Dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Marx écrivait que « l’histoire se répète toujours deux fois. La première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Ces derniers jours ont vu paraître une pétition de jeunes étudiants en économie, évoquée par Etienne Wasmer (à gauche sur la photo), discutée par Mathieu P. (à droite sur la photo), exaspérant SM et suscitant une belle et longue lettre d'Alexandre Delaigue. Cette pétition reprend les termes d’un débat très vif ayant eu lieu il y a 7 ans, au même endroit, dans les murs de la future Ecole d’Economie de Paris, entre jeunes étudiants et professeurs. C’était une époque, que nos jeunes lecteurs n’ont pas connue, où les auteurs d’Econoclaste bataillaient pour se distinguer des Econoclastes (le blog n’existait pas encore) et enrageaient d’être pris pour ceux là…
Il se trouve que l’auteur de ces lignes avait participé à l’époque à ce « mouvement », baptisé « Autisme-économie », qui dénonçait pêle-mêle l’enseignement abstrait de la science économique, son manque de pluralisme et l’absence de relation à la vie économique réelle. Ce post vous propose un petit retour en arrière sur les causes de cette réaction épidermique des étudiants en économie, les raisons pour lesquelles je me suis détaché de cette contestation et les leçons que j'en tire, pour les étudiants comme pour les professeurs.
I/ Souvenirs, souvenirs....
Nous sommes en l’an 2000 après J.-C. et toute la Gaule se croit occupée par la pensée néoclassique néolibérale. Un petit village d’irréductibles normaliens, troublés par l’enseignement qu’ils reçoivent, décide de faire part publiquement de son scepticisme sur l'enseignement de cette discipline, la science économique. Ils rédigent une pétition, la font publier dans la presse et boum, un débat national est suscité. Les professeurs s’inquiètent, le gouvernement mandate une commission, un rapport est rédigé (voir par exemple le compte-rendu d'E. Wasmer ici)… A l’époque, le jeune provincial que j’étais (que je suis encore d’ailleurs), était fasciné par cette ambiance parisienne : on discute un jour à midi de nos cours, de l’économie telle qu’elle est enseignée, et deux jours plus tard, Le Monde accepte de publier nos réflexions et les hautes sphères de l’Etat de s’en inquiéter. Il y avait pour moi un parfum balzacien de « à nous deux Paris », qui était particulièrement excitant. Ce que nos professeurs de l’époque n’avaient peut-être pas saisi, c’est l’état d’excitation intellectuelle que ce mouvement avait suscité : des réunions, des conférences, des discussions à n’en plus finir sur ce qu’était la science économique, sur ce qu’elle pourrait être, sur ses présupposés, ses méthodes, la manière dont elle était enseignée…
Il ne s’agissait pas cependant uniquement d’un débat intellectuel : c’était également un engagement dans un mouvement à caractère politique, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte : des motivations diverses avaient rassemblé un petit groupe d’étudiants autour d’un texte commun, avant que la contestation ne prenne de l’ampleur et que sa nature ne change au point de me mettre complètement en porte-à-faux avec elle. Quelles étaient à l’époque les motivations des participants ?
II/ Les motivations
Parmi les tous premiers signataires de la pétition, je me suis aperçu assez vite que les motivations des uns et des autres étaient très hétérogènes. J'en distinguerais quatre, se recoupant plus ou moins, et dont l’importance respective a varié au cours de l’évolution du mouvement. Pour une vision alternative de la part d’un des membres actifs du mouvement, voir ici.
1/ Une critique de l’enseignement des sciences économiques
C’était la raison profonde de la contestation : nous avions l’impression de ne pas apprendre grand-chose pendant les cours d’économie, qui semblaient à des années-lumière de l’économie réelle. Pendant un cours d’un semestre de macroéconomie, pas une seule référence au PIB, à l’inflation, à la balance commerciale. Une anecdote que je raconte souvent est celle d’un professeur, se retournant au milieu de son cours (par ailleurs brillant) et, l’air visiblement gêné, s’excuse d’interrompre la description de son équation 73-b pour faire une remarque sur l’actualité : « c’est intéressant, la trappe à liquidité, c’est proche de la situation japonaise ! » et d’enchaîner assez vite sur l’équation 73-c pour ne pas tomber dans le vulgaire… la construction du cursus d’économie engendrait aussi un certain scepticisme : micro, macro, micro II, macro II, micro III, macro III (ce qui inspira du reste le titre d’une des feuilles du mouvement : « Micro, Macro, Mes crocs »). L’impression générale était celle d’une construction intellectuelle brillante, mais dont la finalité n’apparaissait pas clairement : pas une seule fois la question du chômage n’était évoquée en cours, pas plus que les marchés financiers, le rôle des administrations, des entreprises, etc. Quel était donc l’objectif de ces enseignements ? La Sorbonne avait-elle de nouveau cédé à ses vieux démons, dénoncés en son temps par Rabelais qui raillait les doctes savants discutant du sexe des anges ?
Cette insatisfaction nourrie par les défauts inhérents à l’enseignement de l’économie à l’université résulte de la conjonction de plusieurs facteurs. Le premier est le privilège donné dans l’enseignement français à la théorie, avec pour corolaire un mépris souverain pour tout ce qui touche aux applications (sous-entendu, de second rang, pas pour les Brahmanes). Cette vision de la science économique conduit à dédaigner toute approche empirique, tout travail sur les données et érige en modèle les mathématiques comme discipline reine vers laquelle l’économie devrait tendre : théorèmes, démonstrations, lemmes, scolies… Le second facteur explicatif est la situation dégradée des universités françaises et le contraste qu’elles offrent avec le milieu des classes préparatoires et des Grandes écoles. La contestation était en partie celle de jeunes normaliens, passés par un système ultra-sélectif et qui se retrouvaient soudain confrontés à l’ampleur de la paupérisation des universités françaises. L’état de démotivation des enseignants, le manque d’incitation à s’investir dans l’enseignement, considéré le plus souvent comme une corvée nécessaire dans la carrière d’un enseignant-chercheur, combinés à l’absence d’évaluation par les étudiants produisaient un enseignement souvent de piètre qualité. Le succès de la pétition s’explique aussi par un troisième facteur : l’écart entre les objectifs que se fixe l’université (former des chercheurs) et les attentes de la majorité des étudiants (obtenir une formation pour trouver un emploi qualifié et bien payé). Les étudiants qui choisissent la filière économie le font souvent parce elle est un gage de sérieux sur un CV, mais très peu sont intéressés par la recherche en tant que telle. Ils subissent pour la plupart sans broncher le cursus économique, avec l’espoir d’atteindre le DESS ou ils pourront enfin apprendre quelque chose de concret. A l’inverse, la majorité des enseignants ne vise qu’à former le 1% des étudiants qui se destinent à la recherche. Les cours de licence sont donc souvent formatés pour cette minorité. D’une façon assez paradoxale, le succès de la pétition parmi les étudiants s'explique pour des raisons diamétralement opposées à celles des signataires issus des Grandes écoles .
2/ Le rôle des mathématiques
L’impression que j’avais à l’époque en signant la pétition, c’était que les mathématiques fonctionnaient avant tout comme un instrument de sélection au sein des cursus universitaires d’économie, mais qu’elles n’étaient pas utilisées comme un outil au service de la compréhension des mécanismes économiques. Bien des fois, j’avais le sentiment que sans avoir RIEN compris à l’économie, je pouvais obtenir une bonne note en dérivant correctement telle fonction ou en inversant telle matrice sans me planter. Néanmoins, d’autres étudiants qui avaient rallié le mouvement se sont mis à défendre l’idée qu’il fallait s’opposer par principe à l’usage des mathématiques en économie et leur préférer la dissertation et l’analyse littéraire. Ce n’était le cas d’aucun des rédacteurs de la pétition d’origine. Ce que nous souhaitions en dénonçant le rôle excessif des mathématiques dans l’enseignement de l’économie, c’était rappeler que l’usage des mathématiques ne dispense pas de comprendre le mécanisme économique que le modèle est censé décrire. Je dois avouer que j’ai mis des années avant de comprendre une grande partie des intuitions que j’aurais aimé qu’on m’explique lors de ces premiers cours. Le mouvement ayant acquis une certaine autonomie, j’ai commencé à ne plus me sentir en phase avec lui lorsque la presse a repris la pétition en la présentant comme une opposition pure et simple à l’usage des mathématiques en économie : dès la publication de cet article dans Le Monde, le message auquel je souscrivais était déjà dévoyé.
3/ Questions épistémologiques
Plus profondément, ce qui nous tracassait dans la façon dont on nous présentait la science économique, c’était l’usage plus ou moins rigoureux de la modélisation, indépendamment du débat portant sur l’usage des mathématiques dans l’enseignement. Ce que nous avions retenu de nos cours, c’était que l’économiste rédigeait des modèles, avec un certain nombre d’hypothèses, et finissait par une conclusion de politique économique. Ce qui nous frappait dans ce type de démarche, c’était son caractère éminemment non scientifique : on change les hypothèses, on obtient d’autres résultats, donc d’autres politiques. Aujourd’hui, alors que je suis plus que jamais conscient de l’intérêt de la modélisation, je reste très critique vis-à-vis d’un certain mésusage de celle-ci : sans test empirique sérieux, sans une compréhension des mécanismes institutionnels, elle manque souvent de pertinence. A l’époque, moins convaincu par la démarche, je me demandais si la science économique n’était pas un simple déguisement destiné à donner du crédit à une idéologie particulière.
4/ Pluralisme et place de l’idéologie
Ce que j’entendais par le dernier paragraphe de la pétition d’origine, c’était justement le refus de se limiter à une seule explication, à un seul modèle : si il y a plusieurs modèles concurrents, alors il faut essayer de comprendre pourquoi ils donnent des conclusions différentes et voir si on peut les confronter, les tester.
Mais pour nombre des participants au mouvement, il s’agissait en fait d’une réaction idéologique : les conclusions de la science économique apparaissaient en France proche de l’idéologie libérale, donc ces étudiants souhaitaient qu’on leur enseigne d’autres idéologies concurrentes. Ce n’était pas mon cas et c’est ce qui m’a finalement poussé à me retirer de cette contestation : ce que je critiquais, c’était justement l’approche idéologique, non scientifique, de l’enseignement. Remplacer une idéologie par une autre n’avait à mes yeux aucun sens.
III/ La dérive idéologique et le choix de la recherche
A partir de là, le mouvement a dérivé vers une contestation idéologique, plus ou moins marquée à l’extrême gauche : si la science économique ne visait qu’à remettre en question les fondements de la lutte anticapitaliste, antilibérale et antifasciste, alors il fallait saper les fondements-mêmes de cette discipline. Très vite, dans les réunions du mouvement, j’ai pu entendre des réflexes sectaires du type « eux et nous » ou « t’es dans quel camp ? ». J’ai fait là mon premier apprentissage du sectarisme d’extrême gauche : « si tu n’es pas d’accord avec moi, t’es un facho ». Il n’était plus question de discuter de méthode, d’épistémologie ou d’enseignement, mais de lutte à mener contre un ennemi puissant, ayant infiltré tous les pouvoirs.
Le Bréviaire des idées reçues en économie, ouvrage publié au Seuil par une partie des étudiants du mouvement, et qui a été un formidable succès de librairie, n’est guère autre chose qu’une succession de petits essais présentant des idées reçues d’un autre type que celles que l’ouvrage prétend dénoncer. Ayant de nombreux amis parmi les auteurs, je ne voudrais pas les blesser, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que l’ouvrage se situe aux antipodes d’une démarche honnête et de qualité. Les principes de base de l’économie ne sont pas critiqués, ils ne sont tout simplement pas compris. Un chapitre qui discute des charges patronales n’a visiblement pas saisi l’incidence fiscale (contrairement aux plus jeunes générations), un chapitre sur les retraites par répartition confond mode de financement, redistribution et caractère public ou privé du système. Ironie de l’histoire, le chapitre sur la protection des salariés et les coûts de licenciement se retrouve remis en cause par les recherches de l’auteur-même de ce chapitre, aujourd’hui maître de conférences à l’Université de Chicago. Les analyses empiriques sont totalement absentes et aucun mécanisme économique n’est mis en avant : il y a beaucoup de préjugés, beaucoup de réponses et fort peu de questions.
Après avoir définitivement quitté l’aventure, j’ai longuement hésité à continuer à faire de l’économie. Ni les uns ni les autres ne m’avaient convaincus et j’ai commencé à regretter de n’avoir pas choisi de m’être orienté plus tôt vers les sciences « dures ». Pour autant, je n’arrivais pas à me convaincre que la voie de l’économie était sans issue. J’ai donc continué le cursus en DEA et là, avec l’aide de professeurs extrêmement stimulants, j’ai commencé à comprendre quelque chose et à percevoir la richesse de la discipline. Le véritable tournant intellectuel n’est pourtant pas venu en France, mais aux Etats-Unis ou j’étais parti pour un séjour d’un an. C’est là-bas que j’ai entrevu ce que pouvaient être des cours de qualité, une démarche scientifique sans a priori, la critique féroce des hypothèses utilisées et un recours systématique à l’analyse empirique. Pour donner une idée aux jeunes générations, jusqu’en DEA, je n’avais jamais utilisé réellement un logiciel d’économétrie ! J’ai eu l’impression d’apprendre en un an davantage qu’au cours des trois années passées précédemment en France.
De retour à Paris pour une thèse, je n’ai eu de cesse de me féliciter d’avoir choisi la voie de la recherche. J’ai tous les jours l’impression de comprendre des choses fondamentales de la vie économique, alors que nombre de mes concitoyens semble passer à côté (y compris des ministres, des journalistes et tout un tas d’experts) et j’ai le sentiment d’avoir acquis des compétences en termes d’analyse quantitative que mes camarades qui ont choisi la voie de la haute administration ne pourront jamais rattraper. Le plaisir de faire un métier utile, honnêtement, où la recherche de la vérité n’est pas tributaire des idéologies des uns et des autres reste pour moi le principe fondamental de mon choix pour le métier de chercheur. Je ne le regrette pas une minute, malgré le caractère peu attractif des perspectives de carrières en France.
IV/ L’économie et son enseignement
Quelles leçons peut-on tirer de ces contestations périodiques de l’enseignement des sciences économiques ? J’en retiens essentiellement trois :
1/ L’université française a besoin d’une réforme profonde qui vise à clarifier sa finalité : recherche ou formation pour des emplois qualifiés. Les professeurs doivent recevoir des incitations à faire des cours de qualité, qui répondent aux attentes de leur public. Ils doivent être évalués. Des moyens supplémentaires doivent être débloqués pour financer un minimum d’équipements indispensables à la production d’un enseignement de qualité : salles informatiques, logiciels économétriques disponibles, site web systématique…
2/ L’économie doit être enseignée comme une discipline appliquée : cela impose plus de travail pour les enseignants mais c’est indispensable.
3/ Un travail de fond doit être entrepris par les économistes pour convaincre que la discipline n’est pas affaire d’idéologie. A ce titre, la démarche d’Ecopublix, qui milite pour le développement d’une culture de l’évaluation des politiques publiques, correspond à une défense de la légitimité de la discipline. A l’inverse, les prises de position militantes de nos aînés pendant la campagne présidentielle me paraissent totalement contre-productives et finalement néfastes pour la crédibilité de la recherche. Selon moi, les économistes n'ont pas à utiliser leur expertise pour leurs propres préférences politiques. La science économique ne dit pas pour qui il faut voter, mais donne des indications sur les politiques publiques à mettre en place pour atteindre tel ou tel objectif. Le role des économistes est d'aider leurs concitoyens à faire un choix informé, pas d'être les nouveaux philosophes-rois. Ils doivent se contenter d’essayer de se mettre d’accord sur des faits et des causalités. En suivant cette voie, je pense qu'ils seront aussi plus écoutés. L’objectif de la politique économique appartient aux citoyens, pas aux scientifiques. Toute entorse à cette position d'honneteté scientifique est susceptible de renforcer ceux qui croient que l'économie n'est qu'idéologie.
Enfin, il serait temps qu’on pense aux effets néfastes du système des Grandes Écoles : on produit de jeunes arrogants de 20 ans qui croient avoir tout compris et passent leur temps à se regarder le nombril. Peu disposés à se remettre en question, peu disposés à douter, au seul motif qu’ils ont ingurgités des connaissances prémâchées en quantité astronomique, ils ont du mal à reconnaître qu’il leur arrive parfois de faire fausse route…
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