mardi 20 novembre 2007

Max Weber revisited


Un article récent venu de chez nos cousins Germains nous offre un intéressant retour sur la thèse centrale de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Une énième critique d’un grand classique déjà surabondamment commenté ? Pas tout à fait : l’intérêt de la démarche des auteurs tient au fait qu’ils testent empiriquement, sur des données d’époque, les mécanismes avancés par Weber dans cet ouvrage.

Armés d’impressionnantes données collectées par l’administration prussienne a la fin du XIXe siècle, Sascha Becker et Ludger Woessmann, chercheurs au Center for Economic Studies de Munich, reviennent sur la nature du lien entre protestantisme et prospérité économique esquissé par Weber : là où Weber attribue cette plus grande prospérité à un ethos protestant libérant l’accumulation des richesses par le travail en faisant de la réussite économique un signe d’élection divine, les auteurs trouvent dans les données de quoi soutenir une autre explication, qui se fonde sur une accumulation de capital humain plus importante chez les protestants. Celle-ci s’expliquerait par un élément-clé de la Reforme luthérienne : afin que chacun puisse lire les Evangiles, traduits en langue allemande, Luther recommande explicitement, en 1520, que l’ensemble des villes se dotent d’écoles élémentaires. Si la motivation de cette alphabétisation est uniquement religieuse, ses effets, eux, débordent sur la sphère économique – à concurrence de la proportion de protestants dans la localité. Les auteurs montrent sur la base de données chiffrées que c’est bien cette alphabétisation plus importante et plus précoce chez les protestants qui est à l’origine de leur plus grande prospérité économique, telle qu’observée par Weber à la fin du XIXe siècle.

L’écriture de l’ouvrage elle-même est née d’une constatation empirique : dans la Prusse du XIXe siècle, Weber observe que les protestants (qui représentaient environ deux tiers de la population en 1871, contre un tiers de catholiques) semblent jouir d’une plus grande prospérité économique. Le premier intérêt du travail de Becker et Woessmann est donc de fournir des éléments factuels sur cette relation. En effet, ce lien ne va pas de soi : la littérature qui s’est depuis intéressée à la relation entre protestantisme et prospérité économique peine à établir de manière convaincante l’existence d’un lien univoque. Il y a toutes les raisons de douter de bon nombre de ces études, qui pour la plupart se contentent de simples comparaisons entre pays : les différences de religion se mêlent alors a un certain nombre de spécificités nationales, si bien qu'il est difficile d'identifier ce qui provient de la religion en elle même et ce qui provient d'autres caractéristiques variant de pays à pays et pouvant être corrélées à la religion (institutions, géographie, etc.). Les auteurs disposent ici de données de recensement définies au niveau des « cantons » prussiens (Kreise) et qui indiquent l’affiliation religieuse, le niveau d’éducation et de nombreuses autres variables démographiques et économiques - données d'une qualité particulièrement impressionnante pour l’époque… En se concentrant sur les données issues du recensement à l’intérieur d’un même pays, les auteurs confirment ainsi l’observation de Weber : a la fin du XIXe siècle, une plus forte proportion de Protestants dans un canton est synonyme de revenus plus élevés, et d’un développement plus avancé du secteur manufacturier. Mais si les données confirment le fait que le protestantisme est associé à une plus grande prospérité économique, elles montrent que les cantons à forte majorité de protestants bénéficient également d’une alphabétisation significativement plus élevée.

Le second et principal intérêt de cette étude est donc de proposer une explication alternative à celle de Weber quant à la raison pour laquelle le protestantisme est, à la fin du XIXe siècle, synonyme de plus grande prospérité économique. La Réforme implique, pour des raisons purement religieuses à l’origine, une augmentation de l’alphabétisation. Les figures 2 et 4 issues de l’article et reproduites ci-dessous illustrent graphiquement cette relation.

D'abord, la répartition géographique du protestantisme en Prusse à la fin du XIXe :


Ensuite, la répartition du niveau d'alphabétisation à la même époque :


La figure 3 montre quant elle le revenu moyen individuel par canton, indicateur de prospérité économique utilisé par les auteurs (au même titre que la part du secteur manufacturier dans l’économie, non reporté ici, qui mesure de manière indirecte le degré de développement du capitalisme moderne) :


La question statistique centrale est de déterminer à quel point ces différences de niveau d’éducation induites par la Réforme sont à même d’expliquer les différences de prospérité économique entre cantons. Les résultats de leurs estimations utilisant des données administratives sur l’affiliation religieuse, l’instruction et la situation économique à la fin du XIXe siècle, indiquent que les différences de niveau d’éducation entre protestants et catholiques expliquent l’intégralité des différences économiques (1). Une fois le niveau d’éducation pris en compte, l’affiliation religieuse n’a donc statistiquement plus aucun effet propre. Pour le dire autrement, ce n’est ainsi pas le fait d’être protestant en soi qui explique ces meilleurs résultats économiques, mais le fait qu’être protestant en Prusse à la fin du XIXe siècle va de pair, en moyenne, avec le fait d’avoir bénéficie d’un niveau d’éducation supérieur…

NOTE :

(1) L'hypothèse faite ici est que la Réforme survient dans un lieu donné de manière indépendante des conditions économiques et du niveau d’éducation. Si à l’inverse la probabilité de devenir protestant, qui à son tour conditionne le niveau d’alphabétisation, dépend d’une manière ou d’une autre de variables économiques locales, alors les estimations évoquées ci-dessus sont biaisées. Les auteurs traitent ce problème explicitement en utilisant le fait que la Réforme se diffuse en cercles concentriques autour de Wittenberg, la ville de Saxe-Anhalt ou Luther affiche ses 95 thèses contre les indulgences en 1517 – la distance à Wittenberg est alors utilisée comme un instrument. Il faut noter par ailleurs que les citoyens allemands n’avaient alors pas la liberté de culte – ce sont les princes qui choisissaient la religion de leurs sujets, selon le principe « Cujus regio, ejus religio ».
_Mathieu_

13 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci beaucoup de proposer un résumé de cette analyse. Voilà une idée qui semble vraiment intéressante et novatrice.

Anonyme a dit…

Merci beaucoup. Enorme !!
Ce qui est bien avec les faits, c'est qu'ils permettent de trancher avec les propositions théoriques alternatives. C'est de la science humain au bon sens du terme ce boulot là, au sens où il ne s'agit pas de rhétorique hermétique au services d'idéaux et d'a priori mais de falsification/corroboration de théories univoques par les faits. La sociologie de papa est morte, vive la sociologie.

Anonyme a dit…

en voila un beau résumé. Merci de rendre visibles des travaux qui resteraient inconnus pour ceux qui n'osent pas se plonger par pur plaisir dans 50 pages d'anglais écrites par des allemands ;)

Anonyme a dit…

Je me demande comment classer cela avec les données de gregory clark (a farewell to alms). N'a t'on pas un problème de causalité? Est-ce que tout simplement, ce n'est pas la richesse qui favorise l'éducation et crée un cercle vertueux?

Anonyme a dit…

ESt ce à dire qu'on doivent se convertir au protestantisme ?

Genre les musulmans, bouddhistes, cathos, juifs etc ...?

Antoine a dit…

@Anonyme: Non, justement pas! Cela veut dire qu'il faut apprendre a lire et a écrire, aller a l'ecole, lire des livres et des bons blogs!

Anonyme a dit…

Je rappelle que les statistiques ethniques ou religieuses sont interdites par la Constitution.

Je vous prie de bien vouloir continuer à propager l'idée fasciste d'une hiérarchie des religions, et de ne pas essayer de contester le racisme par des méthodes transparentes. Merci.

Je rappelle que le recel d'articles de propagande scientifique utilisant des données ethniques/religieuses/sexuées est aussi lourdement condamné...

Anonyme a dit…

Intéressant... surtout qu'une partie de mes recherches portent sur Weber (pas spécifiquement sur ses travaux sur la religion mais bon).
Cependant, je ne suis pas sur que cette étude remette en cause la thèse Weber. D'une part, Weber a toujours été explicite sur le fait qu'il ne fait pas de *l'éthique* protestante le seul facteur explicatif de l'émergence du capitalisme. Au delà de ça, si on relit attentivement Weber, on s'aperçoit qu'il ne cherchait pas une relation de causalité mais des "affinités électives" : en clair, avancer des arguments pour montrer que le calvinisme (qui se caractérise essentiellement par le dogme de la prédestination) peut logiquement contribuer au développement de pratiques économiques capitalistes.
Enfin, je suis toujours très méfiant face à ce genre de travaux (qui restent nécessaires je l'admet) qui essayent de montrer la préondérance quantitative de telle ou telle relation causale. C'est peut-être mon biais d'amateur de philosophie des sciences qui parle, mais ça me fait tout de suite penser à la thèse de Duhem-Quine et au problème de la sous-détermination... Cela dit, heuristiquement parlant, ça reste intéressant.

Anonyme a dit…

L’alphabétisation à l’origine de la prospérité économique : voila une théorie que ne renierait pas l’historien et démographe Emmanuel TODD.
Après avoir établi le lien fondamental entre alphabétisation et développement économique, il défend la thèse que l’accroissement des inégalités constaté depuis plusieurs années maintenant (après une phase d’alphabétisation globale de la population mondiale) est du principalement au fait qu’une minorité d’individus seulement a accès à l’éducation supérieure.

Unknown a dit…

"N'a t'on pas un problème de causalité? Est-ce que tout simplement, ce n'est pas la richesse qui favorise l'éducation et crée un cercle vertueux?"

Si Alex, et tu pointes un fait très curieux dont on n'a pas encore élucidé l'origine.

Pourquoi quand des économistes observent une bonne corrélation avec d'excellents soupçons de causalité, ils choisissent très généralement la causalité inverse. Ainsi la charrue pousse les boeufs, l'éducation crée les emplois, la recherche crée le développement, etc.

Pourquoi?

Comme dit JDC avant le feed back il faut du feed.

En tous les cas bravo, bravo pour ce blog, et le travail de réflexion derrière.

Anonyme a dit…

@Larry : Si je peux me permettre, sur cet article, l'essentiel n'est pas de savoir si l'école crée de la richesse ou l'inverse, mais que ces deux phénomènes pris en compte suffisent à expliquer ce que d'aucuns voulaient attribuer à la Religion. C'est déjà pas mal comme résultat, non ?

Anonyme a dit…

"L'«éthique protestante» de Max Weber, qui privilégiait le travail, l'épargne, la vie simple, la probité, la responsabilité et une économie oeuvrant à la satisfaction de vrais besoins, s'est muée en son contraire : un «éthos infantiliste» qui glorifie la consommation, la superficialité et la dépense inutile pour assouvir de faux besoins. Les ex-citoyens sont transformés en grands enfants, tandis que les vrais enfants et les adolescents deviennent l'épicentre et la cible privilégiée du marketing.

Benjamin Barber étudie sous divers angles cette régression culturelle, insistant notamment sur les progrès extravagants d'une privatisation qui dynamite le contrat social et n'épargne même plus les fonctions régaliennes de l'État, comme la police et l'armée, ou encore sur la création d'identités factices autour des marques.

Comment en finir avec cette éclipse de la démocratie, avec cette vie publique «schizophrénique» ? Pour l'auteur, ce n'est pas en essayant de miner le capitalisme consumériste de l'intérieur, en tant que consommateurs, ni en tentant de le brider, comme autrefois, dans le cadre devenu étriqué d'un État national. Le remède aux maux qui accablent la démocratie au sein des nations, c'est plus de démocratie entre les nations, et une action citoyenne mondiale."

Source : "Comment le capitalisme nous infantilise"
Auteur : Benjamin R. Barber
http://www.mollat.com/livres/benjamin-barber-comment-capitalisme-nous-infantilise-9782213632483.aspx

Anonyme a dit…

Tout à fait d'accord avec toi, "Heu...", ce texte montre l'importance d'autres déterminants de la prosperité économique au temps de la Prusse, mais il n'invalide pas la thèse de Weber ! Ce cher Max W. réfutait justement le monisme causal (au contraire de Marx, par exemple), arguant qu'un phénomène provient d'une conjonction presque infinie d'éléments, le chercheur choisissant un seul élément pour son analyse, essentiellement par affinités personnelles.

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