jeudi 12 juillet 2007

La ségrégation sociale dans les écoles françaises : le grand fossé ?


Il est des questions qui provoquent des débats interminables et dont on a l’impression que personne ne souhaite les trancher un jour. Les discussions autour de la mixité sociale dans les écoles françaises semblent faire partie de celles-là. Une des raisons évoquées pour motiver l'assouplissement de la sectorisation scolaire, largement évoqué ici, était la supposée incapacité de la carte scolaire à garantir la mixité sociale dans les établissements scolaires. Quelques chiffres suffisent à de nombreux commentateurs pour dresser le tableau d'un "apartheid scolaire" ou d'une ghettoïsation massive, évoquant souvent un paradis perdu de mixité sociale, dont on peut légitimement se demander où et quand il a bien pu exister. Que sait-on au juste sur le niveau de cette ségrégation sociale dans les établissements scolaires français ?

La préoccupation pour la mixité sociale dans les écoles n’est pas nouvelle. On ne compte plus les rapports publics, les colloques et autres analyses de chercheurs sur le sujet. A vrai dire, rares sont les contributions au débat sur l’éducation qui ne s'intéressent pas à cette question, en l'inscrivant dans la problématique de la recherche de l'égalité des chances réelle à l'école. La question de la mixité sociale dans les écoles semble donc centrale dans la façon dont s’articule le débat sur l’éducation en France.

Ces travaux permettent d’illustrer de manière souvent spectaculaire le supposé manque de mixité sociale des écoles françaises. Marie Duru-Bellat, par exemple, avance le fait qu'alors que la part des élèves d'origine défavorisée est d’environ 44 % au niveau national, les 10 % des collèges les plus huppés accueillent 22,2 % d'élèves d'origine défavorisée, tandis que les 10 % des collèges les moins huppés en accueillent au moins 68 %. Dans une étude largement commentée portant sur la ségrégation ethnique dans les collèges de l'académie de Bordeaux, le sociologue Georges Felouzis montrait que 10% des collèges bordelais scolarisent plus de 40% des élèves immigrés ou "issus de l'immigration" :


Ces chiffres sont évidemment parlants. Ils illustrent de manière spectaculaire le fait que la situation réelle des écoles françaises dévie considérablement d’un idéal de mixité sociale parfaite.

Pour autant, il est surprenant de constater que l’état des connaissances sur la question permet difficilement de répondre à quelques questions simples : ce niveau doit-il être considéré comme élevé ? La mixité sociale a-t-elle eu tendance à augmenter ou à diminuer sur la période récente? Pour y répondre, il est impératif de construire une mesure plus complète et moins ponctuelle de la ségrégtion sociale en milieu scolaire. Alors qu’une vaste littérature internationale s’est développée depuis plusieurs décennies, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, sur la difficile question de la mesure du niveau de ségrégation, le nombre d’études permettant d’apporter des éléments de réponse convaincants à ces questions, en France, est remarquablement faible. En fait, alors qu’on parle souvent de ségrégation scolaire, il semble qu'on n’ait jamais vraiment pris le soin de la mesurer de manière convaincante et systématique.

Savoir si ce niveau est élevé nécessite de réfléchir non par rapport à une illusoire mixité parfaite que chacun a en tête lorsqu’il prend connaissance des chiffres évoqués plus haut, mais en cherchant ailleurs une situation de référence. Celle-ci peut être trouvée en comparant la situation actuelle avec le passé, ou en se référant à d’autres systèmes scolaires (avec les limites que cet exercice comporte). En l'absence de séries longues cohérentes sur la composition sociale des établissements scolaires, peu d’éléments permettent de documenter de manière détaillée l’évolution du niveau de ségrégation dans les écoles françaises sur longue période. Ce manque de profondeur historique dans de nombreux travaux s’explique pour part par l’absence de données adéquates et par la difficulté d’accès à ces données.

Une autre façon de porter un jugement sur le niveau de ségrégation dans les écoles françaises est de comparer ce niveau de ségrégation avec celui que connaissent d'autres pays de niveau de développement comparable, avec toutes les limites qu'un tel exercice comporte. Une étude récente permet d’apporter une première réponse, nécessairement incomplète, à cette question. L'objet et la précision de cette étude sont limités par la nature des données : issues de l’enquête PISA, qui concerne les enfants âgés de 15 ans dans 27 pays de l’OCDE, elles ne concernent que les enfants scolarisés dans les collèges français et dans leurs équivalents étrangers. On ne peut donc pas exclure que la même mesure de ségrégation prise à un moment différent de la scolarité (dans l’enseignement primaire, par exemple) produise un classement différent. Ainsi les pays ayant mis en place une orientation précoce des élèves vers les filières techniques ou professionnelles, comme l’Allemagne, voient mécaniquement le niveau de ségrégation ainsi mesuré augmenter, dès lors que cette orientation tend à concentrer dans les mêmes établissements des élèves de milieu social similaire.

Malgré ses limites, cette étude est l'une des seules du genre, et fournit des informations importantes. Globalement, les collèges français apparaissent comme présentant un degré de ségrégation sociale assez élevé, mais qui reste dans une position intermédiaire par rapport aux pays développés. Le niveau de ségrégation sociale est ici mesuré à l'aide de plusieurs indices, qui présentent les avantages et les inconvénients d'une mesure très agrégée. Le premier indice - l'indice de dissimilarité - s'interprète comme le pourcentage d'élèves d'origine défavorisée qui devraient changer d'école pour atteindre une situation de mixité sociale parfaite.


La France n'appartient pas au groupe des pays qui présentent les plus faibles niveaux de ségrégation et qui comprend pour l'essentiel les pays du Nord de l'Europe ainsi que le Japon. Elle n'appartient pas non plus au groupe des pays les plus ségrégués : l'Allemagne, l'Autriche ou la Belgique présentent des indices de ségrégation sensiblement supérieurs à la France. Au final, le système scolaire qui présente le niveau de ségrégation le plus comparable à la France est… l'Angleterre, dont le système scolaire est pourtant organisé de manière radicalement différente (sectorisation souple, grande différenciation des écoles dans leur statut et mode de gouvernance, existence d’écoles publiques sélectionnant leurs élèves, d'écoles publiques religieuses etc…).

Par ailleurs et contrairement à une idée reçue, le niveau de ségrégation entre établissements apparaît en moyenne moins élevé aux Etats-Unis qu’en France (ce qui n’exclut pas qu’il existe aux Etats-Unis des « ghettos de riches » ou des « ghettos de pauvres » plus ségrégués que leurs équivalents en France – le fait de recourir à des moyennes masque par construction ce genre d’information). Le second indice utilisé par les auteurs, l’indice de Hutchens (dont je vous épargnerai ici l’exposé des propriétés axiomatiques) produit un classement légèrement différent entre pays, mais confirme le constat établi précédemment.

Une autre information importante est que ce degré de ségrégation relativement élevé dans les collèges français n’est pas le fait des établissements privés. La grande majorité de la ségrégation sociale observée s’explique par des différences entre établissements publics et entre établissements privés respectivement, non par une différence entre établissements publics et privés pris en bloc.

Cette étude comporte un certain nombre de limites du fait de la méthode employée. Par ailleurs, si les comparaisons entre pays sont éclairantes, elles permettent difficilement d'appréhender de manière convaincante les causes du niveau de ségrégation observé. Le niveau de ségrégation sociale dans les écoles dépend essentiellement de trois facteurs :
1/ L’école étant un bien public local, elle dépend avant tout de l’endroit où habitent les ménages de différents milieux sociaux, et donc du niveau de ségrégation résidentielle. Mais ce n’est bien entendu pas une correspondance parfaite.
2/ Au-delà, elle dépend de la façon dont les parents de différents milieux sociaux choisissent l’école de leurs enfants, que ce choix soit prévu explicitement entre établissements publics ou qu’il soit le fait de recours au secteur privé ou de contournement de la carte scolaire.
3/ Le niveau de ségrégation scolaire dépend enfin de la latitude qu’ont les établissements pour choisir leurs élèves et de la façon dont cette sélection affecte les enfants de milieux sociaux différents.

Chaque politique publique modifiant un de ces trois paramètres a potentiellement un impact sur la mixité sociale dans les écoles. Pour reprendre le plaidoyer d'Ecopublix en faveur de l’évaluation des politiques publiques, le débat autour de la mixité sociale dans les écoles gagnerait beaucoup à s'appuyer sur la mise en place d'un éventail de mesures du niveau de ségrégation dans les établissements.

Si l’un des objectifs de la réforme de la sectorisation scolaire qui est débattue aujourd’hui est de promouvoir la mixité sociale à l'école, il serait bon de mettre en place les conditions d'une évaluation de ses effets. La réforme du système éducatif anglais, qui date de 1988, fait ainsi aujourd'hui l'objet d'intenses polémiques quant à la mesure de ses effets sur le niveau de ségrégation dans établissements scolaires. Cette évaluation ouverte permet à la discussion, si elle est particulièrement vive, de s'établir sur la base d'éléments factuels précis, où les croyances des uns et des autres peuvent se voir opposer des arguments objectifs, et non uniquement sur des présupposés idéologiques qu'aucun fait ne pourra venir démentir.

_Mathieu_

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mercredi 4 juillet 2007

Retour vers le futur : Autisme économie revisited


Dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Marx écrivait que « l’histoire se répète toujours deux fois. La première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Ces derniers jours ont vu paraître une pétition de jeunes étudiants en économie, évoquée par Etienne Wasmer (à gauche sur la photo), discutée par Mathieu P. (à droite sur la photo), exaspérant SM et suscitant une belle et longue lettre d'Alexandre Delaigue. Cette pétition reprend les termes d’un débat très vif ayant eu lieu il y a 7 ans, au même endroit, dans les murs de la future Ecole d’Economie de Paris, entre jeunes étudiants et professeurs. C’était une époque, que nos jeunes lecteurs n’ont pas connue, où les auteurs d’Econoclaste bataillaient pour se distinguer des Econoclastes (le blog n’existait pas encore) et enrageaient d’être pris pour ceux là…
Il se trouve que l’auteur de ces lignes avait participé à l’époque à ce « mouvement », baptisé « Autisme-économie », qui dénonçait pêle-mêle l’enseignement abstrait de la science économique, son manque de pluralisme et l’absence de relation à la vie économique réelle. Ce post vous propose un petit retour en arrière sur les causes de cette réaction épidermique des étudiants en économie, les raisons pour lesquelles je me suis détaché de cette contestation et les leçons que j'en tire, pour les étudiants comme pour les professeurs.

I/ Souvenirs, souvenirs....

Nous sommes en l’an 2000 après J.-C. et toute la Gaule se croit occupée par la pensée néoclassique néolibérale. Un petit village d’irréductibles normaliens, troublés par l’enseignement qu’ils reçoivent, décide de faire part publiquement de son scepticisme sur l'enseignement de cette discipline, la science économique. Ils rédigent une pétition, la font publier dans la presse et boum, un débat national est suscité. Les professeurs s’inquiètent, le gouvernement mandate une commission, un rapport est rédigé (voir par exemple le compte-rendu d'E. Wasmer ici)… A l’époque, le jeune provincial que j’étais (que je suis encore d’ailleurs), était fasciné par cette ambiance parisienne : on discute un jour à midi de nos cours, de l’économie telle qu’elle est enseignée, et deux jours plus tard, Le Monde accepte de publier nos réflexions et les hautes sphères de l’Etat de s’en inquiéter. Il y avait pour moi un parfum balzacien de « à nous deux Paris », qui était particulièrement excitant. Ce que nos professeurs de l’époque n’avaient peut-être pas saisi, c’est l’état d’excitation intellectuelle que ce mouvement avait suscité : des réunions, des conférences, des discussions à n’en plus finir sur ce qu’était la science économique, sur ce qu’elle pourrait être, sur ses présupposés, ses méthodes, la manière dont elle était enseignée…

Il ne s’agissait pas cependant uniquement d’un débat intellectuel : c’était également un engagement dans un mouvement à caractère politique, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte : des motivations diverses avaient rassemblé un petit groupe d’étudiants autour d’un texte commun, avant que la contestation ne prenne de l’ampleur et que sa nature ne change au point de me mettre complètement en porte-à-faux avec elle. Quelles étaient à l’époque les motivations des participants ?

II/ Les motivations

Parmi les tous premiers signataires de la pétition, je me suis aperçu assez vite que les motivations des uns et des autres étaient très hétérogènes. J'en distinguerais quatre, se recoupant plus ou moins, et dont l’importance respective a varié au cours de l’évolution du mouvement. Pour une vision alternative de la part d’un des membres actifs du mouvement, voir ici.

1/ Une critique de l’enseignement des sciences économiques

C’était la raison profonde de la contestation : nous avions l’impression de ne pas apprendre grand-chose pendant les cours d’économie, qui semblaient à des années-lumière de l’économie réelle. Pendant un cours d’un semestre de macroéconomie, pas une seule référence au PIB, à l’inflation, à la balance commerciale. Une anecdote que je raconte souvent est celle d’un professeur, se retournant au milieu de son cours (par ailleurs brillant) et, l’air visiblement gêné, s’excuse d’interrompre la description de son équation 73-b pour faire une remarque sur l’actualité : « c’est intéressant, la trappe à liquidité, c’est proche de la situation japonaise ! » et d’enchaîner assez vite sur l’équation 73-c pour ne pas tomber dans le vulgaire… la construction du cursus d’économie engendrait aussi un certain scepticisme : micro, macro, micro II, macro II, micro III, macro III (ce qui inspira du reste le titre d’une des feuilles du mouvement : « Micro, Macro, Mes crocs »). L’impression générale était celle d’une construction intellectuelle brillante, mais dont la finalité n’apparaissait pas clairement : pas une seule fois la question du chômage n’était évoquée en cours, pas plus que les marchés financiers, le rôle des administrations, des entreprises, etc. Quel était donc l’objectif de ces enseignements ? La Sorbonne avait-elle de nouveau cédé à ses vieux démons, dénoncés en son temps par Rabelais qui raillait les doctes savants discutant du sexe des anges ?

Cette insatisfaction nourrie par les défauts inhérents à l’enseignement de l’économie à l’université résulte de la conjonction de plusieurs facteurs. Le premier est le privilège donné dans l’enseignement français à la théorie, avec pour corolaire un mépris souverain pour tout ce qui touche aux applications (sous-entendu, de second rang, pas pour les Brahmanes). Cette vision de la science économique conduit à dédaigner toute approche empirique, tout travail sur les données et érige en modèle les mathématiques comme discipline reine vers laquelle l’économie devrait tendre : théorèmes, démonstrations, lemmes, scolies… Le second facteur explicatif est la situation dégradée des universités françaises et le contraste qu’elles offrent avec le milieu des classes préparatoires et des Grandes écoles. La contestation était en partie celle de jeunes normaliens, passés par un système ultra-sélectif et qui se retrouvaient soudain confrontés à l’ampleur de la paupérisation des universités françaises. L’état de démotivation des enseignants, le manque d’incitation à s’investir dans l’enseignement, considéré le plus souvent comme une corvée nécessaire dans la carrière d’un enseignant-chercheur, combinés à l’absence d’évaluation par les étudiants produisaient un enseignement souvent de piètre qualité. Le succès de la pétition s’explique aussi par un troisième facteur : l’écart entre les objectifs que se fixe l’université (former des chercheurs) et les attentes de la majorité des étudiants (obtenir une formation pour trouver un emploi qualifié et bien payé). Les étudiants qui choisissent la filière économie le font souvent parce elle est un gage de sérieux sur un CV, mais très peu sont intéressés par la recherche en tant que telle. Ils subissent pour la plupart sans broncher le cursus économique, avec l’espoir d’atteindre le DESS ou ils pourront enfin apprendre quelque chose de concret. A l’inverse, la majorité des enseignants ne vise qu’à former le 1% des étudiants qui se destinent à la recherche. Les cours de licence sont donc souvent formatés pour cette minorité. D’une façon assez paradoxale, le succès de la pétition parmi les étudiants s'explique pour des raisons diamétralement opposées à celles des signataires issus des Grandes écoles .

2/ Le rôle des mathématiques

L’impression que j’avais à l’époque en signant la pétition, c’était que les mathématiques fonctionnaient avant tout comme un instrument de sélection au sein des cursus universitaires d’économie, mais qu’elles n’étaient pas utilisées comme un outil au service de la compréhension des mécanismes économiques. Bien des fois, j’avais le sentiment que sans avoir RIEN compris à l’économie, je pouvais obtenir une bonne note en dérivant correctement telle fonction ou en inversant telle matrice sans me planter. Néanmoins, d’autres étudiants qui avaient rallié le mouvement se sont mis à défendre l’idée qu’il fallait s’opposer par principe à l’usage des mathématiques en économie et leur préférer la dissertation et l’analyse littéraire. Ce n’était le cas d’aucun des rédacteurs de la pétition d’origine. Ce que nous souhaitions en dénonçant le rôle excessif des mathématiques dans l’enseignement de l’économie, c’était rappeler que l’usage des mathématiques ne dispense pas de comprendre le mécanisme économique que le modèle est censé décrire. Je dois avouer que j’ai mis des années avant de comprendre une grande partie des intuitions que j’aurais aimé qu’on m’explique lors de ces premiers cours. Le mouvement ayant acquis une certaine autonomie, j’ai commencé à ne plus me sentir en phase avec lui lorsque la presse a repris la pétition en la présentant comme une opposition pure et simple à l’usage des mathématiques en économie : dès la publication de cet article dans Le Monde, le message auquel je souscrivais était déjà dévoyé.

3/ Questions épistémologiques

Plus profondément, ce qui nous tracassait dans la façon dont on nous présentait la science économique, c’était l’usage plus ou moins rigoureux de la modélisation, indépendamment du débat portant sur l’usage des mathématiques dans l’enseignement. Ce que nous avions retenu de nos cours, c’était que l’économiste rédigeait des modèles, avec un certain nombre d’hypothèses, et finissait par une conclusion de politique économique. Ce qui nous frappait dans ce type de démarche, c’était son caractère éminemment non scientifique : on change les hypothèses, on obtient d’autres résultats, donc d’autres politiques. Aujourd’hui, alors que je suis plus que jamais conscient de l’intérêt de la modélisation, je reste très critique vis-à-vis d’un certain mésusage de celle-ci : sans test empirique sérieux, sans une compréhension des mécanismes institutionnels, elle manque souvent de pertinence. A l’époque, moins convaincu par la démarche, je me demandais si la science économique n’était pas un simple déguisement destiné à donner du crédit à une idéologie particulière.

4/ Pluralisme et place de l’idéologie

Ce que j’entendais par le dernier paragraphe de la pétition d’origine, c’était justement le refus de se limiter à une seule explication, à un seul modèle : si il y a plusieurs modèles concurrents, alors il faut essayer de comprendre pourquoi ils donnent des conclusions différentes et voir si on peut les confronter, les tester.

Mais pour nombre des participants au mouvement, il s’agissait en fait d’une réaction idéologique : les conclusions de la science économique apparaissaient en France proche de l’idéologie libérale, donc ces étudiants souhaitaient qu’on leur enseigne d’autres idéologies concurrentes. Ce n’était pas mon cas et c’est ce qui m’a finalement poussé à me retirer de cette contestation : ce que je critiquais, c’était justement l’approche idéologique, non scientifique, de l’enseignement. Remplacer une idéologie par une autre n’avait à mes yeux aucun sens.

III/ La dérive idéologique et le choix de la recherche

A partir de là, le mouvement a dérivé vers une contestation idéologique, plus ou moins marquée à l’extrême gauche : si la science économique ne visait qu’à remettre en question les fondements de la lutte anticapitaliste, antilibérale et antifasciste, alors il fallait saper les fondements-mêmes de cette discipline. Très vite, dans les réunions du mouvement, j’ai pu entendre des réflexes sectaires du type « eux et nous » ou « t’es dans quel camp ? ». J’ai fait là mon premier apprentissage du sectarisme d’extrême gauche : « si tu n’es pas d’accord avec moi, t’es un facho ». Il n’était plus question de discuter de méthode, d’épistémologie ou d’enseignement, mais de lutte à mener contre un ennemi puissant, ayant infiltré tous les pouvoirs.

Le Bréviaire des idées reçues en économie, ouvrage publié au Seuil par une partie des étudiants du mouvement, et qui a été un formidable succès de librairie, n’est guère autre chose qu’une succession de petits essais présentant des idées reçues d’un autre type que celles que l’ouvrage prétend dénoncer. Ayant de nombreux amis parmi les auteurs, je ne voudrais pas les blesser, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que l’ouvrage se situe aux antipodes d’une démarche honnête et de qualité. Les principes de base de l’économie ne sont pas critiqués, ils ne sont tout simplement pas compris. Un chapitre qui discute des charges patronales n’a visiblement pas saisi l’incidence fiscale (contrairement aux plus jeunes générations), un chapitre sur les retraites par répartition confond mode de financement, redistribution et caractère public ou privé du système. Ironie de l’histoire, le chapitre sur la protection des salariés et les coûts de licenciement se retrouve remis en cause par les recherches de l’auteur-même de ce chapitre, aujourd’hui maître de conférences à l’Université de Chicago. Les analyses empiriques sont totalement absentes et aucun mécanisme économique n’est mis en avant : il y a beaucoup de préjugés, beaucoup de réponses et fort peu de questions.

Après avoir définitivement quitté l’aventure, j’ai longuement hésité à continuer à faire de l’économie. Ni les uns ni les autres ne m’avaient convaincus et j’ai commencé à regretter de n’avoir pas choisi de m’être orienté plus tôt vers les sciences « dures ». Pour autant, je n’arrivais pas à me convaincre que la voie de l’économie était sans issue. J’ai donc continué le cursus en DEA et là, avec l’aide de professeurs extrêmement stimulants, j’ai commencé à comprendre quelque chose et à percevoir la richesse de la discipline. Le véritable tournant intellectuel n’est pourtant pas venu en France, mais aux Etats-Unis ou j’étais parti pour un séjour d’un an. C’est là-bas que j’ai entrevu ce que pouvaient être des cours de qualité, une démarche scientifique sans a priori, la critique féroce des hypothèses utilisées et un recours systématique à l’analyse empirique. Pour donner une idée aux jeunes générations, jusqu’en DEA, je n’avais jamais utilisé réellement un logiciel d’économétrie ! J’ai eu l’impression d’apprendre en un an davantage qu’au cours des trois années passées précédemment en France.

De retour à Paris pour une thèse, je n’ai eu de cesse de me féliciter d’avoir choisi la voie de la recherche. J’ai tous les jours l’impression de comprendre des choses fondamentales de la vie économique, alors que nombre de mes concitoyens semble passer à côté (y compris des ministres, des journalistes et tout un tas d’experts) et j’ai le sentiment d’avoir acquis des compétences en termes d’analyse quantitative que mes camarades qui ont choisi la voie de la haute administration ne pourront jamais rattraper. Le plaisir de faire un métier utile, honnêtement, où la recherche de la vérité n’est pas tributaire des idéologies des uns et des autres reste pour moi le principe fondamental de mon choix pour le métier de chercheur. Je ne le regrette pas une minute, malgré le caractère peu attractif des perspectives de carrières en France.

IV/ L’économie et son enseignement

Quelles leçons peut-on tirer de ces contestations périodiques de l’enseignement des sciences économiques ? J’en retiens essentiellement trois :
1/ L’université française a besoin d’une réforme profonde qui vise à clarifier sa finalité : recherche ou formation pour des emplois qualifiés. Les professeurs doivent recevoir des incitations à faire des cours de qualité, qui répondent aux attentes de leur public. Ils doivent être évalués. Des moyens supplémentaires doivent être débloqués pour financer un minimum d’équipements indispensables à la production d’un enseignement de qualité : salles informatiques, logiciels économétriques disponibles, site web systématique…
2/ L’économie doit être enseignée comme une discipline appliquée : cela impose plus de travail pour les enseignants mais c’est indispensable.
3/ Un travail de fond doit être entrepris par les économistes pour convaincre que la discipline n’est pas affaire d’idéologie. A ce titre, la démarche d’Ecopublix, qui milite pour le développement d’une culture de l’évaluation des politiques publiques, correspond à une défense de la légitimité de la discipline. A l’inverse, les prises de position militantes de nos aînés pendant la campagne présidentielle me paraissent totalement contre-productives et finalement néfastes pour la crédibilité de la recherche. Selon moi, les économistes n'ont pas à utiliser leur expertise pour leurs propres préférences politiques. La science économique ne dit pas pour qui il faut voter, mais donne des indications sur les politiques publiques à mettre en place pour atteindre tel ou tel objectif. Le role des économistes est d'aider leurs concitoyens à faire un choix informé, pas d'être les nouveaux philosophes-rois. Ils doivent se contenter d’essayer de se mettre d’accord sur des faits et des causalités. En suivant cette voie, je pense qu'ils seront aussi plus écoutés. L’objectif de la politique économique appartient aux citoyens, pas aux scientifiques. Toute entorse à cette position d'honneteté scientifique est susceptible de renforcer ceux qui croient que l'économie n'est qu'idéologie.

Enfin, il serait temps qu’on pense aux effets néfastes du système des Grandes Écoles : on produit de jeunes arrogants de 20 ans qui croient avoir tout compris et passent leur temps à se regarder le nombril. Peu disposés à se remettre en question, peu disposés à douter, au seul motif qu’ils ont ingurgités des connaissances prémâchées en quantité astronomique, ils ont du mal à reconnaître qu’il leur arrive parfois de faire fausse route…
_Antoine_

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