mercredi 18 février 2009

Faut-il généraliser l’ouverture des commerces le dimanche ? Côté face (2/3)


Le précédent post consacré aux conséquences économiques de l’extension des possibilités d’ouverture dominicale des commerces a montré qu’une telle réforme pourrait bien avoir pour effet de stimuler la consommation des ménages. Cet effet positif vient non seulement du fait qu’une journée supplémentaire pour faire les courses pourrait inciter à effectuer plus d’achats, mais également du fait que ces achats seraient davantage réalisés en grande surface, où les prix sont plus faibles que dans le petit commerce. Le bénéfice principal de la réforme vient donc des gains de productivité que permettrait la substitution économiquement efficace d’une partie de la consommation des ménages. Le problème est que cette analyse ne prend pas en compte ce qui se passe du côté de l’offre et néglige les coûts sociaux, voire sociétaux, qu’une telle mesure pourrait entraîner. La prise en compte de ces facteurs jette-t-elle un doute sur l’intérêt économique de la réforme ?

Une augmentation probable des coûts de distribution

Commençons par nous intéresser aux effets probables de la réforme sur l’offre commerciale. L’impact global de l’extension de l’ouverture des commerces le dimanche dépend de manière cruciale de la manière dont les acteurs du secteur du commerce de détail vont réagir à l’accroissement de la demande qui a été décrit dans le précédent post.

La réforme incitera d’autant plus les consommateurs à réorienter leur consommation des petits commerces vers la grande distribution que les prix pratiqués par celle-ci resteront bas. Or, comme l’explique Philippe Askenazy dans cette tribune parue dans le Monde, il fait peu de doute que l’ouverture dominicale des commerces tendra à augmenter les coûts de distribution. Il y a deux raisons à cela. La première est qu’en étant ouverts plus longtemps pendant la semaine, les commerces de la grande distribution verront probablement le nombre de consommateurs présents par heure d’ouverture diminuer, ce qui tendra à augmenter les coûts par unité vendue (ne serait-ce qu’en raison du surcroît de consommation énergétique induit par des horaires d’ouvertures plus longs). Mais c’est surtout la forte compensation salariale qui accompagne le travail dominical qui risque d’alourdir considérablement les coûts de distribution, le projet en cours de discussion prévoyant qu’un salarié acceptant de travailler le dimanche sera payé le double du salaire touché les autres jours de la semaine. Or qui dit coûts marginaux de distribution plus importants dit prix de vente plus élevés, ce qui réduiit mécaniquement les bénéfices économiques de la réforme.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les études empiriques qui ont cherché à évaluer l’impact économique de la déréglementation des horaires d’ouverture dans le commerce de détail ne trouvent pas en général d’effets très forts sur l’activité économique (cf. Skuterud, 2004 ; Goos, 2004 ; Burda & Weil, 2005). La plupart de ces travaux exploitent les réformes qui ont conduit depuis la fin des années 1960 un certain nombre d’États américains et de Provinces canadiennes à relâcher les restrictions pesant sur l’ouverture dominicale des commerces de la grande distribution (Blue laws). En comparant l’évolution de l’emploi et des prix pratiqués dans le commerce de détail avant et après l’abolition des Blue laws, ces différentes études concluent en général à une faible augmentation du nombre de commerces (de l’ordre de 1 à 2%) et à une augmentation de l’emploi dans le secteur de la grande distribution assez limitée, puisque comprise entre 2 et 5% à moyen terme. Les règles gouvernant l’implantation des grandes surfaces aux Etats-Unis et au Canada étant beaucoup moins restrictives qu’en France, l’impact relativement limité de la suppression des Blue laws semble pouvoir être attribué pour l’essentiel à l’augmentation des coûts de distribution associés au commerce dominical : la plupart des études citées trouvent en effet qu’à la suite de ces réformes, les prix de vente pratiqués dans la grande distribution ont augmenté de 2 à 5%.

Ainsi, l’augmentation des coûts de distribution constitue un obstacle qui risque de fortement atténuer les bénéfices économiques associés à l’ouverture dominicale des commerces. Le problème est que même si ces bénéfices restent positifs, la réforme n’est justifiée que si ses coûts ne sont pas trop élevés. Or ces derniers ne sont pas a priori négligeables

Des coûts sociaux ?

Le coût social le plus souvent mis en avant concerne les salariés qui se retrouveront contraints de travailler le dimanche pour assurer le fonctionnement des commerces sans l’avoir réellement choisi. Le gouvernement, par la voix de Xavier Bertrand, assure qu’en plus de la compensation salariale prévue dans le projet de loi, il y aura un « droit » au refus du travail dominical. On peut se montrer sceptique quant à l’efficacité des « verrous » décrits par l’ex-ministre du Travail : dès la signature du contrat de travail, le salarié pourra refuser de travailler le dimanche et un employeur qui refuserait une embauche parce qu'un salarié ne veut pas travailler le dimanche serait « immédiatement » sanctionné. S’il est permis de douter de l’efficacité de ce type de clauses légales, c’est parce qu’un employeur aura toujours la possibilité de faire valoir d’autres motifs que le refus du travail dominical pour justifier la non-embauche d’un candidat et qu’on voit mal un individu postulant à ce type d’emploi se priver du petit avantage que lui donnerait l’acceptation du travail le dimanche. Il paraît évident qu’un tel équilibre conduirait à dégrader sérieusement la situation de tous ceux qui, parce qu’ils souhaitent préserver une vie sociale et une vie de famille, persisteraient à refuser de travail le dimanche.

Des coûts « sociétaux » ?

Au coût social lié à la nature potentiellement « contrainte » du travail dominical, on pourrait ajouter que les restrictions imposées au travail dominical représentent une externalité positive à laquelle on ne peut renoncer sans coût. En France, le repos dominical a été instauré en 1906 à l’issue d’une lutte intense menée par à la fois par le clergé catholique, soucieux de faire respecter le jour du Seigneur, et par un certain nombre de réformateurs sociaux comptant notamment dans leurs rangs des défenseurs de la famille traditionnelle ainsi que des adeptes des mouvements hygiénistes. Si les motifs mis en avant à l’époque par les promoteurs de la loi sur le repos hebdomadaire paraissent aujourd’hui irrémédiablement datés, le concept d’externalité lui fournit en revanche une justification moderne. Une possible rationalisation de l’interdiction du travail le dimanche (discutée par Burda et Weil dans ce papier) est qu’à côté de leur loisir individuel, les membres d’une société valorisent le loisir « collectif », autrement dit la possibilité de partager une partie de leur temps libre avec d’autres individus. La pratique associative ou religieuse, les sports collectifs, les concerts, constituent autant d’exemples d’activités qui sont rendus possibles par la synchronisation du temps consacré au loisir. Or de telles externalités soulèvent des problèmes de coordination et justifient une intervention publique pour éviter que la désynchronisation des horaires et des jours de travail n’empêche les individus de bénéficier du loisir collectif. Dans une telle perspective, la législation interdisant le travail dominical constitue une manière relativement simple de préserver cette externalité en faisant du dimanche un jour dédié au loisir collectif.

Il faut toutefois noter que si le choix du dimanche plutôt qu’un jour de la semaine pour le repos hebdomadaire (justifié historiquement par des motifs d’ordre religieux) ne pose pas en soi de problème, le fait que la coordination du loisir collectif se concentre sur un seul jour de la semaine engendre un certain nombre d’externalités négatives qu’on aurait tort de négliger et qui prennent des formes aussi diverses que les files d’attente devant les expositions, les hôtels qui affichent complet ou encore les embouteillages des retours de weekend. En toute rigueur, ces externalités négatives doivent être retranchées du bénéfice social qu’on associe traditionnellement au repos dominical.

Dans ce contexte, il paraît difficile d’évaluer précisément les coûts sociaux nets de la déréglementation partielle du travail dominical. Etant donné la fraction relativement modeste de la population qui serait amenée à travailler le dimanche à la suite de la réforme, on est tenté de considérer que ces coûts seraient faibles et confinés à une petite partie de la société. Pourtant, une étude récente de Gruber et Hungerman suggère que les conséquences sociales de la déréglementation de l’ouverture dominicale des commerces ne sont peut-être pas aussi indolores que cela. Leur article démontre qu’aux Etats-Unis, la suppression des Blue laws entre le début des années 1960 et la fin des années 1990 a eu des effets pour le moins inattendus : en utilisant le fait que les différents États américains ont aboli ces lois à différentes dates, ils montrent que la possibilité de faire ses courses le dimanche est directement responsable de la baisse de la fréquentation des églises (de l’ordre de 5%) et de la diminution des contributions financières des fidèles (environ 25%). De manière encore plus surprenante, l’étude de Gruber et Hungerman révèle que la suppression des Blue laws a eu pour effet d’augmenter la consommation de drogues et d’alcool de 5 à 15% parmi les individus appartenant aux communautés dont la fréquentation religieuse a le plus baissé. Bien que le contexte culturel et religieux américain soit trop spécifique pour que cette étude puise donner une idée de l’importance des coûts sociaux associés à l’ouverture dominicale des commerces en France, elle suggère néanmoins que ces coûts ne sont ni aisément prévisibles, ni a priori négligeables.

La prise en compte des coûts de distribution et des coûts sociaux associés à l’ouverture des commerces du dimanche conduit à relativiser l’intérêt économique d’une telle réforme, mais pas nécessairement à conclure qu’elle est inutile. Le problème est que dans le contexte spécifiquement français, il existe un obstacle bien plus important que les deux précédents et, pour tout dire, rédhibitoire : le manque de concurrence dans le secteur de la grande distribution. L’existence de fortes barrières à l’entrée dans le secteur du commerce de détail risque de rendre la réforme du travail dominical non seulement inefficace, mais également contre-productive, en éloignant le débat de la véritable priorité : intensifier la concurrence dans la grande distribution.

Suite et fin au prochain post.
_Julien_

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous lire est un vrai bonheur... Merci.

Anonyme a dit…

Article passionnant, c'est la première fois que je trouve une analyse poussée sur ce sujet finalement assez compliqué (les journalistes nous relatent les discussions en cours, mais jamais les fondements du débat).
Bravo!

Anonyme a dit…

On s'en moque des emplois créés, non?

Anonyme a dit…

2/2 ou 2/3 ? Vos lecteurs seraient déçus.

Anonyme a dit…

Merci de votre article; l'argument sur les coûts de distribution supplémentaires me laisse cependant perplexe (d'autant que je crois avoir lu l'argument inverse qq part, chez econoclaste sans doute). Vous raisonnez en disant que un jour d'ouverture supplémentaire coûte des sous, et donc finit par augmenter les coûts de distribution. Si on inverse cet argument, on en arrive donc à conclure que pour économiser il faut ouvrir moins souvent, donc fermer boutique non seulement le dimanche, mais aussi le lundi et le samedi. De cette façon, on fait donc baisser les frais et on peut vendre moins cher. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que ça ne marche pas...

Autre façon de voir les choses : si je suis un magasin avec 100 clients par semaine et que j'ouvre 6 jours, il me faut donc un magasin capable d'accueillir 100/6 = 17 clients par jour. Si j'ouvre 7 jours, je peux me permettre de dimensionner mon magasin moins grand, pour accueillir seulement 100/7 = 14 clients par jour. J'économise donc en infrastructure (mon bâtiment peut être plus petit, ainsi que mon parking ou mon nombre de caisses) et un peu en fonctionnement (je chauffe un local plus petit par exemple).

En fait les choses sont même pires, parce que bcp de clients ne viendront que le WE de toutes façons (ils travaillent !). Ma répartition est donc plutôt 10 clients par jour du Lundi au Vendredi et 50 le Samedi. Mon magasin doit être capable d'accueillir le plus grand nombre de lcients quotidiens, soit 50 clients. Si maintenant j'ouvre le dimanche, une partie des clients du Samedi va se reporter sur le dimanche (mettons 20 sur 50), ma répartition sera donc 10-10-10-10-10-30-20 : je n'ai besoin de dimensionner mon magasin que pour 30 clients.

Quand je parle de "mon magasin", ça va en fait plus loin : mon magasin certes, mais aussi mon parking, ainsi que la route pour ariver chez moi, les embouteillages du samedi après midi (et leur coût en temps, pollution, essence), etc. (coûts sociétaux).

Donc ... ce raisonnement me semble aller à l'encontre de celui que vous proposez. J'imagine que les deux effets doivent se compenser en partie (et que vos données expérimentales indiquent où se trouve le point d'équilibre, d'ailleurs !), mais pourriez vous commenter, éventuellement me corriger (je ne suis pas économiste même si j'essaie de lire des choses...)

Anonyme a dit…

Je vais répéter JF, mais la théorie "gains de productivité" est applicable à tous les jours de la semaine. Finalement on ouvre que le mardi, gains de productivité énormes ! Je ne crois pas que cela décrive parfaitement la réalité.

Julien a dit…

@ Unkle et Guillaume : merci pour vos encouragements !

@ Jean : il paraît difficile de mesurer les bénéfices de l'ouverture dominicale des commerces sans prendre en compte l'impact d'une telle réforme sur l'emploi, ne serait-ce que par cette question est au cœur du débat qui oppose les partisans de cette mesure à ses opposants. Ces derniers invoquent généralement l'argument de la "cannibalisation" par les grandes surfaces de l'emploi dans le petit commerce pour contester la réforme. J’ai indiqué dans le premier post les raisons qui me poussent à considérer cet argument comme fallacieux.

@ Shahrzad : désolé pour la coquille. C'est corrigé.

@ JF et Anonyme : je reconnais que l'impact de l'extension des possibilités d'ouverture des commerces le dimanche sur les coûts de distribution n'est pas aussi évident que mon exposé le laisse entendre, du moins si on laisse de côté les coûts salariaux. L’argument que vous mentionnez indique en effet que la répartition des clients sur un nombre plus élevé de jours pourrait permettre de réduire les coûts fixes associés au fonctionnement d'un magasin, en réduisant la taille des infrastructures nécessaires pour accueillir les clients. Ce raisonnement est juste, mais repose sur l'hypothèse que le redimensionnement des magasins peut intervenir de manière instantanée. Or, pour l’ensemble des magasins existants (et ils sont nombreux), ces coûts fixes ont déjà été payés et ne peuvent plus être récupérés. Dans ces conditions, la diminution du nombre de clients par heure d’ouverture ne peut que mécaniquement accroître les coûts de distribution par unité vendue, ne serait-ce que parce que les magasins qui accueilleront le même nombre de clients sur un nombre plus élevé de jours paieront une facture énergétique plus élevée. L’argument du redimensionnement n’est donc valable que pour les grandes surfaces qui seront créées après la réforme. En réalité, la principale raison de l’augmentation des coûts de distribution est ailleurs : les coûts salariaux, eux, vont nécessairement augmenter en raison de la compensation salariale prévue pour le travail dominical. En l’état actuel du projet de réforme, les employés qui accepteront de travailler le dimanche dans les grandes surfaces seront payés deux fois plus que les autres jours de la semaine et le redimensionnement des magasins n’y changera rien : un client qui décidera de faire ses courses le dimanche plutôt que le samedi entraînera un surcoût salarial pour le magasin, ce qui aura pour effet mécanique d’accroître le prix des produits vendus.

Anonyme a dit…

Il me semble que le surcoût salarial ne joue également qu'à court terme.
Si une loi impose de payer le double le dimanche, on peut penser que le salaire global augmente à court terme, mais s'équilibre à long terme au même point que celui où il aurait été sans la loi, qui est le résultat de l'équilibre entre offre et demande. Après une période de modération salariale, le salaire journalier moyen à long terme sera plus bas que ce qu'il aurait pu être sans réforme, et doublé le dimanche.

Anonyme a dit…

Je partage l'avis de JF et Anonyme pour avoir travaillé pour une grande chaine de distribution non alimentaire
celle ci avait quelques magasins qui ouvraient tous les dimanches avec une forte rentabilité malgré le paiement des salaires double le dimanche

Il faut comprendre que le samedi représente entre 40 et 50% des ventes : les autres jours le magasin n'est pas utilisé à ses pleines possibilités et les vendeurs présents non plus

En ouvrant le dimanche on y transfère une partie de l'activité ce qui fait tomber le samedi autour de 30% du total
le résultat est une meilleure productivité du capital et une meilleure productivité salariale

Cela permet aussi d'offrir beaucoup plus de postes à temps complet (on voit bien si le samedi représente 40% du total qu'il faut beaucoup de salariés à temps partiel)

Évidemment, le passage au dimanche n'est utile que si les ventes globales sont en croissance et le bénéfice ne se fait que progressivement

En pratique, le mieux est d'ouvrir d'abord quelques dimanches dans les périodes de pointe (le non alimentaire est souvent plus saisonnier) puis progressivement sur d'autres périodes saturées

A noter que cela ne marche que dans certaines zones très urbaines (les habitudes des consommateurs sont différentes et le m2 est cher) et que bien sur (c'est le seul point où je rejoins P Askhenazy)cela favorise la grande distribution au dépens du petit commerce

Anonyme a dit…

Je plussoie JF, Verel et anonyme.
Les surcoûts liés au pic d'activité du samedi ne se limitent pas à des coûts d'infrastructure.

Il y a le nombre de caisses et l'implantation du magasin. Les hypers sont obligés de dimensionner la ligne de caisse pour le niveau d'activité maximal. Si ce pic est réduit, le magasin pourra réallouer une partie de la surface à la vente et réduire ses investissements/dépenses liées aux systèmes de caisse.

Il y a également un élément dont on parle rarement : la démarque. Pour faire court, c'est pendant les périodes de bourre que les vols et détériorations de marchandises sont les plus importants. De même, de forts pics d'activité augmentent les déperditions de produits frais. Bref, le magasin a tout intérêt à lisser au maximum son activité et étaler le pic du samedi sur les 2 jours du week-end.

Enfin, puisqu'on parle de coûts sociaux, il faut prendre en compte le bénéfice social d'un tel lissage. Pour beaucoup de familles, faire ses courses le samedi dans des magasins bondés avec des parkings et des voies d'accès saturés est une épreuve. L'ouverture dominicale offre la possibilité de faire ses courses dans un contexte moins stressant en perdant moins de temps.

Merci et bravo néanmoins pour cet article clair et argumenté.

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