mercredi 27 janvier 2010

Ethnicité et bien public 1/2


Oui, le sujet est ouvert de manière claire : demandez à n’importe quel économiste qui, selon lui, doit orchestrer la fourniture des biens publics, et « l’Etat » sera la réponse sans équivoque que vous obtiendrez. En effet, le financement de ce type de biens, tels les routes ou les trottoirs, qui ont notamment la particularité d’être ouverts à tous, est souvent problématique. Car, si tout le monde y a accès, sans condition de participation au financement, alors risquent de surgir des phénomènes de « passager clandestin » : chacun ayant intérêt à utiliser le bien, mais personne n’ayant de raison de le financer, plus personne ne finance le bien, qui au final, n’est donc pas produit. C’est pourquoi la théorie économique standard préconise une intervention publique afin de pallier à ce type de comportements, et ainsi d’éviter la sous production de biens publics. Nous allons voir cependant dans ce post que cette réponse n’est parfois pas suffisante, notamment dans le cas de communautés ou pays divisés par des tensions ethniques.


La question de la fourniture de biens publics est un objet de recherche central en économique publique. En particulier, on assiste depuis une dizaine d’années au développement d’une littérature s’intéressant au problème de l’impact de la composition et des tensions ethniques au sein des communautés sur l’accès aux biens publics.
Je négligerai ici volontairement la question de la définition de l’ethnie (que je compte traiter dans un post ultérieur), pour me concentrer d’abord simplement sur le constat du rôle de la composition ethnique dans l’accès aux biens publics et l’analyse des mécanismes potentiellement à l’œuvre. Ce post (et plus encore, le prochain de la série) pioche largement dans le récent ouvrage de Habyarimana, Humphreys, Posner et Weinstein « Coethnicity, diversity and the dilemmas of collective actions » (2009), et en est une forme de compte rendu de lecture.

I. Le rôle négatif de la diversité ethnique dans la fourniture de biens publics.

Le constat de la corrélation négative entre ce que l’on appelle la « fractionalisation ethnique » (qui mesure la probabilité que deux personnes tirées au sort dans la population soient de groupes ethniques différents) et le moindre accès aux biens publics est partagé par un nombre important de travaux empiriques, portant pourtant sur des contextes souvent très différents, et avec des définitions très différentes de l’ethnicité. Si ces travaux ne présentent souvent que des corrélations (et ne sauraient donc être interprétés causalement), ils prennent le soin de contrôler pour un ensemble de variables telles que les inégalités de revenu ou les situations économiques, géographiques et démographiques des régions étudiées, et donnent donc tout de même un certain degré d’assurance quant au fait qu’ils comparent des régions « toutes choses égales par ailleurs ».
Parmi les travaux pionniers de cette littérature, Alesina et al. montrent que la fractionalisation ethnique semble jouer un rôle négatif sur le financement des écoles publiques, routes, égouts et collecte des ordures des villes américaines. Leur argument est que lorsque les groupes ethniques présentent des préférences différentes pour différents types de biens publics, alors le financement de ceux-ci devient problématique : ne pouvant s’entendre sur un bien public « moyen » satisfaisant les deux groupes à la fois, chaque groupe préfère renoncer à financer le bien, et augmenter sa consommation privée (pour fixer les idées : si les Noirs préfèrent peindre les écoles en noir et les Blancs en blanc, personne ne voudra d’une école peinte en gris, et chaque groupe achètera sa propre peinture pour peindre sa maison, mais l’école n’aura par contre pas de ravalement de façade). Ils montrent alors qu’effectivement, dans les agglomérations américaines, on constate un moindre financement des biens publics lorsque la fractionalisation ethnique est élevée.

Miguel et Gugerty, très loin des Etats-Unis, travaillent sur des villages Kenyans, et constatent eux aussi que la diversité ethnique conduit à une réduction du financement des écoles par les communautés locales. Au Kenya, en effet, si le gouvernement paye les salaires des enseignants, le financement du matériel scolaire (de la craie aux locaux) est assuré par les contributions des communautés locales. Une action collective menée par les habitants des villages est donc nécessaire pour contribuer au bon fonctionnement de ces écoles. Conscients de la difficulté à considérer la composition ethnique d’une ville ou d’une région comme exogène (on peut en effet imaginer qu’en réalité, les résultats obtenus dans les travaux d’Alesina et al., par exemple, ne sont pas dus à la fractionalisation ethnique, mais à une autre variable qui serait corrélée à la composition ethnique des villes), ils utilisent de manière astucieuse l’histoire de la conquête coloniale du Kenya, qui a déterminé la répartition géographique des groupes ethniques, ainsi que nous allons le voir. En effet, jusqu’à l’affirmation de l’autorité coloniale Britannique sur la partie du Kenya qu’ils étudient, en 1894, les différents groupes ethniques étaient très souvent en conflit, entrainant une grande mobilité de la population, au gré des aléas des combats. L’arrivée de la puissante armée coloniale imposa l’arrêt de ces hostilités, et avec elles, celle des migrations, et ce d’autant plus que furent délimitées des « African Land Units », qui allouaient administrativement des terres aux différents groupes ethniques, et par là, empêchaient tout conflit de survenir de nouveau. Les migrations ayant été également relativement faibles après l’indépendance, il en résulte que la composition ethnique des localités a été fixée de manière quasi aléatoire par la composition ethnique de celles-ci au moment de l’arrivée des Britanniques. Utilisant cette forme d’expérience naturelle, ils retrouvent le résultat classique des études n’ayant pas à leur disposition ce type d’événement historique : les écoles (et les puits) sont moins financés dans les localités à plus forte fractionalisation ethnique. Cette relation, qui est dans leur étude une relation de causalité, est expliquée selon eux par le fait que les groupes ethniques homogènes peuvent plus facilement sanctionner les individus jouant au « passager clandestin ». Les auteurs défendent en effet l’idée qu’à l’intérieur d’un même groupe ethnique, les personnes se connaissent mieux, font partie des mêmes réseaux, et sont donc plus à même d’identifier et de punir un membre qui ne jouerait pas le jeu, tandis qu’une telle possibilité serait moins évidente entre membres de groupes ethniques différents.

II. Quelle théorie pour le lien entre action collective et ethnicité ?


Mais si ces deux études concordent dans leurs résultats empiriques, les justifications théoriques qu’elles fournissent sont par contre très différentes (des gouts hétérogènes dans un cas, des possibilités de sanctions moindres dans un autre). Et c’est là l’une des faiblesses de cette littérature : si l’on constate un large consensus quant à la régularité empirique du lien entre composition ethnique et biens publics, sa compréhension théorique fait par contre débat.
De nombreux arguments ont été avancés pour expliquer le rôle joué par l’ethnicité dans la plus ou moins grande réussite de l’action collective. On peut en effet penser, comme Alesina et al., que les membres d’un même groupe ethnique auront tendance à avoir les mêmes préférences quant au type de bien public à obtenir. Dans ce cas, une plus grande homogénéité ethnique entraine une plus grande facilité à l’obtention de ce bien. Mais ce n’est pas le seul mécanisme passant par les préférences. On peut tout aussi bien penser que les membres d’une ethnie ont plus tendance à prêter attention aux bien être les uns des autres, auquel cas, les problèmes de passagers clandestins ne se posent pas dans le cas d’un groupe homogène (puisque chaque individu obtient un gain d’utilité à améliorer la situation des autres membres du groupe) et surgissent uniquement avec l’hétérogénéité ethnique. D’autres auteurs, comme Miguel et Gugerty, on l’a vu, mettent en avant la plus grande facilité de sanction à l’intérieur d’un groupe ethnique.

Les théories ne manquent donc pas, la difficulté étant d’en évaluer leur pertinence respective, dans la mesure où elles ont la même prédiction empirique. Habyarimana et al. les classent en 3 grandes catégories : celle des préférences, qui regroupe les théories défendant l’idée que l’ethnie affecte les préférences des individus, celles des technologies, théories pour lesquelles l’ethnie affecte les outils à disposition pour mener à bien l’action collective, et enfin celles des sélection de stratégie, qui défendent l’idée que l’identité ethnique affecte le choix des stratégies poursuivies par les individus lors d’une interaction. Ces différents mécanismes sont résumés dans le tableau présenté en illustration (et directement traduit de l’ouvrage).



La contribution de l’ouvrage est justement dans sa tentative de tester chacun de ces types de théories. Pour ce faire, les auteurs ont recours aux méthodes de l’économie expérimentale, afin de créer en laboratoire les conditions leur permettant de tester chacune de ces mécanismes.
Ce type d’approche soulève généralement des objections quant au caractère généralisable des résultats obtenus. Pour tenir compte de cette forte limitation, les auteurs ont choisi de situer leur expérimentation dans des quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda, et dans lesquels les questions de fractionalisation ethnique et d’accès aux biens publics se posent avec acuité. Ensuite, le recrutement des personnes participant à l’expérience a été fait de manière aléatoire, afin de recruter une population représentative de ces quartiers.
Ce faisant, la généralisation de leurs résultats à un contexte autre que celui des quartiers qu’ils étudient n’est pas assurée, mais, contrairement à une large part des travaux d’économie expérimentale, on est néanmoins relativement confiant dans le fait qu’ils sont effectivement valables pour ceux-ci, et non uniquement pour les personnes ayant participé à l’expérimentation elle-même. En d’autres termes, par cette approche, les auteurs parviennent à un niveau de qualité de résultat très proche de celui des « expériences contrôlées » (dont Antoine a parlé à plusieurs reprises ) : une très forte « validité interne » (on est tout à fait convaincu des résultats obtenus) mais une faible « validité externe » (on n’est absolument pas certain que les résultats obtenus auraient été les mêmes dans un autre contexte).

Je vous présenterai ces expériences et leurs résultats dans le second post de cette série. Auparavant néanmoins, vous aurez droit à un spin off sur l'ethnicité, qui nous permettra d'aborder la question des politiques à mettre en œuvre pour tenter de résoudre ce problème de coordination de l'action collective entre groupes ethniques. Nous pourrons constater en particulier que la recherche d'une hypothétique "homogénéité" ethnique n'est certainement pas la solution.

edit le 29/01/2010: suite au commentaire de Pierre, correction de "Kampala, un district urbain pauvre d’Ouganda" par "dans les quartier pauvres de Kampala, la capitale de l'Ouganda"
_Guilhem_

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