Le cyclone Nargis a durement frappé la Birmanie le 2 mai, faisant des dizaines de milliers de morts et des millions de sinistrés. La folie du régime en place ne fait qu’aggraver une situation humanitaire déjà désespérée. Dans ce contexte, on a pu lire l’appel de l’économiste Esther Duflo à donner de l’argent pour financer l’aide humanitaire en Birmanie, ou du moins ce qui peut passer au travers des délires fanatiques des militaires birmans. Médecins sans Frontières (MSF) explique aussi que l’aide est insuffisante et espère que les donateurs officiels vont accroître rapidement leur soutien. Dur contraste avec la Chine où la même ONG a mis un terme à ses activités médicales d’urgence à la suite du séisme, constatant que les autorités assumaient largement leur rôle. Certains se souviendront peut-être encore que lors du tsunami en Asie du Sud-Est en décembre 2004, MSF avait demandé un arrêt des dons tant l’organisation en avait été submergée et ne pouvait honnêtement prétendre allouer tout cet argent à cette unique catastrophe. Ces quelques exemples suggèrent que chaque catastrophe naturelle reçoit des réponses bien différentes de la part des donateurs. Dans ce billet, je propose d’analyser un peu plus l’aide humanitaire publique et de mieux comprendre les motivations des donateurs.
I/Catastrophes naturelles : quelques tendances historiques
L’étude des catastrophes naturelles a été assez récemment grandement facilitée par la création de la base de données de l’Université Catholique de Louvain. Celle-ci recense ces catastrophes, leur intensité et leur coût. Le site web propose, en plus des données détaillées pour les chercheurs, des cartes et des graphiques qui permettent de se faire rapidement une idée des tendances historiques.
On y apprend notamment que le nombre de catastrophes naturelles dans le monde augmente continuellement, même si la tendance semble s’être ralentie ces toutes dernières années. Il faut néanmoins être prudent avec ce genre de résultats avant de conclure qu’ils annonce l’imminence de l’apocalypse. Il est à craindre en effet que beaucoup de catastrophes dans le passé n’aient pas été documentées. Les changements de régime peuvent parfois améliorer de manière surprenante les données : ainsi, le nombre de catastrophes naturelles par an a soudainement augmenté en Chine dès 1980, année où Deng Xiaoping se hisse à la tête du pays après la mort de Mao Zedong en 1976. Tandis que le nombre de catastrophes au niveau mondial a augmenté, le nombre de morts a légèrement diminué. Nous nous trouvons donc dans une situation où nous sommes plus exposés du fait du plus grand nombre de catastrophes, mais avec un risque moindre de mourir à cause de ces mêmes catastrophes.
Deux autres caractéristiques sont plus intéressantes. L'Emergency Events Database permet de comparer la distribution géographique des catastrophes et la distribution géographique du nombre de victimes qu’elles font. La carte qui suit indique, pour la période 1976-2005, le nombre de catastrophes par pays. Comme on peut le voir, les pays pauvres ne sont pas particulièrement touchés par rapport au reste du monde. On peut même dire que les pays riches sont plus exposés.
La seconde carte montre, pour la même période, le nombre de victimes pour 100000 habitants. On y constate l’inverse. Ce n’est sûrement pas une surprise de voir que les gens meurent davantage de catastrophes naturelles dans les pays pauvres que dans les pays riches, mais il faut bien souligner que ceci n’est pas dû à un acharnement excessif de la nature envers ces pays. L’idée selon laquelle il n’y a pas vraiment de catastrophes naturelles mais plutôt des sociétés et des politiques qui ne savent y faire face prend un peu plus de poids.
David Strömberg, de l’Institute for International Economic Studies, situé à Stockholm, a confirmé de manière plus rigoureuse dans cet article les impressions données par ces cartes. Il montre que le revenu d’un pays contribue négativement au nombre de victimes d’une catastrophe naturelle. D’après ses estimations, étant donné le nombre croissant de catastrophes, si le revenu des pays n’avait pas évolué depuis 1960, le nombre de morts aurait augmenté de 30% sur la période 1960-2004, au lieu d’être resté relativement stable. Il trouve aussi que la qualité des services publics et des infrastructures réduit le nombre de victimes. Ces deux variables expliquent donc en partie les deux cartes présentées ici.
II/ Qui reçoit de l’aide humanitaire ?
Il ne faut pas une imagination débordante pour penser que d’autres critères que la seule intensité de la catastrophe vont intervenir dans le montant d’aide humanitaire. David Strömberg montre qu’un pays a plus de chances de recevoir de l’aide humanitaire d’un pays développé s’il en est une ancienne colonie (et encore plus s’il est une ancienne colonie d’un pays latin comme la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), qu’il est proche géographiquement du pays donateur,et que le commerce entre les deux pays est important. Il montre ensuite que le montant déboursé dépend de la même manière de ces variables. Ces effets sont larges et confirment que les pays développés ne traitent pas de manière équivalente les pays touchés par des catastrophes naturelles. Ce résultat peut sembler évident et d’autres études avaient déjà prouvé que c’était le cas pour l’aide au développement en général, en soulignant la dimension politique de cette aide. On aurait cependant pu s’attendre à des résultats moins forts concernant l’aide humanitaire.
Rien de très surprenant jusqu’ici. Il semble cependant que ces variables ne prennent pas en compte un aspect important du problème. Comme nous l’avons déjà indiqué dans l’introduction, la couverture médiatique du tsunami en 2004 fut gigantesque et suscita plus de dons que les ONG ne pouvaient apparemment gérer pour cette seule catastrophe. L’originalité de l’article de Strömberg réside dans son analyse de l’impact des médias sur l’aide humanitaire officielle. Il utilise une variable « médiatique » qui indique si une des plus importantes chaînes de télévision américaine (ABC, CBS, NBC, ou CNN) a couvert l’événement. Naturellement, il ne s’intéresse qu'à l’aide américaine, mais cela n'est pas trop gênant dans la mesure où les Etats-Unis représentent une part très importante de l’aide humanitaire mondiale. Strömberg trouve que si la catastrophe est couverte par les médias, la probabilité que les Etats-Unis donnent de l’aide humanitaire augmente de 9%, à intensité égale (mesurée par le nombre de victimes et de sinistrés).
Cependant corrélation ne signifie pas causalité. Les médias, tout comme les donateurs, s’intéressent aux catastrophes les plus importantes ou les plus spectaculaires, qui ne sont pas nécessairement celles qui font le plus de victimes ou de sinistrés ne (les éruptions volcaniques ont tendance à attirer davantage l'attention des médias que les famines, même si les éruptions font généralement peu de morts). Dans ce cas, rien ne permet d'affirmer que les medias ont une influence causale sur les dons : il se peut en effet que l’attention des médias et des donateurs soit simplement éveillée par des caractéristiques similaires (le volcan qui crache de la lave), mais non observées.
Afin de résoudre ce problème pour déterminer l'impact réellement causal des médias sur les dons humanitaires, nous avons besoin d’une variable qui va faire varier le niveau d’attention des médias de manière indépendante, sans influer par ailleurs sur le comportement des donateurs. Strömberg utilise le fait que si d’autres événements importants (procès d’O.J. Simpson, jeux Olympiques, mort de la princesse Diana, etc.) ont eu lieu en même temps que la catastrophe, la couverture médiatique sera réduite. Reprenons l’exemple des éruptions. Celles-ci attirent médias et donateurs. On trouvera donc que couverture médiatique et éruptions sont associées, sans pour autant que cela signifie que l’un cause l’autre. Prenons maintenant deux éruptions strictement identiques. La seule différence est que la première a lieu pendant les JO, la seconde une semaine « normale » sans autre événement particulier. Si on constate que la première apparaît moins dans les médias et attire peu d’aide humanitaire, tandis que la seconde y apparaît plus et attire beaucoup d’aide, alors on aura réussi à isoler le lien de cause à effet.
Dans un autre article par Thomas Eisensee et le même David Strömberg, il est montré que la relation entre couverture médiatique et « pression médiatique » (c'est-à-dire la concurrence entre différents événements) existe bien. Et lorsqu'on utilise cette source de variation, le lien de causalité entre médias et aide humanitaire est confirmé. En d’autres termes, il vaut mieux être frappé par une catastrophe naturelle lorsque les médias sont disponibles, afin de profiter d’une bonne couverture médiatique et d’un montant d’aide humanitaire important. Cet effet est important : dans l’article d'Eisensee et Strömberg, il est estimé que pour avoir la même chance de provoquer une aide humanitaire américaine, une catastrophe naturelle doit faire 6 fois plus de victimes lorsque que la « pression médiatique » est haute plutôt que basse. Elle doit en faire 3 fois si elle a lieu lors de Jeux Olympiques plutôt qu’un jour normal. Les auteurs montrent également que les médias s’intéressent à 30% des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, mais à seulement 5% des épidémies, sécheresses et famines alors qu’elles ne sont pas moins meurtrières. Le biais existe aussi entre les régions, avec moins de 5% des catastrophes en Afrique dans les médias, contre 15% pour l’Europe et l’Amérique du Sud. Ce biais médiatique se traduit ensuite par un niveau plus faible d’aide humanitaire et des conséquences humaines malheureusement difficiles à quantifier.
Au final, on peut regretter que les dons humanitaires réagissent aux choix éditoriaux des chaînes de télévision, du moins aux Etats-Unis (il reste à confirmer ces effets pour d’autres pays), mais on est obligé de reconnaître l’influence des médias, aussi biaisée qu'elle soit. Et apprendre que le procès d’O.J. Simpson ait pu avoir des répercussions sur la politique d’aide au développement n’est pas une perspective particulièrement réjouissante.
III/ Conclusion
Plusieurs points importants n’ont pas été évoqués dans ce billet. Nous avons souligné que l’allocation de l’aide publique humanitaire dépend de variables politiques et de l’attention que les médias leur portent. Les données sur l’aide privée sont très incomplètes et ne permettent pas de faire le même genre d’analyse. C’est dommage car on aimerait savoir si les ONG, sûrement moins sensibles aux motivations politiques et stratégiques, permettent de compenser le biais public. Malheureusement on voit mal pourquoi les donateurs privés seraient moins sensibles que l’Etat aux images médiatiques (l’exemple du tsunami de 2004 laisserait même envisager le contraire). De même les ONG, qui doivent rendre des comptes à ceux qui les financent par leurs dons et acquérir une visibilité sur la scène encombrée de l’aide au développement, ne peuvent pas complètement s’affranchir d’une couverture médiatique.
Par ailleurs, les résultats précédents sur le rôle des médias n'ont été démontrés que pour l’aide américaine. Même si celle-ci représente une part importante de l’aide total, on aimerait savoir si les résultats sont robustes au niveau international. Les nombreux acteurs officiels, bilatéraux et multilatéraux, interagissent sur le marché de l’aide et un biais américain pourrait être compensé par un autre biais européen ou, de manière peut-être plus probable, par les institutions multilatérales. Là encore, on doitrester très prudent face à ces hypothèses, en attendant des études complémentaires.
Dernière question soulevée par l’exemple de la Birmanie : le problème de l’aide aux dictatures. Nous reviendrons sur ce sujet épineux dans d’autres billets, mais ce pays constitue un cas d’école. Non seulement se pose la question du soutien financier aux dictateurs, mais aussi des moyens de toucher une population mise à l’écart par le régime. On voit bien que même dans le cas d’une catastrophe, il est difficile d’accéder aux zones sinistrées à cause du blocage politique. Au-delà des calculs politiques et stratégiques effectués par les donateurs et malgré la couverture médiatique, un pays peut sciemment décider d’affamer et de laisser périr sa population. L’aide au développement pour la Birmanie a été fortement réduite après la violente répression qui a suivi les émeutes de 1988 et le refus des militaires de reconnaître leur défaite lors des élections de 1990. On peut comprendre les raisons qui avaient alors motivé la diminution de l'aide publique. Dans ces conditions, une fois que l’urgence de l’aide humanitaire déclenchée par le cyclone Nargis sera passée, que devront faire les donateurs ?
I/Catastrophes naturelles : quelques tendances historiques
L’étude des catastrophes naturelles a été assez récemment grandement facilitée par la création de la base de données de l’Université Catholique de Louvain. Celle-ci recense ces catastrophes, leur intensité et leur coût. Le site web propose, en plus des données détaillées pour les chercheurs, des cartes et des graphiques qui permettent de se faire rapidement une idée des tendances historiques.
On y apprend notamment que le nombre de catastrophes naturelles dans le monde augmente continuellement, même si la tendance semble s’être ralentie ces toutes dernières années. Il faut néanmoins être prudent avec ce genre de résultats avant de conclure qu’ils annonce l’imminence de l’apocalypse. Il est à craindre en effet que beaucoup de catastrophes dans le passé n’aient pas été documentées. Les changements de régime peuvent parfois améliorer de manière surprenante les données : ainsi, le nombre de catastrophes naturelles par an a soudainement augmenté en Chine dès 1980, année où Deng Xiaoping se hisse à la tête du pays après la mort de Mao Zedong en 1976. Tandis que le nombre de catastrophes au niveau mondial a augmenté, le nombre de morts a légèrement diminué. Nous nous trouvons donc dans une situation où nous sommes plus exposés du fait du plus grand nombre de catastrophes, mais avec un risque moindre de mourir à cause de ces mêmes catastrophes.
Deux autres caractéristiques sont plus intéressantes. L'Emergency Events Database permet de comparer la distribution géographique des catastrophes et la distribution géographique du nombre de victimes qu’elles font. La carte qui suit indique, pour la période 1976-2005, le nombre de catastrophes par pays. Comme on peut le voir, les pays pauvres ne sont pas particulièrement touchés par rapport au reste du monde. On peut même dire que les pays riches sont plus exposés.
La seconde carte montre, pour la même période, le nombre de victimes pour 100000 habitants. On y constate l’inverse. Ce n’est sûrement pas une surprise de voir que les gens meurent davantage de catastrophes naturelles dans les pays pauvres que dans les pays riches, mais il faut bien souligner que ceci n’est pas dû à un acharnement excessif de la nature envers ces pays. L’idée selon laquelle il n’y a pas vraiment de catastrophes naturelles mais plutôt des sociétés et des politiques qui ne savent y faire face prend un peu plus de poids.
David Strömberg, de l’Institute for International Economic Studies, situé à Stockholm, a confirmé de manière plus rigoureuse dans cet article les impressions données par ces cartes. Il montre que le revenu d’un pays contribue négativement au nombre de victimes d’une catastrophe naturelle. D’après ses estimations, étant donné le nombre croissant de catastrophes, si le revenu des pays n’avait pas évolué depuis 1960, le nombre de morts aurait augmenté de 30% sur la période 1960-2004, au lieu d’être resté relativement stable. Il trouve aussi que la qualité des services publics et des infrastructures réduit le nombre de victimes. Ces deux variables expliquent donc en partie les deux cartes présentées ici.
II/ Qui reçoit de l’aide humanitaire ?
Il ne faut pas une imagination débordante pour penser que d’autres critères que la seule intensité de la catastrophe vont intervenir dans le montant d’aide humanitaire. David Strömberg montre qu’un pays a plus de chances de recevoir de l’aide humanitaire d’un pays développé s’il en est une ancienne colonie (et encore plus s’il est une ancienne colonie d’un pays latin comme la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), qu’il est proche géographiquement du pays donateur,et que le commerce entre les deux pays est important. Il montre ensuite que le montant déboursé dépend de la même manière de ces variables. Ces effets sont larges et confirment que les pays développés ne traitent pas de manière équivalente les pays touchés par des catastrophes naturelles. Ce résultat peut sembler évident et d’autres études avaient déjà prouvé que c’était le cas pour l’aide au développement en général, en soulignant la dimension politique de cette aide. On aurait cependant pu s’attendre à des résultats moins forts concernant l’aide humanitaire.
Rien de très surprenant jusqu’ici. Il semble cependant que ces variables ne prennent pas en compte un aspect important du problème. Comme nous l’avons déjà indiqué dans l’introduction, la couverture médiatique du tsunami en 2004 fut gigantesque et suscita plus de dons que les ONG ne pouvaient apparemment gérer pour cette seule catastrophe. L’originalité de l’article de Strömberg réside dans son analyse de l’impact des médias sur l’aide humanitaire officielle. Il utilise une variable « médiatique » qui indique si une des plus importantes chaînes de télévision américaine (ABC, CBS, NBC, ou CNN) a couvert l’événement. Naturellement, il ne s’intéresse qu'à l’aide américaine, mais cela n'est pas trop gênant dans la mesure où les Etats-Unis représentent une part très importante de l’aide humanitaire mondiale. Strömberg trouve que si la catastrophe est couverte par les médias, la probabilité que les Etats-Unis donnent de l’aide humanitaire augmente de 9%, à intensité égale (mesurée par le nombre de victimes et de sinistrés).
Cependant corrélation ne signifie pas causalité. Les médias, tout comme les donateurs, s’intéressent aux catastrophes les plus importantes ou les plus spectaculaires, qui ne sont pas nécessairement celles qui font le plus de victimes ou de sinistrés ne (les éruptions volcaniques ont tendance à attirer davantage l'attention des médias que les famines, même si les éruptions font généralement peu de morts). Dans ce cas, rien ne permet d'affirmer que les medias ont une influence causale sur les dons : il se peut en effet que l’attention des médias et des donateurs soit simplement éveillée par des caractéristiques similaires (le volcan qui crache de la lave), mais non observées.
Afin de résoudre ce problème pour déterminer l'impact réellement causal des médias sur les dons humanitaires, nous avons besoin d’une variable qui va faire varier le niveau d’attention des médias de manière indépendante, sans influer par ailleurs sur le comportement des donateurs. Strömberg utilise le fait que si d’autres événements importants (procès d’O.J. Simpson, jeux Olympiques, mort de la princesse Diana, etc.) ont eu lieu en même temps que la catastrophe, la couverture médiatique sera réduite. Reprenons l’exemple des éruptions. Celles-ci attirent médias et donateurs. On trouvera donc que couverture médiatique et éruptions sont associées, sans pour autant que cela signifie que l’un cause l’autre. Prenons maintenant deux éruptions strictement identiques. La seule différence est que la première a lieu pendant les JO, la seconde une semaine « normale » sans autre événement particulier. Si on constate que la première apparaît moins dans les médias et attire peu d’aide humanitaire, tandis que la seconde y apparaît plus et attire beaucoup d’aide, alors on aura réussi à isoler le lien de cause à effet.
Dans un autre article par Thomas Eisensee et le même David Strömberg, il est montré que la relation entre couverture médiatique et « pression médiatique » (c'est-à-dire la concurrence entre différents événements) existe bien. Et lorsqu'on utilise cette source de variation, le lien de causalité entre médias et aide humanitaire est confirmé. En d’autres termes, il vaut mieux être frappé par une catastrophe naturelle lorsque les médias sont disponibles, afin de profiter d’une bonne couverture médiatique et d’un montant d’aide humanitaire important. Cet effet est important : dans l’article d'Eisensee et Strömberg, il est estimé que pour avoir la même chance de provoquer une aide humanitaire américaine, une catastrophe naturelle doit faire 6 fois plus de victimes lorsque que la « pression médiatique » est haute plutôt que basse. Elle doit en faire 3 fois si elle a lieu lors de Jeux Olympiques plutôt qu’un jour normal. Les auteurs montrent également que les médias s’intéressent à 30% des tremblements de terre et des éruptions volcaniques, mais à seulement 5% des épidémies, sécheresses et famines alors qu’elles ne sont pas moins meurtrières. Le biais existe aussi entre les régions, avec moins de 5% des catastrophes en Afrique dans les médias, contre 15% pour l’Europe et l’Amérique du Sud. Ce biais médiatique se traduit ensuite par un niveau plus faible d’aide humanitaire et des conséquences humaines malheureusement difficiles à quantifier.
Au final, on peut regretter que les dons humanitaires réagissent aux choix éditoriaux des chaînes de télévision, du moins aux Etats-Unis (il reste à confirmer ces effets pour d’autres pays), mais on est obligé de reconnaître l’influence des médias, aussi biaisée qu'elle soit. Et apprendre que le procès d’O.J. Simpson ait pu avoir des répercussions sur la politique d’aide au développement n’est pas une perspective particulièrement réjouissante.
III/ Conclusion
Plusieurs points importants n’ont pas été évoqués dans ce billet. Nous avons souligné que l’allocation de l’aide publique humanitaire dépend de variables politiques et de l’attention que les médias leur portent. Les données sur l’aide privée sont très incomplètes et ne permettent pas de faire le même genre d’analyse. C’est dommage car on aimerait savoir si les ONG, sûrement moins sensibles aux motivations politiques et stratégiques, permettent de compenser le biais public. Malheureusement on voit mal pourquoi les donateurs privés seraient moins sensibles que l’Etat aux images médiatiques (l’exemple du tsunami de 2004 laisserait même envisager le contraire). De même les ONG, qui doivent rendre des comptes à ceux qui les financent par leurs dons et acquérir une visibilité sur la scène encombrée de l’aide au développement, ne peuvent pas complètement s’affranchir d’une couverture médiatique.
Par ailleurs, les résultats précédents sur le rôle des médias n'ont été démontrés que pour l’aide américaine. Même si celle-ci représente une part importante de l’aide total, on aimerait savoir si les résultats sont robustes au niveau international. Les nombreux acteurs officiels, bilatéraux et multilatéraux, interagissent sur le marché de l’aide et un biais américain pourrait être compensé par un autre biais européen ou, de manière peut-être plus probable, par les institutions multilatérales. Là encore, on doitrester très prudent face à ces hypothèses, en attendant des études complémentaires.
Dernière question soulevée par l’exemple de la Birmanie : le problème de l’aide aux dictatures. Nous reviendrons sur ce sujet épineux dans d’autres billets, mais ce pays constitue un cas d’école. Non seulement se pose la question du soutien financier aux dictateurs, mais aussi des moyens de toucher une population mise à l’écart par le régime. On voit bien que même dans le cas d’une catastrophe, il est difficile d’accéder aux zones sinistrées à cause du blocage politique. Au-delà des calculs politiques et stratégiques effectués par les donateurs et malgré la couverture médiatique, un pays peut sciemment décider d’affamer et de laisser périr sa population. L’aide au développement pour la Birmanie a été fortement réduite après la violente répression qui a suivi les émeutes de 1988 et le refus des militaires de reconnaître leur défaite lors des élections de 1990. On peut comprendre les raisons qui avaient alors motivé la diminution de l'aide publique. Dans ces conditions, une fois que l’urgence de l’aide humanitaire déclenchée par le cyclone Nargis sera passée, que devront faire les donateurs ?