La grande question qui structure le débat public sur les retraites concerne la nature de la réforme et oppose les partisans d’une réforme dite « systémique » (qui consiste à remettre à plat le système sur le long terme) aux partisans de réformes dites « paramétriques » (qui consistent à modifier périodiquement les paramètres du système). Au sein des partisans de chacune de ces grandes « voies de réforme », on peut distinguer deux approches qui donnent plus ou moins de poids aux garanties à donner aux salariés. On a donc au final quatre visions, assez différentes, de la direction vers laquelle notre système de retraite doit aller.
I/ L’option « remise à plat du système »
La motivation première d’une remise à plat du système français est la nécessité d’unifier les régimes de retraite : nous disposons de 36 régimes de retraite publics, obligatoires et financés en répartition, mais dont les règles sont différentes, la coordination malaisée et la gestion coûteuse. On notera d’ailleurs que le seul réel élément de consensus sur le système actuel est qu’il constitue un véritable casse-tête pour les salariés et pour les gestionnaires. Les avis sont en revanche partagés sur l’opportunité d’une réforme globale. Les pessimistes pensent que ce n’est pas possible, soit parce qu’ils considèrent que la complexité est naturelle à tout système de retraite, soit parce qu’à leurs yeux, l’esprit de consensus n’est pas suffisamment développé en France pour rendre possible une telle réforme (on préfère se taper dessus avec du poisson pourri…). Les optimistes pensent au contraire qu’une telle remise à plat est non seulement possible mais à terme plus efficace. Unifier un système de retraite n’est pas beaucoup plus compliqué et finalement bien moins coûteux que de construire une nouvelle ligne TGV. Ils soulignent par ailleurs les risques de l’approche actuelle : en annonçant des mesures partielles périodiquement, suivies d’autres projections catastrophistes, la confiance dans le système s’effrite, les jeunes générations en viennent à imaginer qu’elles ne toucheront pas de retraite et que leurs cotisations s’apparentent surtout à des impôts sans contrepartie. Au lieu de renforcer la solidarité entre générations, la situation actuelle mine les fondements du système en répartition.
Parmi ceux qui défendent une réforme globale du système de retraite, le consensus n’est pas vraiment de mise non plus. Jacques Bichot (Université Lyon II) défend une réforme systémique sur le modèle d’un système à points, tandis que Thomas Piketty et moi-même avons mis en avant une réforme suivant le modèle des comptes individuels de cotisation ou comptes « notionnels ».
1/ L’unification avec des comptes individuels en cotisation est défendue par Thomas Piketty et votre serviteur dans un opuscule du Cepremap (disponible gratuitement ici, reproduit dans un livre en vente ici, et discuté sur Ecopublix).
Le système fonctionne sur deux piliers intégrés : le premier pilier est purement contributif et le second est purement redistributif. La partie contributive fonctionne avec des comptes individuels sur lesquels les cotisations retraite versées chaque année sont enregistrées. Ces cotisations sont revalorisées chaque année par la croissance des salaires. Il s’agit d’un système en répartition car les cotisations ne sont pas placées sur les marchés financiers mais servent, comme aujourd’hui, à financer les retraites actuelles. Au moment de la liquidation, les salariés disposent ainsi d’une mesure de leurs droits à la retraite. Ces « droits retraite » sont convertis en pension mensuelle selon l’espérance de vie en retraite de chaque génération : plus le salarié reporte son départ en retraite, plus la pension est élevée ; les conditions de liquidation évoluent parallèlement à l’espérance de vie au fil des générations. Au lieu de réformes brutales, le principe est celui d’une adaptation lente et progressive des conditions de liquidation. Le seul paramètre de pilotage du système devient alors le taux de cotisation : si l’on souhaite augmenter le niveau des retraites ou consacrer une part plus importante du revenu national à passer plus de temps en retraite, il suffit d’augmenter le taux de cotisation. Automatiquement les droits à la retraite seront augmentés.
Le second pilier est redistributif : il s’agit de l’expression de la solidarité nationale envers ceux qui ont eu de faibles revenus, des carrières heurtées par le chômage, la maladie ou autre. Ces avantages non-contributifs sont crédités sur les comptes de la même façon que les cotisations, mais ils sont financés par l’impôt.
2/ L’unification des régimes avec un système à points est défendue par Jacques Bichot dans un document de l’Institut Montaigne (disponible ici). Cette proposition vise à étendre le mode de fonctionnement des régimes complémentaires en points à l’ensemble du système de retraite. Les salariés achètent des points en cotisant, points qu’ils vendent pour obtenir une pension. Comme les comptes notionnels, le système en points fonctionne en répartition et permet de prendre en compte l’ensemble de la carrière des salariés.
L’avantage du système à points, d’après ses défenseurs, est qu’il permet un pilotage « au fil de l’eau » : en effet, l’équilibre financier du régime peut être obtenu chaque année par ajustement du rendement du système, c’est-à-dire que l’on peut jouer sur la valeur du point pour équilibrer les finances du régime.
Pour ses critiques (dont l’auteur de ces lignes), le système à points ne permet pas de garantir les droits de retraite autant qu’un système en comptes notionnels peut le faire : en se donnant la marge de liberté de faire modifier la valeur du point, on n’offre pas les mêmes garanties qu’un taux de rendement indexé sur la croissance de l’économie. En effet, contrairement aux comptes notionnels, le rendement du régime à points n’est pas fixé : il s’agit d’un paramètre du régime. Comme le système fonctionne en points et non en euros, il est possible de faire de « l’inflation du point », c’est-à-dire de baisser le rendement du régime pour réduire les promesses passées. La philosophie des comptes notionnels est, au contraire, de ne faire que des promesses que l’on peut honorer, mais d’être extrêmement stricte sur le fait qu’elles seront honorées.
II/ L’option paramétrique
Les partisans d’une réforme paramétrique rejettent les propositions d’unification, les considérant comme des chimères ou de vaines constructions intellectuelles...
Le premier point mis en avant est le fait que modifier des paramètres du système existant est beaucoup plus simple techniquement, donc peut être mis en place beaucoup plus rapidement. Le président de la République a annoncé qu’il souhaitait une réforme avant la rentrée prochaine et seule une réforme paramétrique peut être réalisée dans un temps aussi court. Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer ce choix : pressions pour annoncer un redressement à long terme des finances publiques, choix stratégique de communiquer sur des mesures symboliques du système de retraite (« la retraite à 60 ans ») ou craintes d’un scénario à la Juppé en cas de réforme globale. Parmi les partisans d’une réforme paramétrique, on trouve aussi des syndicalistes et des universitaires. Jean-Christophe Le Duigou (CGT), Danièle Karniewicz (CFE-CGC, syndicat des cadres) ou Henri Sterdyniak (OCFE) ont ainsi pris parti contre toute réforme systémique et défendu une modification des paramètres du système actuel.
Ils ont tous défendu l’idée d’un âge pivot, « âge norme », qui pourrait évoluer avec le temps, mais qui doit continuer à faire référence. Leurs positions se distinguent donc essentiellement par le calendrier et l’ampleur de la hausse de paramètres comme la durée requise de cotisation ou l’âge minimum de liquidation.
3/ Le gouvernement, le Medef et la confédération des cadres défendent une hausse de l’âge minimum de départ en retraite couplée avec la hausse prévue de la durée requise de cotisation. Le Medef a suggéré une augmentation de l’âge minimal à 63 ans. Les modalités exactes de la proposition du gouvernement ne sont pas encore connues : hausse progressive de l’âge minimum ? hausse en parallèle de l’âge du taux plein, actuellement à 65 ans ? augmentation des âges minimums dans la fonction publique et dans le secteur privé ? Les paramètres qui peuvent être modifiés sont le calcul du salaire de référence dans la fonction publique (6 derniers mois au lieu des 25 meilleures années dans le secteur privé, intégration ou non des primes…).
Pour la droite, s’attaquer au symbole de la « retraite à 60 ans » permet de galvaniser les troupes de l’UMP, et de ringardiser la gauche comme incapable de proposer une réforme permettant de rendre soutenable l’équilibre des retraites.
Pour le gouvernement, il s’agit aussi de donner des gages symboliques à Bruxelles, Berlin et aux marchés financiers. Quand les Français ont fait pression sur la chancelière Merkel pour contribuer à l’aide financière à la Grèce, quand les Allemands ont annoncé une augmentation de l’âge du taux plein à 67 ans à l’horizon 2028 et au moment où l’on demande aux Grecs de repousser leur départ en retraite à 67 ans, on peut imaginer que le gouvernement français souhaite envoyer un signal fort sur la réforme des retraites.
Le problème de cette analyse, c’est qu’elle néglige complètement la perspective de long terme du système de retraite et de l'équilibre des finances publiques. La crise financière n’a pas mis considérablement en péril l'équilibre financier des retraites : ce qui reste la raison majeure des déséquilibres à long terme est l’augmentation de l’espérance de vie. Chercher à rééquilibrer le système à court terme en complexifiant encore notre système fait courir le risque d’accroître un peu plus la confusion et l'incertitude sur le pilotage à long terme. Croire qu’une réforme paramétrique, « symbolique » permettrait de rassurer les marchés financiers sur la soutenabilité à long terme des finances publiques est quelque peu déconcertant.
Par ailleurs, une augmentation seule de l’âge minimum de liquidation toucherait avant tout ceux qui ont commencé tôt à cotiser, les carrières longues, qui sont les grandes perdantes du système de retraite français. Il est difficile de ne pas y voir une proposition de réforme particulièrement injuste.
4/ Une partie de la gauche et du monde syndical s’accorde avec le gouvernement pour refuser toute réforme globale, mais s’oppose à celui-ci sur la façon d’équilibrer le système. A l’appel d’Attac et de la fondation Copernic, une pétition en ligne, signée par beaucoup de monde, des universitaires (André Orléan, Henri Sterdyniak, Pierre Concialdi, Jacques Généreux, Olivier Favereau) et des politiques (Olivier Besancenot, Noël Mamère, Marie-George Buffet, Jean-Luc Mélenchon) résume le diagnostic de cette position : les réformes déjà mises en place et envisagées appauvrissent les retraités et il est inenvisageable de reporter l’âge de départ en retraite lorsque les plus jeunes font face à un taux de chômage élevé. La pétition attaque aussi les propositions d’unification du système (en points ou en comptes notionnels) comme des mesures qui visent à paupériser les salariés et à inciter ceux qui occupent des professions à grande pénibilité physique à travailler toujours plus longtemps. La pétition propose une solution simple (certains diraient une « solution miracle »…) pour financer l’augmentation de la durée de la retraite : augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée (c’est-à-dire augmenter les salaires) et taxer les profits.
Que penser de cette analyse ? Davantage qu’une position politique particulière (au sens d’une préférence particulière pour la redistribution, par exemple), les personnes qui défendent cette position ont en commun de partager un certain nombre de croyances contestables.
La première croyance est que le marché du travail fonctionne de manière « malthusienne » : il est impossible de repousser l’âge de retraite effectif car il existe du chômage des jeunes ; si les seniors poursuivent leur carrière, cela va se traduire par plus de chômage pour les plus jeunes. Cette idée de substitution entre jeunes et vieux est le fondement des politiques de préretraites mises en place en France pendant une vingtaine d’années : on a subventionné les entreprises françaises avec de l’argent public pour se débarrasser des seniors, et ce de plus en plus tôt. Cette politique a été redoutablement « efficace » : le taux d’emploi des seniors a chuté avec une rapidité extraordinaire pour atteindre un des plus bas niveaux des pays développés (accompagné en cela par d’autres pays européens comme la Belgique). Le taux de chômage des jeunes, lui, n’a pas bougé. Les pays, comme la Suède, qui ont dépensé beaucoup d’argent pour faciliter le maintien en emploi des seniors, ont un taux d’emploi considérablement plus élevé non seulement pour les jeunes, mais également pour les seniors, . Sans surprise, on compte parmi les signataires de cette pétition un grand nombre d’anciens défenseurs des préretraites.
La seconde croyance des pétitionnaires est que les salariés ne paient pas in fine les retraites et qu’il n’y donc aucune raison qu’ils paient la durée supplémentaire en retraite qu’engendre l’augmentation de l’espérance de vie. Dans cette perspective, il ne faut surtout pas que les salariés soient responsables et organisent la soutenabilité à long terme de leur système de retraite. Il faut « lutter », il faut « augmenter les salaires ». La proposition principale de la pétition est donc tout simplement d’augmenter la part du PIB consacrée aux salaires. Cette position est cohérente avec la vision que les cotisations sont payées par les employeurs et ainsi s’oppose avec l’analyse standard de l’incidence fiscale.
Au-delà du fait qu’on ne sait pas expliquer le partage de valeur ajoutée, imaginons qu’il soit possible d’augmenter les salaires (avec la croissance de la productivité, c’est possible). On peut certes financer plus de temps en retraite, mais cela implique forcément que la part des salaires consacrée à la consommation de biens et services publics et privés sera réduite. Ce seront bien les salariés qui auront payé leur retraite, in fine. Ces biens et services, publics et privés, vont dépendre aussi du niveau des salaires (pensez aux heures d’infirmières dont vous aurez besoin à la fin de votre vie). Si on choisit d’augmenter les cotisations pour financer des retraites plus longues, la consommation de services privés ou publics devra baisser. On peut donc opposer à Henri Sterdyniak sa propre formule : « méfions nous des recettes miracles »…
Bon, ayant perdu la moitié des lecteurs, je vais arrêter là pour aujourd’hui. La prochain post sera consacré au rapport du COR de février 2010 sur la faisabilité des comptes notionnels.