vendredi 30 mars 2007

Vivre et laisser mourir ?


Lorsqu’en France, on veut exhiber le dynamisme de notre économie on montre le nombre faramineux de créations d’entreprises. En général, la réponse des déclinologues c’est de dire que tout ça n’est qu’illusion puisqu’une part très importante de ces nouvelles entités meurent peu de temps après leur naissance, selon l'INSEE. Et d’ailleurs, s’il y a un chiffre qui fait peur c’est bien celui des défaillances d’entreprises. Nous allons voir pourquoi il faudrait peut-être en réalité s’en réjouir (sans sadisme de notre part bien sûr !).

Comme tout le monde le sait aujourd’hui, le nerf de la croissance économique, c’est l’innovation. Par là, on n’entend pas seulement des bonshommes dans un labo qui découvrent la potion magique pour la vendre ensuite aux pauvres petits gaulois que nous sommes. L’innovation, c’est aussi des nouveaux types d’organisation du travail, des nouveaux services (y compris dans des secteurs très anciens tels le commerce de détail). En règle générale, on attribue au capitalisme cette faculté de générer plus d’innovations que tout autre système économique. Cela n’empêche pas l’intervention de l’Etat pour développer les connaissances, mais on sait qu’une économie d’entreprises est plus à même de sélectionner les connaissances les plus utiles pour la population. Cela veut-il dire qu’il faille s’inquiéter de la santé du capitalisme lorsqu’une part non négligeable de ces entreprises disparaît régulièrement ?

Nous allons voir que la réponse est non. Le problème de l’innovation dans une entreprise, c’est son coût ; il y a des dépenses en recherche-développement bien évidemment, mais aussi et surtout un coût d’opportunité : si je suis déjà le meilleur sur mon marché, innover ne m’apportera que peu de profits supplémentaires ; en revanche, si je pars de zéro, innover me permettra de dépasser les firmes en place et donc de générer un surprofit beaucoup plus conséquent. Ce raisonnement vaut surtout si le coût de recherche de l’innovation est sensiblement le même pour toutes les entreprises, c’est-à-dire lorsque l’innovation est dite radicale (et non incrémentale). Mais l’argument est encore plus fort s’il est coûteux pour une entreprise en place de changer d’organisation du travail : bouger les habitudes prises, faire comprendre la nécessité du changement, cela prend effectivement du temps et de l’argent. Or coût est nécessairement moins élevé lorsque l’on part de zéro. Pour toutes ces raisons, les innovations les plus radicales ont plus de chances d'être portées par de jeunes entreprises.

Si l’on croit à tout ceci, une économie efficace détruirait et créerait certainement beaucoup plus d’entreprises que dans la réalité, avec à la clé une croissance économique plus forte. Qu’est-ce donc qui freine ce processus ? En grande partie les entreprises en place qui, du fait même de leur présence, empêchent le développement de nouvelles entreprises plus innovantes : elles peuvent temporairement livrer une guerre des prix, les clients peuvent prendre beaucoup de temps avant de changer leurs habitudes de consommation, etc. Si la nouvelle entreprise n’a pas les reins solides et les fonds nécessaires pour résister à cette période difficile, l’innovation qu’elle porte ne prendra pas place dans l’économie. La conclusion, c’est donc que la mort des entreprises peut favoriser le lancement d’innovations : la nature ayant horreur du vide, de nouveaux acteurs pourront plus facilement entrer sur le marché en mettant en œuvre des techniques plus récentes.

Cet argument n’est pas neuf, Joseph Schumpeter l’a exposé le premier en parlant de « destruction créatrice ». Mais en général, on ne saisit pas bien sa portée : ici, les disparitions d’entreprises sont au moins aussi importantes que les créations dans le processus de croissance. Il est certes important d’encourager les vocations d’entrepreneur, mais il l’est peut-être encore plus de ne pas donner trop de chances de survie aux entreprises en place. A l’extrême, l’exemple le plus parfait de « destruction créatrice » dans l’histoire de France, c’est la Seconde Guerre Mondiale : de vieilles usines ont été détruites, des capitalistes bien en place ont été expropriés, on a empêché les vieux cartels de se reformer, tout ceci a certainement été une des raisons du « rattrapage » de l’après-guerre.

Comment savoir si la « destruction créatrice » est encore forte en France ? La seule manière de faire est probablement de comparer notre situation avec celle des autres pays développés. Nous allons donc analyser l’origine et l’âge des 300 entreprises du monde dont les dépenses en recherche-développement étaient les plus importantes en 2005, selon un classement réalisé par le ministère de l'industrie britannique. Rapidement, on voit que 59 entreprises sont nées après 1960, la plupart dans des secteurs dont les innovations ont été « radicales » (informatique et biotechnologies), ce qui confirme notre raisonnement précédent. Mais sur ces 59 entreprises, 53 sont américaines et deux seulement sont européennes, Vodafone et SAP. Ceci ne veut pas dire que l’Europe est un pur imitateur puisque les entreprises européennes incluses dans ce classement dépensent au total autant en recherche-développement que les entreprises américaines. Simplement l’Europe est capable de générer beaucoup d’innovations « incrémentales » mais très peu d’innovations « radicales » par rapport aux Etats-Unis. Tirons aussi de ce classement la conclusion que la France est loin d’être seule dans son retard en la matière.

Beaucoup pensent que cette différence est liée à un goût du risque plus important chez les Américains, mais ceci est infirmé par la plupart des études psychologiques et expérimentales en la matière, comme l'ont bien exposé Augustin Landier et David Thesmar. Reste donc la possibilité que d’une part les entreprises en place mènent une vie trop dure aux petits nouveaux en Europe, et d’autre part les nouveaux entrepreneurs ne disposent pas de fonds suffisants en Europe pour faire face aux acteurs en place. Autrement dit, en France et en Europe, les entreprises ne sont pas assez fragiles et le système financier pas assez développé pour aboutir au niveau d’innovation radicale des Etats-Unis.

Laissons de côté les faiblesses financières européennes et focalisons-nous sur les raisons de la trop forte résistance des entreprises en place. Un élément important est qu’il il y a en France une tradition de sauvetage par l’Etat des entreprises en difficulté, officiellement pour préserver l’emploi. L’argument consiste à dire qu’en l’absence de possibilités de reconversion professionnelle les employés de l’entreprise défaillante ne seront pas capables de trouver un emploi convenant à leur spécialisation. Les études empiriques ne semblent pas confirmer cela : en France en 2005, une destruction d'emploi dans un secteur donné a 90% de chances de correspondre à une création d'emploi dans le même secteur, d'après l'INSEE. Ceci tout simplement parce que les nouveaux entrants n’innovent pas à partir de rien, ils ont aussi besoin d’employés disposant d’un savoir-faire spécifique au secteur en question. A priori donc, les personnes ayant le plus intérêt à un sauvetage de l’entreprise sont celles qui disposaient d’une rente grâce à cette entreprise, soit le plus souvent ses propriétaires et ses cadres dirigeants. Or ces personnes disposent aussi de bons moyens d’influencer l’action publique en faveur du sauvetage de leur entreprise. On pourrait citer d'autres politiques ayant sensiblement les mêmes origines et les mêmes effets, tels la réglementation des ouvertures de grandes surfaces commerciales. Ce qui est certain, c'est qu'en empêchant la mort des entreprises, toutes ces mesures sont très défavorables à l’innovation sans qu’elles préservent véritablement l’emploi.
Et quand bien même il y aurait encore trop de salariés visiblement mis sur le carreau par la concurrence autochtone ou étrangère (ce que les chiffres ne montrent pas), on sent bien que de telles souffrances ne relèvent pas d'une politique industrielle défensive (au coût par emploi sauvé faramineux) mais de la politique de l'emploi.

Enfin, la « destruction créatrice » ne signifie pas uniquement grand nombre de faillites, mais aussi grand nombre de transmissions d’entreprises (que l'on mesure très mal en France) : l’innovation a plus de chances d’être mise en œuvre si les machines, les usines peuvent facilement changer de mains. A cet égard, la fiscalité est un outil à double tranchant : une forte imposition sur le capital et les hauts revenus incite à vendre tout ou partie des parts d’entreprise que l’on possède et donc accélère la circulation du capital, mais une fiscalité qui favorise les transmissions d’entreprise héréditaires (comme c’est le cas en France) est encore pire que pas d’impôts du tout pour la mobilité du capital. Et là encore la transmission d’entreprises sera d’autant plus simple que les repreneurs éventuels seront capables de trouver facilement des fonds pour le rachat.

Laisser mourir les entreprises, encourager leur vente nous rapprocheraient donc de la situation américaine ; mais cela ne se ferait-il pas alors au prix d’inégalités fortes comme on le constate aux Etats-Unis ? Il apparaît que non car d’une part ce renouvellement incessant permet probablement d’accroître la mobilité sociale (ce que disait déjà Schumpeter) et d’autre part il peut être encouragé comme on l’a vu par une fiscalité fortement progressive. Encourager la destruction créatrice est donc plus que compatible avec les deux objectifs d’égalité des chances et d’égalité des situations.
_Laurent_

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jeudi 29 mars 2007

Eugenix ?


Je conçois déjà ton chagrin, cher lecteur, quand tu vas t’apercevoir dans quelques lignes, que ce post ne traite pas des Banques de sperme des Prix Nobel ! (Pour ceux qui seraient néanmoins intéressés par cette question, tous les détails de l’affaire se trouvent ici). Malheureusement, les économistes, pour ceux qui en douteraient encore, sont des gens beaucoup plus (trop ?) sérieux que cela. C’est donc, plus prosaïquement, à un voyage au pays des échelles d’équivalence qu’Ecopublix vous convie aujourd’hui (émotion garantie, vous pourrez toujours vous plaindre au modérateur) ! Ce petit voyage pose une question simple : notre politique familiale serait-elle imperceptiblement teintée des préceptes eugénixtes du bon vieux Charles Darwin ?

Ecoutons le grand homme :

« Nous devons supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des plus faibles et de la propagation de leur nature ; mais il apparaît ici qu’il y a au moins un frein à cette action régulière, à savoir que les membres faibles et inférieurs de la société ne se marient pas aussi librement que les sains ; et ce frein pourrait être indéfiniment renforcé par l’abstention du mariage des faibles de corps et d’esprit »

Simple, et de bon goût !

Un petit détour par les échelles d’équivalences est nécessaire pour comprendre en quoi notre politique familiale est peut-être plus eugéniste qu’il n’y paraît. De quoi s’agit-il exactement ? Les échelles d’équivalence, ce sont ces barèmes d’unité de consommation, qui permettent de tenir compte des économies d’échelles liées à la composition familiale. En gros, vivre à deux, ou à trois, ou à quatre, engendre des coûts supplémentaires, certes, mais génère aussi des économies : mutualisation d’un certain nombre de dépenses, rendements souvent croissants de la « production » domestique, etc. Ces économies d’échelle dans la consommation doivent impérativement être prises en compte dès lors que l’on veut comparer les niveaux de vie des ménages dont la composition familiale est différente. Car une famille de trois enfants gagnant 2000 euros nets par mois ne saurait se comparer à un célibataire touchant le même revenu. Comment font les économistes pour construire ces échelles ? Tout le problème tient à la quantification de ces fameuses économies de consommation réalisées. Ces économies ont d’ailleurs toutes les chances de dépendre de la nature des biens consommés : je ne fais pas les mêmes économies sur les yogourts et sur l’électricité ! Une idée simple, étant donné que les enquêtes ne peuvent différencier les consommations du ménage selon la personne du ménage, est de se servir des pratiques de consommation effectivement observées sur les ménages en fonction de leur composition familiale. Si, toutes choses égales par ailleurs, une famille de trois enfants a tendance à consommer 30% de plus qu’une famille de deux enfants, on en conclura que le troisième enfant vaut 0,3 unités de consommations. On le voit, plus les économies réalisées par individu supplémentaire dans le ménage sont fortes, moins chaque personne représentera d’unités de consommation. A l’opposé, en l’absence de ces économies d’échelles, chaque membre supplémentaire d’un ménage compterait pour 1 unité de consommation.

A partir de ce type d’études empiriques, plusieurs échelles ont été proposées. La plus communément utilisée aujourd’hui est celle dite « OCDE modifiée ». Elle attribue une unité de consommation au premier adulte, puis 0,5 à chaque adulte supplémentaire, et 0,3 unité pour tout enfant de moins de 14 ans. Evidemment, cette échelle ne saurait représenter parfaitement les économies réalisées par tous les ménages, dans tous les pays, à tous niveaux de revenu. Mais son avantage est d’être utilisée par tous, et donc d’offrir une comparabilité des résultats dans le temps et l’espace particulièrement appréciable.

A côté des ces échelles empiriques, il est amusant d’observer que les échelles d’équivalence connaissent de facto une traduction légale au travers des barèmes des prestations sociales et familiales accordées par les pouvoirs publics. En effet, la modulation des prestations selon la situation familiale repose sur des échelles implicites d’équivalence : on donne 440 euros de RMI à une personne seule, mais 661 euros à une personne en couple, car l’Etat vise à maintenir le même niveau de vie selon les situations familiales (objectif de solidarité horizontale). On le voit dans cet exemple, l’Etat considère donc qu’au niveau du RMI, une personne adulte supplémentaire représente 0,5 unité de consommation en plus ((661-440)/440=50,2%).

Et là, ça devient franchement drôle. Car quand l’on calcule les échelles d’équivalences implicites prévalant pour les différents dispositifs de politique sociale et familiale en France, voilà ce que l’on trouve (pour plus de détails, voir Colin et Guérin « Quelles prise en compte de la taille du ménage dans le système français de transferts sociaux-fiscaux ? » Document de Travail, DSDS, INSEE, 2005).

On le voit, le quotient familial, qui s’applique aux contribuables imposables (donc les 50% des foyers aux revenus les plus élevés), a tendance à considérer que ces économies d’échelle sont faibles voire nulles à ces niveaux de revenus, tandis que pour les autres prestations, qu’elles soient universelles (comme les allocations) ou ciblées sur les bas revenus, elles ont tendance à prendre en compte de fortes économies d’échelles familiales. Autrement dit, le système socio-fiscal français est beaucoup plus généreux avec les enfants de ménages riches qu’avec les enfants de ménages pauvres…

Bien sûr, comparer prestation par prestation n’a pas forcément grand sens. C’est pourquoi, en effectuant des micro-simulations de l’impact de toutes ces prestations sur les ménages, on peut obtenir une mesure de l’équivalence implicite du système socio-fiscal dans son ensemble, et ce pour différents niveaux de revenus. Le résultat est assez troublant : au niveau des très hauts revenus, le conjoint représente implicitement une unité de consommation et les 2 premiers enfants supplémentaires presque 0,4, quant au troisième, il représente aux yeux du système socio-fiscal presque 1 unité ! C’est une échelle beaucoup plus généreuse que celle qui prévaut à des niveaux de revenu inférieurs…

Du coup, on peut interpréter ces chiffres de deux manières :

1/ On peut d’abord penser que la puissance publique est capable de prouver que les ménages riches ne font pas d’économie d’échelle à vivre à deux, à la différence des ménages pauvres (du genre, les riches ont deux chambres séparées pour les conjoints, tandis que les pauvres, qui n’ont pas de chauffage peuvent partager le lit pour se réchauffer !). Ou encore que le coût d’un enfant riche est proportionnellement beaucoup plus fort que celui d’un enfant pauvre. (En soi, ce n’est pas impensable, mais tout de même, de tels écarts sont stupéfiants !)

2/ L’autre solution c’est d’admettre que parfois l’Etat fait sans doute plus que compenser les charges de famille. Indirectement donc, il soutient plus directement la nuptialité et la fécondité des ménages riches que celles des ménages pauvres (si l’on admet que les ménages réagissent de la même manière aux incitations financières quel que soit leur niveau de revenu, ce qui, en soi, n’a rien d’évident) !

Un brin eugéniste, donc, notre système socio-fiscal ? Pas forcément étonnant, me direz-vous, lorsque l’on sait la place prépondérante occupée par les réflexions des associations familiales et natalistes dans la genèse de la politique familiale française. Oui, mais tout de même, il est amusant d’en constater les séquelles un demi-siècle plus tard !

Pour une discussion des conséquences économiques de l’eugénisme, nous verrons plus tard, si ça ne vous dérange pas. Mais sachez tout de même que l’eugénisme, petits économistes, n’est pas forcément un mal pour vous... Songez aux mots de Platon dans la République :

« Créer des unions au hasard serait une impiété dans une cité heureuse. Il est donc évident qu'après cela nous ferons des mariages aussi sains qu'il sera en notre pouvoir ; or les plus sains seront aussi les plus avantageux. Quant aux jeunes gens qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs [ce n’est pas totalement explicite, mais Platon pense très forts aux docteurs en économie ici !], nous leur accorderons, entre autres privilèges et récompenses, une plus large liberté de s'unir aux femmes » !

I love it ! (sorry Noblabla…)
_Camille_

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mardi 27 mars 2007

Evaluation des politiques publiques (3/7) : les techniques


Pour clarifier les enjeux, il faut clairement distinguer les objectifs et les moyens de l’action publique. Les objectifs sont de l’ordre des choix politiques des citoyens dans le cadre de la démocratie. Faut-il dépenser plus dans l’éducation ou dans l’armée, dans les retraites ou la recherche, pour l’aide au développement ou pour la santé ? A l’inverse une partie des choix des politiques publiques sont de l’ordre des moyens. Tout le monde s’accorde à vouloir un taux de chômage plus faible, mais la question est comment faire ? Faut-il faire des préretraites, les 35 heures, modifier le contrat de travail, modifier le système d’assurance chômage, mettre en place des baisses de charges sociales, modifier le salaire minimum, baisser les impôts, faire du déficit public… ?

Une première possibilité consiste à évaluer l’efficacité de ces différentes politiques en vue de l’objectif fixé et à juger si celles-ci ont des effets non désirés. Si par exemple améliorer la flexibilité du marché du travail permet de baisser le chômage en dégradant les conditions de vie des salariés, les citoyens sont en droit de refuser une telle politique en faveur d’une autre plus adéquate. Mais pour faire ce choix en connaissance de cause, il faut d’abord étudier quels sont les effets des différentes politiques proposées. Et ceci n’a rien d’évident.

La difficulté majeure de l’évaluation des politiques publiques vient du fait qu’il est techniquement difficile d’estimer « l’effet pur » des politiques publiques. On ne peut pas observer un même pays avec une politique x et sans cette politique. Toute la question de l’évaluation repose sur ce problème : il n’est pas possible d’observer le « contrefactuel » (ce qui ce serait passé si cette politique n’avait pas eu lieu).

Prenons l’exemple du CNE : on mesure qu’un an après l’introduction du nouveau contrat, 570 000 contrats ont été signés (de septembre 2005 à août 2006 selon l’Acoss). Qu’en conclure ?

  • Que le CNE a « permis de créer 570 000 nouveaux emplois » ? (ça serait le cas si l’on pouvait vérifier que, dans un monde sans CNE, le nombre d’emplois créés serait inférieur de 570 000) ;

  • Que le CNE a « a simplement conduit à une substitution de CNE à des CDI » ? (ça serait le cas si l’on pouvait vérifier que, dans un monde sans CNE, au bout d’un an 570 000 nouveau CDI auraient de toutes les façons été créés).


Le problème fondamental est qu’une « France sans CNE » n’existe pas en même temps qu’une « France avec CNE » : estimer la causalité de l’existence du CNE sur l’emploi n’a donc rien d’évident !

L’approche la plus basique consiste à comparer l’emploi après avec celui avant l’introduction de la politique publique (en l’occurrence le CNE) qui nous intéresse. Or imaginons qu’au moment où le CNE est mis en place le dollar monte, l’Allemagne sort de récession ou encore l’hiver dure moins longtemps : comment peut-on faire pour savoir quelle part de ce qu’on observe attribuer au CNE et quelle part aux autres facteurs favorables qui se sont manifestés de manière simultanée ?

Une autre méthode consiste à comparer deux groupes, les entreprises touchées par le CNE (moins de 20 salariés) et les entreprises non touchées par le CNE (plus de 20 salariés) : peut-on déduire de la comparaison de ces deux groupes que la différence d’embauche est liée au CNE ? Pas vraiment. Cette différence représenterait l’effet du CNE uniquement si les entreprises de moins de 20 salariés et celles de plus de 20 salariés sont en tout points identiques quant à l’embauche et au cycle économique. Pas besoin de longues études d’économie pour être d’accord sur le point que ces deux groupes ne sont pas tout à fait comparable : le biais de sélection est évident.

Les économistes ont alors cherché à utiliser des méthodes statistiques pour isoler l’effet de causalité et s’émanciper des biais de sélection. Pour établir des relations de causalité, la méthode la plus convaincante est de faire une expérience. On tirer au sort deux groupes, l’un « test » à qui la réforme est appliquée, l’autre « de contrôle », sert de groupe de comparaison. Le choix aléatoire des deux groupes les rend identiques et donc retire le biais de sélection. Si cette méthode a des atouts indéniables du point de vue scientifique, elle est coûteuse à mettre en place et fait souvent face à l’opposition de ceux qui considèrent l’expérimentation des politiques sociales comme non éthique.

Pour pallier le manque de telles expériences, les économistes ont recours à des expériences naturelles, c’est-à-dire l’étude de réformes ou de variations qui se rapprochent d’une expérience contrôlée (différents groupes touchés différemment). Une des méthodes les plus utilisées aujourd’hui (parmi d’autres méthodes), s’appelle « la double différence ». L’idée est de comparer la différence entre deux groupes (l’un touché par la réforme, l’autre pas) avant la réforme puis après la réforme. Si les deux groupes n’évoluent pas de façon différente (hormis à cause de la réforme), on va pouvoir identifier l’effet pur de celle-ci. Cette méthode a l’avantage d’être très transparente pour les évaluations et donc de pouvoir plus facilement convaincre des lecteurs non spécialistes. C’est un avantage considérable qui explique largement son succès. Toute la difficulté consiste à trouver des groupes tests et de contrôle convaincants, c’est-à-dire qui soient aussi similaires les uns des autres avant la réforme, comme s’ils avaient été tirés au sort.

Pour autant, la recherche économique qui s’est concentrée sur les évaluations de politiques publiques est beaucoup plus complexe et a développé bien d’autres méthodes, non pas pour maintenir le débat aux mains d’experts tout puissants, mais parce les questions en jeu sont d’une réelle complexité. Plusieurs exemples peuvent aider à préciser cette nécessité :

D’abord, l’effet à court terme peut être différent d’un effet à long terme. Par exemple, l’introduction du CNE peut conduire à court terme à la création de nouveaux emplois, mais qui vont progressivement se substituer aux CDI qui disparaissent. Ou, à l’inverse, la création d’un nouveau contrat de travail n’a que peu d’effet à court terme mais accroît à plus long terme l’embauche de tous les salariés.

Ensuite, une politique économique touche les individus de façon différente : certains peuvent réagir nettement d’autres pas du tout. Effectuer des simples comparaisons des effets moyens masque parfois la diversité des situations : il est possible que le CNE soit très efficace pour offrir des emplois à des jeunes sans qualification qui étaient exclus avant du marché du travail car les employeurs ne voulaient pas leur faire confiance pour un essai, mais que ce contrat soit destructeur de stabilité pour les plus qualifiés. Un effet moyen masque alors des situations très différentes, voire opposées (les économistes appellent ce problème l’hétérogénéité des réactions).

Enfin, le problème de l’équilibre général se pose de façon nette à tous les spécialistes de l’évaluation : une politique peut avoir un effet au niveau micro (en équilibre partiel) et avoir un effet net très différent une fois que son impact sur toutes les autres variables est pris en compte. Ainsi, si le CNE incite à la création d’emploi (hypothèse), les salaires vont réagir à l’augmentation de la demande de travail (ils risquent d’augmenter si l’offre de travail est contrainte), ce qui va faire baisser en retour la demande de travail (si la demande de travail est sensible à son coût) ou l’augmenter (selon un effet keynésien d’augmentation de la consommation). L’effet net d’une politique va dépendre au final d’un certain nombre de réactions de l’économie que les économistes cherchent à étudier séparément. Les méthodes des expériences naturelles ont l’avantage de mesurer un effet global à un moment donné, mais comme la décomposition des effets est difficile, elles se prêtent mal à des généralisations. Par exemple si l’introduction du CNE est évalué comme positif pour l’emploi (hypothèse), cela ne prouve pas que le CPE (qui vise un autre public) va être efficace.

Les méthodes d’évaluation des politiques publiques sont en amélioration permanente depuis une quinzaine d’année. Elles se sont diffusées depuis les universités (américaines) pour alimenter de larges pans de la recherche économique. Pour que ces innovations parviennent à alimenter des évaluations de qualité, il faut un contact permanent et intense entre les institutions qui mènent les évaluations et la recherche de pointe dans ces domaines. Il y a donc une seconde difficulté à l’évaluation, institutionnelle cette fois… Suite au prochain numéro !
_Antoine_ _Fabien_

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lundi 26 mars 2007

Grand méchant marché ou gros méchants rentiers ?


Augustin Landier et David Thesmar ont frappé fort avec le lancement de leur livre « Le grand méchant marché » en pleine campagne présidentielle. Il ne s’agira pas ici de faire un résumé du livre, ce qui a déjà été très bien fait par Econoclaste, ici et là. Mais s’agissant d’un sujet aussi médiatisé que « la finance ennemie de l’emploi », il est nécessaire de distinguer les éléments incontestables de leur thèse de leurs conclusions plus aventureuses et politiquement marquées.

Le livre commence par une succession de preuves théoriques et empiriques que la finance n’est pas l’ennemie de l’emploi et de la croissance. L’originalité repose ici sur les éléments économétriques de réponses à d’aussi vastes questions que : les marchés sont-ils myopes ? Y a-t-il des licenciements boursiers ? les offres publiques d’achat hostiles détruisent-elles de l’emploi ? Les fonds de pension et autres fonds de private equity appauvrissent-ils les salariés ?

La réponse va systématiquement contre la doxa française anti-finance, mais faut-il y croire ? La réponse est oui, à ceci près que la quasi-totalité de ces études a été réalisée sur données américaines. Les résultats de telles études seraient-ils qualitativement différents en France ? A priori non, et on peut même imaginer que les résultats seraient encore plus favorables aux marchés financiers en France : comme le capitalisme français se caractérise surtout par une reproduction de ses élites dirigeantes plus forte qu’ailleurs (via la famille (1) ou la haute fonction publique), les marchés financiers pourraient contribuer à dynamiser les entreprises en cassant les rentes détenues par les dirigeants d’entreprise actuels, générant ainsi des gains de productivité synonymes de hausse des salaires et de l’emploi.

Si Landier et Thesmar ont donc raison de démystifier les marchés financiers, leurs explications des réticences françaises actuelles sont beaucoup plus discutables. En gros, les Français ne seraient pas naturellement opposés aux profits, mais seraient en réalité coupables d’une erreur collective d’appréciation : ayant observé que les 30 Glorieuses étaient associées à des marchés financiers faibles et un Etat fort, alors même que c’était aussi une période de reconstruction, les Français ne seraient pas capables de voir que cette potion magique ne fonctionne plus dans la période normalisée que nous vivons aujourd’hui.

Pour nous en convaincre, les auteurs s’adonnent à un exercice d’histoire de la culture économique française qui n’a bien sûr pas autant de valeur que les études scientifiques dont il était question précédemment. Ils décrivent un marché financier très démocratisé avant-guerre, en se fondant principalement sur les travaux de Pierre-Cyrille Hautcoeur. Il y avait en effet autant de détenteurs de titres financiers en 1914 qu’au début des années 1980. Faut-il en conclure que la finance et le profit étaient très populaires à l’époque ? Peut-être pas autant que semblent le penser nos auteurs si l’on regarde la répartition de ces titres au sein de la population française de l’époque. A cet égard, les travaux de Thomas Piketty sur les hauts revenus, étrangement jamais cités dans le livre, sont d’une grande aide : il estime qu’au début du siècle le patrimoine des « 200 familles » (i.e. les foyers qui appartiennent au 10000ème de la population disposant des plus gros patrimoines) était environ 600 fois supérieur au patrimoine des « classes moyennes supérieures » (i.e. les foyers riches, donc faisant partie des 10% de la population les plus riches en patrimoine, mais pas trop, donc ne faisant pas partie des 5% de la population les plus riches en patrimoine), alors que ce ratio n’était plus que de 50 en 1994, la véritable rupture se situant sans surprise durant les années 1940. Sachant que le patrimoine est d’autant plus composé de titres financiers qu’il est gros, ces estimations minorent certainement la réalité concernant la répartition de la détention des titres financiers avant-guerre. Conclusion : à moins de considérer qu’un franc égale une voix, le marché financier français de la Belle Epoque n’avait rien de démocratique !

C’est d’ailleurs une constante du livre de choisir comme unique indicateur de la popularité des marchés financiers le nombre de détenteurs d’actions sans jamais considérer la concentration de ces détentions d’actions. Or, que l’on regarde les Etats-Unis ou la France, cette concentration est largement plus forte que la concentration des revenus : aux Etats-Unis en 1997, le centième de la population détenant directement ou indirectement (via fonds de pension, organismes de placement ou assurance-vie) le plus d’actions, détenait plus de 50% de la capitalisation totale. En France en 1997, ce chiffre était légèrement inférieur à 50%.

Pourquoi en est-il ainsi ? Il y a des raisons qui ne sont pas propres aux actions : parce que le patrimoine s’hérite et parce que les riches épargnent une part plus importante de leur revenu, le patrimoine est toujours plus concentré que le revenu. Néanmoins, les actions sont un titre bien particulier : elles sont censées donner un pouvoir sur la direction de l’entreprise, mais pour réellement compter au moment des décisions importantes il faut disposer d’une part suffisamment importante du capital d’une entreprise. On peut répondre à cela que les actionnaires peuvent s’associer via des fonds de pension. Mais là encore, en empruntant les concepts de la théorie de l’information, cela ne consiste qu’à faire surveiller un agent par un autre agent ! Autrement dit, si je ne fais pas confiance aux managers pour bien gérer l’argent que j’ai investi, pourquoi faudrait-il a priori que je fasse confiance à mon gestionnaire de patrimoine ? In fine, ce n’est donc pas parce que les actionnaires sont nombreux que le pouvoir est réparti de manière égalitaire.

Enfin, les auteurs n’évoquent que très succinctement les effets délétères des diverses crises financières qui ont émaillé la période : emprunts russes, crise boursière des années 30. Dans la mesure où ces évènements sont trop récents et imprévisibles pour qu’il soit garanti que rien de tel ne se reproduira, on peut comprendre cette réticence des Français à placer leur épargne en bourse. La survenance d’évènements rares mais très destructeurs est d’ailleurs un des principaux candidats dans la littérature théorique pour expliquer le dédain inexplicable pour les titres d’actions, en France comme ailleurs.

Ceci nous amène à leur conclusion selon laquelle la manière de réconcilier les Français avec le profit serait de favoriser l’éclosion des fonds de pension. En augmentant le nombre de Français propriétaires de nos entreprises, cela permettrait de modifier l’équilibre politique en faveur du profit. Or en réalité il est peu probable que l’on puisse créer en France une société de rentiers véritablement démocratique, pour les raisons citées plus haut : le pouvoir des actionnaires est dans les faits un pouvoir laissé à la fraction la plus riche de la population. Aux Etats-Unis, ce modèle est légitime car dans l’imaginaire américain, l’actionnaire, c’est Warren Buffett ou Bill Gates, des self-made-men auxquels on s’identifie facilement, alors qu’en France on pense plutôt à Ernest-Antoine Seillière et les rares exemples de réussite fulgurante sont considérés avec suspicion. Cet argument d’économie politique pour les fonds de pension est donc pour le moins douteux (2).

Que peut-on donc retenir de ce livre ? Certainement la peinture qu’il fait de nos dirigeants actuels. Lorsqu’il s’agit de grandes entreprises, les patrons sont trop souvent issus des mêmes cercles (haute administration, grandes écoles). Quant aux patrons de PME, ils sont trop souvent issus de la famille du fondateur. Tous s’abritent derrière la défense de l’intérêt général pour défendre leurs rentes. Mais pour changer cet état de fait, il n’y a pas qu’une seule politique possible telle qu’elle est proposée dans ce livre, qui consisterait à construire une société de rentiers doublée d’un marché du travail dérégulé, soit une intelligente politique de droite. Une autre solution passerait par une concurrence plus forte sur le marché des biens (3), une politique fiscale encourageant la mobilité du capital (4) et un système éducatif d’élite moins malthusien.


NOTES :

(1) Une étude récente de John Van Reenen et Nick Bloom portant sur des moyennes entreprises industrielles américaines et européennes conclut qu’environ 40% de l’écart de productivité entre entreprises françaises et américaines provient des trop nombreuses transmissions familiales d’entreprises en France.
(2) Ceci ne préjuge pas de l’inéquité des fonds de pension par ailleurs, pour autant qu’ils investissent dans des titres moins coûteux en acquisition d’informations pour l’investisseur (comme c’est le cas aux Pays-Bas) et/ou qu’ils soient gérés par des autorités publiques ou parapubliques (comme c’est le cas en Suède).
(3) Le cas du commerce de détail est ici particulièrement frappant, puisqu’une libéralisation dans ce secteur pourrait probablement créer des centaines de milliers d’emplois. On peut lire à ce sujet la toute récente étude de Philippe Askénazy et Katia Weidenfeld.
(4) A cet effet, le rôle de l’impôt sur les successions est capital et trop rarement souligné.
_Laurent_

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dimanche 25 mars 2007

Evaluation des politiques publiques (2/7) : tout un programme


Pour alimenter les débat de ce blog, nous allons proposer sur des sujets précis des feuilletons de longue haleine. Nous commençons par l’évaluation des politiques publiques. Pourquoi ? Le sujet peut apparaître aride à certains, digne des débats des commissions du Sénat. Il est pourtant au cœur des motivations qui fondent l’existence de ce blog et de nos travaux de recherche et répond exactement au débat sur le chiffrage des programmes économiques des candidats à l'élection présidentielle.

Depuis le 21 avril 2002, la France semble faire l’expérience d’un décrochage entre citoyens et hommes politiques ou plus généralement entre les citoyens et les « experts » des politiques publiques. Les Français ont l’impression d’avoir abandonné leur souveraineté à des experts dont ils contestent les choix qu’ils soient bureaucrates à Bruxelles, énarques à Paris ou même statisticiens à l’Insee. Le succès des propositions de Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy repose largement sur la remise en cause de ceux-ci.

A l’inverse, le constat pratiquement inverse est partagé par les chercheurs en sciences sociales qui déplorent à chaque intervention dans le débat public combien l’évaluation des politiques publiques est en retard en France, combien les données disponibles pour mesurer l’efficacité des politiques sont d’accès difficiles et combien les politiques publiques répondent plus souvent à des impératifs électoraux qu’à des nécessités de long terme.

Ces deux constats sont-ils vraiment contradictoires, opposant la vision d’experts méprisant la démocratie à celle des citoyens qui souhaitent reconquérir une souveraineté disparue ? Notre conviction est qu’il s’agit, au contraire, du même problème qui vient des lacunes de notre système d’évaluation des politiques publiques.

Les administrations publiques taxent 45 % du PIB et en dépensent 48%. Cela représente près de 800 milliards d’Euros en 2005. Ces dépenses sont largement essentielles au fonctionnement de notre pays, la santé, l’éducation, la police, l’armée, les institutions judiciaires, les assurances de retraite, d’invalidité, de maternité, de chômage, l’aide au logement… la liste est longue et non exhaustive. La plupart des débats politiques tournent autour du niveau de prélèvement : trop élevé pour beaucoup, il faut faire des économies, arrêter le « grand gaspillage ». Un débat récent s’intitulait ainsi faut-il augmenter ou baisser les prélèvements obligatoires. Il s’agit finalement d’une vieille rengaine du débat économique : le secteur privé ou le secteur public doivent-ils fournir les biens et les services demandés par la collectivité. Nationalisation contre privatisation, économie administrée contre économie de marché, gauche contre droite ? Cette vision correspond à une vision idéologique de l’économie, un choix des moyens et non des objectifs. A l’inverse, l’approche par l’évaluation des politiques publiques repose sur l’idée que les objectifs sont d’ordre politique, résultat des choix des citoyens, mais que les moyens pour atteindre ces objectifs peuvent être plus ou moins efficaces et doivent donc être soumis à l’analyse.

Le débat économique français reste pourtant cantonné à une vision idéologique des politiques publiques. Les politiques sont classées plus ou moins à droite ou à gauche et on choisit les études économiques qui vont dans le sens du résultat escompté. Le problème est que le plus souvent les effets de ces politiques sont a priori inconnus pour ceux qui ne se reposent pas sur une croyance idéologique. Pour savoir si une politique est efficace, il faut le plus souvent l’évaluer. C’est un travail difficile, minutieux et qui nécessite l’honnêteté intellectuelle de celui qui le mène. Contrairement à une pensée répandue, on ne peut pas faire dire ce que l’on veut aux statistiques !

Pour mener à bien de telles évaluations, de nombreuses conditions doivent être réunies : des chercheurs proches de la recherche académique, évalués par leurs pairs de façon indépendante, mais suffisamment proches des administrations pour connaître les institutions en jeu et pouvoir transmettre leurs résultats au public par la presse.

On est très loin d’un tel système en France. Le constat se nourrit d’un cercle vicieux que l’on pourrait décrire ainsi : le débat économique est notoirement faible ; les journalistes sont souvent accusés de rédiger de piètres articles économiques et de répéter les poncifs idéologiques des uns et des autres. Mais il faut reconnaître que les journalistes n’ont pratiquement pas à leur disposition des analyses économiques de qualité, des conférences de vulgarisation où ils pourraient être conviés. On ne peut pas décemment demander aux journalistes de lire les revues scientifiques en anglais pour traduire à leurs lecteurs les avancées de la recherche économique ! Est-ce alors la faute des chercheurs français ? Pas vraiment. Ceux-ci n’ont pas d’institutions pour communiquer leurs résultats ; ne disposant pas de données françaises gardées jalousement par les administrations, ils se reportent sur les données étrangères (qui intéressent nettement moins le débat national) ou plus souvent sur les questions théoriques… du coup, on n’investit pas dans la recherche sous prétexte que les chercheurs vivent dans leur bulle. Et la boucle est bouclée.

Pour réconcilier les Français avec leurs politiques publiques, il faut deux conditions sine qua non : que celles-ci soient efficaces et que les Français comprennent pourquoi. L’évaluation est un exercice d’expertise et un exercice de citoyenneté. Pour paraphraser Ségolène Royal, « les experts sont des citoyens »…

Ce feuilleton va d’abord aborder la question du problème de l’évaluation (pourquoi évaluer est compliqué : techniquement et institutionnellement), puis faire un bilan de l’évaluation en France, à l’étranger et enfin proposera des réformes.
_Antoine_ _Fabien_

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vendredi 23 mars 2007

Evaluation des politiques publiques (1/7): chiffrage ou déchiffrage?


La blogosphère économique et la presse se sont retrouvées récemment pour critiquer le chiffrage des programmes politiques (à l’exception notable d’Alexandre Delaigue, de Charles Wyplosz et de Daniel Cohen). Qu’il s’agisse de Daniel Schneidermann, de Francis Kramarz, de Philippe Askénazy ou encore de Bernard Salanié, tous considèrent qu’il ne faut pas prêter une attention trop importante à ces chiffres, les responsables de l’OFCE allant même jusqu’à manifester leur opposition de principe à un chiffrage des programmes, considéré comme nuisible et dangereux.

Les arguments sont de deux ordres : le premier est que la cellule de chiffrage du site Debat2007 est financée par l’Institut de l’entreprise qui est suspectée de partialité du fait de des relations privilégiées de son patron, le PDG de la BNP Michel Pébereau, avec la droite, les entreprises et le patronat ; le second argument est qu’un chiffrage du simple coût budgétaire est insuffisant car les politiques économiques peuvent d’avoir des effets positifs susceptibles de réduire ex post le coût de ces politiques. Ces deux arguments sont recevables. Néanmoins, entre une vision critique du « chiffrage » et le dénigrement de toute analyse économique des programmes des candidats, il y a un pas que beaucoup semblent tentés de franchir. En effet, à la lecture de l’article du monde ou du post de D. Schneidermann, le lecteur peu familier des questions économiques risque de ne retenir qu’une seule chose : « on peut tout faire dire aux chiffres ! ». En affirmant que « la question fondamentale tient, en effet, au modèle économique sous-jacent aux différents dispositifs mis en oeuvre», Le Monde semble adhérer à la thèse (est-ce celle de l'OFCE?) selon laquelle les chiffres et l’analyse économique sont avant tout une question de conviction politique : si vous êtes de gauche, vous devez être néo-keynésien, c’est-à-dire que vous considérez que toute dépense « booste » mécaniquement la croissance et fait baisser le chômage ; si vous êtes libéral, vous pensez plutôt que c’est en diminuant le coût du travail (en allégeant les charges sociales par exemple) que l’on peut espérer faire baisser le chômage. Tout serait donc une question de conviction idéologique.

Les contributeurs de ce blog partagent une conviction radicalement opposée : nous pensons que la politique économique peut être efficace pour réaliser les objectifs politiques et sociaux que les citoyens se fixent, pourvu qu’on ait une vision claire des mécanismes à l’œuvre. La question n’est donc pas de savoir si vous êtes néo-classique ou néo-keynésien, mais de savoir si la demande de travail est sensible à son coût, à la flexibilité de la main-d’œuvre, aux variations du taux d’intérêt… Toutes choses qui ne sont pas « idéologiques » par natures et qui peuvent être tranchées en s’appuyant sur les résultats d’études quantitatives de qualité. Ce qui relève du choix politique, ce sont les objectifs eux-mêmes et la manière dont les citoyens souhaitent les hiérarchiser : qualité des emplois, quantité d’emploi, degré de flexibilité du marché du travail, redistribution, etc.

Que dire alors du chiffrage des programmes politiques ? Il a fondamentalement un double intérêt : d’abord, d’obliger les candidats à réfléchir au réalisme de leur programme économique. Les hommes et femmes politiques sont les relais des citoyens : ils doivent donc comprendre leurs aspirations et leurs souhaits s’ils espèrent conquérir leurs suffrages. Les Français souffrent du chômage : il faut donc leur promettre de combattre ce fléau. Mais comme le plein emploi ne se décrète pas, il est nécessaire que les politiques expliquent par quels moyens ils comptent atteindre cet objectif. Or le rôle des chercheurs et instituts indépendants est précisément de passer au crible ces propositions de politique économique : le chiffrage des mesures permet de mettre en balance le coût probable (et incertain) de la politique vis-à-vis des gains escomptés. Cela évite que les programmes ne ressemblent par trop à un inventaire à la Prévert destiné à satisfaire tous les corporatismes. Le chiffrage, ou l’analyse chiffrée des programmes, vise à éviter une telle dérive.

Le second avantage d’un chiffrage des programmes est de forcer à la cohérence. On ne peut pas dire en même temps que l’on va dépenser plus, qu’on va baisser la dette tout en promettant de réduire les impôts. Il y a un arbitrage à faire et c’est sur celui-ci que le débat doit porter. Laisser croire qu’il n’y a pas d’arbitrage à faire et qu’une politique de dépenses nouvelles ou de baisse d’impôt va miraculeusement relancer l’économie et ainsi régler tous les problèmes des Français est une illusion. Le Chiffrage les programmes, c’est le premier pas de l’évaluation des politiques économiques publiques. Cela oblige ceux ou celles qui se souhaitent présider aux destinées du pays à préciser leurs projets : plus de moyens pour la recherche ? Très bien, mais comment, pour qui, combien, quel financement ? Dire que la recherche est un investissement socialement rentable – une position défendue par tous l’ensemble des contributeurs de ce blog – n’est pas suffisant pour éviter de parler de son financement. L’augmentation du budget de la recherche ne va pas se traduire immédiatement par une croissance économique plus forte. Tout dépendra de la façon dont le budget supplémentaire est alloué : une raison supplémentaire pour demander des détails à nos candidats !

Chiffrer, c’est demander des engagements précis, un programme et non pas de vagues promesses. Ceux qui s’y opposent sous prétexte qu’il existe des débats économiques sur les effets de différentes mesures se trompent de cible. "Des experts nous abreuvent de chiffres pour soi-disant éclairer les citoyens, mais leurs calculs ne correspondent pas à la réalité et escamotent entièrement le débat politique" écrit Xavier Timbeau dans Le Monde. C’est plutôt tout le contraire : trop peu d’experts indépendants fournissent des analyses chiffrées sur les programmes politiques et le débat politique s’en trouve diminué.

Le journal Libération a alors apporté une réponse originale en mettant en ligne un blog de quatre économistes "Déchiffrer la campagne": l'idée est visiblement de s'opposer à la vision comptable du chiffrage mais de permettre aux lecteurs de bénéficier de l'expertise d'économistes pour "traduire" les propositions des politiques économiques. L'initiative doit être saluée d'autant qu'elle souligne le manque criant de ce type d'analyse et leur caractère artisanal et disparate.

Cela rend d’autant plus nécessaire une prochaine chronique sur ce blog consacré à l’évaluation des politiques publiques en France. Nous parlerons des motivations de l'évaluation, des techniques statistiques et économétriques disponibles, de la facon dont les politiques publiques sont évaluées en France et à l'étranger... A suivre sur www.ecopublix.eu !
_Antoine_

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mardi 6 mars 2007

Qui sommes nous ?


Nous sommes une bande de jeunes chercheurs en économie publique (avec des domaines de recherche variés), pas forcément d'accord sur tout, mais décidés à garder leur bonne humeur. Voici quelques-uns d'entre nous :

ANTOINE : Après avoir consacré trois ans à une these sur les retraites, Antoine travaille aujourd'hui outre-manche à l’évaluation des politiques publiques en particulier sur des questions d’emploi, de fiscalité et de retraite. Il enseigne en outre l’économie de la fiscalité dans une université britannique. [posts]

CAMILLE : Camille a fait son doctorat à Paris, et profite désormais du soleil californien pour enrichir sa connaissance de l'économie publique à Berkeley et pour fréquenter les spots de surf de Santa Cruz... C'est ça aussi Ecopublix, les économistes en maillot! [posts]

CLÉMENT : ayant quitté Massalia pour vendre de la cervoise à Lutèce, il finit par y étudier les incidences fiscales. Il n'en a pas moins gardé des liens avec ses premières amours puisqu'il habite près du dernier vignoble lutécien et travaille à côté des anciens entrepôts vinicoles, placés à cet endroit pour se soustraire à l'octroi : incidence fiscale ? [posts]

EMMANUEL : Après avoir obtenu sa thèse au Royaume-Uni, Emmanuel s'est installé en Suède où il travaille essentiellement sur l'aide au développement. [posts]


FABIEN : Lutécien d'origine, il continue à consacrer ses fins de semaine à une thèse sur les inégalités de revenus et de patrimoine. Pour l'heure, il travaille chez les Goths et tente d'en tirer des leçons pour la Gaule. [posts]


GABRIELLE : elle a fait ses premières régressions dans le même bureau qu'un grand nombre des
membres d'Ecopublix. Depuis elle a migré comme beaucoup d’entre eux, mais plus au sud. [posts]

GUILHEM: en thèse d'économie du développement à Paris, il s'intéresse à la construction des identités ethniques. Plus particulièrement, il travaille sur le système de caste Indien et l'influence de la présence coloniale sur ce dernier.[posts]

JULIEN : il s'est spécialisé dans l'analyse des réformes éducatives qui ne marchent pas. Sévèrement critiqué dans son pays pour son excès de zèle, il a dû s'exiler chez les Bretons où il noie le mal du pays dans la bière et le jelly. [posts]

LAURENT: Ex-apprenti vendeur de menhirs, il a vite troqué son costume de pingouin pour la tenue plus décontractée de thésard. Mais il s'intéresse encore aux délices du managementum à la gauloise, et en particulier à son financement. [posts]

MATHIEU : Initié à l'économie du côté de Strasbourg, Mathieu a vite quitté le pays du Gewürztramine pour rejoindre les économistes de la capitale. Ses travaux actuels ont pout but de comprendre pourquoi certains écoliers français éprouvent des difficultés à assimiler les pourtant très digestes programmes du Mammouth. [posts]

_Ecopublix_

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lundi 5 mars 2007

Ecopublix chez les irréductibles Gaulois


C’est bien connu : les Gaulois adorent débattre. Carte scolaire, retraites, niveau de la dette, jurys populaires, Banque centrale, réformes des universités, délocalisations, etc. : il n’est pas un thème qui n’attise des polémiques enflammées dans les journaux et les blogs de Gaule. Et si les sujets économiques y occupent une place de choix, c’est sans doute parce qu’ils cristallisent les passions d’un peuple ô combien belliqueux.

Malheureusement, lorsqu’il parle d’économie, le Gaulois se montre souvent irascible et de mauvaise foi (« Alésia ? connais pas ! »). Il préfère les discours incantatoires et les postures idéologiques à l’analyse sereine des faits et des chiffres. Tantôt déclinologue, tantôt utopiste, il se méfie des statistiques et, plus encore, des économistes, qu’il soupçonne d’être à la solde de l’Empire romain. Ne comprenant guère leur dialecte barbare, qui semble consister en la répétition inlassable de mots déplaisants (« incitations », « efficacité », « évaluation », « coût-bénéfice »), le Gaulois se refuse à les considérer comme les représentants d’une science digne d’intérêt. Et lorsqu’il se demande si l’existence de fortes subventions à la production des menhirs est ou non une bonne chose, il préfèrera toujours s’en remettre à l’avis éclairé du barde Bernarmarix, au prétexte que sa harpe passe mieux à la télé que celles des économistes compétents.

Il faut reconnaître que les chefs Gaulois ne montrent pas vraiment l’exemple : la période électorale, qui les voient briguer les suffrages de leurs compatriotes, tourne invariablement au festival de la mauvaise foi, des chiffres maltraités et des promesses inconsidérées. A les entendre, il n’est pas un problème économique – logement, éducation, emploi, retraites – qui ne puisse être réglé par une bonne rasade de potion magique, délicatement parfumée au déficit public. Mais gare à celui qui oserait mettre son nez dans la recette ! Car il n’est rien qu’un chef gaulois déteste plus que de voir ses politiques publiques évaluées par des économistes indépendants, donc pas assez serviles. C’est pourquoi les chefs gaulois et leurs sbires gardent jalousement le secret de fabrication de la potion qu’ils distribuent si généreusement au bon peuple de Gaule.

Notons également que paresseux et un poil arrogants, les Gaulois et leurs chefs ignorent superbement les réformes économiques menées chez leurs voisins Goths, Bretons ou Helvètes. Pourquoi en effet s’intéresseraient-ils à ce qui se passe au-delà des frontières de la Gaule, puisqu’ils sont, comme chacun sait, les meilleurs dans tous les domaines ? Tout juste ont-t-il entendu parler de la « flexicurité » des Normands, mais sans être véritablement capable d’expliquer de quoi il s’agit exactement. Cette absence de curiosité pour ce qui se passe ailleurs est dommageable à double titre : d’une part, elle prive les Gaulois de précieux enseignements pour mieux comprendre leurs propres politiques publiques et proposer des réformes efficaces ; d’autre part, elle alimente chez eux un discours détestable fait d’autosatisfaction et d’immobilisme.

C’est parce que nous ne nous satisfaisons pas de la manière dont le débat économique fonctionne aujourd’hui en Gaule et que nous avons acquis la conviction que l’économie publique a son mot à dire que nous, jeunes chercheurs en économie, avons décidé de lancer ce blog collectif. Ecopublix a pour ambition de faire parler les faits et les chiffres pour tenter d’éclairer les enjeux de questions aussi diverses que l’éducation, l’emploi, les retraites, le logement, les marchés financiers, le développement, etc. L’une des ambitions de ce blog est de s’appuyer le plus possible sur les résultats de travaux empiriques consacrés à l’évaluation des politiques publiques françaises ainsi que sur les enseignements des réformes économiques menées à l’étranger.

Mais rien ne serait plus faux que de nous présenter comme des donneurs de leçons psychorigides et insensibles à la dérision. Car bien qu’économistes, nous n’en demeurons pas moins gaulois : c’est pourquoi nous ne nous interdirons pas de ponctuer ici et là ce blog de billets d’humeur, au ton forcément subjectif et partial…

Longue vie à Ecopublix, par Toutatis !
_Ecopublix_

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