vide...
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