I/ Un graphique pédagogique
L’abaque est probablement la plus jolie expression dans le débat sur la réforme des retraites. Le mot vient du grec abax et désigne un instrument de calcul antique où l’on représentait le calcul par des petits galets empilés en différentes colonnes et qui permettaient l’addition, la soustraction ou la division etc. Il est devenu progressivement synonyme d’un graphique qui facilite le calcul de différents problèmes. En architecture, le mot désigne aussi la partie supérieure d’une colonne, au point d’être parfois utilisé pour nommer le soubassement des grandes structures : on parle par exemple de «l'abaque de la voute céleste ». En un sens, l’abaque peut donc être considéré comme le véritable « soubassement » du système de retraites.
On a reproduit ci-dessous un exemple d’abaque, issu du 8e rapport du Cor. Le graphique se lit de la façon suivante : en abscisse est représenté le taux de remplacement, qui est le ratio de la pension moyenne au revenu moyen ; en ordonnée est représentée la hausse du taux de cotisation en points de cotisation ; chaque ligne représente un âge moyen de départ en retraite effectif.
Le graphique ci-dessous correspond aux arbitrages possibles entre ces trois variables à l’horizon 2050. Le point A représente les conditions de l’équilibre du système de retraite en 2050, compte tenu de l’âge effectif moyen de départ à la retraite et du niveau des pensions atteints en 2050 dans les projections du Cor : l’équilibre financier du système de retraites supposerait ainsi une hausse du taux de prélèvement de 3,7 points en 2050, pour un recul de l’âge effectif moyen de départ de 2 ans et une baisse de 23 % du rapport entre la pension moyenne nette et le revenu moyen net d’activité. La droite BC représente les autres combinaisons possibles entre hausse des prélèvements et baisse du niveau relatif des pensions, toujours pour un décalage de l’âge effectif moyen de départ de 2 ans en 2030 : en B, tout l’ajustement porte sur le niveau relatif des pensions ; en C, tout l’ajustement se fait par le taux de prélèvement.
Le point D correspond à la situation dans laquelle l’équilibre est atteint en maintenant à la fois le taux de prélèvement et le niveau relatif des pensions inchangés par rapport à 2008 : tout l’ajustement se ferait alors par le décalage de l’âge effectif moyen de départ, qui devrait être de près de 10 ans. Le point E montre que si l’âge effectif moyen de départ se décalait de 4 ans au lieu de 2 ans en 2050, la hausse du taux de prélèvement permettant d’équilibrer le système serait de 1,5 point (pour une même baisse du niveau relatif des pensions).
L’abaque permet donc de faire un travail pédagogique très utile pour donner les ordres de grandeur des réformes nécessaires d’ici à 2050 et les arbitrages à envisager.
II/ Une interprétation parfois erronée : la question des « leviers »
Le succès de l’abaque dans le grand public a été tel qu’il est répété aujourd’hui à longueur d’articles et dans les débats familiaux. Le problème est que cette pédagogie de l’équilibre comptable nourrit quelques interprétations erronées. Dans les rapports du Cor, on parle ainsi des « trois leviers » pour réussir à obtenir l’équilibre financier : soit on augmente les cotisations, soit on baisse les retraites, soit on augmente l’âge de départ.
Le problème du mot « levier » est qu’il fait référence à une action, une décision de politique publique. Mais seule l’augmentation des cotisations est un véritable « levier », au sens d’un paramètre d’action que peuvent contrôler les pouvoirs publics : l’âge effectif de départ en retraite et le niveau effectif des pensions sont en effet les résultats de choix individuels de départ en retraite et de la demande des entreprises pour ces salariés âgés et ne peuvent être directement « contrôlés » par la puissance publique
Une grande partie de la confusion vient de l’expression « âge de la retraite » qui signifie des choses bien différentes, selon qu’on entend par là« l’âge effectif de cessation d’activité », qui détermine le taux d’emploi des seniors, « l’âge légal de cessation d’activité » , (où « âge minimum de liquidation »), c’est-à-dire l’âge à partir duquel il est possible de liquider une pension, «l’âge du taux plein », ou encore « l’âge à partir duquel les employeurs peuvent mettre leurs salariés à la retraite d’office ».
L’âge minimum de liquidation a toujours été de 60 ans dans le secteur privé en France. Lors de la réforme dite de « l’abaissement de l’âge de la retraite », le législateur n’a pas modifié ce paramètre, il a simplement offert un taux de remplacement au taux plein dès 60 ans sous condition d’une durée de cotisation de 37,5 années. Lorsqu’on parle en Allemagne de l’âge de la retraite à 67 ans à l’horizon 2028, on ne parle pas de l’âge minimum de liquidation, mais de l’âge du taux plein. En Suède, où le taux d’emploi des seniors atteint 70%, l’âge minimum de liquidation est de 61 ans. En Grèce, on l’on entend parler d’un âge de la retraite de 53 ans, l’âge légal est de 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes, mais il est possible de partir sans condition d’âge pourvu que le salarié justifie de 37 ans de cotisation.
Si le graphique de l’abaque amène naturellement à considérer l’âge effectif de départ en retraite comme la variable d’ajustement la plus évidente, il est erroné d’en conclure que l’âge minimum de liquidation devrait être le levier d’action principal : il s’agit d’un paramètre particulier du barème, mais en aucun cas le paramètre unique pour jouer sur « l’âge effectif ».
Ce qui détermine en réalité l’âge effectif de départ en retraite, c’est l'interaction entre l’offre de travail des salariés âgés (est-ce qu’ils souhaitent repousser ou pas leur cessation d’activité ?) et la demande de travail des entreprises pour ces salariés (est-ce qu’elles souhaitent ou pas embaucher ou maintenir en emploi des salariés âgés ?). L’offre de travail dépend du barème des pensions (quel niveau de pension à quel âge) et la demande de travail dépend de multiples facteurs (dont l’activité macroéconomique, l’importance du salaire à l’ancienneté, l’adaptation des seniors, les gains de l’expérience, etc.).
Tout barème de pension correspond en fait à l’expression d’un taux de remplacement à un âge donné et à une variation de ce taux en cas de report de la liquidation. Selon le paramètre que l’on choisit de modifier, différentes personnes seront plus ou moins touchées par l’incitation au report:
- Si on augmente la durée requise de cotisation, on touche plus fortement ceux qui ont commencé plus tard à cotiser (qui ont moins de trimestres de cotisation).
- Si on augmente l’âge minimum de liquidation, on touche plus fortement ceux qui ont commencé tôt à travailler (car ils ont la durée requise de cotisation et que les autres auraient de toute façon repoussé leur départ)
- Si on utilise une réforme comme les comptes notionnels, les incitations au report sont fortes pour tout le monde, augmentent progressivement au fil des générations et ceux qui ont eu des carrières longues et plates sont moins pénalisés que dans le système actuel.
Au final, si le système de comptes notionnels ne permet pas d’éviter l’arbitrage entre niveau des pensions, taux de cotisation et report de la cessation d’activité, il permet bien d’inciter au recul de l’âge effectif de départ en retraite, et ce de façon plus juste qu'avec une augmentation de l’âge minimum de liquidation. Contrairement à ce qui a été répété après la publication du rapport du Cor, une réforme systémique selon les lignes d’un système en comptes notionnels permet bien de répondre à la question de l’équilibre financier de long terme du système de retraite. Au lieu de poser le déficit des régimes de retraite comme la solution par défaut, les comptes notionnels ajustent les barèmes à l’augmentation de l’espérance de vie : si l'on souhaite consacrer une part plus importante de notre revenu à la retraite, il suffit alors d’augmenter les cotisations.