Commençons bien sûr par l’essentiel : ses travaux. Emmanuel Saez est essentiellement connu du grand public pour son importante contribution à l’analyse de l’évolution des inégalités aux Etats-Unis et dans le monde dans le très long terme, qui a donné lieu à un certain nombre de publications avec son compère Thomas Piketty qui était son prof au MIT pour la petite histoire. (Vous trouverez tous ces papiers sur la page de Saez). Ces travaux, reposant sur l’utilisation de statistiques inédites de l’administration fiscale et de la sécurité sociale, ont permis de mettre en lumière des aspects de l’évolution de la structure des revenus qui sont désormais passés dans le savoir commun, mais qui étaient avant ces travaux, largement incompris. En particulier, Piketty & Saez ont montré que les inégalités de revenus se sont considérablement accrues aux Etats-Unis depuis le début des années 80 ; que ceci est dû à la croissance extrêmement rapide des revenus d’une petite fraction de ménages (1%) dans le haut de la distribution des revenus, et que ces revenus sont essentiellement des revenus d’activité. En outre, ils ont documenté la forte baisse de la progressivité du système fiscal américain depuis une trentaine d’année, et de manière plus iconoclaste encore, Emmanuel Saez (avec W. Kopczuk) a montré que la mobilité des individus au sein de la pyramide des revenus aux Etats-Unis avait été incroyablement stable au cours du 20ème siècle et sensiblement plus faible que ce que l’on avait l’habitude de penser, écornant au passage le stéréotype des Etats-Unis « Land of Opportunity ». L’ensemble de ces contributions a considérablement alimenté le débat public aux Etats-Unis, notamment durant la campagne présidentielle et il va sans dire que ce sont des études d’une importance capitale pour notre compréhension de l’économie et des inégalités. Pour autant, ce ne sont sans doute pas ces travaux qui lui ont valu sa médaille.
Si Emmanuel Saez s’est vu distingué par la communauté scientifique avec cette Bates Clark Medal, c’est surtout parce qu’il a fait sensiblement bouger la frontière de l’économie publique dans au moins deux importantes directions.
Tout d’abord, il a contribué de manière substantielle à penser l’articulation entre les résultats théoriques et les résultats positifs tirés de l’évaluation empirique des effets des politiques publiques. Pour arriver à faire ce pont, il faut tout d’abord maîtriser parfaitement les deux bouts de la chaîne. Et il faut bien reconnaître qu’il possède ce talent de jongler entre l’écriture de papiers de qualité dans le domaine théorique (sur la taxation optimale des revenus de l’épargne, sur la taxation optimale des conjoints, sur les incitations fiscales à la fourniture de biens publics, sur le salaire minimum …) et des études empiriques sophistiquées du point de vue de ce que les économètres appellent l’identification, c’est-à-dire la manière d’isoler et de faire apparaître le lien de causalité existant entre deux variables. Ces papiers sur l’effet de la taxation des dividendes sur la distribution des dividendes (avec R. Chetty), ou encore sur l’incidence des cotisations sociales à partir d’une réforme en Grèce (à venir) n’ont rien à envier aux meilleurs travaux d’Angrist ou de Card.
Mais ce qui intéresse Saez, c’est vraiment le lien entre ces deux mondes de la théorie et de l’empirique, car sa vision de l’économie publique est fermement ancrée dans l’idée que les économistes doivent être capables de produire des recommandations utiles et pratiques de politiques à mettre en œuvre. Pour comprendre cela, partons d’un des domaines dans lesquels les travaux de Saez ont eu le plus de portée : la taxation des revenus. La question de la taxation des revenus pour le gouvernement, c’est un choix complexe impliquant un niveau de taxe à lever, et un barème (un ensemble de taux applicables à différents niveaux de revenus). La manière dont sont fixés les différents taux du barème agit sur les comportements des individus. Intuitivement, plus les taux sont élevés, plus le revenu net qu’un individu tire de son travail diminue, réduisant l’offre de travail. Mais dans le même temps, le gouvernement a un objectif redistributif. Il veut redistribuer des plus riches vers les moins riches, et c’est la raison pour laquelle le gouvernement souhaite fixer des taux croissants en fonction du revenu. Comment fixer alors le barème pour tenir compte de ces différents objectifs? Si le modèle de Mirrlees (1971) offrait déjà les bases du raisonnement permettant de penser cet arbitrage, la dérivation du barème optimal posait de nombreux problèmes. Et là arrive Emmanuel Saez (à l’époque il termine tout juste son PhD au MIT), qui montre à la fois une manière simple de dériver le barème et identifie les paramètres décisifs pour simuler proprement ledit barème.
Cette série de papiers (là, et là)est importante pour l’économie publique non seulement pour ses résultats (l’idée notamment que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu est à l’optimum croissant jusqu’à un niveau très elévé de rémunération compte tenu de la forme de la distribution des revenus même avec une élasticité relativement forte de l’offre de travail), mais surtout importante du point de vue de la méthode : elle montre comment faire marcher la théorie sur ses deux pieds, c’est-à-dire produire des modèles qui s’appuient sur des paramètres qui sont proprement identifiables empiriquement, et que l’on peut ensuite réinjecter dans le modèle pour générer des recommandations utiles.
La deuxième direction importante dans laquelle Emmanuel Saez a engagé l’économie publique est celle de l’incorporation des leçons de la « behavioral economics ». C’est un domaine bien sûr dans lequel il n’est pas seul (des économistes comme Bernheim, Gruber ou Diamond sont aussi très sensibles à ce genre de problématiques). Mais c’est une percée majeure pour l’économie publique qui y renouvelle profondément sa boîte à outils. Concrètement, la « behavioral economics » s’intéresse à tous les comportements économiques non-standard ou non conformes à la représentation économique habituelle des préférences et des choix. Ces comportements incluent l’incohérence temporelle (avoir des préférences qui changent au cours du temps), les erreurs, la myopie (le fait d’accorder une attention trop importante au présent comme dans le cas d’actualisation quasi-hyperbolique), l’addiction, etc. Ces comportements sont traditionnellement ignorés de modèles classiques d’économie publique. Ce que montrent les travaux de Saez c’est que ces comportements non standard jouent de manière cruciale sur les politiques publiques optimales à mettre en place. Un exemple simple : si les programmes d’impôt négatif visant à favoriser l’offre de travail des personnes à bas-revenus sont peu efficaces, c’est sans doute aussi et avant tout du fait de la très mauvaise information véhiculée par les pouvoirs publics sur la forme des incitations procurées par ces barèmes complexes. Avec R. Chetty, ils ont ainsi mené une expérience contrôlée chez un grand « tax preparer » américain (une entreprise spécialisée dans l’aide à la préparation des déclarations d’impôts) : le groupe de traitement reçoit une information précise expliquant le fonctionnement de l’EITC (la prime pour l’emploi à l’américaine) tandis que le groupe de contrôle ne reçoit aucun complément d’information. Le résultat : les personnes ayant reçu le complément d’information sont plus nombreuses à optimiser leur comportement de manière à maximiser leur EITC l’année suivante. Cela peut paraître trivial aux yeux de beaucoup, mais cela change fondamentalement l’approche des politiques publiques : un programme d’information peut avoir des effets bien plus efficaces que l’accroissement des sommes versées pour l’impôt négatif.
Mais ce qui fait vraiment d’Emmanuel Saez un chercheur pas comme les autres, ce que rappelait Steve Levitt pas plus tard qu’hier, c’est qu’en dépit d’être un esprit brillant, Emmanuel Saez est un trésor d’humilité et de gentillesse. Il a accepté la lourde tâche de siéger au comité de thèse de quelques membres d’Ecopublix, a même soutenu la publication de leurs premiers papiers en tant qu’éditeur du Journal of Public Economics. A d’autres, il a pris le temps d’apprendre les rudiments du surf, étant lui-même, petit basque immigré en Californie, un surfeur émérite qui passe tous ses vendredis à Santa Cruz. La petite histoire veut que vendredi dernier, alors que le Chairman du département d’économie de Berkeley courait dans tous les couloirs en criant de joie pour annoncer la nouvelle, Emmanuel, sans se douter de rien, était, bienheureux, sur sa planche en train de regarder la vague de Pleasure Point…