Le tableau suivant fournit un résumé des caractéristiques des congés parentaux dans les deux pays :
Elles sont très simples en Suède, tandis que la France offre plusieurs options, dont les conditions varient (1). On peut cependant facilement observer les grandes différences de principe entre les deux pays. Tout d’abord, et contrairement à la perception commune, la France offre un congé potentiellement beaucoup plus long. Cependant au-delà du congé maternité sa rémunération est assez faible (530 euros par mois) et liée à la sortie totale ou partielle du marché du travail. Le retour à l’emploi n’est assuré qu’en cas de congé parental non rémunéré. Il faut donc choisir entre congés payés et retour garanti à l’emploi. De plus les congés se conforment à l’esprit général des politiques familiales en France qui sont biaisées en faveur des familles nombreuses, c’est-à-dire à partir de trois enfants. La Suède considère au contraire que les parents doivent pouvoir concilier vie professionnelle et parentale, sans perte majeure de salaire, en partie par principe d’égalité entre les sexes. L’assurance du retour à l’emploi à l’issue du congé est donc absolument indissociable du congé en lui-même. Le congé parental est extrêmement flexible, de plein temps à huitième temps et valable sur une très longue durée, pour permettre de rester en contact avec son travail. Ce couplage emploi – congé parental constitue la première différence fondamentale entre les deux pays. La deuxième vient du fait que l’allocation parentale suédoise est directement proportionnelle au salaire, tandis que la France offre une allocation fixe. En cela elle suit la majorité des pays européens. Il faut cependant avouer qu’il est difficile de faire une comparaison claire entre pays, tant les paramètres de la politique familiale sont nombreux. Mais là encore, la Suède affiche plus de simplicité, avec des bénéfices sans conditions et un souci permanent de préserver l’emploi des femmes et d’encourager les pères à prendre leurs congés parentaux, tandis que la France multiplie les différentes allocations disponibles, parfois sous conditions de ressources. Malgré ces différences, les deux pays font souvent figure d’exception en Europe pour leur générosité. Si la France peut paraître avare par rapport à la Suède, elle est pourtant dans le groupe des pays généreux en Europe en termes de bénéfices pour les nouveaux parents.
La Suède se distingue aussi de la France, ainsi que de la plupart des pays européens, par le profil de sa fertilité depuis plusieurs décennies. Le graphique suivant trace l’évolution du nombre moyen d’enfants par femme en Suède, en France et la moyenne dans le reste des pays de l’UE15 de 1960 à 2006 (le nombre moyen d’enfants par femme représente le nombre moyen d’enfants qu’une femme aurait au cours de sa vie si à chaque âge de sa vie elle avait le taux de fertilité qu’ont actuellement les femmes de cet âge) (2).
Les deux pays ont vu leur fertilité décliner au cours du temps, suivant en cela l’évolution européenne. Cependant la Suède a une fertilité très volatile alors que dans les autres pays la fertilité a chuté de manière plutôt monotone avant de se stabiliser. La France constitue là encore une exception puisque son taux de fertilité augmente régulièrement depuis 1994 (bien que lentement au vu des évolutions suédoises présentes et passées). Le profil dit « en montagnes russes » de la Suède est unique et s’explique en partie par les caractéristiques des congés parentaux que nous avons déjà relevées.
A partir du milieu des années 60, le taux d’activité des femmes a fortement augmenté passant de 65% en 1970 à plus de 80% en 1980. Les femmes ont été encouragées à travailler et plusieurs réformes ont été faites dans ce sens, avec un souci croissant d’égalité entre les sexes. En 1971 la taxation des époux sur leurs revenus joints, qui pénalisait l’entrée des femmes sur le marché du travail, a été abandonnée au profit d’une taxation individuelle. Ces changements rapides ont été accompagnés par une chute constante de la fertilité, jusqu’en 1980, de manière similaire aux autres pays développés (voir graphique). A l’époque la Suède constituait l’exemple parfait d’une société avec une forte participation des femmes sur le marché du travail, et en conséquence une natalité faible, bien inférieure au seuil de renouvellement des générations. Le nombre moyen d’enfants par femme était alors bien en dessous de la moyenne des autres pays de l’UE15. Les pouvoirs publics s’en inquiétèrent, décidèrent de financer le premier Swedish Family Survey et initièrent de nouvelles réformes.
En 1980 une réforme importante des congés parentaux était mise en place. Il était décidé que l’allocation perçue par les parents après la naissance de leur enfant de rang N devait être la même que celle perçue après la naissance de l’enfant de rang N-1, à la condition que la durée entre les deux naissances n’excédât pas 24 mois. En 1986 l’intervalle était étendu à 30 mois. Cette mesure, couplée avec le fait que l’allocation est directement proportionnelle au salaire, crée une « prime de vitesse ». Pour comprendre cela, il faut considérer que beaucoup de femmes travaillent à temps partiel à l’issue de leur congé parental pour s’occuper de leurs enfants. Elles perçoivent alors un salaire plus faible. La prime crée donc une incitation à espacer stratégiquement les naissances pour éviter une baisse de l’allocation parentale.
Peut-on expliquer la remontée soudaine du nombre moyen d’enfants par femme en Suède après 1980 par cette mesure ? Pour y répondre il est nécessaire de savoir que la descendance finale (le nombre d’enfants par femme d’une génération donnée) est restée très stable au cours des générations, comme on peut le voir ici à la page 13. Notre graphique du taux total de fertilité ne traduit donc pas une hausse de la fertilité de chaque femme mais plutôt un changement dans le profil de fertilité à chaque âge. Rappelons que le nombre moyen d’enfants par femme fait l’hypothèse que chaque femme suit la distribution actuelle du taux de fertilité par âge. Prenons un exemple très simple où toutes les femmes d’une génération ont leurs enfants exactement au même moment de leur vie et que l’âge au premier enfant est toujours 25 ans. Avant la réforme, supposons que toutes les femmes ont deux enfants au cours de leur vie, le premier à 25 ans, et le deuxième a 30 ans. Le nombre moyen d’enfants par femme est donc de 2. A l’instant de la réforme en 1980, les femmes de 25 ans ont toujours leur premier enfant, mais il devient plus intéressant d’avoir le deuxième enfant avant d’atteindre 27 ans. Les femmes de 27 ans vont donc avoir un deuxième enfant immédiatement, tandis que celles de 30 ans, ont aussi leur deuxième enfant, comme initialement prévu. Le nombre moyen d’enfants par femme est alors de 3. Cependant si les mères de 27 ans n’ont finalement que deux enfants alors la descendance finale sera de deux pour toutes les générations. Le déplacement du profil de fertilité au cours des âges a donc gonflé le nombre moyen d’enfants par femme. C’est exactement ce qui s’est passé en Suède. Il ne faut pas pour autant en conclure que cette bulle n’est qu’artificielle et ne se traduit pas par un phénomène réel. En pratique cette hausse se traduit bien par un plus grand nombre d’enfants à un instant donné puisque les naissances se rapprochent. Elle a donc des implications, notamment au niveau de la gestion des crèches et écoles, mais aussi en terme de renouvellement des générations. Une chute du nombre moyen d’enfants par femme signifie aussi que les générations futures auront des tailles plus faibles. A partir de 1980 les femmes ont donc rapproché leurs naissances, mais ont gardé le même nombre total d’enfants. Les démographes Jan M. Hoem, puis Gunnar Andersson ont bien montré ce phénomène. Les économistes Per Pettersson-Lidbom et Peter Skogman Thoursie de l’Université de Stockholm ont aussi récemment étudié ce rapprochement entre les naissances, ainsi que d’autres conséquences sur lesquelles nous allons revenir. Ce changement brusque dans le profil de la fertilité est donc le résultat direct de cette réforme et de la proportionnalité de l’allocation au salaire. Le graphique suivant est tiré d’un article de Per Pettersson-Lidbom et Peter Skogman Thoursie et trace l’intervalle moyen entre deux naissances d’une même mère par année. En aucun cas il ne prouve que la réforme a causé le rapprochement des naissances (ce qui est montré dans l’article), mais il illustre bien le changement dans la planification des naissances après 1980.
A la fin des années 90, la Suède n’illustrait plus du tout le cas du pays où les femmes travaillent et où en conséquence la natalité est basse, mais l’inverse : un pays ayant réussi à intégrer les femmes dans le marché du travail sans sacrifier sa natalité. Notez bien que la montée du nombre moyen d’enfants par femme a été spectaculaire. En 1990 la Suède avait le plus haut nombre moyen d’enfants par femme de l’UE15, juste au dessus du seuil de renouvellement. Cependant la Suède allait de nouveau expérimenter un brusque changement de sa fertilité. Les causes tiennent, là encore, aux particularités de la « prime à la vitesse » et de l’allocation parentale. Entre 1990 et 1993 la situation économique s’est brutalement dégradée, le taux de chômage passant de moins de 2% à plus de 9%. Ces plus mauvaises conditions ont entraîné une baisse des revenus des femmes et/ou les ont poussées à retarder leur entrée sur le marché du travail. Etant donnée la structure des congés parentaux qui poussent les futures mères à atteindre un niveau de revenu aussi haut que possible avant la première naissance, le ralentissement économique a entraîné une chute de la fertilité, essentiellement par son impact sur les femmes sans enfant. Dans un pays comme la France où l’allocation parentale n’est pas liée au revenu, cet effet n’existe pas. On s’attendrait même à un effet opposé puisque le congé parental constitue une assurance contre les chocs économiques négatifs. En Suède la chute a été aussi spectaculaire que la montée : du haut du classement des pays de l’UE15 en 1990, elle était juste en dessous de la moyenne de ces pays en 1998. Depuis quelques années l’économie du pays est repartie à la hausse, et la fertilité avec. Le nombre moyen d’enfants par femme était le troisième plus élevé de l’UE15 en 2006, derrière la France et l’Irlande.
Des changements apparemment marginaux de politique publique peuvent donc avoir des effets importants. Ces fluctuations ne sont pas qu’anecdotiques. Elles sont particulièrement larges et à un niveau administratif local les fortes variations de taille entre des générations proches pose un véritable problème de gestion des crèches et des écoles. Mais il existe aussi d’autres conséquences, moins évidentes. Nous avons vu que suite à la réforme de 1980 les naissances ont été rapprochées dans le temps au sein des familles. Per Pettersson-Lindbom et Peter Skogman-Thoursie ont montré que la réforme a entraîné une chute des performances scolaires des enfants à l’issue de l’école obligatoire, et aussi diminué le nombre d’enfants en études supérieures. Si les causes restent à déterminer, ils avancent l’idée d’une dilution de l’attention parentale et des ressources financières. La réforme de 1986 qui a étendu le délai maximum entre les deux naissances de 24 à 30 mois pourrait donc avoir des effets bénéfiques inattendus.
Pour conclure, toute la politique familiale est particulièrement populaire en Suède et n’a été modifiée vers moins de générosité que lors des difficiles années 90, avant de revenir récemment à son niveau habituel. L’administration suédoise veille à sa bonne application et va d’ailleurs jusqu’à envoyer des lettres aux parents qui utilisent moins de la moitié de leurs 480 jours de congés parentaux pour les encourager à en profiter ! Le seul souci qui semble préoccuper les gouvernements suédois sur ce sujet est la toujours forte inégalité en pratique des congés parentaux entre le père et la mère. Seuls 2.6% des couples partagent également leurs congés ce qui ne satisfait pas du tout l’idéal scandinave d’égalité entre les sexes. Pour contrer cela 60 jours des 480 de congés sont réservés au « co-parent » (en pratique le père puisqu’il prend moins de congés). Devant l’inefficacité de la mesure, le gouvernement actuel envisage d’octroyer un bonus financier aux couples qui partageraient leurs congés équitablement.
Et tout ça à seulement 2h de drakkar de Lutèce…
NOTES :
(1) Quelques précisions : le congé parental en Suède a un plancher de 20 euros par jour qui concerne aussi les parents qui n’ont jamais travaillé. Par ailleurs le plafond varie selon les conventions d’entreprise, il peut être plus élevé, voire supprimé. C’est également vrai en France pour le congé maternité. Il faudrait aussi ajouter que les pères suédois ont droit à 10 jours de congés en plus et qui leur sont réservés, rémunérés à 80% de leur salaire.
(2) L’ UE15 est constituée des pays membres de l’Union Européenne avant le 1er janvier 2004.