jeudi 20 mars 2008

Le « problème » des retraites (3/40) : le minimum vieillesse


Le gouvernement a annoncé une revalorisation de 25% du minimum vieillesse sur 5 ans, dont 5% dès cette année. La presse et la blogosphère ont déjà commenté le caractère politique de l’annonce quelques semaines avant les élections municipales, mais peu de choses ont été dites sur les conséquences économiques de cette mesure, son coût, son financement et ses implications sur l’assurance vieillesse, questions finalement plus importantes que le débat sur les effets d’annonce. Ecopublix se met donc à la tâche et en profite pour vous faire réviser le fonctionnement des minima vieillesse en France.

I/ Objectif et historique du minimum vieillesse

Lors de l’épisode précédent sur la typologie des systèmes de retraite, nous avions opposé les systèmes dits bismarckiens (ou contributifs) qui fonctionnent comme des assurances obligatoires (à chacun selon ses contributions) aux systèmes dits beveridgiens qui offrent à tous une protection minimale et uniforme. Le minimum vieillesse relève de cette dernière philosophie. Il s’agit donc de redistribution, et plus précisément de lutte contre la pauvreté. Par le biais de la fiscalité, des transferts de revenu sont effectués au profit des individus de plus de 65 ans résidents en France qui ne disposent pas de revenus suffisants pour survivre décemment. Aucune contribution au système de retraite n’est exigée. L’objectif est d’éviter que nos concitoyens ayant atteint un âge élevé ne sombrent dans la pauvreté. Cet objectif d’équité ou de justice sociale est souvent opposé (par de méchants économistes) à un objectif d’efficacité ou d’incitation. En effet, si un revenu est offert sans conditions, le risque est de décourager le travail de ceux qui sont susceptibles de ne dépasser que faiblement ce revenu minimum (ou pour le reformuler dans un langage plus courant, d’être injuste envers ceux qui ont travaillé toute leur vie pour de faibles salaires). Dans le cas du minimum vieillesse, cet arbitrage est généralement considéré comme moins difficile : les individus arrivant à l’âge requis sans ressources suffisantes ont, du fait de leur âge, une offre de travail peu sensible aux incitations. Par conséquent, si la société souhaite éviter la pauvreté à ses concitoyens âgés, elle peut le faire sans trop risquer de désinciter au travail ses bénéficiaires. Mais ceci n’est vrai que si l’âge requis est suffisamment élevé et le montant pas trop élevé pour que cette aide soit ciblée sur ceux qui en ont réellement besoin.

L’ancêtre du minimum vieillesse en France est l’allocation aux vieux travailleurs salariés (AVTS). Cette allocation fut créée en mars 1941 par le gouvernement de Vichy dans le but d’atténuer le chômage et d’encourager le retour à la terre des ouvriers âgés. En fait, l’idée était en débat depuis 1938 et on cite à son propos la phrase du Maréchal Pétain « Je tiens mes promesses, même celles des autres »… L’allocation était conditionnelle à des années de contribution mais non proportionnelle au revenu. Ce n’était donc ni vraiment un minimum vieillesse qui s’adresserait à tous (pas universel), ni une assurance vieillesse à proprement parler.

Après la seconde guerre mondiale, de nombreux salariés âgés se retrouvent sans revenu (leurs économies ont été liquidées par l’inflation – l’euthanasie des rentiers n’a pas touché que les gros patrimoines…) et sombrent dans la pauvreté. Si aujourd’hui le pauvre est souvent un jeune sans emploi, en galère, après 1945, le pauvre par excellence est le vieux qui n’est plus en état de travailler et dont la pension est réduite à la portion congrue. L’assurance vieillesse mise en place en 1946 prend du temps à monter en charge et les vieilles générations n’ont pu valider que peu d’années, avec des montants relativement faibles, sans compter que même les retraites à taux plein du régime général n’accordent que 40% des derniers salaires à 65 ans (il faut attendre 70 ans pour obtenir 60% et il n’existe pas encore de régimes complémentaires). La pauvreté des vieux devient un des sujets majeurs et récurrents de l’immédiat après-guerre. Il faut attendre Guy Mollet en 1956 pour la mise en place du Fonds national de solidarité (FNS) dont le financement est assuré par voie fiscale (la fameuse vignette automobile, une hausse de l’impôt sur le revenu et une hausse des taxes sur les alcools). L’AVTS est augmenté de 10% à la même occasion et ouvert à tout résident de plus de 65 ans dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil de revenu. Il s’agit d’un revenu de complément : les pensions de retraites faibles sont complétées jusqu’à obtention du minimum. Cette réforme est aussi un cas d’école d’économie politique : tout le monde est en apparence en faveur d’une augmentation du minimum vieillesse mais les réticences à en payer le coût sont fortes. Du coup le gouvernement met en place une affectation des ressources fiscales rendant le financement du FNS pour le moins complexe (un peu comme pour le financement de la dépendance avec le jour parfois-chômé-et-parfois-non de la Pencôte). Les syndicats, quant à eux, voient la réforme d’un mauvais œil en ce sens qu’elle met sur un pied d’égalité les salariés et les non-salariés (une grande partie des bénéficiaires du minimum vieillesse sont des agriculteurs ou femmes d’agriculteurs qui se retrouvent aux âges élevés avec des revenus très faibles).

Le graphique ci-dessous représente le montant mensuel pour une personne seule en euros constants 2007 (c’est-à-dire le pouvoir d’achat du minimum vieillesse – prenant en compte l’inflation – exprimé en euros de 2007). Depuis 1956, le minimum est revalorisé chaque année un peu plus fortement que l’inflation (il augmente en terme réel). Et c’est là que l’histoire est pleine d’ironie. Le minimum augmente plus fortement que l’inflation à chaque élection : juste avant les élections présidentielles de 1974, juste avant les élections législatives de 1978, juste après les élections présidentielles de 1981 et juste après les élections présidentielles de 1988… les élections municipales de 2008 n’ont pas dérogé à la règle !


La grande rupture de tendance date de 1982, après la forte augmentation présidentielle. À partir de cette date, il fut décidé de revaloriser le montant en fonction de l’inflation et non plus au-dessus de celle-ci. En 1993, le gouvernement d’Edouard Balladur remplace le FNS par le FSV (Fonds de solidarité vieillesse). L’idée est de prendre en charge tous les avantages retraite non contributifs (pas uniquement le minimum vieillesse) et de les faire financer entièrement par la solidarité nationale (l’impôt) pour les distinguer de l’assurance vieillesse (financée par les cotisations).

Une des caractéristiques du minimum vieillesse pendant toute cette période est d’être une suite complexe d’allocations différentes. Il fonctionne alors avec deux étages : le premier est un ensemble de 7 allocations auxquelles peuvent prétendre différentes catégories de population, le second est une allocation supplémentaire qui vient en complément des premières ou des pensions de vieillesses.

II/ Minimum vieillesse versus minimum contributif

L’année 2006 a vu une réforme salutaire du minimum vieillesse qui avait été annoncée dans la réforme 2003. Au lieu de l’architecture complexe précédemment évoquée, une seule allocation a vocation à constituer le minimum vieillesse : il s’agit de l’ASPA, l’Allocation de solidarité aux personnes âgées. Elle est versée à tout résident, de plus de 65 ans (60 ans en cas d’inaptitude) dont les revenus sont en-dessous d’un certain seuil (643 euros par mois au 1er janvier 2008 pour une personne seule ou 1126 euros pour un ménage). Le montant de l’allocation maximale (les revenus actuels sont déduits) est de 628 euros mensuel pour une personne seule et 1126 euros pour un couple.

Même avec cette réforme, le minimum vieillesse est loin d’être le seul minimum du dispositif social français en faveur des personnes âgées. Un dispositif moins connu est le minimum contributif. Il consiste à garantir une pension de retraite d’un niveau minimum pour ceux qui ont cotisé l’ensemble de la durée d’assurance (aujourd’hui 40 ans et bientôt 41 ans). Ces minimuma reflètent en fait l’arbitrage de fond entre redistribution et incitations (ou équité/efficacité) : si on offre un revenu inconditionnellement à l’effort (travail ou cotisations passées), le risque est de décourager les individus à travailler. C’est dans cet esprit que le gouvernement Mauroy a mis en place en avril 1983 le minimum contributif. Le montant vise à garantir qu’un salarié ayant passé sa vie au niveau du salaire minimum puisse obtenir une pension supérieure à celle du minimum vieillesse. Dans le même esprit, la loi Fillon de 2003 a mis en place un minimum contributif majoré qui est plus élevé que le minimum contributif simple mais ne bénéficie qu’à ceux qui ont la durée cotisée (et non simplement d’assurance) requise (pour l’objectif de garantir 85% du Smic à un salarié ayant cotisé la durée d’assurance complète).

Le minimum contributif est un outil de redistribution en faveur des salariés à bas salaires. A l’instar de la prime pour l’emploi, il est potentiellement un outil puissant pour redistribuer sans tomber dans le piège de la désincitation au travail et peut s’inscrire ainsi dans les mesures du Workfare. Mais, dans l’état actuel, le minimum contributif présente de nombreux défauts. Ceux-ci ont été mis en évidence par une étude la Drees de François Jeger, Carine Burricand et Ludovic Bourles (la Drees est un des centres d’études et de statistiques du ministère du Travail, de la Santé et du Budget), disponible sur le site du Conseil d’Orientation des retraites. Cette étude, qui mérite d’être lue, indique que le minimum contributif est très peu ciblé sur les pensionnés qui devraient en bénéficier (c’est-à-dire ceux qui ont cotisé toute leur vie avec de faibles salaires). De nombreux bénéficiaires du minimum contributif sont des retraités avec des pensions largement au-dessus du minimum vieillesse. La raison profonde de ce ciblage raté vient de la complexité de notre système de retraite avec ses nombreux régimes et règles. Le minimum contributif est un dispositif propre au régime général et il bénéficie donc à tous ses affiliés, même si ceux-ci bénéficient d’une pension correcte d’un autre régime.Le graphique ci-dessous (issus de l’étude de la Drees) montre la distribution des pensions des bénéficiaires du minimum contributif.


Non seulement les bénéficiaires du minimum contributif sont en grande majorité des « polypensionnés » qui disposent d’une autre pension que celle du régime général, mais en outre ceux-ci peuvent bénéficier d’une pension totale loin d’être négligeable : plus de 10% d’entre eux bénéficient d’une pension de plus de 2000 Euros. Les unipensionnés du régime général (les salariés du secteur privé) bénéficient du minimum contributif si leur pension est inférieure à la pension médiane (environ 1000 Euros), alors que les polypensionnés de la Fonction publique en bénéficient avec des pensions nettement plus élevées (85% ont des pensions supérieures à 1000 Euros). Le ciblage du système est donc extrêmement défaillant.

III/ Que penser des mesures annoncées ?

Que penser alors de l’augmentation de 25% du minimum vieillesse sur 5 ans ?

La première chose à évaluer est le coût de la mesure (la redistribution implique que l’Etat prélève l’équivalent de l’augmentation sur d’autres citoyens). Ce montant a été évalué par la Drees (dans une autre étude de François Jeger, Carine Burricand et Julien Pouget) à 2,45 milliards d’Euros (si elle était appliquée en une fois) soit une augmentation de 360 millions d’Euros par tranche de 5% d’augmentation.

La seconde chose à évaluer est le rattrapage du minimum contributif que cette revalorisation va effectuer. Les économistes de la Drees (qui ont décidément bien travaillé) ont fait quelques simulations pour estimer le nombre de retraités au minimum contributif qui se verraient « rattrapés » par le montant du minimum vieillesse. Je reproduis le tableau ci-dessous :


Avec la hausse de 25% du minimum vieillesse, près de 40% des retraités bénéficiant du minimum contributif se retrouveront avec une pension inférieure à ce montant. Si on ne souhaite pas abandonner l’idée de maintenir une retraite contributive plus élevée que le plancher du minimum vieillesse, il faudra considérer une augmentation du minimum contributif (dont le coût s’ajouterait à l’augmentation du minimum vieillesse). Dans le cas contraire, on renforcerait le filet de sécurité mais au détriment de la valorisation des longues carrières à faible salaire.

Il existe aussi une autre voie, suggérée par les économistes de la Drees, qui est de réformer le minimum contributif pour mieux le cibler sur ceux qui devaient en être les bénéficiaires à l’origine. Le premier obstacle à cet objectif est notre système de retraite parcellé, éclaté en de multiples régimes, aux règles complexes. Les économistes de la Drees proposent de mettre en place, par la voie fiscale, un crédit d’impôt qui permettrait d’atteindre cet objectif. On pourrait penser qu’essayer de simplifier et mieux coordonner notre système de retraite pourrait être une piste alternative, mais cela supposerait des changements d’ampleur.

En tout état de cause, la révision des minima vieillesse ne pourra en rester là et on peut s’étonner de voir le gouvernement feindre de découvrir l’existence d’un dispositif majeur comme le minimum contributif après avoir annoncé la revalorisation du minimum vieillesse. Au final, cette histoire met en lumière les problèmes que la complexité de notre système de retraite génère, y compris comme obstacle à la redistribution.
_Antoine_

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lundi 17 mars 2008

Master Politiques Publiques et Développement de l’EEP


Une fois n’est pas coutume, Ecopublix fait un peu de réclame. A la suite d'Econoclaste, nous saluons la naissance du Master « Politiques publiques et développement » de l’École d’Économie de Paris, qui devrait accueillir sa première promotion à la rentrée 2008. Cette formation universitaire de haut niveau a pour ambition de permettre à ses étudiants d’acquérir une expertise dans le domaine de l’analyse et l’évaluation des politiques publiques, un thème dont nos lecteurs savent qu’il nous est cher. Par rapport aux formations offertes en France dans ce domaine, le Master PPD met l’accent sur l’acquisition de connaissances solides en analyse quantitative et en économie. En termes de débouchés, ce Master s’adresse non seulement aux étudiants désireux de poursuivre une carrière académique en économie, mais également à tous ceux qui envisagent de travailler dans la haute fonction publique, dans les grandes organisations internationales (OCDE, OMC, etc.) ou dans les agences de développement (Banque mondiale, Agence Française du Développement, etc.). Pour avoir nous-mêmes suivi certains des cours proposés dans le cadre de ce Master, nous ne pouvons que vous recommander chaudement de jeter un œil à la plaquette de présentation et, si le cœur vous en dit, de franchir le pas en vous inscrivant avant le 31 mars !

N.B. : bien qu'ayant presque tous étudié à l’École d’Économie de Paris, nous ne faisons pas partie de l’équipe du Master Politiques Publiques et Développement et ne sommes pas parties prenantes au projet.
_Ecopublix_

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mercredi 12 mars 2008

Les inégalités (1) : pourquoi s'en préoccuper ?


Nos petits gaulois n’aiment pas beaucoup l’idée d’être inégaux : face à la potion magique, c’est une cuillère pour chacun. Au village, on a certes des statuts différents, mais chacun a le même rang face aux maudits romains. Du coup, la concorde règne et la paix civile, l’harmonie gauloise ne sont guère troublées que par quelques altercations concernant la fraîcheur du poisson. Chez les romains, c’est tout le contraire : du centurion au général, c’est tout un système d’ordre et de classement, fonction de la richesse, qui prévaut, avec les conséquences que l’on sait, chienlit, et inefficacité chronique dans la bataille face à l’irréductible village gaulois. Et si le faible niveau d’inégalité était l’une des clés de la réussite du petit village gaulois ? Et si le fait de ne pas être trop différent avait des effets positifs sur la vie en communauté ?

On le voit, l’importance de la question des inégalités pour la gestion de la chose publique gauloise est sans doute loin de se limiter à une simple question de répartition « juste ». Voici un petit aperçu thématique des raisons pour lesquelles nos druides, nos clercs et nos chefs gaulois ont tout intérêt à se préoccuper des inégalités de revenus.

I/ Les inégalités et les marchés.

Pour comprendre pourquoi certains ont plus de sesterces que leurs voisins, il faut d’abord savoir d’où viennent lesdits sesterces. Comment donc se forment les revenus de nos amis gaulois ? Sur des « marchés » pardi ! C’est sur le marché du travail que se forme le salaire, sur le marché du dolmen que se fixe la rémunération du marchand de dolmen, sur le marché de la chaumière que se fixent les « loyers » (revenus des propriétaires de chaumières), etc. Le libre fonctionnement de ces marchés, nous apprend l’économiste, garantit que dans la plupart des cas un équilibre s’instaure, et que cet équilibre est également un optimum, c’est-à-dire que chacun touche un revenu égal à ce qu’il produit (à la marge pour être exact). Le salarié par exemple touche un salaire équivalent à ce que son travail produit. « Le libre fonctionnement des marchés tu assureras, équilibre et optimum tu atteindras» : c’est l’économie dans son fondement, c’est « la main invisible », version saxonne de la potion magique pour le fonctionnement de la vie en communauté !

Pourquoi donc, se préoccuper des inégalités, alors ? Si certains ont plus de sesterces que les autres, c’est qu’ils sont plus productifs ou qu’ils ont plus de dolmens ou de chaumières ! Le marché assure la distribution optimale des revenus : merci, au revoir, circulez, y’a plus rien à voir.

Il faut pourtant bien ajouter que le fait que le marché assure la distribution optimale des revenus est doublement conditionnel : conditionnel aux dotations initiales (les dolmens et l’intelligence que m’ont transmise mes parents, pour aller vite) et conditionnel au fonctionnement réellement concurrentiel des marchés (personne ne doit fausser le jeu, ni par exemple extraire une rente du fait d’une position dominante sur le marché des dolmens, etc.). Du coup, cela laisse doublement la place à l’intervention druidique, pardon, publique :

1/ pour redistribuer les cartes à chaque génération : c’est le principe fondamental de la taxation des successions, par exemple. La justification est pour l’instant uniquement une question de justice sociale, à savoir : « tout le monde doit avoir peu ou prou les mêmes chances au départ ».

2/pour assurer le libre fonctionnement des marchés de sorte que la formation des rémunérations soit effectivement optimale. Ceci nous invite à réfléchir par exemple sur les problématiques suivantes : quelles sont les mécanismes à l’œuvre derrière l’explosion des salaires dans les métiers de la finance/questure ? Comment expliquer l’explosion des rémunérations des top-managers (à moustaches) depuis une vingtaine d’année ? Ce sont des questions complexes, dont les enjeux sont importants : s’il s’avère que l’explosion des salaires des top-managers est le résultat d’un pouvoir de contrôle des managers sur la détermination de leur propre rémunération, alors il y a de la place pour l’intervention publique. Si au contraire, cette explosion peut s’expliquer par des mécanismes de marché, (des mécanismes de type « superstars » par exemple ), alors, la question de l’intervention publique se pose de manière très différente. Nous reviendrons spécifiquement sur ces questions à l’étape (4) de cette odyssée.

Mais imaginons désormais que le fonctionnement des marchés soit parfait ! Et qu’à chaque génération, tout le monde reparte de zéro, à armes égales. Le problème public des inégalités de revenus est-il réglé pour autant ?

Non, car la distribution des sesterces - même optimale du point de vue des marchés sur lesquels se forment les revenus- a un impact sur la manière dont les ptits gaulois investissent, votent, se nourrissent, se soignent, étudient, se logent, migrent hors de leur commune ou de leur pays, etc. Et ces actions individuelles, directement influencées par le niveau et la forme de la distribution des revenus, ont une importance cruciale pour la communauté. On peut, pour simplifier, classer leurs effets selon deux axes : les effets directs sur la croissance et l’activité économique, et les effets sur le « bien-être » plus généralement.

II/ Les inégalités et la croissance

Au début d’un article célèbre, Lucas, qui n’entraînait pas encore Laure Manaudou (ah non, c’est pas lui…), comparait la situation de la Corée du Sud et celle des Philippines au début des années 1960 : même niveau de PIB par tête, même population, même taux d’urbanisation, mêmes taux de scolarisation dans le primaire et le secondaire. Pourquoi alors la Corée du Sud a-t-elle connu un développement remarquable là où les Philippines ont stagné ? Réponse en image :


Les Philippines avaient (et ont toujours) un niveau d’inégalité de revenus très supérieur à celui de la Corée du Sud. Ceci n'est bien sûr qu'un exemple, qui n'a pas valeur de démonstration. Néanmoins il permet de soulever une question qui a beaucoup animé le débat dans la littérature économique. Alors que la courbe de Kuznets avait focalisé l'analyse sur un lien allant de la croissance vers les inégalités (pour mémoire, une courbe en U inversé), ne devrait-on pas aussi se préoccuper de la causalité en sens inverse, à savoir que c'est le niveau des inégalités qui a un impact sur les performances économiques? La réponse est "Oui!", dans la mesure où la forme de la distribution des revenus influe sur tout un ensemble de décisions qui engagent la croissance d’un pays. La littérature sur cette question est désormais pléthorique. On peut en faire une petite revue thématique.

a/ Inégalités, épargne, accumulation

Tout d’abord, dans un monde où les riches épargnent plus que les pauvres en proportion de leur revenu, le fait que les inégalités de revenus soient plus importantes en haut de la distribution des revenus (les riches sont très riches) influe sur l’épargne totale, à revenu par tête équivalent. Du coup, qui dit épargne supérieure, dit investissement plus important, et donc croissance plus forte. C’est l’idée de base des modèles qu’on appelle « Kaldoriens ». Dans ce cas les inégalités pourraient apparaître plutôt favorables à la croissance, et ce d’autant plus que la richesse « ruisselle » (trickle-down effects) du haut vers le bas de la distribution des revenus, en permettant de financer les projets les plus efficaces des individus situés dans le bas de la distribution des revenus.

b/ Contraintes de crédit

Toutefois, les individus les plus pauvres n’ont pas toujours la possibilité de financer librement leurs projets efficaces. Le plus souvent, ils ont besoin d’emprunter, et s’il existe d’importantes imperfections sur le marché du crédit (nécessité d’un collatéral très élevé par exemple), alors des inégalités importantes peuvent entraîner un déficit d’investissement, en capital, ou en capital humain : une large part de la population n’a plus en effet la possibilité de financer les études du fiston, ou la nouvelle boulangerie du tonton. Les inégalités deviennent alors plutôt néfastes à la croissance.

c/ Inégalités et incitations

Le niveau des inégalités a également un impact sur les incitations des individus à travailler, ou à investir, et en particulier à investir dans la poursuite des études. En effet, si 12 ans d’études supérieures procurent un salaire seulement 2 fois supérieur au salaire d’un bachelier pour un investissement 10 fois supérieur en temps, en argent, ou en efforts, alors l’incitation à poursuivre ses études dans le supérieur diminue fortement. Le fait que les hiérarchies salariales soient plus ou moins compressées a alors un impact important sur les stratégies éducatives des individus, et donc in fine sur l’accumulation de capital humain, la productivité et la croissance.

d/ Inégalités, successions et performances

Les inégalités peuvent également avoir un impact sur les performances économiques par le biais des successions : en effet, si l’on pense que la distribution des talents comporte une part d'aléa à chaque génération, alors la corrélation entre le talent des parents et celui de leurs enfants n’est pas de 100%. Dans cette situation, il se peut que les héritiers soient moins performants que leurs parents (appelons cela une hypothèse de travail) et qu’il soit donc sous-optimal, économiquement, de transmettre des patrimoines de père en fils. Quand les héritages sont peu taxés, et qu’une grande partie de la richesse se transmet au sein des familles, une plus grande inégalité de richesse peut donc être socialement très inefficace. Il est évidemment difficile de tester ce type de prédiction très générale. C’est pourquoi le débat empirique s’est plutôt focalisé sur un type particulier de transmissions familiales de patrimoine : la transmission des entreprises. Le résultat le plus probant est sans nul doute celui de l’étude de Perez-Gonzales et al., qui montre de manière très convaincante que, toute chose égale par ailleurs, les firmes transmises au sein de la famille réussissent moins bien que les firmes qui ne sont pas transmises à un héritier familial.

Le principe héréditaire peut donc jouer un rôle fortement inefficace en présence de fortes inégalités dans la répartition des patrimoines. Comme disait Keynes : « Nothing will cause a social institution to decay with more certainty than its attachment to the hereditary principle ». Cynique, il allait jusqu’à regretter que le Blitz allemand n’ait pas anéanti les grands patrons textiles du Lancashire dont les pratiques lignagères expliquaient selon lui le déclin économique de ce fleuron historique de la Couronne britannique.

e/ Economie politique

Un dernier argument souvent évoqué est un argument «d'économie politique» : les inégalités de revenus influent sur les comportements de vote, et donc sur les politiques de redistribution. Dans ce type d’analyse, tout tient au comportement de l’électeur médian : imaginons qu’on puisse classer les individus selon leur goût pour la redistribution, et que ce classement soit totalement corrélé à la distribution des revenus (plus je suis pauvre, plus mon goût pour la redistribution est fort). On peut alors définir un électeur médian : c’est l’électeur qui dispose du revenu médian (50% des individus gagnent plus que lui, et 50% des individus gagnent moins que lui). Son goût pour la redistribution est aussi le goût médian : 50% des individus désireraient plus de redistribution, 50% désireraient moins de redistribution. Dans ce cadre, pour emporter une élection, un parti doit s’assurer de disposer de la majorité des suffrages (50%). Donc la stratégie politique optimale pour un parti est d’offrir le niveau de redistribution désiré par l’électeur médian. Le niveau de redistribution pratiqué sera donc fonction du niveau de revenu médian, donc fonction du niveau des inégalités : plus les inégalités augmentent, et plus la redistribution est importante.

Lorsque l'on combine l'ensemble de ces approches, on se rend compte que l’impact des inégalités sur la croissance transite par de multiples canaux et que l’effet final est somme toute assez ambigu. Accroître la redistribution vers les plus pauvres peut à la fois réduire les incitations à s’éduquer, en compressant la hiérarchie des revenus, mais peut aussi desserrer les contraintes de crédit des plus pauvres, et donc favoriser l’investissement.

S’il apparaît clair que les inégalités ont un impact sur la croissance, l’effet agrégé reste donc une question fondamentalement empirique. Et sur le plan empirique,
aucun consensus n'a pendant longtemps émergé, permettant de dégager un lien très clair, ou de mettre en avant le canal prioritaire par lequel transiterait la relation inégalités/croissance. Déception? Non, car, à l'exposé des différentes facettes de cette littérature, il apparaît clairement qu'on parle en fait à chaque fois d'aspects différents de la distribution des revenus: dans un cas la pauvreté, dans l'autre la forme du haut de la distribution des revenus, dans d'autres cas encore la dispersion autour de la médiane, etc.

Or, les analyses empiriques, faute de données suffisamment propres, négligent souvent de bien distinguer chacune de ces dimensions de la distribution des revenus. Il est pourtant important de bien les prendre en compte: comme nous l’avons vu, les inégalités en haut de la distribution n’ont a priori pas du tout les mêmes effets que les inégalités en bas de la distribution des revenus. Il est donc impératif de se doter des bons outils de mesure pour prendre en compte chacune de ces dimensions des inégalités afin de proposer des politiques publiques appropriées. Nous reviendrons sur la question des outils de mesure des inégalités dans l’épisode II. Mais on voit bien, en tous état de cause, que la question des inégalités de revenus est centrale pour les performances économiques et qu’elle mérite donc le plus grand intérêt des pouvoirs publics.

III/ Inégalités et externalités sociales négatives

En plus de nuire aux bonnes performances économiques de la patrie, les inégalités de revenus ont des effets sur un certain nombre de comportements qui produisent au niveau agrégé de fortes « externalités » sociales.

Le premier de ces comportements à très forte externalité négative, c’est la criminalité. « Classes laborieuses, classes dangereuses » : dans l’imaginaire bourgeois du XIXe siècle, pauvreté rime avec délinquance. Il n’en va pas franchement différemment aujourd’hui. Et dans les faits, la pauvreté est encore très fortement corrélée aux taux de criminalité. Peut-on interpréter, à la Gary Becker, cette corrélation dans un cadre économique ? Il n’est pas aberrant de penser en effet que la pauvreté réduit fortement le coût d’opportunité des comportements déviants. Et donc, toute chose égale par ailleurs, que la pauvreté risque d’augmente la probabilité de commettre un délit ou un crime. Pour autant, les liens causaux sont difficiles à démêler. La pauvreté monétaire est souvent associée à quantité d’autres facteurs qui influent sur la probabilité de commettre des délits et des crimes : faible niveau d’éducation, faibles perspectives de mobilité sociale, conditions de logement dégradées, etc., si bien qu’il peut paraître spécieux d’isoler les effets propres de tel ou tel facteurs. Pour autant, il est important de savoir s’il existe une relation de causalité entre inégalité et criminalité, et si oui, de connaître son sens. Ne serait-ce que pour savoir quels types de politiques sont efficaces pour lutter contre la criminalité : est-il idéaliste de miser sur une politique de réduction des inégalités pour réduire la prévalence des crimes et délits dans les quartiers « chauds » ou vaut-il mieux miser sur une répression bien musclée ?

Un certain nombre de travaux ont apporté des résultats probants et consolident l’idée que l’inégalité des revenus a bien un effet négatif sur les taux de crimes et délits enregistrés. Il semble en particulier que ce qui se passe dans le bas de la distribution des salaires non-qualifiés est décisif pour comprendre les fortes différences de taux de criminalité observés.

Une autre relation intéressante pour les politiques publiques est celle entre inégalité de revenus et santé. La forme de la distribution des revenus est en effet susceptible d’influencer les comportements à risque (fumette, boisson, et abus de plats en sauce,…) et la manière de s’assurer contre ces risques. Du coup, les sociétés inégalitaires sont souvent des sociétés où les indicateurs de développement sanitaires sont mauvais.

On peut ainsi multiplier les exemples d’externalités sociales négatives liées aux inégalités de revenu. Ainsi la présence de fortes inégalités dans la distribution des revenus favorise les conflits, conflits sociaux, conflits de redistribution. Plus généralement, une distribution des revenus fortement inégalitaire tend à diminuer les comportements coopératifs, l’altruisme, la volonté de participer dans des actions à caractère communautaire, etc.

IV/ Conclusion : les bonnes et les mauvaises raisons de s’occuper des inégalités…

Au final, l’inégalité peut donc avoir un effet négatif important sur la croissance, sur le bien-être, sur le bonheur des individus sans pour autant que les individus valorisent nécessairement la justice sociale, mais pour la simple et bonne raison que les inégalités de revenus produisent de fortes externalités négatives. Ce qu’il est important de retenir c’est que toutes ces externalités évoquées plus hauts justifient toutes que les pouvoirs publics se préoccupent du niveau et de la forme des inégalités, ainsi que des politiques à mettre en œuvre pour limiter leur explosion. Et ces externalités, par leur caractère observable, pratique, concret, nous invitent à une vision beaucoup plus empirique et pragmatique du problème. En changeant de perspective sur les inégalités, l’économie publique permet de libérer le raisonnement de l’ergotage tautologique sur ce qui est juste ou pas. Pour les politiques publiques, c’est une manière de les sortir de l’ornière normative, ou du débat stérile sur l’arbitrage efficacité/équité. On ne peut s’empêcher de ressentir comme un retard français dans ce type d’analyses positives des effets des inégalités de revenus : le débat public dans les pays anglo-saxons est aujourd’hui largement familier de ce type de problématiques, alors qu’elles ont du mal à passer pour acquises et évidentes en France (cf. débats récents sur la mise en place du RSA, qui vise à confondre lutte contre la pauvreté, et redistribution optimale). C’est pourquoi il me semble légitime de diffuser et de faire comprendre la boîte à outils de l’économie publique sur ces questions. Et c’est ce que nous allons continuer de faire dans les post à suivre…
_Camille_

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mardi 11 mars 2008

Une nouvelle saga sur les inégalités


En dépit de la profusion de sites et d’analyses, il est assez difficile de trouver du bon matériel, simple et robuste, pour se clarifier les idées sur la question des inégalités. Dans le débat public, la question est le plus souvent abordée sous l’angle de la morale, du normatif ou de la philosophie politique, et assez peu sous l’angle véritablement économique. C’est d’autant plus étrange que la bonne littérature économique est surabondante sur ces questions. Il n’est donc peut-être pas inutile de présenter la boîte à outils qu’offre l’économie pour comprendre, analyser et mesurer les inégalités.

Evidemment, j’aborderai le thème des inégalités selon le tropisme Ecopublix, en soulignant l’importance de cette question pour l’économie publique, et l’action des politiques publiques en particulier. Je me concentrerai en revanche sur la question des inégalités de revenus (éventuellement de richesse). Notre petit voyage devrait compter 6 escales :

(1) Pourquoi un économiste devrait-il se préoccuper des inégalités ? Est-ce que cela a une importance après tout, du strict point de vue économique, et indépendamment de toute considération normative ?

Ensuite, (2) comment peut-on mesurer les inégalités ? En quoi les différentes mesures sont-elles nécessaires, complémentaires, contradictoires… ? Que nous apprennent-elles ?

L’épisode (3) effectuera un retour essentiellement descriptif sur les évolutions récentes en matière d’inégalités de revenus dans les pays de l’OCDE.

On abordera ensuite (4) les controverses récentes concernant l’explosion des hauts revenus.

On se posera enfin la question du rôle de la fiscalité et plus généralement des politiques publiques de redistribution (5).

L’apothéose (6) ouvrira la discussion sur l’économie publique des inégalités dans un cadre non plus national, mais globalisé : l’inégalité intra-nationale est-elle un concept pertinent du point de vue de l’économie publique dans un monde ouvert ?

Et plutôt que de commencer ce voyage par d’arides prolégomènes (« qu’est-ce que l’inégalité ? », « Inégalité ou injustice ? », « Les trois mille mesures des inégalités»), je voudrais d’abord vous montrer en quoi le sujet est pertinent, actuel et pleins de défis pour un économiste qui s’intéresse aux politiques publiques. La question des inégalités ne se cantonne ni à des problèmes de mesures, ni à des considérations d’économie normative. Pour l’économie des politiques publiques, les inégalités ne se résument pas à un « pour ou contre les inégalités », ni au sempiternel « équité vs efficacité » de toute dissertation de second cycle. Il y a en fait un large éventail de raisons qui justifient que les politiques publiques se préoccupent des inégalités de revenus, et ces raisons dépassent de loin la simple question de la « justice » sociale.
_Camille_

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vendredi 7 mars 2008

Faut-il moins taxer le travail des femmes ?


Les inégalités salariales entre hommes et femmes et le débat sur la taxation des couples ayant déjà été abordés par Ecopublix, les bases sont posées pour discuter d’une question plus provocatrice, à savoir la taxation différentielle selon le sexe. La proposition de taxer moins le travail des femmes a en effet alimenté récemment le débat économique, à la suite à un article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, fortement contesté par Gilles Saint-Paul sur Vox Populi (voir ici, ici, et là) et repris par Etienne Wasmer. Cette proposition est d’autant plus d’actualité qu’elle fait partie du programme du parti conservateur espagnol Partido Popular pour les prochaines élections législatives. Voici un résumé et une discussion des arguments en présence.

I/ La proposition initiale

L’idée d’une taxation différenciée du travail des hommes et des femmes repose sur la constatation empirique que l’offre de travail des femmes, en particulier celles qui sont en couple, est plus élastique que celle des hommes (c’est-à-dire qu’une femme réduira plus fortement son offre de travail à la suite d'une baisse de 10% de son salaire qu’un homme). Si l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées a eu tendance à baisser ces trente dernières années, elle reste significativement plus élevée que celle des hommes. Les estimations actuelles de l’élasticité de l’offre de travail des femmes mariées par rapport à celle des hommes varient d’un ratio de 1 à 4 pour les Etats-Unis (Blau et Khan 2007), qui pratiquent la taxation jointe des couples (le second apporteur de revenu étant plus taxé que le premier, comme expliqué ici), à un ratio 1 à 2 pour un pays comme la Suède (Gelber 2008), où la taxation est individuelle (et non par couple) et où la participation des femmes au marché du travail est particulièrement forte.

Partant du constat que l’offre de travail des femmes est plus élastique que celle des hommes, si on applique le principe de finance publique, déjà exposé dans un précédent post, qui consiste à taxer plus fortement les biens inélastiques (car leur demande est peu sensible au prix) et moins fortement les biens élastiques, alors le travail des femmes devrait être moins taxé que celui des hommes. Plus précisément, si le gouvernement prend ses décisions en fonction d’un objectif « utilitariste », c’est-à-dire en maximisant la somme des utilités des individus, alors il apparaît qu’il est plus efficace de taxer moins les femmes et plus les hommes pour récolter un niveau donné de recettes fiscales. L’essentiel du débat porte sur la question de l’origine de la différence d’élasticité d’offre de travail selon le sexe. Si cette différence est liée à des caractéristiques non manipulables, alors le principe d’égalité de traitement des individus conduit à contester une telle proposition.

II/ La critique

C’est précisément au nom du principe d’égalité de traitement des individus que s’articule la critique de la taxation différenciée selon le sexe. En effet, le résultat précédent est établi en supposant que l’objectif du gouvernement a une forme bien particulière, qui ne prend pas en compte le principe constitutionnel de base d’égalité de traitement des individus. La fonction de bien-être social utilitariste ne considère pas le bien-être de chaque individu pris séparément, mais la somme totale du bien-être au sein de la Société. Selon le même raisonnement « utilitariste », s’il était avéré que les blondes ont une offre de travail plus élastique que les brunes, alors il faudrait taxer plus les brunes que les blondes !

Au nom du principe d’égalité de traitement des individus, on peut donc s’opposer à une maximisation du bien-être social qui conduirait à discriminer les individus sur la base de leurs caractéristiques innées. Cependant, la taxation différenciée selon le sexe vise à rétablir l’égalité des opportunités, ce que l’égalité en droit ne suffit pas toujours à assurer. En effet, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail ne sont certainement pas innées, mais résultent du mode d’organisation de nos sociétés.

III/ Mais d’où vient la différence d’élasticité d’offre de travail des hommes et des femmes ?

Sans refaire l’histoire de la « domination masculine », la plus forte élasticité des femmes sur le marché du travail semble être fortement liée à la division traditionnelle des tâches au sein du couple, l’homme partant chasser travailler, et la femme s’occupant surtout des enfants. D’ailleurs, l’offre de travail des femmes célibataires est proche de celle des hommes et c’est l'offre de travail des femmes mariées qui est beaucoup plus élastique. Dans l’article d’Alberto Alesina, Andrea Ichino et Loukas Karabarbounis, les différences de comportement des hommes et des femmes sur le marché du travail résultent d’une négociation sur le partage des tâches ménagères au sein du couple où le pouvoir de négociation du mari est le plus fort.

Alesina et al. font plus que proposer de taxer davantage l’offre de travail la moins élastique : ils explicitent les causes de cette inélasticité. Ils considèrent que les membres d’un couple se partagent les tâches ménagères et que l’homme a un pouvoir de négociation plus élevé, pour des raisons culturelles ou historiques. À salaire égal, un homme va donc avoir plus de temps libre qu’une femme et les auteurs considèrent que cela lui permet de s’impliquer plus fortement dans son travail. Si, par exemple, l’homme ne va chercher les enfants à la sortie de l’école qu’un soir par semaine, il va être plus flexible dans son emploi du temps. On peut également considérer qu’un homme qui ne fait jamais le ménage aura plus d’énergie disponible pour son travail que sa femme, fatiguée de nettoyer. Bref, l’homme tirera plus d’avantages de son travail que sa femme ne pourra le faire. Alesina et al. résument cette propriété en disant que la femme ne travaille « que » pour son salaire, tandis que l’homme parvient à en tirer d’autres bénéfices (un travail plus intéressant, plus de considération au bureau, etc.). La différence entre l’élasticité de l’offre de travail des hommes et celle des femmes émane du déséquilibre caractérisant le pouvoir de négociation au sein du ménage. Puisque les hommes tirent des bénéfices non-matériels de leur travail, ils réagissent peu à un changement de salaire. Les femmes, dont la seule récompense au travail est le salaire, réagissent au contraire fortement à un changement de rémunération.

Que se passe-t-il lorsque la taxe sur le salaire masculin augmente ? Trois effets peuvent être identifiés :

1/ L’homme y perd car il touche moins d’argent à la fin du mois. Pour compenser cette perte, il va tenter de négocier moins de tâches ménagères à la maison. C’est l’effet « avec ce qu’il m’arrive déjà avec les taxes, si en plus je dois faire la vaisselle, ça ne va plus aller entre nous ».
2/ L’homme touche moins d’argent et sent bien qu’il ne peut plus commander sa femme comme avant. Il va accepter plus de tâches ménagères car son pouvoir de négociation faiblit. Cet effet (et le suivant) est à la base du résultat de la taxation sexuée, en ce qu’elle affecte les rapports de force au sein du ménage. C’est l’effet « déjà que je ramène moins d’argent, laisse-moi faire la vaisselle ».
3/ La femme y perd aussi car son homme ramène moins d’argent à la maison, or cet argent lui profitait aussi en partie car certains biens sont consommés en commun (les factures, la télévision, le réfrigérateur, etc.). Elle demande donc à être compensée pour cette perte en acceptant moins de tâches ménagères. C’est l’effet « tu ramènes moins d’argent alors si tu crois qu’en plus je vais faire la vaisselle, tu te mets le Paic Citron dans l’œil ».

Alesina et al. montrent que le deuxième effet est dominant et donc que des taxes plus élevées sur l’homme rétablissent la balance dans l’allocation des tâches ménagères. La taxation différenciée selon le sexe incite donc non seulement les femmes à participer davantage sur le marché du travail, mais elle conduit aussi à une modification du partage des tâches quotidiennes au sein du couple, au profit d'une répartition plus équitable.

On comprend maintenant qu’il faut faire la distinction entre la politique proposée et celle mentionnée plus haut dans l’exemple blondes/brunes. Si les blondes avaient une offre de travail plus élastique que les brunes, cela proviendrait de leurs préférences et en aucun cas il ne serait question de moins les taxer. Elles seraient libres de gérer leur offre de travail comme bon leur semble et une taxation basée sur la couleur des cheveux irait bien à l’encontre du principe d’égalité. Mais Alesina et al. fondent leur proposition sur le différentiel de pouvoir de négociation contre lequel les femmes ne peuvent pas agir. Elles subissent un héritage culturel, historique, sociologique qui n’a rien à voir avec leurs choix. La critique de Gilles Saint-Paul repose plus sur une distinction blondes/brunes que hommes/femmes et en ce sens elle est réductrice, puisqu’elle ne s’attaque pas au cœur du problème.

IV/ Taxation différenciée et pratiques des politiques familiales

Cette taxation différenciée s’inscrit donc dans le cadre des politiques visant à rétablir l’égalité d’opportunité des hommes et des femmes sur le marché du travail, en agissant à la racine de l’organisation sociale. Son principal avantage est de ne pas considérer les élasticités du travail des hommes et des femmes comme des données, mais au contraire comme le produit d’une négociation, d’une histoire. Il s'agit donc pour ces politiques d'intervenir au cœur du réacteur familial. Ce type de politique fiscale porte donc une vision moderne de la lutte contre les inégalités, dans la mesure où l’on s’intéresse aux conditions de formation de ces inégalités. Il est donc vraiment stupéfiant d'assister, au nom du principe d'« égalité » de traitement, à une telle levée de bouclier face à des mesures du type de celles proposées par Alesina et al., alors qu’un grand nombre de politiques sexuées sont déjà tout à fait « inégales » dans leur principe et ne déclenchent pas autant de polémiques. Pis, on ignore généralement que ces politiques sexuées tendent souvent à accroître les inégalités au sein du couple, en renforçant les mécanismes à l’œuvre dans la négociation inégale au sein des couples. Un exemple : les trimestres gratuits accordés aux seules femmes dans le calcul des retraites du régime général pour le simple fait d’avoir eu des enfants. C’est évidemment une mesure qui déroge au principe de l’égalité de traitement. Or on oublie souvent que de telles mesures de politique familiale, qui visent à compenser les femmes pour des carrières plus courtes parce qu'elles ont eu des enfants, ont réduit le pouvoir de négociation des femmes au sein du couples, en rendant plus attractif dans la négociation familiale le fait que ce soit la femme plutôt que l’homme qui s’occupe des enfants ! L’effet incitatif est donc désastreux car la mesure créé les conditions de l’inégalité des carrières qu’elle prétend combattre.

En réalité, les mérites de la taxation sexuée devraient être évalués en comparant son efficacité avec celle des politiques qui visent à favoriser le travail des femmes, comme l’aide à la garde d’enfants, le congé parental, ou encore les politiques de discrimination positive, et ce au regard d’un double objectif : aider les carrières des femmes d’une part, mais aussi entraîner une plus grande implication des hommes dans les tâches quotidiennes d’autre part. Plutôt que de ruer dans les brancards au nom du principe d’égalité, ce pour quoi milite ce genre de propositions de taxation différenciée, il faudrait plutôt mener une analyse empirique sérieuse de l’élasticité réelle des comportements d’offre de travail et de production domestique des hommes et des femmes par rapport au niveau de taxation. On pourrait ainsi comparer cette proposition à d’autres mesures de politique familiale comme la construction de crèches ou les aides à la garde d’enfant à domicile, qui jouent également sur le cœur du réacteur des inégalités, à savoir la négociation familiale sur les tâches domestiques.

Pour finir, il convient quand même de rappeler que si la taxation différenciée n’est peut-être pas la meilleure des solutions au problème, il est en revanche certain que le système français actuel, qui taxe plus à la marge le deuxième apporteur de ressources (et donc en général les femmes) que le premier est sous-optimal. Avant d’envisager une taxation sexuée, dont l’implémentation pose d’ailleurs d’importantes difficultés (liées en particulier à la différence d’élasticité des femmes célibataires et des femmes mariées), le fait d’avoir une taxation individuelle serait sans doute un premier pas vers l’efficacité.
_Camille_ _Emmanuel_ _Gabrielle_

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mardi 4 mars 2008

Graffiti sur les murs d'Ecopublix


Markss et SM m'ont graffité (ie taggué) et sous la menace d'une coulée du Vésuve, je me plie à la pression sociale. Pour ceux qui ne connaissent pas le principe du taggage (genre moi il y a une semaine), les habitants du cyberempire peuvent nommer d'autres bloggueurs qui doivent lister six choses insignifiantes sur leur vie et faire passer la contrainte à d’autres.

Comme l’a justement rappelé Pierre Maura, cela fait penser à Marcel Mauss et à son Essai sur le don : sous couvert d’un cadeau (on honore celui à qui on offre un cadeau), il y a aussi une contrainte sociale (on le soumet, on attend un contre-don, sinon on le traite d'asocial ou de pas sympa). Tout économiste qu’on soit, on se soumet à la contrainte sociale (on offre des cadeaux à Noel, on paie la tournée de bière et on fait des posts en réponse aux tags).

1/ En quatrième j’ai fait un exposé en latin sur « la civilisation latine dans Asterix » avec des recherches approfondies sur les anachronismes, les références et les évidences archéologiques (empiriques)…

2/ Mon plus grand moment de rationalité limitée a été de croire que je pouvais sauter une barre rocheuse de 8m de haut a ski sans me faire mal. Cette croyance a duré 2-3 secondes…

3/ Au Turkménistan, je n’ai pas rencontré Alexandre Delaigue. J’ai par contre dansé dans la célèbre boite de nuit d’Achgabat Le Florida avec des prostituées de la mafia turkmène.

4/ J’ai eu les mains moites à la lecture de A marche forcée de Slavomir Rawicz tout autant qu’à celle de 342 heures dans les Grandes Jorasses de René Desmaison.

5/ Lors d’une des fêtes de fin d’année de l’école de Limas, j’ai été grand schtroumpf (avec un collant rouge et un pompon blanc sur le derrière) quand mes petits camarades étaient en collants bleus.

6/ Au Pakistan, dans la province de Hunza, en aout 2001, je n’ai pas rencontré Ben Laden (je ne rencontre décidément pas les gens connus !). Je lui aurais fait lire Nicolas Bouvier…

Voilà c’est fait. Je m’étais engagé auprès de mes collègues d’Ecopublix à publier un post sur le minimum vieillesse cette semaine. Peut-être qu’avec ce graffiti, je vais gagner quelques jours…

Je ne taggue personne en retour car je n’aime pas les chaînes de l’amitié et tous les bloggueurs que je connaisse ont déjà été taggués. Ah non, en fait, je taggue, Daniel, George, Greg, Dani et Arthur…

_Antoine_

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